Les deux petites filles de Louise Latour étaient devenues de grandes et douces jeunes personnes. Le moment arriva de choisir pour l'aînée, Marthe, un époux vraiment chrétien.
Plusieurs jeunes gens s'offrirent.
Si les principes religieux d'Antoine et de sa femme paraissaient exagérés à la plupart des habitants de Saint-Agrève, si leur vie semblait sévère jusqu'à la tristesse, cependant on ne pouvait s'empêcher de remarquer la paix qui respirait sur les traits des époux, l'union parfaite qui régnait dans leur famille, surtout l'obéissance, les manières aimables et simples de Marthe et d'Adèle.
Beaucoup de parents désiraient pour leurs fils des femmes pareilles ; beaucoup de jeunes gens qui ne rencontraient guère les deux sœurs qu'au temple, étaient touchés par la grâce réservée de Marthe, et, tout en se divertissant avec d'autres jeunes filles moins sérieuses et plus désireuses de leur plaire, ils se disaient que Marthe, au bout du compte, leur convenait seule pour compagne.
Antoine se montrait difficile ; Louise aussi. Sa vanité naturelle lui aurait fait trouver du plaisir à marier richement sa fille, à la marier avant que ses contemporaines fussent établies ; mais sa foi réprimait de tels mouvements.
À chaque proposition, M. et Mme Latour examinaient l'affaire devant Dieu, ils priaient le Seigneur de les dépouiller de toute illusion, de toute volonté propre ; de leur montrer le chemin, de les y faire marcher ; et le Seigneur les guidait fidèlement.
Ils s'étaient imposé pour condition de ne choisir qu'un gendre pieux ; leur tâche s'en trouvait fort simplifiée. Un refus poli mais absolu éloignait les jeunes gens que leur indifférence religieuse, que leur légèreté, qu'une croyance incomplète comme le déïsme, altérée comme le catholicisme, rendaient incapables de soutenir, de fortifier la foi de Marthe.
Cinq ans s'écoulèrent ainsi ; Marthe touchait à sa vingt-sixième année, et Louise parfois s'inquiétait.
– L'Éternel y pourvoira ! répondait Antoine. Lui-même choisira pour nous, et s'Il ne nous envoie pas l'époux qu'il faut à notre enfant, eh bien, Marthe restera ce qu'elle est. Le Seigneur a fait les femmes pour le mariage, c'est vrai ; mais Il les a faites avant tout pour la gloire éternelle. L'union est bien le but terrestre de leur vie, mais c'est l'union chrétienne, ne l'oublions pas.
Vers ce temps-là, un instituteur protestant vint s'établir à Saint-Agrève. Il n'avait rien de brillant dans son extérieur, il ne possédait que des émoluments très-modiques ; mais il aimait de tout son cœur le Seigneur Jésus, il se dévouait à son œuvre avec joie, il avait un caractère ferme et doux qui rappelait à Louise celui de son mari bien-aimé.
M. Latour remarqua bientôt l'intérêt avec lequel Jules Levet observait Marthe, et s'aperçut vite que la crainte d'un refus empêchait seule l'instituteur de s'adresser à lui pour obtenir la jeune fille. Après avoir imploré toutes les lumières de son père céleste sur la décision qu'il allait prendre, après s'être assuré de l'approbation de Louise et de l'inclination de Marthe, Antoine annonça aux deux jeunes gens qu'il leur permettait de se voir et de s'unir.
Le premier moment fut doux pour Louise. Elle était sûre de l'avenir de sa fille, Marthe éprouvait pour son fiancé du respect et de la sympathie ; celui-ci la chérissait de cet amour sérieux, plein de tendresse mais plein de vérité, qui n'a ni l'aveuglement ni les faiblesses de l'idolâtrie, qui n'en a ni les variations ni la fragilité.
Louise donnait son enfant avec joie ; cependant, lorsqu'elle songeait que bientôt un autre s'emparerait de la confiance de sa fille ; que bientôt la maison ne retentirait plus, dès le matin, des accents de cette voix joyeuse et pure ; que bientôt Adèle aussi s'éloignerait comme sa sœur un nuage de tristesse passait sur son âme.
Au jour des noces, Louise éprouva quelques-uns des déchirements de la séparation. Sa fille ne quittait pas Saint-Agrève, et pourtant un lien se rompait ; les rapports, tout en restant affectueux, intimes, allaient se modifier ; le devoir de Louise n'était-il pas de préparer elle-même ce changement ?... ne devait-elle pas avoir du courage et pour elle-même et pour sa fille ?...
Il fallait non-seulement mettre la main de Marthe dans celle de Jules, mais il fallait lui remettre son cœur, ses pensées ; il fallait se placer au second rang !..
– Ma Louise, disait Antoine qui devinait quel combat se livrait dans le cœur de sa femme, ma Louise, faisons notre sacrifice complet ; demandons au Seigneur : de nous donner une véritable tendresse pour notre enfant, cette tendresse qui ne fait souffrir ni ceux qui la ressentent ni ceux qui l'inspirent !... et puis rappelons-nous le passé...
Louise pria, elle fut puissamment secourue. Sa douleur lui fit connaître qu'à son amour maternel s'était mêlé, se mêlait encore beaucoup de recherche d'elle-même. Elle ne se nia point ce fait humiliant, elle exposa sa blessure aux yeux de l'Éternel, et l'Éternel y répandit le baume de ses consolations.
Lorsqu'au début de l'union, étonnée des relations étroites qui la rapprochaient d'un homme qu'elle ne connaissait pas encore à fond, troublée par ces petits froissements que nous cause toujours le premier choc avec la vie réelle, Marthe revenait vers sa mère le cœur oppressé ; lorsqu'elle cherchait à provoquer de la part de Mme Latour des questions qui lui permissent de verser dans son sein les idées, les émotions qu'elle n'osait raconter à Jules ; lorsque surprise, blessée même de la réserve de sa mère, elle allait au devant d'interrogations qui ne venaient pas ; celle-ci l'arrêtait avec tendresse, mais avec fermeté.
– Mon enfant, lui disait-elle, la connaissance de ces détails n'appartient qu'à ton mari ; je ne te refuse pas mes conseils, je prie pour toi ; toutefois, mon enfant, dans le mariage il ne doit y avoir que, deux personnes ; l'époux et l'épouse. Il te serait doux de t'ouvrir à ta mère qui te connaît, dont tu n'as pas peur, qui mettrait, elle aussi, sa joie à t'entendre ; mais ce que tu me dirais, vois-tu, Marthe, tu n'éprouverais plus le besoin de le dire à ton mari ; tu lui ôterais ce qu'il a le droit de recevoir, tu me donnerais ce que je n'ai pas le droit d'accepter, tu ravirais à votre union ce qui, après la foi chrétienne, en fait la force, l'intimité. Va, ma fille, répands ton cœur dans les prières que Jules et toi vous adressez à Dieu ; prenez ensemble l'habitude de la confiance, des entretiens faciles, expansifs sous les yeux de l'Éternel ; là est le bonheur.
Marthe s'en retournait un peu désappointée et Louise se jetant à genoux, pleurant de ce sacrifice qu'elle sentait pourtant à faire, la joie que nous apporte toute œuvre de foi et d'abnégation, Louise implorait les bénédictions du Seigneur sur les relations des deux jeunes époux.
Vers cette époque, M. Latour et sa famille firent une absence d'un mois environ. Au retour, Marthe reçut sa mère avec une vive joie, Jules avec un tendre respect ; mais Louise s'aperçut vite qu'un mois de tête-à-tête en avait plus appris à Marthe sur l'intimité conjugale, que toutes les leçons passées, que toutes les leçons à venir.
Si Marthe répondait aux questions de sa mère, elle ne les provoquait plus ; à chaque instant le nom de Jules revenait sur ses lèvres, et quelques mots souvent échangés à demi-voix entre les deux époux, révélaient à Mme Latour l'existence d'une vie cachée, et d'une unité qui se trouvait en dehors d'elle, Marthe se montrait fille dévouée et affectueuse ; mais la transformation s'était opérée. Au serrement de cœur qu'elle éprouvait toutes les fois que se manifestait le fait de ce changement, Louise comprenait que le renoncement chez elle, n'avait pas atteint à la perfection.
Parfois des mouvements injustes l'agitaient ; elle s'étonnait, elle se scandalisait presque de la tendresse de sa fille pour un homme qui, six mois auparavant, était encore inconnu à la jeune femme. Lorsqu'elle s'abandonnait à cette disposition d'esprit, les manières de Jules, sa voix, les idées exprimait, ses façons d'agir avec Marthe, tout lui en déplaisait. Triste, mal disposée, elle se refusait à jouir de l'affection de son mari, des caresses d'Adèle, de l'amour filial de Marthe elle-même ; ou bien elle se froissait d'un mot, croyait voir l'intention de la blesser dans un acte indifférent, et se montrait près de devenir irritable, exigeante. Ces tentations, qui séduisaient son cœur pour un instant, n'avaient pas le pouvoir de le dominer ; elle en triomphait avec l'aide du Seigneur ; Marthe ne s'apercevait de rien, et Antoine seul, accoutumé depuis vingt-sept ans à lire dans l'âme de Louise, Antoine, vers lequel elle allait chercher l'appui d'une affection pleine de miséricorde, Antoine seul savait par quelles angoisses elle passait.
Jules et sa femme, bien que sincèrement chrétiens, avaient des progrès à faire. Louise éprouvait souvent l'envie de conseiller, de blâmer, d'exercer sur eux une influence directe ; M. Latour l'arrêtait. – Soyons sobres de paroles, disait-il, laissons la Vie donner ses leçons. Il y a des fautes qui, pour les chrétiens, sont un enseignement. Prions,ma Louise, disons à Dieu ce que nous voudrions dire à nos enfants. Dieu leur transmettra nos directions Il les leur transmettra plus pures et plus saines, tu peux m'en croire.
Il ne faut cependant pas penser que M. et Mme Latour poussassent cette réserve jusqu'à l'excès. Non. Quand il le fallait, Antoine faisait ses observations, donnait ses avis ; mais là encore on retrouvait avec sa fermeté, sa prudence, Sa mesure habituelles. Parler à Jules des défauts de Marthe, à Marthe des défauts de Jules, c'eût été altérer l'Unité conjugale. M. Latour mettait la vérité sous les yeux de ses deux enfants, puis il les laissait libres de juger.
Le péché prend, pour séduire notre cœur, des formes très-diverses et souvent très-opposées. Louise, qui devait combattre un fort penchant à donner des avis hors de propos, avait à lutter contre une tentation bien différente : celle d'acheter la conservation de son influence sur Marthe par des concessions de principes, et par de la faiblesse. Son cœur l'aurait naturellement portée à regagner les confidences de Marthe au moyen d'une indulgence exagérée, d'une indulgence que Marthe ne trouvait pas, ne devait pas trouver chez son mari ; avec la grâce de Dieu, Mme Latour résista et tint ferme le flambeau de la vérité ; cette vérité était quelquefois silencieuse, jamais voilée.
Louise avait un peu souffert par l'excès, faut-il le dire, par l'égoïsme de son amour maternel ; elle trouva d'immenses joies, ces joies cachées que le chrétien connaît seul, dans un renoncement absolu. Elle en trouva de douces aussi et de saintes dans son union avec Antoine. Alors elle sentit mieux que jamais le prix de l'intimité conjugale, alors elle comprit quelle folie il y a à détruire l'ordre que Dieu lui-même a établi dans nos relations de famille ; à transporter sur la tête des enfants l'affection exclusive, première, qu'on doit à l'époux.
Après le mariage de leurs filles ou de leurs fils, les femmes qui s'abandonnent à l'idolâtrie maternelle rentrent le cœur navré dans une maison déserte pour elles, malgré la présence d'un époux. Elles se sont déshabituées des devoirs, des félicités du mariage. Leur mari s'est déshabitué, lui aussi, de leur confiance et de leur dévouement. Au lieu de se tourner Fun vers l'autre pour se demander, pour se donner le bonheur, chacun reste dans sa triste indépendance.
Mais Louise, mais Antoine n'avaient pas un instant cessé de chercher leur joie dans l'union ; leurs liens se fortifièrent des peines passagères de Louise, leur foi s'en accrut, leur félicité conjugale en doubla.
Et puis Jules et Marthe, qui au début s'étaient, eux aussi, laissés aller à de l'idolâtrie, à de l'égoïsme, Jules et Marthe apprirent à se renoncer pour l'amour de leurs parents et à y trouver du plaisir.
L'abnégation de M. et de Mme Latour aurait peut-être excité l'ingratitude d'enfants mondains ; peut-être ceux-ci en auraient-ils pris prétexte pour ne se gêner en rien ; et encore n'en sommes-nous pas certains, car le désintéressement enseigne le désintéressement ; et ce n'est pas un sûr moyen d'obtenir l'affection que de l'exiger ; mais Marthe et Jules avaient la crainte de Dieu, ils cherchaient à se connaître eux-mêmes, et le dévouement généreux de leurs parents leur fit toucher du doigt leur personnalité. Ils se donnèrent donc à M. et à Mme Latour plus que ne l'exigeait le devoir, plus même que ne le demandaient ceux-ci, qui parfois repoussaient doucement leurs caresses,et les renvoyaient chez eux en disant : « Mes enfants, nous aussi nous sommes jaloux de notre intimité ; allez allez laissez les vieux mariés jouir en paix de leur bonheur.