(1531)
L’utilité des luttes – II faut une conciliation – Stagnation, puis lutte nouvelle – Vaud et Genève – Guillaume Farel – Son portrait – Grandeur des origines de la Réforme – Le général prépare ses conquêtes – Fabri se présente à Farel – Farel veut retourner au combat – Orbe et le marchand d’indulgences – Farel prêche le pardon du Sauveur – Le frère Michel excité contre lui – Son premier et son second sermon – Démenti donné par Hollard – On se jette sur lui
Les luttes, soit politiques, soit religieuses, sont l’état normal de la société et la vie de l’histoire. Leur nécessité sous le point de vue chrétien est établie par la plus grande des autorités : Je ne suis point venu apporter la paix, mais l’épéel, a dit le Sauveur des hommes ; et l’un de ses disciples, développant seize siècles plus tard la pensée de son maître, a ajouté : La plus grande partie du monde, combattant à l’encontre de l’Évangile, nous ne pouvons confesser Christ sans rencontrer la résistance et la hainem. »
l – Matthieu 10.34.
m – Calvin, in loco.
Cette pensée serait pleine de tristesse, si l’expérience et l’Écriture ne nous apprenaient que la contradiction est souvent un moyen de développement ; que les biens, donnés de Dieu à l’homme, dépérissent facilement si rien ne les ranime ; que l’opposition, la résistance, l’épreuve, grâce aux soins de la providence divine, contribuent à civiliser les peuples et à conserver au christianisme la vérité, la moralité et la vie, qu’il a reçues d’en haut.
D’où vient cette influence morale de la contradiction ? Un principe ne dévoile ce qu’il contient, a dit une école, qu’en se heurtant contre une puissance contraire. En effet, les coups que le soldat reçoit sur le champ de bataille augmentent sa valeur. L’opiniâtreté inflexible de Rome à maintenir tous ses abus, anima Luther à exposer avec énergie les grands principes de la Réformation. A Genève enfin, ce fut parce que les huguenots devaient se heurter sans cesse contre un bas despotisme dans l’État, une corruption incorrigible dans l’Église, que leurs âmes soupirèrent après la liberté et une religion meilleure.
Cependant il ne suffit pas qu’il y ait contradiction, il faut aussi qu’il y ait plus tard conciliation. La double opposition des huguenots contre le despotisme civil et religieux, généreuse sans doute, se fût perdue par ses excès, et eût perdu Genève, si elle n’eût pas été plus tard modérée. Il n’était pas bon pour l’État que « nul ne voulût obéirn. » Il n’était pas bon pour la religion que l’opposition à la papauté consistât à se promener dans l’église pendant la messe. Il fallait aux temps modernes, dès leur berceau, l’autorité au sein d’un peuple libre, et la pure doctrine au sein d’une Église vivante. Dieu donna l’une et l’autre à Genève, et il le fit essentiellement par la Réformation.
n – Bonivard, Chronique de Genève, passim.
Cependant, que l’on prenne garde de ne pas aller trop loin en fait d’accommodation ! La Réformation ne devait point faire de concessions à la papauté. Quand elle a suivi cette pente trop aisée, elle a quitté ses sereines hauteurs, et est tombée dans des bas-fonds, qui ont porté atteinte à sa pureté et à son existence même.
Mais voici la conciliation qui devait s’accomplir alors et qui devrait être tentée encore dans la chrétienté actuelle. Entre le protestantisme négatif et le catholicisme romain il y a un terme. L’Évangile, d’un côté, doit donner au protestantisme négatif ce qui lui manque, et de l’autre, doit ôter au catholicisme romain ce qu’il a d’erroné. Les huguenots, en partie du moins, furent transformés dans la cité de Calvin par les grands principes de la Réformation. Ce fut par la vertu puissante de l’Évangile, que cette petite cité, qui n’avait été qu’un bourg des Alpes, fut merveilleusement métamorphosée, et devint en Europe la capitale d’une grande opinion.
Une circonstance toutefois vint compromettre son avenir. La Réforme triompha, mais non sans s’affaiblir, car le glaive se faussa dans la bataille. « Si quelqu’un combat dans la lice, il n’est couronné que s’il a combattu selon les loiso. » Calvin comprit mieux que les autres réformateurs la spiritualité et l’indépendance de l’Église ; et pourtant se laissant aller à la pente universelle, il eut recours au bras de l’État pour maintenir la discipline et ne sut pas empêcher la mort de Servet. Ce fatal bûcher fit bien plus de mal à la vérité qu’au mensonge. Dès lors la doctrine perdit de sa puissance ; une tache souilla son drapeau, et l’erreur en profita pour se glisser dans les rangs de ceux qui étaient appelés à la combattre. On vit des esprits éminents abandonner les doctrines de la Réformation, en grande partie à cause de l’intolérance civile qui voulait les défendre. Une stagnation plus ou moins coupable succéda ainsi à la puissante activité et aux nobles batailles des temps primitifs de la Réforme. Il n’y eut plus de combats autour de la croix expiatoire, du Verbe éternel, de la chute, de la grâce, de la régénération. Plus de luttes… et donc plus de vie. La forteresse chrétienne que Calvin avait élevée, assaillie pendant deux siècles, ébranlée, démantelée, était sur le point d’être rasée… Heureusement les luttes ont recommencé, mais des luttes toutes spirituelles, — et elles ont sauvé la religion. Lorsque Dieu, après avoir labouré l’Europe, dans les premières années de notre siècle, avec le fer redoutable d’un conquérant, la réveilla de son long sommeil, il se souvint de Genève et y ranima comme en d’autres lieux la doctrine et la vie. Cette ville et toute la chrétienté sont maintenant appelées de nouveau aux luttes anciennes, mais aussi à des luttes nouvelles, où la foi doit triompher de négations radicales, absolues, qui non seulement enlèvent à l’homme la grâce et l’adoption des enfants de Dieu, mais encore nient l’immatérialité et l’immortalité de son âme.
o – 2 Timothée 2.5.
Ce n’est pas par les luttes de la Réformation dans Genève, que nous allons commencer ; mais par celles qui se livrèrent dans un pays admirablement situé entre les lacs et les montagnes, — le pays de Vaud. Cette contrée n’était pas grande, ses villes n’étaient pas populeuses, et les noms des hommes qui y combattaient n’occupent pas une place importante dans les fastes des peuples. N’oublions pas cependant qu’il y a deux histoires dans l’histoire ; l’une dont le théâtre est un monde brillant, et l’autre une humble sphère. Dans celle-là les acteurs sont de grands personnages, dans celle-ci des hommes peu estimés du siècle. Or, la plus grande de ces deux histoires, n’est-ce pas quelquefois la moindre ? Les événements de petite dimension ne sont-ils pas géométriquement semblables aux plus grands ? N’ont-ils pas même souvent une signification morale, une influence pratique plus étendue ? C’est bien des luttes de Vaud et de Genève qu’on peut dire : Magnam causam in parvum locum concludi… Une grande cause est ici resserrée dans un lieu étroit. Les scènes modestes, obscures, mais pleines de décision et de vie que cette histoire présente ont plus fait peut-être pour fonder le règne de la vérité et de la liberté, que les disputes et les guerres des puissants potentats. On peut avoir cette pensée, même à Paris. Après avoir esquissé dans son histoire du seizième siècle, les sinistres présages qu’il découvrait dans les intrigues de la papauté, un historien contemporain se rassure en disant : « L’Europe fut sauvée par Genèvep. »
p – Michelet, Histoire de France au seizième siècle. — La Réforme, p. 483, 484, 518.
Tous les réformateurs ont été des hommes de lutte ; mais tandis que Luther et Calvin ont surtout combattu pour les principes et les doctrines de la Réformation, d’autres, Knox et Farel, par exemple, s’appliquant à la pratique, se sont surtout proposé de conquérir à l’Évangile telle ville ou tel pays. Tous les hommes de Dieu, en tout temps, ont fait l’une et l’autre de ces choses ; mais nul d’entre eux ne les a réunies, comme saint Paul. Il y eut deux hommes dans l’apôtre, un docteur et un évangéliste. Calvin a été le grand docteur du seizième siècle, et Farel, le grand évangéliste. Celui-ci est l’une des plus étonnantes figures de la Réformation.
Catholique dans sa jeunesse, fanatique d’abstinences et de macérations, Farel avait embrassé le salut par grâce avec la vive ardeur de son âme, et dès lors tout s’était offert à lui sous une face nouvelle. Son désir d’éclairer ses contemporains était immense, son cœur était intrépide, son zèle infatigable, son ambition pour la gloire de Jésus-Christ sans bornes. Jamais une difficulté ne l’arrêta ; jamais un revers ne le découragea ; jamais un sacrifice, fût-il même question de la vie, ne l’effraya. Il ne fut pas un grand écrivain ; il y a parfois dans ses traités du désordre et de la diffusion ; mais quand il parlait, il était presque sans pareil. Les paroles pleines d’énergie qui transportaient ses auditeurs, avaient été prises dans les Écrits des prophètes et des apôtres ; sa doctrine était saine, ses preuves fortes, ses expressions significatives. C’est la nature qui fait les poètes ; c’est l’art qui fait les orateurs ; c’est la grâce de Dieu qui fait les prédicateurs ; or Farel avait les richesses de la nature, de l’art et de la grâceq. Il ne s’arrêtait pas à débattre des questions froides ou frivoles, mais il s’adressait à la conscience, et déployait devant ceux qui l’écoutaient, les trésors de sagesse, de salut, de vie, qui se trouvent dans le Rédempteur. Plein d’amour pour la vérité et de haine pour le mensonge, il s’élevait avec énergie contre les inventions humaines. Les traditions de la papauté étaient à ses yeux un gouffre où s’agitaient d’affreuses ténèbres ; aussi s’efforçait-il d’en retirer les âmes pour les amener sur le sol de la Parole de Dieu. Sa mâle éloquence, ses vives apostrophes, ses hardies remontrances, ses nobles images, ses gestes francs, expressifs, quelquefois menaçants, sa voix qui était souvent un tonnerre, dit Théodore de Bèze, et ses ferventes prières entraînaient tous ses auditeurs. Son discours n’était pas une dissertation mais une action, tout autant que l’est une bataille. Chaque fois qu’il montait en chaire, c’était pour faire une œuvre. Vaillant soldat il fut toujours en avant de la colonne pour commencer l’attaque, et accepta toujours la bataille. Quelquefois il emportait de vive force par la hardiesse de sa parole la forteresse qu’il attaquait ; quelquefois il captivait les âmes par les grâces divines qu’il leur offrait. Il prêchait sur les places publiques, il prêchait dans les églises, il annonçait Jésus-Christ dans la demeure des pauvres et devant le conseil des nations. Sa vie fut une suite de combats et de victoires. Chaque fois qu’il sortait, c’était en vainqueur et pour vaincrer.
q – Ancillon, Vie de Farel, ch. XI.
r – Apocalypse 6.2.
Il est vrai, nous l’avons dit, que les villes où il prêchait n’étaient pas de grandes capitales. Mais Derbe, Lystre, Bérée, où prêchait saint Paul, étaient de petites villes, comme Orbe, comme Neuchâtel, comme Genève. Certes, les Actes de la Réformation ne sont pas les Actes des Apôtres ; il y a entre eux toute la différence qui se trouve entre la fondation du christianisme et sa réformation ; mais malgré cette infériorité du seizième siècle, les travaux des réformateurs ont droit à l’intérêt de tous ceux qui aiment à considérer les humbles origines des nouvelles destinées de l’humanité. Y a-t-il, après l’établissement du christianisme, quelque chose de plus grand que sa réformation ? Ces faibles mouvements qui s’opèrent dans les petites sphères où Farel et Calvin ont vécu, n’ont-ils pas grandi de siècle en siècle ? Ne sont-ils pas l’origine de cette nouvelle transformation religieuse qui malgré les déclamations et les cris de triomphe des incrédules, s’accomplit maintenant parmi tous les peuples de la terre ? La source du Rhône n’est qu’un filet d’eau que personne ne remarquerait ailleurs ; mais le voyageur qui s’arrête entre les montagnes de la Fourche et du Grimsel, au pied du superbe glacier qui les sépare, ne peut considérer froidement ce petit ruisseau qui, sortant de terre imperceptiblement, va devenir un grand fleuve. La pensée de ce qu’il doit être, inspire dans cette solitude sublime, à l’ami de la nature et de l’histoire, des émotions plus profondes que celles que donnent ses eaux larges et monotones à Lyon, à Beaucaire ou à Avignon. C’est pourquoi nous nous arrêtons plus longtemps aux origines de la Réformation.
Un général qui veut conquérir une ville importante assure d’abord sa position et occupe le pays qui l’entoure : et de même Farel, désireux de gagner Genève à l’Évangile, s’appliqua d’abord à éclairer les populations voisines. Ce n’était pas là, sans doute, une opération stratégique ; il ne pensait qu’à convertir des âmes ; et pourtant ses travaux dans les villes et les campagnes vaudoises, préparèrent admirablement ses succès parmi les huguenots. Nous avons déjà vu ce qu’il fit à Aigle, à Neuchâtel et ailleurss ; nous devons le suivre maintenant dans d’autres localités de ces contrées pittoresques, resserrées entre les citadelles aiguës des Alpes et les lignes ondulées du Jura, et dont les eaux s’écoulent, les unes par le lac de Neuchâtel, l’Aar et le Rhin dans la mer du Nord, et les autres par le lac de Genève et le Rhône dans la Méditerranée, — symbole de ces eaux spirituelles qui, provenant de ces mêmes collines, devaient bientôt porter soit aux peuples du Septentrion, soit à ceux du Midi, la lumière et la vie.
s – Hist. de la Réformation du seizième siècle, t. IV, 15.1 ; 15.6-9.
Farel était inactif (chose inouïe) au moment où nous allons le voir préparer de loin la conquête de Genève. Blessé près de Neuchâtel par une populace ameutée, il avait été jeté dans un bateau et transporté à Morat ; nous l’avons dit ailleurst. Les amis qu’il avait dans cette dernière ville, l’avaient accueilli avec émotion et veillaient autour de sa couche. Condamné au repos, « tout morfondu, crachant le sang, » pouvant à peine parler, il s’entretenait dans le silence avec son Dieu, quand un jour il vit entrer dans sa chambre un jeune Dauphinois de bonne apparence, nommé Christophe Fabri. Ce Français, dont nous avons déjà dit un mot, avait étudié la médecine à Montpellier et y avait reçu les premières lueurs de l’Évangile. Etant parti pour Paris afin d’y achever ses études, il avait vu à Lyon les amis du Seigneur, qui lui avaient raconté tout ce qui se faisait à Neuchâtel et ailleurs. Fabri en avait été ému ; et doué d’un caractère vif, prompt et décidé, il avait soudain changé de route, de vocation, de vie, et au lieu de partir pour Paris, s’était dirigé sur Genève, puis sur Morat.
t – Hist. de la Réformation du seizième siècle, t. IV, 15.9.
Arrivé dans cette ville, l’étudiant s’informa de la maison où se trouvait Farel ; il s’y présenta et fut introduit dans la chambre où le réformateur était couché. S’approchant modestement de son lit, il lui dit : « J’ai tout abandonné, famille, carrière, patrie, pour combattre à vos côtés, Maître Guillaume. Me voici ; faites de moi ce qui vous semblera bon. » Farel le regarda avec bienveillance ; et il apprécia bientôt les vives affections et le dévouement sans bornes du jeune homme. Il reconnut qu’ils avaient la même foi, le même Sauveur. Resté célibataire, il considéra Fabri comme un fils que Dieu lui envoyaitu, et il eut dès lors avec lui des conversations chrétiennes dans lesquelles il cherchait à le former pour le ministère de l’Évangile. Farel eût aimé le garder toujours près de lui ; mais il aimait Jésus-Christ plus qu’on n’aime le fils le plus tendre ; aussi après quelques entretiens pleins de charme, demanda-t-il au converti dauphinois, de partir pour prêcher l’Évangile à Neuchâtel. Fabri, qui ne s’était pas attendu à une séparation si prompte, s’écria en sanglotant : « maître, ma douleur est plus grande aujourd’hui que lorsque j’ai quitté père et mère ; tant le commerce que j’avais avec vous était plein de douceur ! » Il obéit pourtant.
u – Manuscrit de Choupard.
Farel ne se contentait jamais d’envoyer les autres à la bataille ; il brûlait d’y retourner lui-même et d’amener au Roi céleste dont il était le serviteur, toute la population, qui renfermée entre les Alpes et le Jura, parlait la langue de sa patrie. Il pensait que si ce peuple intelligent, placé aux portes de la France, était gagné à la Parole divine, il deviendrait tout ensemble un foyer qui enverrait la lumière de l’Évangile dans le royaume, et un asile où les chrétiens persécutés par François Ier trouveraient un refuge.
Une ville située au pied des derniers versants du Jura attirait ses pensées durant ses heures solitaires de Morat ; c’était Orbe. L’antique ville d’Urba fut, dit-on, bâtie dans le même siècle que Rome et se trouvait placée sur la voie romaine qui menait d’Italie dans les Gaules. Reconstruite plus tard à quelque distance, les rois de France de la première race, disaient les bourgeois d’Orbe avec orgueil, y avaient élevé une résidence royale, comme si, aussitôt après avoir passé le Jura, ils s’étaient écriés à la vue ravissante des Alpes : « C’est assez ! nous resterons ici. » Un torrent sorti des lacs qui se trouvent dans les hautes vallées jurassiques, va s’engouffrer dans les parois gigantesques de la montagne, et parcourant des voies souterraines et mystérieuses, reparaît sur l’autre versant, du côté de la plaine, descend de cascade en cascade, et vient embrasser de contours gracieux la belle colline sur laquelle la ville d’Orbe s’élève, environnée de vignes, de jardins, de vergers, de toutes plantes et de tous biensv.
v – Mémoires du sire de Pierrefleur, grand banneret d’Orbe, manuscrit publié en 1856, par M. Verdeil, p. 2.
Un marchand d’indulgences, attiré par ces richesses, y vendait alors avec grand fracas des pardons pour toutes les offenses. Farel, encore retenu à Morat, ouït le bruit de son tambour, comme parle Luther, essaya des pas encore chancelants, quitta cette ville et se rendit à Orbe. Le premier jour de marché, décidé à résister au nouveau Tetzel, il sortit de son hôtellerie, arriva sur la place et vit le vendeur d’indulgences offrir à grands cris sa marchandise. Le moine, dont l’œil était toujours au guet, aperçut bientôt au milieu de la foule un homme de petite taille, à la barbe rousse, à l’œil perçant qui lui donna quelque inquiétude. Farel s’approchant lentement, se plaça tranquillement devant la boutique et dit au charlatan, comme l’eût fait un acheteur ordinaire, mais avec une colère concentrée : « Avez-vous des indulgences pour qui tuerait père a et mère ? » Puis sans attendre la réponse, voulant désabuser la foule superstitieuse, il monta hardiment sur le bassin de la fontaine publique, et se mit à prêcher comme du haut d’une chaire. Le peuple, étonné, abandonne le moine et se groupe autour du nouvel orateur, dont la voix retentissante supplie la multitude de demander au Sauveur son pardon, plutôt qu’au moine ses indulgences. Les prêtres et les dévots s’étant fort irrités contre la prédication et le prédicateur, Farel ne put rester à Orbe. Mais quelques gouttes d’eau vive avaient jailli, et des âmes en avaient été désaltérées ; un bourgeois nommé Christophe Hollard et le maître d’école, Marc Romain, furent alors convertis à l’Évangile.
Toute la ville était en émoi, et les sœurs de Sainte-Claire, aussi bigotes que celles de Genève, conjuraient leur confesseur de prêcher contre l’hérésie. Une telle demande avait beaucoup de poids ; il fallait y faire attention. Ces sœurs jouissaient d’une grande considération ; Philippine de Châlons, Louise de Savoie, récemment canonisée à Rome, et Yolande, petite-fille de saint Louis, avaient choisi ce couvent pour y prendre le voile. La lutte pouvait avoir lieu plus librement dans Orbe que dans la plupart des autres villes vaudoises. Les sires de Château-Guyon qui en possédaient la seigneurie, lors de la guerre entre la Suisse et la Bourgogne, ayant pris parti pour Charles le Téméraire, avaient été dépouillés de leurs possessions par les Ligues, et la suzeraineté avait été adjugée en 1476, aux cantons de Berne et de Fribourg. Les magistrats municipaux, pris parmi les principaux bourgeois ou nobles de la ville, étaient bons catholiques ; mais l’autorité supérieure appartenait à un bailli, qui résidait à Échallens, et qui était tour à tour Fribourgeois ou Bernois ; or Berne était zélé pour la Réforme. Le moine confesseur, plein de confiance en lui-même, sourit de la flatteuse demande que les nonnes de Sainte-Glaire lui avaient faite, et ne doutant pas de son éloquence, il dit au banneret, le sire de Pierrefleur : « Je recréerai ces luthériens à la foi, comme ils étaient auparavant. » Noble de Pierrefleur, fervent catholique, mais homme de sens, qui connaissait la fermeté des réformateurs, et voyait Berne dans le lointain, ne pensait pas que la création nouvelle, dont le moine se flattait, fût chose si facile. Il répondit : « Je suis loin de votre pensement, mon père, car telles gens ont plus d’obstination que de savoir, et grande est la folie de ceux qui veulent leur faire remonstrance. »
Michel Juliani (c’était le nom du moine) ne se laissa point arrêter par cet avis, et il annonça des prédications contre la Réforme. On en parla dans toute la ville ; les cloches sonnèrent ; les prêtres, les moines, les dévots remplirent l’église, et les suspects de luthéranisme eux-mêmes y accoururent. L’orateur fut saisi de joie à la vue de cette foule inaccoutumée ; la tête lui tourna. L’archange Michel, son patron, armé d’une lance d’or, foulait Satan sous ses pieds ; ne remportera-t-il pas une semblable victoire ? Perdant toute mesure, il se mit à exalter dans les termes les plus pompeux Rome, le sacerdoce, le célibat, et à attaquer vivement, outrageusement les réformateurs. On voyait dans l’église cinq ou six luthériens, la plume à la main, un morceau de papier sur les genoux, écrire tout ce que le frère disait. Le sermon fini, le bailli de Diesbach offensé, le grand banneret et d’autres notables, mécontents eux-mêmes de ce discours présomptueux, abordèrent le moine et l’invitèrent à se déporter de toute injure et à prêcher simplement la doctrine de l’Église. Mais aux yeux de certains dévots, plus le frère Michel avait usé d’outrages, plus il avait eu d’éloquence.
Le confesseur, ravi de son succès et pensant que, comme on le disait beaucoup dans les couvents, la science est la marque des enfants du Diable (Farel avait étudié à l’université de Paris), et l’ignorance celle des enfants de Dieu, monta de nouveau en chaire le 25 mars, et prit pour texte : « Heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux. » Messieurs, s’écria-t-il, les pauvres en esprit dont il est ici question, ce sont les moines et les prêtres. Ils n’ont pas beaucoup de savoir, je l’avoue, mais ils ont mieux ; ils sont médiateurs entre l’homme et Dieu, adorateurs de la vierge Marie qui est la trésorière de toutes les grâces, et amis des saints qui guérissent de toutes les maladies… Que pourrait-il donc manquer à ceux qui les écoutent ? Mais que sont-ils ceux qui disent qu’on est justifié par la foi ? que sont-ils ceux qui abattent les croix sur nos chemins ou dans nos chapelles ?… Des ennemis de Christ. Que sont-ils tous ces prêtres, ces moines et ces moinesses, qui renoncent à leurs vœux pour se marier ? — Des paillards, des impurs, des infâmes, d’abominables apostats devant les hommes et devant Dieuw… »
w – Mémoires du sire de Pierrefleur, p. 24-28.
Le frère allait continuer sur ce ton, quand tout à coup un grand bruit se fait entendre dans l’église. Les évangéliques présents avaient été émus dès le commencement du discours ; ils s’étaient d’abord contenus, ils se parlaient tout bas ; mais au moment où le moine se mit à insulter ceux qui pensaient que (comme dit l’Écriture) le mariage est honorable entre tous les hommes, l’un d’eux, ne pouvant plus se retenir, se leva et devant toute l’assemblée, répéta à deux reprises et d’une voix retentissante, ces mots : « Tu en as menti !… » L’orateur, interdit, s’arrêta ; et chacun se tourna vers la place d’où cette parole était partie. On y voyait debout, ému, agité, un homme d’âge moyen. C’était Christophe Hollard, qui avait été converti par la première prédication de Farel, et qui joignait à un cœur honnête, un caractère violent. Son frère, Jean Hollard, ancien doyen de Fribourg, avait embrassé la Réformation et s’était marié ; Christophe, croyant que le moine avait en vue le doyen, s’était hâté de protester un peu rudement, il faut le dire, mais avec la franchise d’un cœur honnête, qui voit l’ordonnance de Dieu blasphémée.
A peine cette exclamation a-t-elle retenti sous les voûtes, qu’un grand tumulte, venant du peuple, couvre la voix du luthérien. Des hommes qui étaient dans la chapelle voulurent s’élancer de leurs places sur le perturhateur ; mais les femmes qui remplissaient la nef furent les premières. « Toutes d’un vouloir et courage, elles allèrent où était ledit Christophe, le prirent par la barbe, la lui arrachant et lui donnant des coups tant et plus ; elles le dommagèrent par le visage, tant d’ongles qu’autrement, en sorte que finalement si on les eût laissées faire, il ne fût jamais sorti hors de ladite église, ce qui eût été un grand profit pour le bien des pauvres catholiquesx. » Ainsi parlait le grand banneret, qui avait alors un peu perdu, à ce qu’il semble, de la modération qu’il avait montrée en d’autres occasions. Le châtelain, Antoine Agasse, n’était pas de son avis ; il voulait que les coupables, s’il y en avait, fussent punis par la loi et non par le peuple. Il se jeta au milieu de cette scène sauvage, arracha Hollard des mains des furies et le mit au fond de fosse, en prison, pour éviter grand scandale. »
x – Mémoires de sire de Pierrefleur, p. 16.