Parlez et agissez comme devant être jugés par la loi de la liberté ; car le jugement sans miséricorde sera pour qui n’a pas fait miséricorde, et la miséricorde triomphe de la condamnation.(Jacques 2.12-13)
A l’occasion de cette généreuse impartialité que nous devons observer entre le riche et le pauvre, l’apôtre saint Jacques a professé le grand principe qu’aucun devoir observé ne peut nous exempter de l’observation d’un autre devoir, que toutes les parties de la morale chrétienne sont solidaires entre elles, que la loi, pour tout dire en un mot, est une et indivisible. Nous avons développé, dans un autre discours, cette vérité à laquelle l’apôtre a consacré les deux versets qui précèdent ceux de notre texte. L’auteur sacré vous semble peut-être avoir perdu de vue son point de départ, ou avoir pris définitivement congé du sujet auquel, tout d’abord, il avait donné son attention. Mais ne le croyez pas. L’apôtre, à qui une vérité particulière a donné lieu d’énoncer une vérité beaucoup plus générale, n’a point, sur cette hauteur sublime, oublié la plaine ou la vallée dans laquelle, si je puis m’exprimer ainsi, il se promenait avec nous tout à l’heure. Il y va redescendre ; il s’y engage de nouveau dans les versets que nous avons à vous expliquer. Le respect de l’infortune, la compassion, la charité, voilà ce qu’il va nous prêcher encore. Telle est l’inspiration, tel est le sens de ces paroles remarquables : Parlez et agissez comme devant être jugés par la loi de la liberté ; car le jugement sans miséricorde sera pour qui n’a pas fait miséricorde, et la miséricorde triomphe de la condamnation.
Saint Jacques, dans le chapitre précédent, nous a déjà parlé d’une loi de la liberté, qu’il appelle la loi parfaite[o]. C’est un autre nom de la nouvelle alliance ou de l’Evangile. L’Evangile est pour tous les hommes, Juifs ou Gentils d’origine, une loi de liberté ; l’apôtre s’adresse, il est vrai, aux douze tribus dispersées, c’est-à-dire à des chrétiens nés sous la loi de Moïse ; pour eux, le sens de cette expression : la loi de la liberté, était plus facilement intelligible, devait être plus rapidement saisi. L’Evangile, en effet, les avait libérés d’une manière plus palpable, plus matérielle. Il les avait délivrés de ce joug de la loi, que ni eux, ni leurs pères, ainsi que le dit saint Paul, n’avaient pu porter[p]. Et n’oubliez pas que ce joug pesait sur eux d’un double poids. Il y avait, d’une part, des commandements à observer ; il y avait, de plus, une responsabilité effrayante pour quiconque ne les avait pas observés, c’est-à-dire pour tout le monde sans exception. Est-ce qu’à ces deux égards l’Evangile avait apporté la liberté ? Il faut distinguer. La loi des rites avait pris fin ; Jésus-Christ ayant déchiré le voile, Jésus-Christ ayant abattu le mur de séparation que la dispensation mosaïque élevait entre le peuple juif et le reste de l’humanité, tout cet ensemble de cérémonies et d’observances qui n’étaient qu’une vaste et permanente prophétie, s’était dissipé comme un brouillard aux rayons du soleil levant ; le temple n’était plus qu’un monument, et les Romains, en le démolissant, ne devaient, en effet, démolir qu’une ruine. C’est vous dire que cette partie de la loi ancienne qui consistait en actes symboliques, ne pesait plus sur les Juifs, j’entends sur ceux d’entre eux qui avaient accepté Jésus-Christ. Il n’en pouvait être ainsi de la loi morale, immuable de sa nature, universelle, éternelle. La justice et la charité sont de tous les lieux et de tous les temps. Ce joug, si c’en est un, n’est pas de ceux qui peuvent être brisés. Ce qui peut se faire, mais par une merveille de la puissance divine, c’est que ce joug cesse d’être un joug, et que l’obéissance, en se pénétrant d’amour, prenne les caractères de la liberté, l’homme étant désormais contraint du dedans et non plus du dehors. Cet admirable changement, qui, bien plus que le précédent, mérite à l’Evangile le beau nom de « loi de liberté », nous en parlerons plus tard ; il n’intéresse pas directement le sujet que saint Jacques propose en ce moment à nos réflexions. Ce qu’il faut vous dire ici, pour entrer véritablement dans la pensée de l’apôtre, c’est que le joug de la crainte est brisé, c’est que la peine des infractions commises est abolie, c’est qu’au nom de Jésus-Christ nous avons accès auprès de Dieu, qui, jetant hors de sa mémoire les péchés de sa créature, consent à ne plus dater avec elle d’Adam, mais de Jésus-Christ, et nous donne à tous, sur le terrain de la miséricorde, un point de départ nouveau. C’est dans ce sens excellent que Jésus-Christ nous affranchit, c’est dans ce sens excellent que l’Evangile est la liberté. J’avoue bien que, si la grâce en restait là, la grâce serait vaine ; car comment serions-nous plus heureux si nous n’étions meilleurs, ou sauvés si nous n’étions changés ? Mais c’est que, précisément, la grâce n’en reste pas là ; elle renferme en soi, elle apporte avec elle les semences, le principe d’une nouvelle vie ; elle subjugue (nous pouvons le dire hardiment, puisque mille et mille faits l’ont prouvé) elle subjugue l’homme par la reconnaissance et par la joie ; la crainte bannissait l’amour, l’amour bannit la crainte ; et le fidèle, mis au large, ne marche pas seulement, mais court, selon l’expression du prophète, dans la voie des commandements divins[q].
[o] Jacques 1.25
[p] Actes 15.10
[q] Psaumes 119.32
Qu’est-ce qui domine dans cette nouvelle dispensation, dans ce système admirable et définitif de la Providence de Dieu ? C’est la grâce ou la miséricorde. La grâce ou la miséricorde en est la pensée, la règle, l’inspiration. De quelque côté que vous regardiez, vous ne voyez que grâce. L’Evangile est la preuve sans réplique, la manifestation éclatante d’une vérité que l’homme n’eût jamais osé ni concevoir ni prononcer, quelque besoin qu’il en eût, quelque digne qu’elle lui parût de faire la base d’une religion divine. Quelle vérité ? Que Dieu est amour. En sorte que quand saint Jacques prononce le mot de liberté, quand il désigne l’Evangile par ce nom, c’est l’idée de grâce, d’indulgence, de tendre et inépuisable compassion qu’il réveille dans les esprits ; et en caractérisant par ce seul mot les rapports nouveaux et définitifs de l’homme avec Dieu, n’a-t-il pas rappelé à toute âme sincère quels doivent être les rapports de l’homme avec l’homme ?
Le raisonnement de l’apôtre (car il y a ici tout un raisonnement), se retrouve ailleurs dans le Nouveau Testament, et notamment dans cette simple et familière parabole, que chacun de vous se rappelle :
Un roi voulut faire compte avec ses serviteurs. Quand il eut commencé à compter, on lui en présenta un qui lui devait dix mille talents ; et parce qu’il n’avait pas de quoi payer, son maître commanda qu’il fût vendu, lui, sa femme et ses enfants, et tout ce qu’il avait, afin que la dette fût payée. Et ce serviteur, se jetant à terre, le suppliait en lui disant : Seigneur, aie patience envers moi, et je te payerai tout. Alors le maître de ce serviteur, ému de compassion, le laissa aller, et lui quitta la dette. Mais ce serviteur, étant sorti, rencontra un de ses compagnons de service, qui lui devait cent deniers ; et l’ayant saisi, il l’étranglait en lui disant : Paye-moi ce que tu me dois. Et son compagnon de service, se jetant à ses pieds, le suppliait en lui disant : Aie patience envers moi, et je te payerai tout. Mais il n’en voulut rien faire, et s’en étant allé, il le fit mettre en prison, pour y être jusqu’à ce qu’il eût payé la dette. Ses autres compagnons de service, voyant ce qui s’était passé, en furent fort indignés, et ils vinrent rapporter à leur maître tout ce qui était arrivé. Alors son maître le fit venir et lui dit : Méchant serviteur, je t’avais quitté toute cette dette, parce que tu m’en avais prié ; ne te fallait-il pas aussi avoir pitié de ton compagnon de service, comme j’avais eu pitié de toi ?[r]
Nous avons appelé l’œuvre d’affranchissement consommée au prix de la gloire et du sang de Jésus-Christ une preuve sans réplique de la charité de Dieu. Ne pouvons-nous pas dire également que le raisonnement de l’apôtre est un raisonnement sans réplique ? Ce n’est pas, à la vérité, l’esprit, c’est le cœur qui en apprécie la force et la justesse ; mais qu’importe ? n’y a-t-il pas des choses qui sont du ressort du cœur, et dont le cœur est juge sans appel ? Quel homme que celui qui dirait : « Dieu m’a aimé, c’est vrai ; il m’a aimé d’un amour sans mesure ; mais ce n’est pas une raison pour que j’aime ; je ne trouve entre ce point de départ et cette conclusion aucun lien dans mon esprit ». Et il a raison, il n’y en a point ; il n’y en a point non plus entre l’amour que Dieu lui a montré et l’amour de reconnaissance qu’on lui demande pour Dieu ; la logique la plus subtile ne parviendrait pas à le prouver ; et s’il n’est pas tenu d’aimer Dieu, qui a fait quelque chose pour lui, comment le serait-il d’aimer son semblable, qui ne lui a point fait de bien, qui lui a fait peut-être du mal ?
C’est donc seulement au jugement du cœur et de la conscience que l’argument est sans réplique ; mais si vous ne récusez pas ces deux juges, la vérité pratique enseignée ici par l’apôtre est désormais à l’abri de toute contestation. L’homme serait moins qu’homme si une acclamation universelle n’accueillait pas cette maxime : « Dieu m’a aimé, je dois aimer ». Aussi n’est-elle pas contestée ; on n’essaye pas même d’en diminuer la portée ; elle n’est vraie qu’à condition d’être absolue, elle n’est évidente qu’à condition d’être infinie. Non, on ne la conteste pas, on ne la mutile pas, mais on l’oublie ; la conscience y souscrit, le cœur lui rend témoignage ; mais cette divine logique que l’Esprit de Dieu enseigne à notre âme, notre âme, écolière paresseuse, ne se la rend pas familière du premier coup ; et quoique la conversion soit la plus fondamentale des révolutions, quoiqu’il y ait sans doute entre l’état moral de celui qui ne croit pas et l’état moral de celui qui croit, une différence essentielle, il n’est pas superflu, croyez-le bien, de rappeler au croyant, je veux dire à celui qui croit à l’amour de Dieu, que cet amour entraîne pour lui, nécessairement, irrésistiblement, la nécessité, non seulement d’aimer Dieu, mais d’aimer le prochain, c’est-à-dire tout homme, comme homme, le pauvre comme le riche, l’étranger comme le compatriote, l’adversaire comme l’ami.
Saint Jacques sait bien que ce n’est pas superflu ; et c’est pourquoi, dans notre texte, il dit à ces nouveaux chrétiens, à ces sectateurs de la grâce, à ces hommes dont tout le symbole peut se réduire à ce peu de mots : Dieu est amour[s], à ces héritiers de la liberté qui vient de Dieu : Parlez et agissez comme devant être jugés par la loi de la liberté. Parlez, c’est-à-dire, rendez hommage, dans tous vos discours, dans tous vos jugements, à cette liberté, à cette grâce, à cet amour. Ne parlez pas comme ceux qui n’y croient pas. N’ayez pas des opinions qui la contredisent. Ne montrez pas une inquiétude et une tristesse qui conviennent mal à un tel sujet de joie, à un si grand motif d’espérance. Mais surtout ne soyez pas, dans vos discours, durs, insensibles, impitoyables. N’appliquez pas à vos semblables une autre loi que celle qui vous fut appliquée ; ne les mesurez pas à une autre mesure que celle à laquelle on vous a mesurés[t]. Que votre langage vous fasse reconnaître ; qu’il annonce que vous vous sentez aimés, et qu’à votre tour vous aimez. Toutefois, on pourrait sans invraisemblance attribuer à ces mots : Parlez et agissez, une intention plus particulière. Peut-être l’apôtre a-t-il voulu dire : Vous parlez volontiers et couramment de la loi de la liberté ou de l’économie de la grâce. Cela vous est facile. C’est parler de la fin de vos angoisses et du principe de votre espérance. C’est parler de vos privilèges, et qui sait si vous n’avez pas vu dans cet amour qui se prodigue à tous, et qui s’offre, ce semble, avec plus d’empressement aux plus indignes, une distinction flatteuse pour votre orgueil, que cet amour, au contraire, était destiné à confondre ? Vous en parlez, dis-je, très volontiers ; et d’autant plus volontiers peut-être que c’est un moyen, une occasion de prendre, à l’égard de ceux à qui vous vous adressez, la position et l’attitude de docteurs ou tout au moins de frères aînés. Il n’est peut-être pas bien nécessaire de vous dire : Parlez, à vous qui, selon les rencontres, ne parlez que trop ; mais il est nécessaire de vous dire : Agissez. Conduisez-vous selon vos paroles, comme des disciples de l’Evangile ; soyez bons pour les autres, car Dieu a été bon pour vous ; traitez-les en frères, car il vous a traités en enfants ; affranchis d’hier, n’ayez pas des esclaves ; je dis des esclaves, car nous sommes tous disposés à faire, par égoïsme, de chacun de nos semblables un esclave ; vos chaînes ont été brisées : ne mettez pas vos frères à la chaîne, à la chaîne de votre orgueil, de votre personnalité, de vos ressentiments. Ne parlez pas seulement, mais agissez surtout, comme devant être jugés par la loi de la liberté.
[s] 1 Jean 4.16
[t] Matthieu 7.1-2
Mais je crois vous entendre. Vous me demandez ce que je compte faire de ces mots de jugement et de loi qui se trouvent dans le texte, et que, jusqu’à ce moment, j’ai évités avec soin. Car, dites-vous, saint Jacques ne dit pas seulement : « Parlez et agissez comme des héritiers de la liberté, comme les objets d’une grâce immense et inespérée » ; il dit : Parlez et agissez comme devant être jugés par la loi de la liberté. Je le sais bien, et j’ai réservé ces mots pour les considérer à part ; car ils ne sont, dans le texte qui nous occupe, ni une circonstance insignifiante ni une médiocre difficulté.
Et d’abord, il résulte des paroles de saint Jacques que la liberté, ou l’Evangile, est une loi. Or une loi est une règle, et n’est pas autre chose. La loi, c’est ce qu’il faut faire. Dire qu’il faut faire une chose, qu’on doit la faire, c’est dire qu’on ne peut pas y manquer impunément ; autrement on pourrait dire tout au plus que la chose est bonne, bienséante, agréable, mais on ne dirait pas qu’il faut la faire. Et qu’on ne prétende pas que le mot de loi ne doit pas, en ce lieu, être pris à la rigueur. A peine pourrait-on le soutenir quand l’apôtre aurait dit : « Parlez et agissez comme vivant ou comme étant placés sous la loi de la liberté » ; à peine pourrait-on dire alors que loi signifie régime, économie, dispensation ; mais peu importe, car l’apôtre a dit : « comme devant être jugés par la loi de la liberté ». Il y a un jugement ; ce mot dit tout ; il réveillerait l’idée de loi, quand le mot de loi ne serait pas dans le texte. Il est ici le mot essentiel, nous nous y tenons ; ce qu’il importe de reconnaître, ce qui est grave, ce que plusieurs peut-être trouveront difficile à accepter, c’est que le chrétien, le croyant est soumis à un jugement et par conséquent exposé à une condamnation, comme l’apôtre, d’ailleurs, l’exprime formellement . Il est inutile que nous vous rappelions que l’Evangile parle d’un jugement où Jésus-Christ figure comme juge et tous les hommes comme parties. Il nous faut tous, est-il dit, comparaître devant le tribunal de Christ. Quelles que soient l’époque, la forme et la teneur même de ce jugement, la vérité est qu’il est universel, et qu’il n’a pas pour objet notre foi, mais nos œuvres : afin, dit l’apôtre, que chacun reçoive selon ce qu’il a fait étant dans son corps[u]. N’essayons pas d’arracher du livre de l’Evangile cette vérité ; il y aurait trop à faire, trop de paroles, veux-je dire, à effacer ou à tordre. Il est écrit, d’un autre côté, que cela ne vient ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde[v] ; que nous sommes sauvés, si nous venons à l’être, par la foi, non par les œuvres[w] ; que Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique au monde ; et que le sujet de la condamnation, c’est que la lumière est venue dans le monde, et que les hommes ont mieux aimé les ténèbres que la lumière[x]. A effacer de l’Ecriture ces passages, à les tordre ou à les affaiblir, il y aurait aussi, n’est-il pas vrai ? trop à faire. Mais enfin, les premiers ne contredisent-ils pas les seconds ? Si nos œuvres nous jugent, est-ce la foi qui nous sauve ? Voilà ce qu’on dit ; et on ne le dit pas, ce me semble, sans quelque apparence de raison. On oublie seulement une chose : c’est que, s’il est un sens dans lequel la foi fait opposition aux œuvres et les œuvres à la foi, il en est un autre dans lequel la foi et les œuvres ne font qu’un. Ce qui est, dans l’Ecriture, opposé à la foi, ce sont les œuvres sans la foi ; mais jamais l’Ecriture ne met en opposition la foi et les œuvres de la foi. Dans ce dernier sens, je veux dire en considérant les œuvres comme le résultat et la preuve de la foi, l’Ecriture, qui ne dit nulle part que nous soyons sauvés par les œuvres, n’hésite pas à dire que nous sommes jugés par nos œuvres[y] ; car la foi a dû en produire de bonnes, et si elle n’en a pas produit de pareilles, c’est tout simplement que notre foi n’était pas la foi. Un principe que l’Evangile n’a pu ni voulu renverser, c’est que les yeux de l’Eternel sont trop purs pour voir le mal[z], c’est que rien d’impur ni de souillé n’entrera dans le royaume de Dieu[a], c’est que sans la sanctification, nul ne verra le Seigneur[b]. S’il n’y a plus de condamnation, c’est, dit saint Paul, pour ceux qui sont en Jésus-Christ, (qui sont, l’entendez-vous ?) et qui marchent, non selon la chair, mais selon l’esprit[c]. Faites votre compte là-dessus, et tenez-vous pour assurés que si la foi nous sauve, c’est parce qu’elle nous rend capables de faire des œuvres de justice, que, sans elle, nous ne ferions jamais. Or, ces œuvres sont le témoignage de notre foi comme les fruits sont le témoignage de l’arbre ; ces œuvres sont la mesure de notre foi comme les productions de nos mains sont la mesure de notre force ou de notre adresse. A nos œuvres on voit si nous avons cru et comment nous avons cru. En jugeant nos œuvres, c’est donc notre foi que Dieu juge ; il n’y a là nulle contradiction. Il eût pu dire sans doute qu’il nous jugerait sur notre foi ; mais, outre que le langage dont il s’est servi est bien plus intelligible pour tous, qu’eût-il gagné à parler ainsi ? L’important n’est pas que nous soyons jugés sur l’un plutôt que sur l’autre, l’important c’est qu’un jugement intervienne ; la difficulté, si c’en est une, c’est que, dans l’Evangile de grâce, il soit question d’un jugement ; mais que je sois jugé sur mes œuvres extérieures, ou que je le sois sur cette œuvre intérieure qui s’appelle la foi, qu’importe après tout ? Il y a un jugement, c’est-à-dire un compte demandé, un compte à rendre ; or, on ne rend compte que de sa volonté et de sa liberté : si, pouvant croire, je n’ai pas cru ; si, pouvant agir, je n’ai pas agi, je suis comptable à Dieu de n’avoir pas cru comme de n’avoir pas agi ; et il y a matière, dans un cas comme dans l’autre, à une sentence d’absolution ou à une sentence de condamnation.
[u] 2 Corinthiens 5..10
[v] Romains 9.16
[w] Ephésiens 2.8-9
[x] Jean 3.16-19
[y] 1 Pierre 1.17
[z] Habacuc 1.13
[a] Apocalypse 21.27
[b] Hébreux 10.14
[c] Romains 8.1
La foi, ne l’oublions jamais, est une œuvre qui produit d’autres œuvres, une œuvre-mère dont toutes les œuvres sont les filles. La mère peut être jugée dans les filles, comme elle peut l’être en elle-même : le résultat est le même, la justice la même, la sagesse de Dieu et la raison de l’homme sont satisfaites dans les deux cas ou dans les deux formes. Ne nous arrêtons pas à cela. Si quelqu’un n’avait pas compris que la foi, bien loin d’être un pur et simple événement où notre volonté est étrangère, est, au contraire, l’usage le plus réel et le plus considérable que nous puissions faire de notre liberté, c’est qu’il n’aurait pas compris que la foi consiste essentiellement à accepter successivement la sentence qui nous déclare tous déchus et condamnés, et l’amnistie qui nous relève en nous humiliant ; il n’aurait pas vu que la foi est une abdication de nos justices, un hommage volontaire à la justice de Dieu, une remise pleine et entière de notre sort entre ses mains, une consécration de toute notre vie à son service, en un mot, l’acte le plus énergique aussi bien que le plus décisif, l’acte le plus moral comme le plus heureux dont la grâce de Dieu puisse nous rendre capables, et que c’est précisément en nous en rendant capables que la grâce de Dieu nous sauve. Les œuvres ne sont donc qu’une continuation de la foi (pesez bien ce terme), comme les branches sont une continuation du tronc, le tronc une continuation des racines. Et de même que les branches, le tronc et les racines ne font qu’un, les œuvres, la foi, la grâce ne font qu’un. Qui parle de l’un parle de l’autre, qui juge l’un juge l’autre ; on connaît l’arbre à ses rameaux comme à son tronc, à son tronc comme à ses rameaux.
On peut, il est vrai, faire une autre objection. Cette foi, dit-on, consiste à croire qu’on est sauvé indépendamment des œuvres qu’on a pu ou qu’on pourra faire. Je demande quelle est cette théologie, et où donc vous avez trouvé cela. D’abord, la foi ne sauve pas indépendamment des œuvres de la foi ; nous venons de le voir, et nous ne le répéterons pas ; mais, de plus, la foi ne consiste pas à croire qu’on est sauvé. Elle consiste à croire qu’on est aimé ; qu’on a reçu, sans y être absolument pour rien, le pardon de ses transgressions, que rien ne nous séparera de l’amour de Dieu. Elle consiste à croire, quand elle a obtenu sa plénitude, que Dieu nous sauvera certainement ; mais elle ne consiste pas à croire que nous sommes dès à présent sauvés ; car, dit saint Paul, nous ne sommes sauvés qu’en espérance[d] ; et le même apôtre qui nous dit : Ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés, et ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés, et ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés[e], le même apôtre nous exhorte à travailler à notre salut[f], à consommer notre salut. La contradiction qu’on croyait voir n’existe donc pas ; car s’il est contradictoire de dire qu’on est sauvé par une foi qui consiste à croire qu’on est sauvé, il ne l’est nullement de dire qu’on sera sauvé par une foi qui consiste à croire qu’on est aimé.
[d] Romains 8.24
[e] Romains 8.30
[f] Philippiens 2.12
Nous avons donc à être jugés ; notre foi sera éprouvée par nos œuvres. A nos œuvres on connaîtra ce qu’était, ce que valait notre foi. Et d’après quelle loi serons-nous jugés, puisque enfin tout jugement suppose une loi ? Nous le serons, dit l’apôtre, d’après la loi de la liberté, qui est, nous l’avons dit en commençant, la loi de l’Evangile, la loi de la grâce et de la miséricorde, la loi dont le premier article est ainsi conçu : Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils au monde[g].
[g] Jean 3.16
Eh bien ! d’après une telle loi, comment seront-ils envisagés, jugés et traités, ceux qui n’auront point exercé la miséricorde ? Ou, si vous voulez qu’on les juge sur leur foi, comment leur foi sera-t-elle jugée ? De quelle espèce de foi ont-ils cru à l’amour du Père, ceux en qui leurs frères n’ont point trouvé d’amour ? Dans quel sens ont-ils accepté la divine amnistie, ceux qui ne peuvent obtenir de leur propre cœur une amnistie en faveur de leur prochain ? Quelle communion d’esprit peut-il y avoir entre celui de qui procèdent toute grâce excellente et tout don parfait[h], et ce cœur sec, duquel, en le pressant, on ne saurait extraire une pensée, un mouvement de véritable charité ? Un mouvement, une pensée, tandis que la charité, comme l’huile vierge dont pas une goutte n’est due à l’effort du pressoir, eût dû s’en écouler à flots larges et continus ! Ah ! vous devez comprendre que si la loi de la liberté est la plus gracieuse des lois, elle est aussi la plus redoutable des lois. Vraiment l’apôtre avait raison de l’appeler la loi parfaite[i] ! Toute autre eût moins exigé ; mais celle-ci, que n’exige-t-elle pas ! Que devons-nous de moins que tout, à qui nous a tout donné ? Et après avoir cru à la miséricorde, après avoir accepté à notre profit une miséricorde sans bornes, et entre laquelle et l’abîme il n’y avait rien pour nous, qu’adviendra-t-il de nous si nous ne sommes pas miséricordieux ?
[h] Jacques 1.17
[i] Jacques 1.17
L’apôtre a répondu : « Il y aura, dit-il, un jugement (ou une condamnation) sans miséricorde ». Vous l’avez entendu : « sans miséricorde ». Il ne nous appartient pas de distinguer entre un péché et un autre péché, ni de mettre un devoir au-dessus d’un autre devoir. Toutefois il nous est impossible d’oublier le nom que Dieu a pris dans l’Evangile : Dieu, dit l’Evangile, est amour[j]. L’amour est le principe de la nouvelle alliance. L’amour est, chez ce nouveau peuple que Dieu vient de créer à son image, le principe de l’obéissance, la loi suprême, l’esprit de toutes les lois. Tout, dans cette économie, est marqué au coin de l’amour. La charité comprend tout, anime tout, produit tout. L’amour est la fin du commandement. Comment donc cette loi nouvelle n’aurait-elle pas particulièrement mis en évidence et en saillie la miséricorde ? Comment la charité, qui n’est autre chose que d’aimer à la manière de Dieu et dans l’esprit de Dieu, ne serait-elle pas la marque la plus sûre d’un vrai christianisme, le sceau le plus irrécusable de la vraie foi ? Un devoir accompli ne nous acquitte pas d’un autre devoir ; nous l’avons reconnu dans un précédent discours ; une main, comme s’exprime un proverbe populaire, ne lave pas l’autre ; mais la vraie charité suppose tout le reste ; le véritable miséricordieux, celui qui aime à la façon de Dieu, ne peut pas être impur, profane, injuste, mondain, prodigue de son temps pour la vanité, amoureux des choses visibles, indifférent pour la gloire de Dieu. En lui apprenant à aimer, Dieu lui a tout appris ; en le rendant charitable, il l’a rendu saint. Ne vous étonnez donc pas si l’Evangile, qui résume toute la vie chrétienne dans la foi parce qu’en effet la vraie foi comprend tout, résume aussi toutes les vertus dans la miséricorde, puisque la miséricorde les suppose ou les comprend toutes. Ne vous étonnez pas s’il nous apprécie à notre charité, puisque la charité est la pierre de touche du chrétien, et si, par la bouche de saint Jacques, il fait de notre manque de miséricorde envers notre prochain la marque la plus évidente de notre réprobation et le gage le plus sûr de notre condamnation. Tout péché, je l’avoue, toute négligence du moindre de nos devoirs accuse notre foi ; si nous eussions mieux cru, nous eussions mieux vécu ; la foi nous défend de tous côtés, nous garde tout entiers ; toutefois, il est tel de nos péchés qui ne donne à personne le droit de révoquer en doute la sincérité de notre foi ; mais décidément l’homme sans miséricorde n’a pas cru ; le chrétien qui n’aime pas, n’est pas chrétien ; il porte injustement les insignes du christianisme ; il a usurpé son titre ; il est un intrus, il est plus éloigné de la lumière et du royaume de Dieu que ceux qui n’ont pas entendu parler de Jésus-Christ, et même que ceux qui, en ayant entendu parler, n’ont pas cru en lui.
[j] 1 Jean 4.16
La miséricorde, au contraire, triomphe (ou se rit) de la condamnation. La condamnation ne la regarde pas. Le chrétien miséricordieux, qui a revêtu, à l’exemple et sous l’inspiration de son maître, des entrailles de miséricorde, de bonté, d’humilité, de douceur et de patience[k], porte Dieu en lui, c’est-à-dire le salut. Il triomphe de la condamnation ; non point qu’il s’imagine, à force de mérite, y avoir échappé ; il sent mieux qu’un autre que tout est grâce dans l’œuvre de son salut ; mais enfin, il a beau reconnaître et sentir son indignité, l’Esprit de Dieu rend témoignage à son esprit qu’il est enfant de Dieu[l] ; l’Esprit, dis-je, non la Parole, car la Parole ne saurait aller jusque-là. Ce témoignage est celui de l’Esprit, et l’Esprit témoigne au dedans. Il sent qu’il aime Dieu, qu’il aime ses frères ; il n’en a pas la gloire, mais il n’en reconnaît pas moins, à cette marque certaine, qu’il est passé de la mort à la vie[m] ; car le moyen de s’imaginer que Dieu ne veuille pas donner tout à ceux à qui, par avance, il a donné d’aimer ? Quel à-compte que l’amour ! Aimer, c’est le ciel ; et qui pourrait douter du ciel, ayant le ciel dans le cœur ? Aussi le disciple bien-aimé a-t-il dit dans sa première Epître : C’est à cela (savoir si nous aimons en effet et en vérité) c’est à cela que nous connaissons que nous sommes de la vérité, et c’est par là que nous assurerons nos cœurs devant Dieu.[n]
[k] Colossiens 3.12
[l] Romains 8.16
[m] 1 Jean 3.14
[n] 1 Jean 3.19
Trouvez-vous en vous de quoi triompher de la condamnation ? Vous en pouvez juger vous-mêmes. Quand l’apôtre vous invite, dans la seconde Epître aux Corinthiens, à vous examiner vous-mêmes pour voir si vous êtes dans la foi[o], il vous propose une tâche qui serait difficile s’il fallait interroger votre foi elle-même sur la réalité de votre foi. Et cependant l’épreuve qu’il vous propose est la grande, l’indispensable épreuve. Comme tout tient à la foi, tout revient à savoir si l’on est dans la foi. Mais, séparée de la vie du cœur, qu’est-ce que la foi ? comment la saisir ? comment la constater ? Et quand on serait parvenu à s’assurer qu’on croit réellement et fermement ce que l’on croit, que l’on n’entretient aucun doute sur l’objet de ses croyances, qu’y gagnerait-on ? Cette certitude n’est que le point de départ de la foi, le minerai grossier d’où il reste à dégager l’or. Aussi saint Paul ne s’y est point trompé, et en nous invitant à éprouver notre foi, il nous renvoie, sans le dire, aux effets ou aux fruits de la foi. Saint Jacques, ici, le fait plus expressément, et nous le faisons après lui, en vous demandant : Trouvez-vous en vous de quoi triompher de la condamnation ? ou trouvez-vous en vous, dans une âme sèche, égoïste, paresseuse pour le bien, haineuse peut-être, un gage, un pressentiment et comme un amer avant-goût de la condamnation ? Répondez, non pas à nous, mais à vous-mêmes. Ce qu’on appelle communément l’assurance du salut, on devrait l’appeler la conscience du salut ; car on a le sentiment du salut comme on a, quant à la vie morale, le sentiment de vouloir le bien ou d’avoir aimé, et, quant à l’existence corporelle, le sentiment de se bien porter, le sentiment de vivre. Chacun peut bien se dire à soi-même : « J’aime ou je n’aime pas, je soupire après les choses invisibles ou je languis après les félicités passagères, j’ai soif de Dieu ou j’ai soif du monde, le bonheur de mes frères m’est cher ou m’est indifférent, le danger de leurs âmes me laisse tranquille ou me prosterne aux pieds de leur Père et du mien ». A ces signes, vous pouvez connaître si vous avez reçu cette foi de grand prix qui est la victoire du monde, ou, sous le beau nom de foi, une croyance morte.
Que si vous ne trouvez pas en vous cette charité qui est le sceau des enfants de Dieu, et le sceau de leur assurance, ne vous dites pas : « Je vais être charitable ; je vais, au lieu d’un cœur de pierre, avoir un cœur de chair ; je vais revêtir ces entrailles de miséricorde, de bonté, de douceur et de patience dont parle l’apôtre ». Vaine entreprise ! Il faut remonter plus haut ; il faut aller à la source. La foi est le principe de cette vie ; et si cette vie vous manque, c’est que vous n’avez pas la foi. Il vous reste, non à finir, mais à commencer. Il faut aller vers Jésus-Christ, vers qui vous pensiez être allé. Il faut vous renouveler dans la contemplation de l’amour divin, en contemplant cette croix où Jésus-Christ, abandonné de la terre et du ciel, combat, des siècles d’avance, pour vous, mon frère, pour moi-même, pour chacun de nous. Vous ne croyez point encore sérieusement à la miséricorde du Père, puisque vous n’êtes point encore au nombre des miséricordieux. Allez, après avoir obtenu la croyance, allez demander la foi, allez demander la vie, et revenez chargé de ce précieux butin, un cœur plein de miséricorde. O divine, insondable, éternelle miséricorde, communiquez-vous à nos cœurs ! O charité, enseignez-nous la charité ! O vie excellente, ineffable, du Dieu qui est amour, devenez notre vie ! Ouvrez, ouvrez nos cœurs ; chassez la haine, chassez la mort ; faites-nous connaître les ineffables joies de la charité et du sacrifice ; et rendez-nous certains, par une délicieuse expérience, qu’une seule chose est plus douce que d’être aimé, ô mon Dieu ! c’est d’aimer ! Oh ! quand saurons-nous que l’homme doit chercher son bonheur où Dieu lui-même trouve sa béatitude !