Etant donné les deux éléments de toute personnalité, le moi et la nature, et le moi en Christ étant reconnu d’origine et d’essence divines, il ne nous reste plus qu’à joindre en lui les deux éléments de la nature et de l’humanité.
Nous établirons que la nature humaine de Christ est à la fois semblable à l’humanité générale par certains éléments, et distincte de l’humanité empirique par un caractère absolument propre à elle de normalité absolue.
Ainsi l’ange avait été placé dans un univers immaculé ; le premier Adam, au sein d’un univers déjà souillé, mais dans une nature encore pure ; l’enfant d’Adam naît dans une chair souillée au sein d’une nature souillée ; le second Adam est né au sein d’une nature souillée, mais dans une chair pure.
Dans un premier paragraphe, nous aurons à définir le rapport entre la nature humaine de Christ et l’humanité générale ; et à décrire dans un second les degrés successifs de la nature humaine de Christ.
Le titre de Fils de l’homme déjà, qui ne se trouve qu’une fois dans le N. T. dans une autre bouche que celle de Jésus lui-même (Actes 7.56), et encore dans un contexte où l’exception continue la règle, marque dans la pensée de celui qui se le donne tout à la fois l’abaissement du Fils de Dieu devenu semblable à l’humanité, car il se nomme fils de l’hommea, et le caractère unique qui le sépare de tous les autres hommes, car il se nomme le Fils de l’homme.
a – Pour la première fois Jean 1.51.
La même portée doit être attribuée à la relation établie par saint Paul dans deux passages, entre Christ et le premier père de l’humanité : ce sont : Romains 5.14, où Christ est désigné comme l’antitype d’Adam : ὅς ἐστιν τύπος τοῦ μέλλοντος, et 1 Corinthiens 15.45 où il reçoit le qualificatif de dernier (non seulement de second) Adam : ὁ ἔσχατος Ἀδὰμ comme celui qui ayant recommencé la carrière du premier Adam à l’endroit où celui-ci l’avait abandonnée, l’a fournie lui le premier intégralement et victorieusement.
Ces différents titres donnés à Jésus-Christ par lui-même ou par autrui renferment deux ordres de rapports : rapports de similitude entre Christ et l’humanité générale et rapports de contraste entre lui et l’humanité empirique.
La similitude qui unit Christ à l’humanité, à l’humanité empirique en même temps qu’à l’humanité normale, toutefois jusqu’à la limite du péché, est expressément énoncée dans plusieurs passages : Romains 8.3 ; Philippiens 2.7 ; Hébreux 2.17 ; 4.15.
Dans Romains 8.3, l’apôtre écarte implicitement à la fois les deux propositions contraires, l’une que la chair de Christ n’aurait été qu’une apparence, l’autre, qui la tiendrait pour pécheresse, par la formule : ἐν ὁμοιώματι σαρκὸς ἁμαρτίας. Nous entendons les derniers mots du passage : κατέκρινε τὴν ἁμαρτίαν ἐν τῇ σάρκί, non pas de la souffrance propitiatoire de Christ sur la croix, comme l’a fait M. Ménégozb, mais de la condamnation personnelle du péché, au cours de la sanctification de Christ.
b – Péché et Rédemption, page 249.
Les principaux caractères communs à Christ et à l’humanité générale peuvent se résumer dans les suivants : la relativité, la perfectibilité, la corporalité, la solidarité spécifique, la passibilité, la faillibilité.
Les trois premiers de ces caractères sont communs à la nature humaine et à la nature angélique ; les trois derniers sont dans l’économie présente spéciaux à la nature humaine.
1. La relativité. Le Fils de Dieu en devenant homme a échangé l’absoluité divine pour la condition d’absolue dépendance dans laquelle toute créature, ange ou homme, se trouve à l’égard de Dieu, tant en ce qui concerne l’existence qu’elle possède que les forces qu’elle emploie.
L’histoire évangélique dans sa quadruple version, et de préférence l’Evangile de Luc, nous représente Jésus sur la terre en prière, en toute occasion, parfois durant de longues heures, et particulièrement avant les actes décisifs de sa vie : de grand matin (Marc 1.35) ; de jour (Luc 9.18 ; 11.1) ; de nuit (Luc 6.12) ; avant le conseil et l’action (Luc 6.12-13) ; après la tâche accomplie, pour réparer la force dépensée (Luc 5.16) ; avant le miracle (Marc 7.34 ; Jean 11.41-42) ; après le succès (Marc 6.46) ; durant la passion (Matthieu 27.46) : au bord du Jourdain (Luc 3.21) ; sur la montagne de la Transfiguration (Luc 9.29) ; en Gethsémané (Luc 22.41) ; — plus que tout cela : ayant besoin, outre ses propres prières, de celles des autres (Matthieu 26.40).
2. La perfectibilité. La nature humaine ayant été posée dans l’état d’imperfection physique et morale, et revêtue de l’aptitude innée à réaliser librement une destinée infiniment supérieure à ses origines, savoir la parfaite communauté avec Dieu, Christ a été soumis à la loi universelle de la croissance : προέκοπτε, à la fois morale : σοφίᾳ, et physique : ἡλικίᾳ (Luc 2.52) ; et il a passé successivement de l’inconscience et de l’ignorance initiales du bien et du mal à la pratique du bien consciente et délibérée ; de l’apprentissage de la jouissance à celui de la souffrance : ἔμαθεν ἀφ’ ῶν ἔπαθε (Hébreux 5.8 ; cf. Philippiens 2.8) ; de la perfection morale relative à la perfection absolue : τελειωθεὶς ; (Hébreux 5.9) ; et de l’humiliation suprême à la gloire céleste (Philippiens 2.9).
3. La corporalité. La nature humaine n’ayant pas été créée simple, à l’instar de la nature divine, mais étant composée, comme la nature angélique, de deux substances, la corporalité est restée dès l’incarnation une condition permanente de l’existence humaine de Christ : corporalité composée de chair et de sang durant son existence terrestre (Jean 1.14 ; 2.10 ; 6.55 ; Hébreux 2.14) ; corporalité spirituelle et glorifiée dès la résurrection et l’ascension (Colossiens 2.9 ; Éphésiens 5.30 ; Philippiens 3.21 ; comp. Actes 1.11 ; 9.3-7 ; Apocalypse 1.13 et sq.).
4. La solidarité. La créature humaine ayant été posée, non pas comme l’ange, individualité pure, mais solidaire d’une espèce, Christ a assumé, en devenant homme, toutes les conséquences bonnes et mauvaises de sa participation à l’humanité, aussi bien à l’humanité empirique qu’à l’humanité normale ; et il s’est obligé à partager avec l’humanité adamitique toutes ses charges (Matthieu 3.15 ; Romains 5.12-21) ; toutes ses gloires (Romains 8.29 ; 1 Corinthiens 15.45-49 ; Hébreux 2.6-9), et, le cas échéant, toutes ses hontes (Hébreux 2.11).
5. La passibilité est la condition de la créature humaine et terrestre à raison de laquelle, à la différence de l’être divin et des créatures supérieures, elle est affectée dans l’état normal de variations externes ou internes, indépendantes de sa volonté, et dans l’état de chute, d’accidents et de contrastes douloureux ou humiliants.
Les principaux de ces accidents et de ces contrastes propres à l’humanité empirique, qui, en vertu de la loi de solidarité spécifique, se sont ajoutés chez Christ à l’imperfection initiale de l’humanité normale, nous sont révélés dans l’histoire évangélique, et aussi bien dans le quatrième évangile que dans les synoptiques : souffrances physiques : la faim, la soif et la fatigue (Matthieu 4.2 ; Jean 4.6,10 ; 19.28) ; défaillances psychiques (2 Corinthiens 13.4) : les larmes (Luc 19.41 ; Jean 11.35) ; et alternant avec les tressaillements de la joie (Luc 10.21) et les mouvements de la sympathie (Jean 10.5 ; Marc 10.21 ; Matthieu 9.36 ; 11.29), les frémissements de l’angoisse (Luc 12.50 ; Jean 12.27 ; 13.21 ; Matthieu 26.38), de l’indignation (Luc 13.15 ; Marc 10.14) et de l’horreur (Jean 11.33, 38), tous préludes de l’accident et de la défaillance suprêmes, de la mort (Matthieu 8.17).
6. La faillibilité de Christ, comme celle de l’homme du paradis, nous est attestée par le fait de l’épreuve morale qui était la condition nécessaire moyennant laquelle l’homme devait passer de la possibilité de pécher ou de ne pas pécher — posse peccare seu non peccare — à l’impossibilité de pécher — non posse peccare.
La nécessité de l’épreuve, renfermant la possibilité de la chute, nous est présentée comme la marque la plus saillante de la similitude qui existe entre Christ et nous : Hébreux 4.15. Christ a été tenté du désert à Gethsémané, au début, dans le cours et au terme de su carrière. Lui-même a mentionné à ses disciples ses épreuves diverses (Luc 22.28), et jusque dans l’exclamation inconsidérée d’un de ses plus fidèles apôtres, il a reconnu avec effroi le langage de l’ancien Tentateur (Marc 8.33).
Weiss remarque avec raison que la manière dont Jésus se donne en exemple à ses disciples (Matthieu 11.29 ; Jean 13.15), et celle dont il parle de sa fidélité à accomplir la volonté de son l’ère ainsi que de la bienveillance qui repose sur lui (Jean 8.29), ne s’accorde pas avec la supposition d’une sainteté qui lui fût propre, et dont la possession ne lui aurait coûté ni effort ni luttec.
c – Voir Leben Jesu. tome I, page 338.
Nous ne saurions toutefois suivre cet interprète dans la relation qu’il établit en cet endroit entre la question adressée par Jésus au jeune homme riche : Pourquoi m’appelles-tu bon ? (Marc 10.18), et l’imperfection présumée de Christ au moment où elle fut prononcée. Nous y voyons seulement un argumentum ad hominem opposant une fin de non-recevoir à un hommage banal et irréfléchi.
Nous repoussons en revanche comme entachée de docétisme l’opinion de Schleiermacher qui, statuant l’identité entre les deux formules : posse non peccare et non posse peccare, exclut comme incompatible avec la normalité du développement de la nature humaine de Christ toute supposition d’une lutte au-dedans de luid :
d – Christl. Glaube, sect. XCIII, 4.
« Une impeccabilité purement accidentelle (comme le serait la simple exemption de fait du péché) non seulement n’exprimerait pas l’immunité propre au Rédempteur, mais la possibilité intérieure du péché impliquerait ne fût-ce qu’un minimum de péché sous forme de tendance…… ».
Ainsi la tentation de Christ n’a pu s’accorder avec son anamartésie essentielle qu’à la condition que le plaisir et la douleur se soient présentés à lui comme des sensations renforcées, mais sans jamais devenir autre chose que les indications d’un état, sans être facteurs déterminants ou co-déterminants de cet étate. »……
e – Ibid. section XCVIII. 1. L’auteur a raison d’ajouter en note : « Je ne puis faire entrer en ligne de compte dans cette discussion le récit de la tentation, où il m’est impossible de reconnaître un fait historique. »
Toute conception déterministe, en effet, qui fait dériver le péché du conflit entre la nature sensible et la nature spirituelle, est condamnée en présence de la personne de Christ ou à nier sa sainteté, si son incarnation est reconnue réelle ; ou à nier la réalité de cette incarnation, si sa sainteté doit être maintenue ; ou à rapporter cette sainteté à une cause magique en la soustrayant aux lois du développement humain.
Dans sa Vie de Jésus-Christ, Farrar se prononce contre la doctrine de l’impeccabilité. après avoir paru un instant se désintéresser de la question :
« La question de la peccabilité ou de l’impeccabilité de sa nature humaine ne saurait se présenter à un esprit simple et à une âme révérente (sic). Nous croyons et nous savons que notre divin Sauveur était sans péché, un agneau de Dieu pur et sans tache. Quel peut être l’avantage de discuter si cette pureté absolue provenait de posse non peccare ou de non posse peccare ? «
Il nous semble à nous que cette distinction a au contraire un réel intérêt, et l’auteur va nous donner raison : « On a soutenu parfois, avec un excès de zèle, que notre Sauveur non seulement était sans péché, mais que le péché était impossible à sa nature. Quoi donc alors ? Si ce grand combat n’est qu’une pure fantasmagorie, quelle est pour nous l’utilité du récit évangélique ?… Ceux qui l’honorent ainsi font effort, sans le savoir, pour substituer à notre Christ vivant, vrai homme comme il était vrai Dieu, un fantôme enchâssé dans l’empyrée glacial de la théologie, également incapable d’exciter le dévouement ou d’inspirer l’amourf. »
f – Trad. de Mme de Witt, pages 71 et 72.
L’opinion selon laquelle l’épreuve morale de l’homme saint se réduirait à la représentation objective devant l’âme de deux alternatives sans aucune sollicitation exercée sur elle, ni aucune lutte engagée en elle, ne répond ni à l’intention des récits évangéliques, ni à l’enseignement apostolique sur la réalité de l’humanité de Christ. La chute aurait daté, dans l’âme franche de tout principe originel de convoitise, du premier instant de défaillance ou d’acquiescement de la volonté à la sollicitation externe, de l’instant où le champion de Gethsémané aurait hésité à dire : Non pas ma volonté, mais la tienne ! (Matthieu 26.39.) Mais ce serait confondre le rôle de l’intelligence et celui de la volonté, la pensée qui conçoit et l’acte qui exécute, faire de nous des êtres essentiellement pensants d’êtres essentiellement voulants que nous sommes, ce serait identifier, comme l’a fait Schleiermacher, l’être avec la conscience de l’être, que de supposer la chute commencée dès la lutte de la volonté avec le mal présenté par l’intelligence, et nous ne saurions voir autre chose dans cette supposition qu’un corollaire de la proposition précédemment rejetée, que le mal résiderait dans l’imperfection de l’être, et l’opposé de celle qui fait de la chute une des deux issues possibles de l’épreuve morale, dont l’autre est le perfectionnement de l’individu.
Cette participation volontaire aux conséquences du péché de l’humanité et aux manifestations de la coulpe, bien loin d’être une complicité avec le péché lui-même, étant la condition nécessaire de l’œuvre rédemptrice de Christ, était comprise dans la normalité de son existence humaine.
Mais aussi cette similitude de Christ avec notre humanité s’arrête, disons-nous, à la limite indiquée par l’auteur de l’épître aux Hébreux dans les deux mots : χωρὶς ἁμαρτίας (Hébreux 4.15) ; et il est permis de se demander si cette exception ne va pas détruire aussitôt le caractère de similitude que nous venons d’établir.
Nous répondons que le fait de l’exemption du péché, s’il est établi, ne détruirait la similitude de Christ avec l’humanité que si le péché, au lieu d’être un accident universel, était un élément constitutif de notre nature ; mais que dans l’alternative opposée, qui a été établie précédemment, l’exemption du péché ne sépare la personne de Christ de l’humanité empirique que pour l’assimiler d’autant plus complètement à l’humanité normale ; et bien loin que Christ eût dû être un pécheur comme nous pour nous ressembler, nous dirons qu’étant sans péché il a été plus semblable à nous que nous-mêmes, puisque, membres dénaturés de l’humanité, nous avons cessé de ressembler à nous-mêmes.
Ceci nous amène à notre second point :
L’anamartésie de Christ, telle qu’elle est enseignée dans l’Ecriture, comporte tout à la fois l’exemption de tout péché, soit actuel, soit originel, et à raison de la relation qui unit l’intelligence à la volonté, l’exemption de toute erreur.
Nous employons le terme d’anamartésie plutôt que celui de sainteté qui, impliquant déjà sui-conscience et libre détermination, ne conviendrait pas encore aux débuts de l’existence terrestre de Christ, comme disant trop. Nous évitons en revanche le terme d’innocence pour la même raison que précédemment, comme disant trop peu.
C’est pour une raison semblable que Ullmann a adopté pour le titre de son ouvrage classique le synonyme allemand de anamartésie : Sündlosigkeit Jesu, qui s’oppose à Unsündligkeit (impeccabilité) en ces termes : « Unsündligkeit est l’exemption de la possibilité de péché (Sündhaftigkeit) ; Sündlosigkeit, au contraire, comprend l’exemption du péché réel, intérieur et extérieura. »
a – Sündlosigkeit Jesu, p.16
Nous dirons que impeccabilité, Unsündligkeit, traduit le non posse peccare (que nous écartons de la notion d’anamartésie), et anamartésie. Sündlosigkeit, à la fois le non peccare et le non peccasse.
Dans son article sur Jésus-Christ, contenu dans l’Encyclopédie de Lichtenberger, M. Sabatier a fait une distinction fondée ? en soi entre la sainteté « subjective » de Christ et sa sainteté « objective ». La première, la seule qui, selon l’auteur, soit à la portée de nos recherches, est définie : « l’état intègre de la conscience de Jésus-Christ » . Cette conviction intime, et partagée, d’ailleurs par tous ses premiers témoins, qu’il était sans péché, répondait-elle à la réalité ? En d’autres termes : la sainteté objective de Christ était-elle conforme à la subjective ? C’est là une question que l’apologétique a déjà dû, selon nous, trancher affirmativement. Nous ne sommes appelé ici qu’à analyser les éléments de la sainteté de Christ, tels qu’ils nous sont certifiés par des témoignages dont la validité n’est plus en question.
L’anamartésie de Christ, dans le sens où nous venons de la définir, nous est attestée tout d’abord par Christ lui-même, soit expressément : Jean 4.34 ; 8.29,46 ; 14.30 ; soit implicitement, par l’absence de toute confession de péché dans sa propre vie, et par l’opposition qu’il établit à cet égard entre lui-même et tous les pécheurs : Marc 1.15 ; Jean 3.7 (δεῖ ὑμαᾶς γεννηθῆναι) ; Luc 11.2,13 (remarquez la 2e personne du pluriel : λέγετε — ὑμεῖς πονηροὶ).
Au terme suprême de sa vie, au moment de l’institution de la cène, alors que d’un regard encore serein il considère le lendemain et l’avenir, il ne sait pas découvrir en lui-même la moindre raison de l’effusion de sang qui va se faire : τὸ ὑπὲρ ὑμῶν ἐκχυνόμενον (Luc 22.20), et quelques heures plus tard, il osera se présenter à Dieu son Père, comme ayant accompli son œuvre (Jean 17.4).
Dans l’article précité, M. Sabatier a décrit en des termes auxquels nous souscrivons sous certaines réserves, cette conscience absolument pure de Christ :
« Cet état psychologique de Jésus s’affirme à chaque pas de sa carrière et demeure permanent. Non seulement il ne se sent jamais séparé de Dieu par le sentiment de sa faute, mais il n’est pas divisé au-dedans de lui-même. L’équilibre de sa vie intime n’est jamais rompu. Il jouit d’une paix parfaite avec lui-même et avec son Père. Jamais un souvenir pénible de honte ou de regret ne vient troubler ce calme. Sa conscience n’a pas reçu de blessures, car elle ne porte pas de cicatrices. Il faut signaler également l’absence de ces plaintes qu’arrache aux meilleurs des hommes le sentiment de leur impuissance morale, la distance qui sépare toujours la réalité de leur vie de l’idéal qu’ils poursuivent, l’inégalité douloureuse de leurs efforts et du but à atteindre. Sans doute il y a eu tentation humaine, lutte, effort dans la vie de Jésus, et c’est par là qu’il a pris un sentiment si vif et si profond du péché ; il a senti en lui les aiguillons de la chair, les rêves de l’orgueil, la séduction du succès facile et prochain. Mais il n’a jamais lutté en vain ; son effort ne s’est jamais trouvé trop court, sa volonté trop faible. L’intervalle entre la réalité et l’idéal s’est trouvé chaque fois comblé. Ce qui devait être a été. »
S’il faut donner leur plein sens à ces derniers mots, il ne manquerait rien à la sainteté subjective de Christ pour être objective.
Mais la sainteté de Christ, dont lui-même avait un sentiment si profond et si intègre, est attestée également par les témoignages concordants de l’Eglise primitive : Actes 4.27, 30 ; et des apôtres : de Pierre, Actes 2.27 ; 3.14 ; 1 Pierre 2.22 ; 3.18 ; de Paul, qui dans le parallèle des deux Adam, oppose au παράπτωμα du premier, le δικαίωμα du second, Romains 5.18 ; — 2 Corinthiens 5.21 ; de Jean, 1 Jean 2.1-2 ; 2.29 ; 3.5, 7 ; et de l’auteur de l’Epître aux Hébreux, Hébreux 4.15 ; 7.26-27.
Nous disons d’abord que l’anamartésie de Christ comporte l’exemption de tout péché actuel, soit qu’il eût enfreint en action, en parole ou en pensée la loi morale, soit qu’il fût resté un seul instant en deçà de son obligation. D’une part donc, il a achevé entièrement l’œuvre qui lui avait été confiée : τὸ ἔργον ἐτελείωσα ὅ δέδωκάς μοι ίνα ποιήσω (Jean 15.4) ; de l’autre, il a dû, comme chacun de ses disciples après lui, mourir à tout péché, à cette différence près que le disciple meurt au péché réel et que le maître est mort au péché possible : ὅ γὰρ ἀπέθανεν τῇ ἁμαρτίᾳ ἀπέθανεν ; (Romains 6.10) ; κατέκρινε τὴν ἁμαρτίαν ἐν τῇ σαρκί (Romains 8.3). L’un porte le vice dans sa propre nature, matière toujours féconde de convoitises, source inépuisable d’inévitables transgressions. L’autre n’a rencontré le péché que devant lui ; aucune voix complice de la chair et du sang n’a répondu du dedans à l’appel du Malin. Le Christ a pu dire : ὁ τοῦ κόσμου ἄρχων ἐν ἐμοὶ οὐκ ἔχει οὐδέν (Jean 14.30).
Nous distinguons donc entre la mort de Christ au péché, désignée, selon nous, dans Romains 6.10, et qui fait partie intégrante de son développement moral personnel, et la mort de Christ pour le péché qui fait partie de son œuvre de rédemption. Nous nous séparons sur ce point de M. Godet qui, étant donné le rapport à Christ des termes : τῇ ἁμαρτίᾳ ἀπέθανεν (Romains 6.10), tient pour seul admissible le sens : « il est mort pour expier le péchéb. »
b – Commentaire sur l’épître aux Romains.
Mais l’exemption de tout péché actuel, soit de commission, soit d’omission, implique l’immunité du vice originel, dont la présence se serait manifestée, chez Christ comme chez tout homme, par d’inévitables transgressions.
Nous condamnons d’après ce qui précède l’opinion d’Irving, selon laquelle le Fils de Dieu avait reçu une nature humaine déjà inclinée au mal, mais empêchée par sa volonté personnelle de commettre le péché actuel.
Nous ne saurions davantage admettre la distinction qui a été proposée entre les péchés de commission dont Christ aurait été exempt de nature, et les péchés d’omission qui se seraient rencontrés dans sa vie, parce que cette opposition faite entre commission et omission est contraire à l’esprit de la morale biblique, selon laquelle il y a commission dans toute omission.
Mais, avons-nous dit en second lieu, l’exemption du péché a pour corollaire l’exemption de l’erreur.
L’erreur, en effet, à la différence de l’ignorance naturelle, résidant dans un acte de précipitation commis dans l’énoncé d’un jugement, est déjà, selon nous, pécheresse et symptomatique du péché. Or, celui que nul n’a convaincu de péché est le même qui a osé dire : Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point (Matthieu 24.35). Ayant renoncé à tout savoir, il s’est abstenu à plus forte raison de parler sur toute chose. Mais la supposition que Christ eût énoncé sur un objet quelconque un jugement qui ne répondit pas chez lui à une certitude absolue, et que cette certitude elle-même ne fût pas préservée par la rectitude absolue du sens moral de tout effet de fausse apparence interne ou externe, serait incompatible avec le caractère d’anamartésie que nous lui attribuons.
Schleiermacher, qui tient également l’exemption absolue de l’erreur pour le corollaire de l’exemption du péché, fait à ce propos une distinction que nous approuvons :
« Il faut cependant distinguer, dit-il, entre l’acceptation et la propagation d’opinions dont d’autres sont les représentants déterminés, au sujet desquels on n’a ni enquête à instituer, ni responsabilité à assumer, et la conclusion d’un jugement qui détermine en quelque façon la conduite. Errer dans ce dernier cas suppose toujours une précipitation coupable, issue de motifs hétérogènes ou d’une certaine perturbation du sens du vrai dont le péché général et particulier est la causec. »
c – Christl. Glaube, sect. XCVIII. 1.
Lipsius, au contraire, après avoir exposé sur la sainteté de Christ une doctrine semblable à la nôtre, se refuse à en tirer la conclusion qui nous paraît inévitable, que la sainteté implique l’infaillibilité intellectuelle. Selon cet auteur. Jésus aurait partagé les préjugés de sou peuple et de son temps non seulement dans les matières accessoires, comme la doctrine des démons, mais même sur des points essentiels, comme la forme judaïque de sa conscience messianiqued.
d – Lehrb., page 572.
M. Stapfer a exposé des idées analogues :
« Ce que Jésus dut souffrir pour anéantir en lui l’idée juive et créer l’idée messianique nouvelle, nous est révélé par le dernier combat, celui du Jardin des Olivierse. »
e – Palestine au temps de Jésus, page 491.
Nous nous arrêtons ici pour demander à ces auteurs de quel droit ils imputent à Jésus d’avoir partagé des préjugés qu’il a notoirement passé sa vie à combattre.
Ailleurs M. Stapfer met en question l’exégèse et la dogmatique de Jésus-Christ :
« Nous avons montré tout ce que Jésus a emprunté aux Esséniens… Remarquons encore que l’exégèse de Jésus est parfois la même que celle de ses contemporains, par exemple, lorsqu’il veut prouver que la résurrection des morts est dans le Pentateuque. Il a certainement partagé sur les démons et les mauvais esprits les idées de son peuple. »
On ne dira pas du moins que la certitude opposée par la théologie moderne aux anciennes idées juives sur les démons et les mauvais esprits relève de la méthode expérimentale si fort préconisée aujourd’hui.
Ainsi se sont rencontrés dans l’existence de Christ les deux facteurs de toute existence humaine : la solidarité qui unit la personne à la race et à l’espèce et l’individualité qui caractérise cette personne et la distingue de toutes les autres. Chez l’homme ordinaire, c’est le facteur spécifique qui l’emporte sur le facteur individuel. Chez l’homme supérieur, et à proportion même de sa supériorité, c’est la part du facteur individuel qui prédomine, sans que jamais d’ailleurs, même dans les cas où cette supériorité est portée à son maximum, l’individualité réussisse à s’isoler des conditions générales de l’espèce, de la race et même de la famille, mais elle arrivera seulement à s’en dégager et à les dominer dans une proportion déterminée par le degré de sa puissance créatrice.
Or nous disons que l’individualité de Christ a résidé dans sa sainteté et que les degrés successifs du développement de sa nature se sont confondus avec les progrès de sa sainteté. Non pas que la sainteté ait été son unique qualité ; sa haute intelligence, son étonnante présence d’esprit, la puissance créatrice de sa parole, la promptitude tempérée par la prudence de ses résolutions, et dans l’action, la vigueur unie à la patience : telles sont les facultés diverses soit de l’intelligence soit du caractère qu’il a mises en œuvre durant son existence terrestre ; mais aucun des traits de son individualité, si éminent qu’il fût dans son isolement, ne fait saillie au milieu des autres, ne se détache de la perfection harmonique de l’ensemble, ni ne se prêterait à une définition qui laisserait nécessairement dans l’ombre d’autres parties de sa personnef. Toutes se montrent absolument subordonnées à l’idée morale ; le saint en Jésus-Christ domine et absorbe le héros et le génie ; la sainteté immaculée a été l’originalité de Christ au sein de l’humanité naturelle.
f – Saint Paul est peut-être l’homme qui a le mieux reproduit après Jésus-Christ cette plénitude harmonique des qualités de la personne. Voir notre étude : Oublier et courir, Chrétien évangélique 1889, n° 1.
Mais aussi l’individualité de Christ ne s’est dégagée de la solidarité spécifique que pour en inaugurer une nouvelle, supérieure et uniquement bienfaisante dans le domaine pur de l’esprit (Romains 5.12-21). La sainte personnalité de Christ a été en même temps préformatrice et créatrice.
« Individualité historique et typique, écrit Schleiermacher, en elle le type devait devenir pleinement historique, tandis que chaque moment de son histoire devait porter le type à son tour » ; personnage complet et unique, ajouterons-nous nous-même, idéal et réel, Christ ressemble parfaitement à l’homme et n’a pas son pareil dans l’humanité.
Mais de même que nous apercevons dans la personne de Christ les deux facteurs spécifique et individuel, nous distinguerons dans son œuvre aussi deux éléments, quoique connexes l’un à l’autre, l’un la condition, l’autre la fin. Ce sont ceux que l’ancienne dogmatique désignait par les termes que nous retrouverons plus tard d’obedientia activa et obedientia passiva.
Le premier élément, obedientia activa, condition de l’autre, mais commun à Christ et à tout homme, est celui du perfectionnement propre, la prestation satisfaisant à l’obligation personnelle, dont l’auteur de l’Epître aux Hébreux indique à la fois le terme dans le mot τελειωθεὶς et la fin dans l’accomplissement de l’œuvre du salut : τοῖς ὑπακούουσιν αὑτῷ πᾶσιν αἴτιος σωτηρίας αἰωνίου (Hébreux 5.9 ; cf. Hébreux 2.10 : τελεῖωσαι).
Ce sont les degrés de ce développement constamment normal que nous allons suivre sous le titre de notre deuxième paragraphe : Des degrés successifs de la nature humaine de Christ.
Mais ce perfectionnement propre, cette prestation personnelle obligatoire, qui constituait la sanctification progressive de la personne de Christ, n’était encore, disons-nous, que la condition indispensable de son rôle médiateur envers l’humanité, sans représenter son œuvre rédemptrice elle-même. C’est pour avoir le droit d’opérer le salut du monde et de fonder le nouveau royaume de Dieu que Christ a dû accomplir sa sanctification personnelle ; et chaque acte de sa sanctification personnelle tendait à la sanctification de tous ses frères (Jean 17.19).
En traitant donc dans la suite de ce chapitre des degrés successifs de la sanctification de Christ, telle qu’elle s’est réalisée dans chacun des principaux actes de sa carrière, de sa naissance à son ascension et jusqu’à son retour, nous aurons à faire à chaque pas le départ de l’élément subjectif de l’activité de Christ, celui qui est relatif à son perfectionnement propre et personnel, et de l’élément objectif et sotériologique relatif à son rôle universel de Médiateur entre Dieu et l’humanité, et dont il sera traité dans une section subséquente.
L’anamartésie de Christ a été la condition sine qua non de la validité de son œuvre rédemptrice. Il ne fallait pas qu’on eût le droit de dire à celui qui offrait le salut aux pécheurs : Médecin, guéris-toi toi-même ! Bien qu’aucune déviation de doctrine ne soit indifférente, il est plusieurs manières de concevoir la divinité de Christ compatibles avec la foi vivante au Sauveur. Le dogme de la sainteté de Christ est le cap nord de l’orthodoxie.
L’ancienne dogmatique distingua l’anamartésie de Christ en necessaria et contingens ; la première en absolute et hypothetice necessaria ; celle-ci en naturalis et supranaturalis ; et chacune d’elles, en antecedens et consequens. L’anamartésie absolument nécessaire n’était attribuée qu’à Dieu, et elle s’appelle chez lui sainteté ; celle qui est hypothétiquement nécessaire est attribuée à Christ d’après sa nature humaine en relation avec la nature divine en tant que Christ fut un homme pensant et voulant sans péché, il posséda l’anamartésie contingens.
L’ancienne dogmatique protestante distinguait dans l’existence de Christ deux phases principales appelées : status exinanitionis ou humiliationis, et status exaltationis ; mais tandis que la théologie réformée, qui d’ailleurs insista moins sur cette distinction, rattachait ces deux états à la personne elle-même, soit du Fils de Dieu, soit du Fils de l’homme, la théologie luthérienne, considérant que la nature divine n’était pas plus susceptible d’exaltation que d’abaissement, attribuait l’un et l’autre état à la nature humaine.
Rothe estime que la distinction des deux états était un corollaire naturel de la doctrine de la communicatio idiomatum, tandis qu’elle figurerait dans la confession réformée comme un corps étranger, et sur la foi du passage : Philippiens 2.5 et sq. La vérité est que la distinction, qui est biblique, de deux phases successives de l’existence de Christ, fait l’effet d’une importation aussi bien dans la christologie luthérienne que dans la réformée, toutes deux étant d’accord pour abolir le contraste entre l’état céleste et l’état terrestre de la personne de Christ. Cela étant, les discussions entre luthériens et réformés pour décider si ces deux états devaient être attribués à la personne ou à la nature, à la nature humaine ou à la nature divine, ou alternativement à l’une et à l’autre, étaient dans le contexte de pures disputes de mots.
Nous condamnons également, d’après nos prémisses, la jonction des deux termes : status et exinanitio, ce dernier devant désigner, d’après l’analogie de Philippiens 2.7, non pas un état, mais le fait, simultané à l’acte de l’incarnation, du passage de l’existence divine à l’existence humaine ; et nous contestons dès lors le rapport supposé entre exinanitio et la nature humaine de Christ, puisque l’anéantissement a porté, selon le passage précité, sur l’état divin. Nous remplacerions donc dans l’expression : status exinanitionis, le second substantif par : humiliationis, correspondant au verbe grec : ἐταπείνοσε (Philippiens 2.8), pour exprimer la durée de l’abaissement de Christ de l’incarnation à la croix.
Les degrés du status exinanitionis étaient supputés tour à tour à quatre (Gerhardth), à cinq (Quenstädt), à sept et même à huit : conceptio. nativitas, circumcisio, educatio, visibilis inter homines conversatio, passio magna, mors. sepultura.
Les degrés du status exaltationis étaient les quatre énumérés dans le Symbole : descensus ad inferos, resurrectio, ascensio in cæluni, sessio ad dextram Dei.
La théologie réformée diffère de la luthérienne dans la définition et le classement du descensus ad inferos, qu’elle identifie avec la descente au sépulcre, en en faisant le dernier terme du status exinanitionis.
Nous adhérons d’une manière générale aux classifications traditionnelles, sous cette réserve que nous faisons du descensus ad inferos le premier terme du status exaltationis, qui a dû commencer, selon nous, dès l’instant où Christ expira sur la croix ; et nous faisons de la sessio ad dextram non pas un acte, qui se confondrait dans ce cas avec l’ascension, mais une durée s’étendant de l’ascension à la parousie. Remplaçant, comme nous l’avons dit, l’expression de status exinanitionis par celle de status humiliationis, et distinguant deux degrés dans ce premier état, nous en comptons trois que nous dénommons comme suit :
Status humiliationis.
- La période de formation de la nature humaine de Christ, ou : Etat psychique ;
- La période de consécration de la nature humaine de Christ, ou : Etat psychico-pneumatique.
Status exaltationis.
- La période de glorification de la nature humaine de Christ, ou : Etat pneumatique.
Dans les épîtres de Paul, les phases de l’existence de Christ sont toujours réduites à deux, considérées l’une et l’autre comme typiques de celles de l’existence du croyant : la phase de l’abaissement, de l’opprobre et de la passion, et celle de la royauté, de la gloire et de la vie : Romains 6.1-10 ; 8.17 ; 2 Timothée 2.1, 2 ; cf. Colossiens 3.1-4 ; Hébreux 12.2. Nous substituons à la division pur deux la division par trois pour pouvoir y comprendre la période de l’existence de Christ antérieure à son ministère.
Chacune de ces trois grandes périodes de l’existence terrestre est ouverte par un fait concret. La période psychique ou de formation s’ouvre par la naissance ; la période psychico-pneumatique ou de consécration, par le baptême d’esprit ; la période pneumatique ou de glorification, par la descente aux enfers.
Chacune des trois se résume également dans un fait significatif qui en exprime l’essence spirituelle. Le fait significatif de la première période est la circoncision, par laquelle Christ entre dans la communauté Israélite dont il assume à la fois les privilèges et les charges. Le fait significatif de la seconde période est l’épreuve suivie de la victoire messianique ; et le fait significatif de la troisième est l’envoi du Saint-Esprit sur l’Eglise et sur le monde au jour de la Pentecôte.
De plus, chacune de ces trois périodes présente un fait culminant qui est la réalisation phénoménale de son idée. Dans la première, c’est la première apparition de Jésus-Christ dans le temple où se révèle à lui-même et aux hommes la parfaite congénialité morale entre sa personne, au point où elle était arrivée, et l’institution théocratique qui le protège et où il ne remplit encore qu’un rôle réceptif, Luc 2.41-52 (comp. v. 46 : ἐπερωτῶντα αὐτούς).
Le fait culminant de la seconde période, celui où la gloire cachée de la personne de Christ éclate dans un rayonnement subit mais éphémère, est la transfiguration, qui est le prélude tout ensemble de sa mort et de sa glorification future, Luc 9.31,51.
Le fait culminant de la troisième période est l’ascension ou le retour de Christ de la terre au ciel, qui achève sans la terminer la période ouverte par la descente aux enfers et la résurrection.
Enfin chacune de ces trois périodes est close par un fait qui fraie en même temps les voies à la suivante : la période de formation par le baptême d’eau ; la période de consécration par la mort, et la période de glorification par la parousie.
C’est ainsi que nous retrouvons dans les phases successives de l’existence de Christ le reflet de celles qui étaient réservées à l’humanité normale. L’homme, posé devant Dieu εἰς ψυχὴν ζῶσαν (1 Corinthiens 15.45) par un acte de création immédiate (d’où le titre υἱὸς τοῦ θεοῦ donné à Adam, Luc 3.38), était appelé, à la suite d’épreuves successives victorieusement traversées, à recevoir à son tour le πνεῦμα ζωοποιοῦν, et avec l’Esprit l’aptitude à exercer une activité efficace et productrice dans le royaume de Dieu. Peut-être, à cette phase supérieure, la souffrance ne lui eût-elle pas été épargnée, car le mal était déjà dans l’univers, et l’homme était appelé à engager avec l’Adversaire de Dieu une lutte décisive, qui sans doute ne serait pas allée sans passion.
Ici se serait placée aussi l’épreuve suprême de l’humanité, qui aurait porté non plus sur l’emploi de ses forces naturelles, mais de celles issues de la seconde création opérée dans son sein, et où il aurait été appelé à se mesurer face à face avec le Prince des ténèbres. Une fois cette épreuve surmontée, l’adversaire vaincu et expulsé à toujours du domicile de l’homme, l’homme devait être glorifié extérieurement comme il l’était déjà intérieurement. Ce corps composé de chair et de sang, dont il avait été revêtu, tout indemne qu’il fût, dès ses origines, n’était pas apte à participer tel quel à la vie supérieure, et eût subi au terme de l’existence terrestre une transformation, dont la mort actuelle tient la place, et dont la transfiguration de Christ et la transmutation des élus annoncée pour le retour de Christ (1 Corinthiens 15.31-32) peuvent nous présenter l’image.
Ainsi création, effusion du Saint-Esprit, victoire morale et transmutation, telles étaient sans doute les phases normales dont les degrés de développement du Fils de l’homme furent la reproduction. Christ les a traversées au nom de l’humanité tout entière qu’il représentait tout entière. Aussi l’auteur de l’Epître aux Hébreux, au risque d’offenser gravement l’exégèse grammaticale-historique, lui applique-t-il hardiment la description que l’auteur du Psaume 8 avait faite de l’homme lui-même (Psaumes 2.6-9). Mais comme il représentait en même temps l’humanité coupable, et qu’il était solidaire de sa faute comme de ses destinées, il a dû éprouver les conséquences du péché sans y succomber, savourer l’agonie de la mort pour s’en relever triomphant, et recouvrer dans ce passage à travers l’ignominie, la gloire qu’il avait possédée avant l’incarnation et avant la création (Jean 18.5).
L’expérience nous atteste que toute créature vivante, végétal, animal ou homme, est soumise à la loi de la croissance, en vertu de laquelle, avant de pouvoir apporter sa part à l’économie de l’organisme dont elle fait partie, elle doit atteindre elle-même une certaine stature préordonnée selon sa proportion avec l’ensemble.
Une fois cette phase de croissance terminée, l’individu est dit arrivé à l’état parfait ; l’individu humain est appelé majeur ou adulte. Nous avons constaté déjà que cette période de formation se distingue nettement de celle qui la suit par une accélération singulière de ses différentes phases, par un développement exceptionnellement rapide des organes et une précipitation des forces destinées à constituer le cours régulier de l’existence de l’individu. L’on a constaté aussi que plus l’individu est élevé dans l’échelle des êtres, plus il est appelé à vivre de sa vie propre et indépendamment de l’espèce dont il est issu, plus aussi cette période de formation se prolonge, et la brièveté de la préparation de l’être se mesure au contraire à l’exiguïté de sa carrière totale. C’est ainsi que le végétal et l’animal ont très promptement atteint l’état parfait, c’est-à-dire la pleine possession accompagnée de la pleine jouissance de tous les organes, forces et facultés constituant au sein de l’espèce la dotation individuelle.
L’individu humain y met plus de temps, devant s’élever plus haut ; et dans l’espèce humaine elle-même, la durée de la formation est également proportionnelle à l’importance de chaque vocation individuelle.
Dans l’opinion israélite, cette période de formation de l’homme durait trente ans, et c’était à cet âge seulement que la coutume déclarait l’individu majeur et apte à remplir un service public. Le Lévite, par exemple, servait bien dans le Tabernacle depuis l’âge de vingt-cinq ans (Nombres 8.24) ; mais il n’était compris dans le dénombrement et porté au rôle officiel, reconnu pleinement qualifié par conséquent, qu’à partir de trente (Nombres 4.3). Jean-Baptiste et Jésus se soumirent à cette règle en entrant dans leur ministère à quelques mois de distance l’un de l’autre, et ce fut à cet âge aussi que Jésus reçut le baptême (Luc 3.23).
Les limites de la première période de la vie terrestre de Jésus-Christ sont donc naturellement marquées par cette date, et à chacun des degrés qui y sont compris, la naissance, la circoncision, le premier séjour dans le temple et le baptême d’eau, nous aurons à faire déjà le départ entre l’élément spécifique ou collectif et l’élément individuel de la nature humaine de Christ.
Nous avons établi précédemment, d’après les témoignages concordants de l’Ecriture et de l’expérience, l’hérédité du vice adamitique dans l’humanité, soit que ce vice demeure à l’état spécifique, dans toute la partie de l’humanité qui meurt avant d’avoir atteint l’âge de la raison et de la conscience, soit qu’il s’actualise inévitablement en transgressions chez tout individu humain ayant atteint cette limite.
L’origine de ce vice remonte, d’après l’Ecriture encore, non pas à la naissance seulement, mais au mode de la conception même de l’individu, à laquelle concourent les trois facteurs opposés par saint Jean à ceux de la naissance spirituelle : c’est le facteur purement physique, ἐξ αἱμάτων auquel se joignent deux volontés, l’une, le principe féminin et réceptif qui apporte la substance du produit nouveau : ἐκ θελήματος σαρκὸς, l’autre, le principe masculin, causatif, individualisateur, qui joint la forme à la matière brute ; à la substance neutre, la vitalité saine ou viciée : ἐκ θελήματος ἀνδρὸς (Jean 1.13).
Note ThéoTEX : L’imagination de Gretillat quant aux rôles respectifs de la femme et de l’homme dans l’engendrement d’un nouvel exemplaire de la race humaine, ne manque pas d’un certain romantisme grandiloquent, mais qui reste sans rapport avec les réalités biologiques révélées par la génétique moderne. Pour une explication plus solide des trois termes de Jean 1.13 (ni du sang, ni de la volonté de la chair, ni de la volonté de l’homme) consultez plutôt le Commentaire de Godet sur saint Jean.
Le pressentiment que le fruit de la promesse ne devait pas naître selon le cours naturel des générations humaines s’exprime successivement au début, au cours et au terme de l’histoire sainte d’Israël : dès le début, dans le rite de la circoncision institué déjà dans la famille d’Abraham, antérieurement à la naissance d’Isaac (Genèse 17.10-14), puis dans le mode surnaturel de la naissance d’Isaac lui-même : « Je reviendrai vers toi dans un an, et Sara aura un fils (Genèse 18.10 ; comp. Romains 4.17-21) ; au cours de cette histoire, dans la naissance également prédite et surnaturelle des deux derniers des Juges d’Israël (Juges ch. 13, et 1 Samuel ch. 1) ; au terme enfin de cette histoire, dans la naissance du dernier des prophètes (Luc 1.13). Isaac, Samson, Samuel et Jean-Baptiste, tous les quatre enfants du miracle, ont été par leur naissance même les types de l’enfant promis à la femme (Genèse 3.15), du fils prédit de l’Almah (Ésaïe 7.14 ; comp. Matthieu 1.22-23), de celui qui, avant toute charge exercée et avant toute vertu pratiquée, et du seul droit de ses origines, sera appelé comme le premier homme lui-même (Luc 3.38) : fils de Dieu (Luc 1.35).
Et de même que le souffle divin féconda la poussière de la terre pour en faire le domicile de la première âme humaine, il a fallu que la naissance du second Adam, semblable à tous les autres hommes, excepté dans le péché, brisât tout en la continuant la série des générations ; et ainsi, dans la substance spécifique offerte par la mère, fut déposé par une nouvelle émission de l’Esprit, un germe à la fois vierge du vice originel et créateur d’une humanité nouvelle.
Les critiques ont contesté le fait de la naissance surnaturelle, soit au point de vue historique, comme insuffisamment attesté, soit au point de vue dogmatique, comme impossible ou inutile.
Nous n’avons pas à prendre en considération ici les opinions qui rejettent à la fois la naissance surnaturelle et la sainteté de Christ.
Justin et Origène furent des premiers à défendre contre les païens la possibilité de la naissance surnaturelle de Christ, mais par des arguments assez peu probants et même extravagants.
C’est ainsi qu’Origène ne se contenta pas d’en appeler aux analogies que lui fournissait la mythologie, mais mit à contribution l’histoire naturelle de son temps en citant l’exemple du vautourg !
g – Contra Celsum. 1. 37.
Les principales raisons qui ont été opposées au point de vue historique à la réalité du fait de la naissance surnaturelle, sont les suivantesh :
h – Voir Schleiermacher, Christl. Glaube. sect. XCVII. 3 : Al. Schweizer. Glaubenslehre. sect. CXX. 3.
1° L’insuffisance des témoignages, qui dans le N. T. se réduisent aux deux récits de Matthieu 1.18-21 et de Luc 1.26-38)i.
i – Ces deux récits eux-mêmes ne seraient, d’après Keim, que les échos d’une tradition judéo-chrétienne postérieure a l’âge apostolique. Voir Geschichte Jesu von Nazara, tome I. pages 342 et sq. Nous notons ici deux invraisemblances : la supposition qu’une tradition judéo-chrétienne ait une origine postérieure, et qu’elle se soit conservée dans le troisième Ev. Schleiermacher, qui s’appuie également sur l’insuffisance et les contradictions des documents, commet une erreur manifeste en l’attachant à Joseph la généalogie de Luc comme celle de Matthieu (Ibid.)
On a souvent opposé à cet argument des textes peu ou point probants. C’est ainsi qu’Ebrard cite en témoignage en faveur de la naissance surnaturelle le qualificatif à ἀπάτωρ donné à Jésus, de conserve avec Melschisédec : Hébreux 7.3 ; mais il faudrait conclure de la suite que Jésus lui également : ἀμήτωρ. Il cite également dans Hébreux 7.16 les mots : κατὰ δύναμιν ζωῆς ἀκαταλύτου, où nous ne saurions voir autre chose que l’opposition entre les conditions charnelles du sacerdoce et les spirituelles. La prétention du père dans les mots : γενόμενον (ou γεννώμενον) ἐκ γυναικός (Galates 4.4) peut n’être pas plus intentionnelle que dans la formule courante : L’homme né de femme (cf. Job 14.1, etc.). L’auteur que nous citons gâte tout à fait sa cause en prétendant contre l’évidence (cf. Luc 2.48 ; Matthieu 13.55) que le père de Jésus n’est jamais nommé dans l’Evangilej.
j – Ebrard, Christl. Dogmatik. tome II. pages 6 et 7.
En revanche, les mots : περὶ τοῦ υἱοῦ αὑτοῦ τοῦ γενομένου ἐκ σπέρματος Δαυιδ κατὰ σάρκα (Romains 1.3), qui ont été allégués contre le fait de la naissance surnaturelle, nous y paraissent, rapprochés surtout de l’ensemble de la doctrine de l’apôtre, plutôt favorablesk. Plus décisif encore dans l’enseignement de Paul est le parallèle établi deux fois, comme il a été déjà dit, entre Christ et le premier Adam.
k – Commentaire sur l’épître aux Romains.
Quoi qu’il en soit, nous opposons avec Weissl une fin de non-recevoir, et dans cette matière plus que dans toute autre, à l’argument e silentio ; et si nous nous rendons compte de la discrétion observée à l’endroit de ce mystère durant la vie de Christ et la période de fondation de l’Eglise, nous ne nous expliquons pas la double présence de cette tradition dans la supposition contraire à la nôtre.
l – Ce sujet est excellemment traité par cet auteur. Voir Leben Jesu, tome I, pages 217 et sq.
2° La critique a voulu apercevoir une contradiction entre les deux traditions elles-mêmes, qui racontent deux apparitions, l’une à Joseph, l’autre à Marie, en prétendant que la révélation faite à Marie aurait dû rendre inutile celle faite à Joseph. Il faut être critique et théologien, c’est-à-dire avoir perdu au contact des textes toute délicatesse de sentiment, pour oser poser de pareilles exigences à une fiancée.
« Quelle dignité, s’écrie M. Godet au terme de son interprétation du morceau : Luc 1.26-38, quelle pureté, quelle simplicité, quelle délicatesse dans tout ce dialogue ! Pas un mot de trop, pas un de trop peu. Une telle narration n’a pu émaner que de la sphère sainte dans laquelle le fait lui-même avait eu lieu. Une origine postérieure du récit se fut trahie par quelque élément étranger et légendaire, ou du moins par quelque léger faux ton. Qu’on en juge par le récit du Protévangile de Jacques, qui date pourtant des premiers temps du second siècle : « L’ange dit à Marie : Ne crains point, car tu as trouvé grâce devant le Maître de toutes choses, et tu concevras par sa parole. Ayant entendu cela, elle douta et dit en elle-même : Concevrai-je du Seigneur, du Dieu vivant, et enfanterai-je comme toute femme enfante ? Et l’ange du Seigneur lui dit : Non pas ainsi, Marie : car la puissance de Dieu viendra sur toim »
m – Commentaire sur Luc.
On a opposé en second lieu à la doctrine de la naissance surnaturelle de Christ des raisons dogmatiques en arguant soit de l’impossibilité, soit de l’inutilité de ce miracle. La première objection, reprise dernièrement par Keim rentre dans la négation du miracle en général ; nous n’avons à nous occuper ici que de celle formulée par Schleiermacher, qui juge la naissance de Christ inutile à sa saintetén.
n – Dans le passage précité. Al. Schweizer s’arrête aux objections critiques et ne juge pas à propos de reproduire les dogmatiques.
« Le fait de l’éclosion d’une existence dans le sein d’une vierge sans cohabitation, écrit Schleiermacher, ne peut pas plus constituer la présence du divin en elle que l’absence du facteur paternel à l’origine de cette existence, étant donné le facteur maternel dans les conditions de la nature ordinaire, ne pourrait la préserver de la contamination de la collectivité. De là s’est formée de bonne heure l’opinion que Marie devait avoir eu elle-même une origine immaculée : mais d’une part il faudrait en dire autant de la mère de Marie ; de l’autre, tout acte de péché commis par Marie aurait réagi par la voie physique sur l’enfant enfermé dans son sein. Si donc, il n’y a aucune tradition d’une série non interrompue de mères immaculées, la suppression du facteur paternel dans la conception du Rédempteur serait insuffisante, et par conséquent l’affirmation en est superflue. Tout repose donc sur l’efficacité divine et créatrice qui dans le cours naturel des choses a dû purifier aussi bien l’influence paternelle que la maternelle de tout vice en même temps que corriger l’imperfection naturelle du produit. »
Ici encore, Ebrard oppose des raisons contestables à l’argumentation de l’adversaire, celle-ci entre autres que nous nous dispensons de traduire : « Man vergisst dass mit dem Zeugungsakt auf Seiten des Mannes auch eine analoge Aufregung auf Seiten des Weibes gegeben ist. » Mais nier que l’acte conjugal puisse et doive être sanctifié connue tout le reste de la vie chrétienne, c’est, selon nous, tomber dans une sorte de manichéisme.
Nous répondons plutôt à la citation précédente, tout d’abord en repoussant la prémisse que le facteur maternel ne puisse pas être amendé par un principe divin de manière à ne plus être contaminant pour le produit ; et cela étant, nous condamnons le mode supposé de la naissance surnaturelle de Christ comme contraire aux analogies de l’action divine qui redoute toute intervention excessive ou gratuite de puissance surnaturelle ; or il en faut moins pour amender un seul des facteurs que pour les corriger l’un et l’autre dans le produit déjà formé.
« Le second Adam, a écrit Rothe, entre dans la vie de l’humanité naturelle par un acte créateur. L’initiateur de la race nouvelle est enfanté dans le sein de l’ancienne par la femme, sans être engendré par l’homme, mais créé par Dieu en elle. Par cela même il est franc du penchant naturel au péché, pour autant que ce penchant est la conséquence de la naissance résultant de la communauté sexuelle. Bien qu’engendré dans le sein maternel de la femme, il n’est pas issu des forces et des fonctions organiques, comme dans la génération naturelle, mais d’une création immédiate de Dieu ; non pas, disons-nous, en vertu d’une activité autonome des organes maternels et de la nature sensible de la femme, mais d’une activité théonome (kraft einer theonomischen)o.
o – Dogmatik 2ter Theil, page 166. Nous citons ce passage moins pour sa valeur intrinsèque que comme l’opinion inattendue, d’un auteur qui ne se laisse pas a l’ordinaire gêner outre mesure par le préjugé traditionnel.
Introduit dans la communauté humaine par la naissance, Jésus devait être introduit aussitôt dans l’alliance particulariste traitée en Abraham, par la circoncision (Luc 2.21). C’était dans les cadres de l’institution théocratique, sous l’empire de la solidarité israélite, qu’il devait fournir sa carrière terrestre, διάκονος περιτομῆς (Romains 15.8), γενόμενον ὑπὸ νόμον (Galates 4.4). La mort seule devait briser les liens qui le rattachaient à son peuple, et faire du représentant d’Israël le représentant de l’humanitép.
p – L’idée dominante du Ier et du IIIe Ev. s’exprime dans la disposition des deux généalogies de Jésus-Christ : l’une, s’arrêtant à Abraham (Matthieu 1). l’autre remontant jusqu’à Adam : l’une, placée en tête atteste son droit héréditaire : l’autre, son droit déjà acquis par trente ans de fidélité.
La circoncision était pour Israël, d’après nos déterminations précédentes, tout à la fois ὠφέλεια (Romains 3.1), privilège, et : ὀφείλημα, obligation : ὀφειλέτης ἐστὶν ὅλον τὸν νόμον ποιῆσαι (Galates 5.3). Soumis à la circoncision, comme tout enfant mâle Israélite, Jésus participait à l’un et assumait l’autre. Dès maintenant il est admis à participer à tous les moyens de grâce offerts dans l’alliance israélite, mais aussi est condamné à subir les effets suprêmes de la solidarité formée entre lui et les transgresseurs de la loi (Galates 3.13) la malédiction et la mort.
Mais dans cette communauté même de privilèges et d’obligations entre Jésus et tout Israël consacrée par la circoncision, se marque l’individualité du seul véritable Israélite en ce que le rite va s’éteindre en sa personne (cf. Galates 5.2).
Il fallait que la solidarité israélite imposée à Jésus inconscient et impuissant au jour de sa circoncision fût ratifiée par un fait conscient et volontaire, par le premier acte de présence de l’enfant au centre même de la théocratie, dans le temple ; mais conformément à cette phase première de son existence, elle s’est réalisée sous la forme de la réceptivité. Jésus interrogeant les docteurs de la théocratie : ἐπερωτῶντα (Luc 2.46) et soumis à ses parents : ὑποτασσόμενος (v. 51) c’est le résumé du seul incident que la tradition évangélique, aussi admirable dans ses silences que dans ses révélations, nous ait laissé de sa période de formation psychique.
Avons-nous le droit de combler de nos conjectures l’intervalle laissé vacant par la sévère sobriété des auteurs sacrés ? oui, à condition d’unir dans la tractation d’un tel sujet la modestie à la concision. Et d’ailleurs, le troisième évangéliste lui-même, en résumant cette période de dix-huit ans qui s’est écoulée de l’âge de douze ans à celui de trente par le mot : προέκοπτε (v. 52), ne nous invite-t-il pas à rechercher quels furent les principaux facteurs de cette éducation progressive qui devait se terminer au baptême, et dont les résultats se sont montrés dans les trois ans de la carrière publique de Jésus-Christ ?
Nous croyons pouvoir les résumer sous les cinq chefs suivants : l’expérience externe, la famille, les institutions théocratiques, l’Ancien Testament, l’expérience intime.
Les discours de Jésus-Christ et tout spécialement ses paraboles représentent une somme considérable d’observations faites par leur auteur sur la nature et la société.
« Les détails de la vie des plantes, dit Keim, de la vie des animaux dans les forêts (?) et la campagne, ceux de la vie humaine, les cités, les maisons, les jeux des enfants, les fêtes de noces, les rapports des parents et des enfants, des maîtres et des serviteurs, les procédés des princes, diplomates et conquérants, le luxe et les costumes que l’on voit dans les palais, l’administration des champs et des vignes, les marchands, les fermiers, les économes, les journaliers, les débiteurs et les mendiants, les prisons et les juges : tout cela, il l’a vu et observéq » ; ajoutons-y : les habitudes et penchants des cadets de famille, le prix des choses nécessaires à la vie, les trois objets de l’alimentation du pauvre, et jusqu’aux plus minimes détails de l’économie domestique, la proportion normale du levain et de la farine, la difficulté de repriser les vieux habits, l’inconvénient de mettre le vin nouveau dans de vieilles outre… Mais non seulement il a exploré le domaine entier de la nature et de la société avec l’avidité d’un jeune homme appelé à connaître, mais il a mis toutes ces connaissances au service de la vérité éternelle.
q – Der Geschichttiche Christus, page 10. Cet intéressant ouvrage représente chez l’auteur un point de vue moins avancé que ceux qui l’ont suivi.
A la révélation générale s’ajoutèrent, disons-nous, parmi les facteurs de son développement, les révélations particulières que lui apportèrent les enseignements de la famille, du culte — κατὰ τὸ εἰωθὸς αὐτῷ, Luc 4.16 — et de son Père dans sa Parole. Rien n’égale la connaissance approfondie que Jésus possédait des hommes et des choses, si ce n’est l’intelligence étendue, profonde, créatrice qu’il avait acquise des Ecritures. Il se meut dans toutes les parties de la révélation de l’Ancien Testament avec le respect et la liberté d’un fils dans les domaines de son père ; et chacune de ses citations, en même temps qu’elle extrait du vieux trésor la totalité de son contenu, en fait jaillir des lueurs inattendues.
Mais de quoi serviraient tous les moyens extérieurs d’éducation à celui qui ne posséderait pas en lui-même la pierre de touche pour estimer tous ces matériaux et la vertu pour les faire valoir ? Les progrès seuls décisifs de Jésus se sont accomplis dans sa conscience. A la différence de notre premier père, c’est en pratiquant jour après jour le bien qui lui était commandé et en s’abstenant du fruit défendu qu’il a acquis cette connaissance du bien et du mal, sûre, perspicace et complète, qui lui en faisait discerner la première apparence chez autrui (Jean 2.25). Seul l’homme placé au-dessus du brouillard qui couvre le monde a pu en mesurer la densité et l’étendue.
Comment n’eût-il pas été dès le début de son existence frappé du contraste entre la pureté intérieure de son âme et le péché qui régnait tout autour de lui, chez les êtres même qu’il aimait et vénérait le plus ? Comment n’eût-il pas senti se former entre Dieu et lui, avant même que la conscience de sa préexistence éternelle lui eût été rendue, une relation morale, spéciale, unique, dont la parole prononcée dans le temple, à l’âge de douze ans, est le naïf et authentique monument (Luc 2.49) ? Et comment, ayant fini par se reconnaître seul juste au milieu des pécheurs, n’eût-il pas conçu la pensée, le désir de devenir le sauveur de sa famille et de son peuple avant d’être celui de l’humanité ? Comment le pressentiment ne se serait-il pas formé et confirme chez ce jeune homme unique, qu’il était le Messie promis depuis des milliers d’années à son peuple et à l’humanité ?
Ce fut ce pressentiment toujours plus distinct et plus pressant, parce qu’il était alimenté par la charité, qui le porta enfin, nouveau souverain sacrificateur d’Israël, auprès du dernier des prophètes de l’Ancienne alliance, vers le Jourdain, en compagnie de tous les pécheurs, l’âme chargée de la coulpe de son peuple, pour confesser les péchés des autres avant de recevoir avec eux le baptême. Acte suprême d’humiliation et de compassion, dernier résultat de trente ans d’une sainte éducation, cette confession de péchés ne pouvait être que celle d’un saint, et Jean-Baptiste ne devait pas s’y tromper : J’ai besoin d’être baptisé par toi et tu viens à moi ! (Matthieu 3.14 : — Ἄφες ἄρτι, répond celui qu’une voix du ciel va proclamer Fils et Messie : οὕτω γὰρ πρέπον ἑστὶν ἡμῖν πληρῶσαι πᾶσαν δικαιοσύνην — En déclarant souillé non seulement l’Israélite qui avait contracté une souillure personnelle, mais celui qui avait été en contact avec des êtres souillés, la loi théocratique obligeait Jésus de Nazareth tout ensemble au baptême dans le Jourdain et au baptême dans la mort (cf. Luc 12.50 ; Marc 10.38).
Cette interprétation de la réponse de Jésus à Jean-Baptiste, qui rattache la nécessité de son baptême à la norme théocratique, est la seule qui nous satisfasse. C’est aussi celle que donnent MM. de Pressensé et Riggenbach dans leurs Vies de Jésus. L’objection qu’y fait M. Godet que la souillure lévitique, étant tout extérieure et légale, ne saurait être assimilée au péché, fait intérieur et personnel, ne me paraît pas valable ; car c’était la même loi de solidarité qui là, créait la coulpe lévitique, ici, la coulpe morale, et qui, inscrite dans la lettre, devait comme le dernier iota de la loi, s’accomplir dans l’esprit.
La solution présentée par Weiss nous paraît contenir une part de vérité, mais sans épuiser la signification des termes de la réponse de Jésus : accomplir toute justice. Elle fait du baptême de Jean-Baptiste un symbole de renouvellement moral pour le peuple, et pour l’homme sans péché, l’abdication de sa nature et de sa tâche précédentes qui appartenaient à l’ordre psychique, et la consécration à sa carrière commençante et à sa mission pneumatique.
Par l’immersion dans les flots du Jourdain, la période psychique de la vie de Jésus est terminée. Mais la norme du Royaume de Dieu qu’il prononcera plus tard à ses disciples, doit se vérifier tout d’abord en sa personne : celui qui s’abaisse, sera élevé. Il prie : προσευχομένου (Luc 3.21). « Cette prière, dit M. Godet, n’était pas un soupir personnel ; elle était l’expression de l’aspiration du vrai Israël, le soupir de l’humanitér. » Et l’antique vœu du prophète : O si tu fendais les cieux et si tu descendais ! (Ésaïe 64.1) sera une seconde fois exaucé ! La seconde création de l’humanité va s’accomplir.
r – Commentaire sur l’Évangile de saint Luc.
Cette période est celle où la vie naturelle qui vient de prendre possession d’elle-même, de toutes ses facultés et de toutes ses grâces, doit périr immolée de jour en jour aux exigences croissantes de la vocation messianique, jusqu’à l’immolation suprême sur la croix, pour être remplacée par la vie spirituelle dans une consécration croissante (ἐγὼ ἁγιαζω ἐμαυτὸν, Jean 17.19). Jusqu’ici, le second Adam s’est conquis lui-même ; il faut que désormais il se dépense ; il a grandi, il faut qu’il produise. Il a appris à vivre ; mais il n’est pas seul sur la terre ; il faut qu’il apprenne à mourir : ἔμαθεν ἀφ’ ὧν ἔπαθεν τὴν ὑπακοὴν. Les actes principaux de cette période sont :
- Le baptême d’Esprit ;
- L’épreuve messianique ;
- La transfiguration ;
- La passion.
Par la circoncision, Jésus était devenu un véritable Israélite ; le baptême d’Esprit va le sacrer Messie d’Israël. C’est dès ce moment qu’il se donne ce titre — ἔχρισέ με, Luc 4.18,21 — et qu’il l’accepte de la part d’autrui (Matthieu 16.16 et sq.). A sa première prière sacerdotale, le Père répond par une double onction de connaissance divine : φωνήν ἐξ οὐρανοῦ (Luc 3.22), et de force divine : δυνάμει (Actes 10.38), proportionnée à ses obligations et à ses responsabilités nouvelles ; et c’est ainsi que les différents offices messianiques, de sacrificateur, de prophète et de roi, disséminés jusqu’alors, sont pour la première fois réunis sur une seule et même tête.
Plus distincte que celle qui parlait aux Moïse et aux Samuel, la voix du ciel lui certifie le mystère qu’il n’avait jusqu’ici fait que pressentir : Tu es mon Fils bien-aimés ! et il ressaisit à cette heure décisive, pour ne plus la perdre ni la laisser s’obscurcir, cette conscience filiale qui s’était éteinte pour un temps à l’heure de l’incarnation. Plus efficace et plus pure que l’huile versée sur la tête d’Aaron, de David et d’Elie, la colombe céleste va descendre sur lui, comme plus tard des langues de feu se poseront sur ses disciples. Lui le premier va devenir le temple vivant du Saint-Esprit (Jean 2.19) ; lui seul le recevra sans mesure (Jean 3.34).
s – Dans la tradition de Matthieu 3.17, ce message s’adresse à Jean-Baptiste : C’est ici mon Fils bien-aimé ! La même émission de voix divine est perçue par l’un et l’autre des deux acteurs de la façon qui le concerne, selon la réceptivité propre à chacun (cf. Jean 12.28-29 ; Actes 9.6-7).
Il est devenu de mode dans la critique moderne de faire de la scène de Césarée de Philippe, Matthieu 16.13 et sq., une date cardinale non seulement dans l’enseignement de Jésus-Christ, mais dans le développement de sa conscience messianiquet. Ce serait en ce lieu et à ce moment pour la première fois que, selon les uns, il serait devenu conscient de sa filiation divine ; que, selon les autres, l’inévitabilité de la fin trafique de sa carrière lui serait apparue.
t – Voir le compte-rendu et la critique des opinions professées sur ce point par Baur, Strauss, Schenkel, Hase, Weizsäcker, Keim, dans l’ouvrage de Gess : Christi Person und Werk, 1te Abtheilung, pages 208-299.
M. Stapfer à son tour n’hésite pas à statuer les vicissitudes dans l’élaboration de l’idée messianique chez Jésus lui-même dans le cours de son ministère :
« Les croyants, écrit-il, « représentent d’ordinaire Jésus comme sachant parfaitement dès le début de son ministère ce qu’il était et ce qu’il devait faire au monde… Il aurait su dès le premier jour qu’il mourrait crucifié, et s’il n’a pas fait, avant la dernière année, la moindre allusion à la croix, son silence était voulu, calculé, intentionnel : il taisait partie de son plan. Eh bien ! nous ne pouvons le croire. Ce Jésus qui calcule, qui ne dit pas tout ce qu’il suit, ne nous semble conforme ni à la vérité morale ni à la vérité historiqueu.
u – La Palestine au temps de Jésus, page 467.
Le Jésus du ive Evangile, qu’on nous permettra bien d’interroger de temps en temps, s’est chargé d’avance de répondre au scrupule de M. Stapfer. C’est lui-même qui déclare à ses disciples qu’il aurait encore plusieurs choses à leur dire, mais qu’elles sont au-dessus (le leur portée et qu’il les réserve à renseignement ultérieur de l’Esprit (Jean 16.12-13) ; que jusqu’alors il leur a parlé en similitudes, mais que le temps viendra où il leur parlera ouvertement du l’ère (v. 25).
Nous reconnaissons avec les critiques précités et sur la foi des évangiles eux-mêmes, que ce fut à Césarée de Philippe seulement que Jésus commença à annoncer ouvertement à ses disciples les deux grands mystères de sa mort et de sa résurrection (Matthieu 16.21 ; Marc 8.31 ; cf. Luc 9.22). Mais des indications suffisantes tirées de l’enseignement de Jésus-Christ antérieur à cette date, nous attestent que cette modification dans l’enseignement de Jésus-Christ ne correspondait point à une évolution de sa conscience personnelle elle-même ; et comme la réponse qu’il fit à la confession de Pierre (Matthieu 16.17-18), écarte de sa question tout soupçon d’une hésitation concernant sa filiation divine, dès le début aussi de sa carrière, il nous en dit assez pour nous révéler chez lui la prévision du genre de sa mort.
Comp. dans les synoptiques : Marc 2.20, et dans le ive Ev., Jean 2.19 ; 3.14-15. On ne saurait contester non plus que les persécutions violentes qu’il annonce dès ses premières paroles à ses disciples, ne supposent dans sa pensée celles dont lui-même va être la victime (Matthieu 5.11)v.
v – Nous ne citons pas, comme Gess l’a fait (ibid., page 69, Matthieu 10.38 ; 12.40, parce que les textes parallèles de Marc et de Luc placent ces paroles à la suite de la prédiction faite à Césarée de Philippe (Marc 8.34 ; Luc 9.23 ; 11.32). M. Lobstein écarte indistinctement et pour différentes raisons, qui ne nous paraissent pas toutes bonnes, tous les passages où l’on a cru voir des indications anticipées de Christ concernant sa mort. « Enfin, dit-il, les paroles que le Christ johannique prononce au début de son ministère (Jean 1.29 ; 3.14) sont l’expression de la foi religieuse de l’auteur. » De cette énumération. il fallait retrancher Jean 1.29. qui ne rapporte pas une parole de Jésus, et y ajouter Jean 2.19, qui porte le cachet de l’authenticité voir Lobstein. Doctrine de la cène. pages 67-68, note.
Il y a dans l’existence humaine des heures critiques et fécondes où, dans l’isolement de l’âme, s’élaborent et se précipitent les pensées maîtresses, les résolutions déterminantes ; où dans une victoire ou une défaite primordiale, se sont décidées les futures victoires et défaites particulières : réservoirs invisibles d’où les puissances du bien ou du mal, propres à chaque individualité, vont s’épancher sur la suite de sa carrière et sur celle des autres. Tous les grands penseurs et tous les grands acteurs de l’humanité ont eu besoin de ces heures de concentration intellectuelle ou morale, et, pour ainsi dire, de ces tête-à-tête avec leur propre génie.
Le nouveau Messie d’Israël ne pouvait échapper à cette nécessité commune. Le message céleste qu’il a reçu, la force divine dont il vient d’être rempli, ont cause ; dans son âme une sainte commotion. Exerçant pour la première et la dernière fois dans l’âme du nouveau Messie une impulsion spontanée, l’Esprit le chasse au désert : εὐθὺς τὸ πνεῦμα αὐτὸν ἐκβάλλει εἰς τὴν ἔρημον (Marc 1.12)w. A la suite des Moïse, des Elie, d’Israël lui-même, dont les antiques vicissitudes préfiguraient ses propres destinées, Jésus devait avoir lui aussi ses quarante jours ; mais les alternatives qui passent devant les grandes âmes ne sont pas tant celles de la pensée que de l’action ; la lutte qui va s’engager entre les deux princes ne sera pas non plus celle des intérêts ; devant le second Adam comme jadis devant le premier, va se poser l’ancienne et universelle antithèse du bien et du mal.
w – Nous choisissons ici la version de Marc qui contient le terme le plus fort : chasse ; dans Matthieu 4.1 : ἀνήχθη ; dans Luc 4.1 : ἤγετο.
Les trois principales formes du mal dans le monde, mères des trois grandes convoitises (1 Jean 2.16), plaisir, beauté et grandeur, toutes trois dérobées à la dépouille du bien, vont se présenter de nouveau devant l’hôte du désert comme au commencement du monde devant les habitants du paradis, non plus cette fois par l’organe infime d’un serpent, mais dans les arguments augustes du Prince de ce monde. Ce n’est plus la créature ignorante et débutante, sollicitée à anticiper par la manducation d’un fruit défendu la connaissance promise ; c’est le Fils de Dieu invité à supprimer par un coup de force la disparate qui éclate entre son titre et son état ; à mettre les nouvelles puissances messianiques au service des prérogatives messianiques ; à forcer, par un prodige d’audace, l’adoration des foules ; à user enfin, à l’instar de tous les sauveurs que l’humanité a qualifiés de grands ou qui se sont qualifiés eux-mêmes de providentiels, du triple droit de jouir, de régner, de paraîtrex.
x – Avec M. Godet et à rencontre de la plupart des interprètes (parmi les contemporains, Weiss, Leben Jesu, pages 332-334 ; Gess. Dogma, page 30 ; Farrar. Vie de Jésus-Christ, trad. de Mme de Witt. page 76), nous donnons la préférence à l’ordre des tentations d’après Luc, comme plus conforme à l’analogie des passages : Genèse 3.6 et 1 Jean 2.16, et plus psychologique que la version de Matthieu.
Heure redoutable pour le monde que celle où un solitaire affamé, tantôt errant parmi les pierres du désert, tantôt accroupi sur l’une d’elles, soutient avec un adversaire invisible une lutte où se décide la marche future de l’histoire et le sort des générations humainesy ! Qu’aux sollicitations ardentes de la sagesse infernale qui obsèdent cette pure intelligence réponde un acquiescement, un doute, un geste, une hésitation, un silence ; qu’un seul instant le Christ tarde à dire : Arrière ! et la même voix qui vient de proclamer le Fils bien aimé, prononcerait sur lui une malédiction méritée.
y – D’après Matthieu 4.2, la tentation marqua le terme des quarante jours ; d’après Marc 1.13 et Luc 4.2, elle se prolongea pendant tout ce temps. Ces deux données s’accordent en ce que la tentation qui commença avec le séjour au désert redoubla d’acuité vers la fin de ce séjour.
Mais non ! l’issue de l’épreuve messianique était éternellement préconnue et comprise dans celle du salut de l’humanité. Tels trois dards acérés tirés du carquois d’un guerrier puissant, tels les textes lancés à la face de l’Adversaire par le maître des Ecritures. Admirons l’à-propos fait de sainte fidélité et de sainte liberté, avec lequel ils s’adaptent tous trois à la situation présente ! C’est dans les souvenirs de l’épreuve de quarante ans d’Israël au désert que le Messie d’Israël va puiser les exemples qu’il lui faut pour sa lutte de quarante jours. Mais le vaincu ne se retire que pour un temps. Que de fois et sous quelles formes ne va-t-il pas reparaître bientôt pour dire les mêmes choses ! c’est le peuple qui veut faire un roi de l’homme qui vient de lui donner du pain (Jean 6.15) ; c’est l’affection même d’un disciple qui profère sans s’en douter des conseils sataniques (Marc 8.32-33) ; c’est le Pharisien qui dira en ricanant : S’il est le Fils de Dieu, qu’il descende de la croix (Matthieu 27.40). Et après avoir repoussé la tentation causée par l’attrait de la jouissance, il lui reste à affronter l’horreur de la passion (Matthieu 26.38-46).
Toutefois le raisonnement du Tentateur dans le désert avait, comme toute tentation, sa part de raison. Les prémisses en étaient justes ; la conclusion seule était fausse. La disparate signalée dans la personne de Jésus entre l’état et le titre de Fils de Dieu devait, une fois au moins, au cours de son existence terrestre et avant d’être emportée dans la crise finale, être manifestée avec éclat aux yeux de ses disciples et à lui-même. Il fallait que l’homme saint réalisât une fois, au milieu de ses humiliations et de ses douleurs, la destination suprême de l’homme, et que la gloire de sa nature transparût un jour à travers son enveloppe de chair, afin que l’humanité reconnût en lui ce qu’elle serait devenue sans le péché et la mort. Ceci nous amène à
La transfiguration de Jésus fut à la fois, par son éclat, l’avant-coureur de sa glorification parfaite, et par sa brièveté, celui de sa passion. Disons qu’elle fut le saint refus d’une ascension prématurée. Ici, comme dans tous les actes principaux de la carrière de Christ, s’entremêlent la gloire et l’humiliation : dans le baptême prédominait l’humiliation, mais accompagnée de gloire ; dans la transfiguration, exaucement immédiat d’une prière (ἐν τῶ προσεύχεσθαι αὐτὸν, Luc 9.29), prédomine la gloire, mais prélude de l’humiliation. Et tandis que le représentant de l’ancienne Loi et celui de l’ancienne prophétie, revenus pour une heure du sein des réalités éternelles, s’entretiennent avec le Messie incarné de son suprême et prochain exode (ἔλεγον τὴν ἔξοδον αὐτοῦ, Luc 9.31), accomplissement de toutes les souffrances et de toutes les délivrances de l’ancien Israël, la même voix céleste qui était descendue sur la tête du pénitent du Jourdain, retentit sur le triomphateur du jour ; elle se fera entendre une troisième fois sur la victime déjà prête (Jean 12.28), à chaque fois glorifiant et relevant celui qui vient de s’abaisser lui-même.
Ainsi, comme il arrive souvent, le degré culminant de la carrière de Christ en devait marquer le déclin extérieur. La descente de la montagne au pied de laquelle il va retrouver le résumé de toutes les misères humaines (Luc 9.38-40) devait être le commencement de la fin. Déjà les derniers horizons de sa carrière sont apparus aux regards de Jésus : τὸ πρόσωπον αὐτοῦ ἐστήριξε τοῦ πορύεσθαι εἰς Ἱερουσαλήμ (Luc 9.51) ; déjà l’enveloppent des âpres vapeurs du sépulcre.
Avant d’être nécessaire à la rédemption de l’humanité déchue, cette passion de Christ, dans ses deux phases successives marquées par les deux noms de Gethsémané et Golgotha, l’a été à l’achèvement moral et physique de sa personnalité. Maintenant qu’il a dû, lui le Fils, apprendre ce qu’il ne savait pas encore, obéir sans comprendre (Matthieu 26.36-46z ; Hébreux 5.7-9), il a atteint la perfection du sacrifice ; il est prêt à épuiser la coupe des douleurs.
z – Nous citons la version de Matthieu parce que c’est celle des trois qui rend le mieux compte des gradations suivies par la lutte morale de Jésus en Gethsémané.
Mais aussi à ce progrès suprême accompli dans son âme, va correspondre un nouveau déploiement de pouvoir. Jusqu’ici, demeuré fils circoncis d’Abraham et Messie d’Israël, il n’était envoyé qu’aux brebis perdues de son peuple (Matthieu 15.24), et il était resté confiné dans les frontières de Canaan. Maintenant il a satisfait à la loi universelle de ce monde : par la mort à la vie ! (Jean 12.24-25) Comme tous les témoins d’une grande cause, il meurt non pour disparaître, mais pour rayonner d’une gloire plus haute sur un plus vaste théâtre. Sa suprême défaite sera son suprême triomphe, et de l’enveloppe brisée du Roi des Juifs va s’élancer le Sauveur de l’humanité, l’homme céleste et le roi de l’univers.
Le fait général de cette troisième période de l’existence de Christ a été la réintégration de sa personne dans l’état divin préexistant, comme contre-partie de son précédent abaissement de l’état divin dans l’état humain : Jean 16.28 ; 17.5 ; cf. Jean 6.62 ; 7.33-34 ; 8.14, 21.
Ainsi la glorification de la personne de Christ qui a commencé dès l’instant de sa mort, pour se poursuivre visiblement dans les actes successifs de sa résurrection, de son ascension et de sa parousie, n’a pas consisté dans une simple manifestation d’un état ou d’attributs divins masqués jusqu’alors par les modes de l’existence terrestre, mais dans le passage effectif d’un état à l’autre ; de l’état de lutte à celui de la félicité : τῇ ἁμαρτία ἀπέθανεν ἐφάπαξ — ζῇ τῷ θεῷ (Romains 6.10) ; de la faiblesse à la force : ἐξ ἀσθενέιας (2 Corinthiens 13.4) ; de la suprême bassesse à la souveraineté (Matthieu 28.18-20 ; Actes 3.21 ; Philippiens 2.9-10 : Éphésiens 1.20-23 ; 1 Timothée 3.16) ; de l’opprobre à la gloire (Jean 17.1-5) ; de l’existence psychique et adamitique :εἰς ψυχὴν ζῶσαν, à l’existence spirituelle et céleste : εἰς πνεῦμα ζωοποιοῦν (1 Corinthiens 15.45 ; cf. 2 Corinthiens 3.17).
Toutefois en rentrant dans l’état divin au terme de son existence terrestre, Christ ne s’est pas dépouillé de sa nature humaine, comme il s’était dépouillé de sa nature divine pour revêtir notre humanité ; car ayant une fois adopté cette humanité, il y allait de sa dignité de ne la point répudier avant de l’avoir portée en sa personne au plus haut degré de gloire auquel elle est destinée ; avant d’avoir consommé la perfection de la créature faite à l’image divine ; ramené l’enfant d’Adam jusqu’au Dieu dont il était descendu. Et qui dira et mesurera la grandeur dont la nature humaine est susceptible, et dont elle donne dès maintenant de si magnifiques exemples ? C’est à l’enfant d’Adam qu’appartient la devise : Quo non ascendam ?
Ainsi Christ n’a emprunté à la nature humaine dans son existence terrestre tout ce qui était à elle, son imperfection, sa faiblesse, sa souffrance, que pour partager avec elle tout ce qui était éternellement à lui, sa gloire, sa félicité et la vie éternelle, 1 Jean 5.20 ; et lorsqu’il aura transporté l’homme, la dernière des créatures intelligentes, jusque dans l’intimité même du Père et du Fils, jusque dans le sanctuaire de la Trinité (Jean 17.21-24), il tirera sa gloire encore de celle de chacun de ses frères (Romains 8.29).
M. de Pressensé a énoncé dans son dernier ouvrage une opinion nouvelle pour nous et qui nous a séduit un instant, c’est que Christ aurait recouvré une gloire supérieure, même à son état préexistant, en ce qu’il aurait été affranchi désormais de son rapport de subordination au Père : « Il résulte de ce grand texte (Philippiens 2.6, 9), d’une part, la préexistence divine du Rédempteur, sinon il ne serait pas possible de parler d’abaissement ni de dépouillement ; d’autre part, que, si haute que fut son origine par son glorieux droit d’aînesse et son office créateur, il avait encore à franchir un degré pour saisir l’égalité avec Dieu, ce qui implique sa subordination vis-à-vis de son Pèrea. »
a – Siècle apostolique, 2e période, pages 165 et 166.
Cette opinion nous paraît incompatible avec 1 Corinthiens 15.28, où la subordination du Fils au Père est enseignée pour l’éternité post comme ailleurs pour l’éternité ante.
Les éléments de la nature humaine que Christ a portés à leur perfection dans son état de gloire, et qui rejoignent son état divin sans en être absorbés et sans l’amoindrir, peuvent se résumer, d’après les enseignements du N. T., sous ces quatre chefs : le titre d’homme, le droit humain, la solidarité humaine, la corporalité humaine.
Le titre d’homme ou de Fils de l’homme lui est attribué par lui-même ou par ses témoins dans son état de gloire, comme il l’était dans son existence terrestre : Matthieu 25.31 ; 26.64 ; Jean 5.27 ; Actes 7.56 ; 17.31 ; 1 Corinthiens 15.45 ; 1 Timothée 2.5 ; cf. Apocalypse 1.13.
Le droit humain. Ce n’est pas, d’après le N. T., au nom du droit divin, essentiel et préexistant, mais du droit humain, acquis et historique, — « par droit de conquête, » plutôt que « par droit de naissance » — que Christ est rentré en possession de l’état qu’il avait abandonné avant son incarnation ; s’il redemande sa gloire éternelle, c’est qu’il a achevé toute son œuvre terrestre (Jean 17.5) ; s’il est rétabli dans la suprême puissance, c’est, d’après saint Paul, en récompense de son suprême abaissement : διὸ καί, Philippiens 2.9 ; c’est pour prix de l’ignominie qu’il a acceptée et bravée : αἰσχύνης καταφρονήσας ; (Hébreux 12.2). Et aussi bien, celui-là seul pouvait mériter de remonter de la terre au plus haut des deux qui avait pu s’abaisser du plus haut des cieux sur la terre.
La solidarité humaine. Bien que Christ exerce de nouveau depuis son ascension la souveraineté universelle dans les deux comme sur la terre, et qu’en sa qualité de Fils de Dieu il appartienne à la totalité des créatures comme elles lui appartiennent à lui-même, il est certain que même de cette position suprême qu’il occupe, il soutient un rapport spécial avec l’humanité, soit avec la fraction de l’humanité déjà rachetée : εἰς τὸ εἶναι αὐτὸν πρωτότοκον ἐν πολλοῖς ἀδελφοῖς Romains 8.29 ; Éphésiens 1.23 ; 5.32 ; Hébreux 2.11,16 ; soit avec la fraction de l’humanité encore appelée à la rédemption (Jean 17.2), ou avec l’humanité arrivée à consommation (Jean 5.27 ; Actes 17.31 ; cf. 2 Corinthiens 5.10).
La corporalité humaine. La corporalité assumée dans son incarnation, brisée, mais non détruite sur la croix, ranimée dans le sépulcre, transfigurée et glorifiée dans le ciel (Actes 3.21), est l’organe par lequel il se révèle dès maintenant aux fidèles (Actes 7.56 ; 1 Corinthiens 9.1 ; 15.8 ; Apocalypse 1.7), se révélera un jour au monde (Actes 1.11 ; Matthieu 24.30 ; 1 Thessaloniciens 4.16), et exerce le pouvoir suprême : ἐν αὐτῷ κατοικεῖ πᾶν τὸ πλήρωμα τῆς θεότητος σωματικῶς : Colossiens 2.9 (cf. Philippiens 3.21).
La nature du corps glorifié de Christ est devenue entre les théologiens luthériens et les réformés un sujet de discussion dont la doctrine luthérienne de la cène avait créé tout l’intérêt. L’ubiquité du corps glorifié de Christ affirmée par les luthériens par la raison que la droite de Dieu est partout, était combattue par les réformés par des preuves scripturaires difficiles à réfuter. Luther se permit même, au sujet de la session locale de Christ à la droite de Dieu, des plaisanteries que nous jugeons aujourd’hui un peu grosses, en tout cas peu concluantes : Ein Pappenspiel, wie man Kindern einen Gaukelhimmel male, darin ein gulden Stuhl und Christus darauf neben dem Vater in einer Chorkappe und guldenen Kroneb.
b – Cité par Al. Schweizer. Glaubenslehre der ev.-ref. Kirche. page 327.
Plus près de nous, Thomasius a fait de vains efforts pour enlever le sens local aux mots : ὅν δεῖ οὐρανόν δέξασθαι, Actes 3.21 ; et il allègue comme décisifs en faveur de la toute-présence réelle du corps glorifié de Christ les mots : ὁ τὰ πάντα ἐν πᾶσι πληρουμένος ; (Éphésiens 1.23)c.
c – Christologie. 2ter Theil, pages 283-284.
Nous appliquons à l’ubiquité de Christ glorifié nos déterminations précédentes concernant la toute-présence divine, que nous avons qualifiée de dynamique, en opposition à l’ubiquité substantielle qui exprimerait une extension indéfinie dans l’espace.
Cette détermination nous servira en même temps à résoudre l’antinomie d’un infini : πᾶν τὸ πλήρωμα τῆς θεότητος, contenu dans un fini : σωματικῶς (Colossiens 2.9). Nous disons que l’axiome réformé : Finitum non capax infiniti n’a pus d’application ici, par la raison que contenu et contenant sont deux quantités hétérogènes, relevant de deux ordres divers de l’existence, l’un de l’ordre de l’espace, l’autre de celui de l’esprit. Et la plénitude de la divinité peut habiter dans la corporalité glorifiée de Christ du même droit que sur la terre le corps le plus débile peut receler une âme capable d’aimer Dieu et l’humanité, une intelligence capable de mesurer les étoiles.
Si réelle cependant que soit l’assimilation du Christ glorifié à la nature humaine, si intime que soit la solidarité acceptée par lui avec elle, nous ne devons pas nous prévaloir de sa condescendance pour effacer toute ligne de démarcation entre Christ et le reste de l’humanité même glorifiée, nous constituer, nous ses créatures et ses rachetés d’hier, comme ses égaux et ses pairs de demain. Celui qui avait été de toute éternité conserve comme homme le premier rang en toutes choses : ἵνα γένηται ἐν πᾶσιν αὐτος πρωτεύων (Colossiens 1.18) ; comme frère de l’humanité rachetée, le droit de primo-géniture (Romains 8.29). Si donc il y a ressemblance, il n’y aura jamais parité entre Christ et nous ; ce n’est pas lui qui est glorifié avec nous, c’est nous qui devons l’être avec lui (Romains 8.17), en lui (Éphésiens 2.5,7), et pour lui (Éphésiens 4.15), et le faîte de nos destinées sera d’atteindre à sa stature (Éphésiens 4.13), de contempler sa gloire (Jean 17.24), jusqu’à cette limite du temps et de l’éternité où Dieu sera : τὰ πάντα ἐν πᾶσιν (1 Corinthiens 15.28).
Les principaux actes de la glorification de la personne de Christ sont : la descente aux enfers, la résurrection, l’ascension, l’effusion du Saint-Esprit, la parousie.
Tous ces degrés de la phase suprême du perfectionnement personnel de Christ sont renfermés dans la glorification du Fils par le Père réclamée au commencement de la prière sacerdotale, Jean 17.1 ; et dans l’expression : ὑψωθῆναι, qui revient à deux reprises dans la bouche de Jésus-Christ, Jean 3.14 ; 12.31, l’élévation sur la croix, par un sublime paradoxe, se confond aux regards du futur triomphateur avec l’élévation hors du tombeau et l’élévation dans le ciel, dans une même perspective.
Nous entendons par la descente aux enfers le séjour que Jésus a fait entre sa mort et sa résurrection dans le lieu d’attente des âmes décédées, appelé dans l’A. T. le Scheol, et dans le N. T. l’Adès, désigné par lui-même dans Luc 16.23 comme le domicile, partagé en deux compartiments, des âmes humaines au sortir de leur corps. La partie fortunée de ce séjour, celle dans laquelle il donne rendez-vous pour le jour même au brigand converti sur la croix, est appelée par lui le paradis : Luc 23.43 ; et sa partie ténébreuse est appelée par Paul : ἄβυσσος : Romains 10.7, et par Pierre : φυλακή : 1 Pierre 3.19. Quant à sa situation topographique, ce séjour est désigné par Paul dans les mots : τὰ κατώτερα μέρη τῆς γῆς Éphésiens 4.9.
Les passages du N. T. qui enseignent, selon nous, la descente de Christ aux enfers, sont : Actes 2.31 ; Romains 10.7 ; Éphésiens 4.9 ; 1 Pierre 3.19 ; elle est supposée dans les mots : ἀνέζησεν ἴνα καὶ νεκρῶν καὶ ζώντων κυριεύση Romains 14.9.
Le passage Actes 2.31, isolé des autres, favoriserait le point de vue réformé qui faisait de la descente aux enfers le dernier terme de l’abaissement de Christ ; mais il condamne, d’autre part, en mentionnant la présence de l’âme dans l’Adès, l’interprétation qui identifiait la descente aux enfers avec la sépulture de Christ ; et quant à la signification du fait lui-même, nous pouvons en inférer seulement que cette première étape de Christ, après l’accomplissement de sa passion, tout en représentant un premier degré de sa glorification, n’eût pu évidemment se prolonger sans dommage.
Le contraste entre la phase du séjour de Christ aux enfers, dans l’intervalle de sa mort et de sa résurrection, comme premier acte de la glorification de Christ, et la passion sur la croix, est en revanche clairement énoncé dans les deux membres de phrase : θανατωθεὶς μὲν σαρκὶ — ζωοποιηθεὶς (1 Pierre 3.18)d. C’est, selon l’apôtre, par le moyen de la mort sainte et volontaire que Christ, réduit pour un temps à l’état d’esprit pur et doué d’une vitalité nouvelle, a été mis en état d’accomplir une mission qui lui fût restée inaccessible dans son mode d’existence charnelle : la prédication aux morts (v. 19) ; et c’est ainsi que, remontant des plus infimes espaces créés (τὰ κατώτερα μέρη), il poursuivra cette marche triomphale qui va le porter successivement à travers toutes les provinces de son empire, les enfers, la terre et les cieux, partout opérant des délivrances et distribuant des grâces, jusqu’au siège suprême de l’univers (Éphésiens 4.8).
d – Il est évident qu’il ne s’agit pas dans ce texte de l’action du Saint-Esprit sur la personne de Christ, comme c’est le cas : Romains 1.4 ; 8.11 : mais du mode d’existence spirituel dans lequel Christ vient d’entrer au sortir de son mode d’existence charnel ; le même sens de πνεύματι se retrouve : 1 Timothée 3.16, où ce mot s’oppose également à σαρκί.
Il était également impossible, aussitôt la tâche terrestre de Christ accomplie, que l’âme de Christ fût retenue dans les enfers et son corps dans le sépulcre. Et du même droit dont le saint imparfait peut compter sur la rédemption future qui affranchira son corps de la loi de la corruption (Psaumes 16.10), il était convenable que dans le saint parfait, affranchi de la mort aussitôt que de la coulpe du péché, le procès de la vie recommençât dès l’instant du dernier soupir (Actes 2.24, 32 ; 13.35-37).
M. Godet voit dans le trait mentionné Jean 19.34 (le jet de sang et d’eau) le symptôme de cette immunité propre au corps inanimé de Christ, de n’avoir pas été un seul instant réduit à l’état de cadavre :
« Il ne nous reste, écrit-il, qu’à admettre que ce fait mystérieux s’est passé en dehors des lois de la physiologie commune, et qu’il est en relation avec la nature exceptionnelle d’un corps que le péché n’avait jamais altéré, et qui marchait à la résurrection sans avoir à passer par la dissolution. A l’instant de la mort commence en général le procédé de dissolution. Le corps de Jésus a dû prendre dès cet instant une voie différente ; il est entré dans celle de la glorificationa. »
a – Commentaire sur saint Jean
La résurrection, second degré de la glorification de Christ, a été pour sa personne tout à la fois le témoignage éclatant et rendu de haut, et par toutes les perfections du Père lui-même, διὰ τῆς δόξης τοῦ πατρός (Romains 6.4), à sa justice parfaite, obscurcie par les humiliations de sa vie et de sa mort (cf. 1 Timothée 3.16 : ἐδικαιώθη ἐν πνεύματι), et la condition d’une glorification plus complète : τοῦ ὁρισθέντος (Romains 1.4 ; cf. Jean 17.1).
Nous nous rattachons à l’opinion de Philippi et de M. Godet qui rendent le participe : ὁρισθέντος par établi, « sens dérivé de délimité, décrété, destiné à » — « Jemanden zu etwas bestimmen, ernennen, einsetzen. »
Cette interprétation nous paraît confirmée par le rapprochement fait par Paul entre la résurrection de Christ et le sacre prédit du Messie en Sion (cf. Psaumes 2.6-7 avec Actes 13.33 ; Hébreux 1.5 ; 5.5).
La résurrection de Christ est présentée dans le N. T. comme l’œuvre commune du Père, du Saint-Esprit et de Christ lui-même, chacun y concourant selon l’analogie des déterminations économiques des personnes divines.
Au Père a appartenu dans cette œuvre, comme dans toute autre, l’initiative souveraine (Actes 2.24,32 ; 3.15 ; 13.33-34 ; Romains 6.4 ; 8.10). Au Saint-Esprit, la causalité morale, exprimée par saint Paul par les prépositions κατὰ (πνεῦμα ἁγιωσύνης Romains 1.4), et διὰ avec l’accusatif (τό ἐνοικοῦν αὐτοῦ πνεῦμα Romains 8.11)b. A lui de préserver dans le sépulcre la dépouille sainte de la victime de toute atteinte de la corruption, de la même façon qu’il conserve dans la dépouille du fidèle livrée à la terre et au sein même de la corruption, le principe du corps nouveau (Romains 8.11). A Christ enfin, déjà vivifié en esprit (1 Pierre 3.18), de ressaisir au troisième jour, par la puissance nouvelle dont il est investi, ce corps qui l’attend inanimé et encore immaculé dans le sépulcre pour devenir l’organe d’activités nouvelles et plus hautes, le maître de plus vastes et plus lumineux espaces (Jean 2.19 ; 10.18).
b – Il faut remarquer dans ce passage l’emploi de ἐγείρας à propos de la résurrection de Christ, et de ζωοποιήσει, c’est-à-dire d’un terme beaucoup plus fort, pour désigner la nôtre.
De même que la vivification du corps de Christ a commencé dès l’instant de sa mort, l’ascension a commencé dès le jour de sa résurrection : ἀναβαίνω πρὸς τὸν πατέρα μου : Jean 20.17.
Nous ne devons pas toutefois, comme l’ont fait plusieurs interprètes, confondre ces deux actesc, comme si la glorification de sa personne étant consommée dès sa résurrection, le séjour de quarante jours sur la terre n’avait eu d’autre but que de convaincre parfaitement ses disciples de la réalité de sa résurrection. Nous ne saurions admettre que cette raison apologétique soit la seule ni même la principale, et nous y joignons celle tirée des conditions de son développement personnel : οὔπω ἀναβέβηκα (Jean 20.17). La parole mystérieuse adressée à Marie-Madeleine : Μή μου ἅπτου, nous révèle le Maître engagé dans une phase de transfiguration à laquelle doit correspondre la conduite de ses disciples à son égard, distincte à la fois de celle qui l’a précédée et de celle qui doit la suivie, et l’intervalle de quarante jours qui sépara sa résurrection de l’ascension fut, pour sa personne tout d’abord, une période de transition rationnelle et nécessaire entre l’état terrestre dont il vient d’être affranchi et l’état céleste où il va être réintégré. Aussi n’est-il capable de produire, durant cette période intermédiaire, qu’une effusion partielle et préliminaire de l’Esprit dans ses disciples : λάβετε πνεῦμα ἅγιον (recevez du Saint-Esprit), Jean 20.22 (cf. Jean 7.39).
c – Voir entre autres Hoffmann, Schriftbeweis, tome II, p. 473. La contradiction signalée par Meyer dans son Commentaire entre Actes.1.3 qui mentionne les quarante jours et la fin de l’Evangile de Luc qui les passe sous silence, n’existe que dans la supposition que l’omission équivaut à la négation d’un fait.
L’ascension visible et corporelle de Christ, contemplée par les disciples entre Jérusalem et Béthanie au quarantième jour après sa résurrection, est donc un des degrés distincts et décisifs de la glorification de Christ, l’inauguration de sa souveraineté universelle, (Matthieu 28.18 ; Éphésiens 1.20), et la condition d’activités nouvelles, dans le monde et dans l’Eglise, déclarées jusqu’alors par lui-même au-dessus de sa portée (Jean 12.32 ; cf. Jean 14.12).
Mais il ne lui suffit pas d’être glorifié au sommet de l’univers ; il lui faut l’être dans le sein de l’humanité terrestre et dans le cœur de ses disciples.
Il fallait, d’après l’enseignement du N. T., que Christ fût pleinement glorifié pour avoir le droit et le pouvoir de répandre l’Esprit dans le sein de l’humanité (Jean 7.39) ; il y aurait eu même incompatibilité absolue entre la prolongation du séjour de Christ sur la terre et la descente de l’Esprit (Jean 16.7).
Comme la résurrection de Christ, la descente du Saint-Esprit nous est présentée dans le N. T. comme l’effet du concours du Père : Jean 14.26, et de Christ : Jean 15.26.
Mais s’il fallait que Christ fût glorifié pour envoyer l’Esprit, c’était pour que l’Esprit glorifiât Christ sur la terre à son tour, en le faisant connaître et reconnaître des intelligences et des cœurs d’une façon toute nouvelle en intensité et en étendue ; en le multipliant, pour ainsi dire, par une action invisible et permanente, dans l’âme de chacun de ses disciples, et par l’organe de l’Eglise dans le monde (Jean 16.8-15 ; cf. Jean 6.48).
Ainsi Christ remonté au ciel visiblement et corporellement ne cesse d’en redescendre invisible en sa personne, mais visible dans ses effets : « je vous le dis, désormais vous verrez le fils de l’homme assis à la droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel. » (Matthieu 26.64). Le premier acte de ce long retour a été l’envoi du Saint-Esprit qui a rapporté Christ au monde et fondé l’Eglise, le nouveau corps de Christ (ἔρχομαι πρὸς ὑμᾶς Jean 14.18 ; — Éphésiens 1.23 ; 4.4,12,16). Les actes subséquents, et de plus en plus visibles et retentissants, du Christ glorifié ont été les jugements partiels exécutés sur le monde juif et gentil et les réveils de l’Eglise, jusqu’au jour où il reparaîtra descendant du ciel comme il y était remonté (Actes 1.11).
« Jésus, a dit Pascal, est en agonie dans ses élus jusqu’à la fin du monde. » Cette agonie de Christ dans ses élus (Colossiens 1.24) aura un terme. Comme dans son état terrestre, sa personne était bien visible sur la terre, mais que la gloire de cette personne était voilée au ciel et sur la terre ; et qu’aujourd’hui cette gloire est manifeste dans le ciel, mais qu’elle est encore voilée sur la terre, le jour viendra où cette gloire sera manifestée sur la terre comme dans le ciel (Colossiens 3.4 ; 1Jean 3.2). Connu et reconnu par les fidèles qui sont sur la terre, il faut qu’il le soit un jour par les rebelles de l’univers entier (Philippiens 2.10-11). Objet de foi jusqu’à cette heure (1 Pierre 1.8 ; 1 Timothée 3.16), le jour approche où il sera redevenu objet de vue (Luc 21.27)