La Palestine au temps de Jésus-Christ

LIVRE SECOND — LA VIE RELIGIEUSE

CHAPITRE II — HILLEL ET SCHAMMAÏ


Origine de leurs controverses. — Leurs prédécesseurs. — Hillel a-t-il été un précurseur de Jésus ? — Les réformes de Hillel. — Les principes de Schammaï. — Les Hillélistes et les schammaïstes.

Sous le règne d'Hérode le Grand, deux docteurs pharisiens célèbres, Schemaïa et Abtalion, enseignaient à Jérusalem. Parmi leurs auditeurs se trouvait un jeune homme récemment arrivé de Babylone, où il était né. Son nom était Hillel, il était pauvre, mais « de la race de David, » dira plus tard la tradition. Un jour qu'il n'avait pas de quoi payer la rétribution scolaire, il monta sur le toit de la maison d'école, trouva moyen de gagner la fenêtre, et de là put entendre la leçon sans pénétrer dans la salle, c'est-à-dire gratuitement ; mais on était en hiver. Il neigeait et, surpris par le froid, il s'endormit d'un profond et dangereux sommeil, précurseur de la mort. Le maître heureusement s'aperçut de sa présence ; on le descendit, des soins énergiques le rappelèrent à la vie et, dès ce jour, sa réputation fut fondée ; un homme, dévoré d'un tel besoin de s'instruire, ne pouvait être appelé qu'à de hautes destinées. Il le prouva, en effet, quelques années plus tard. Le jour où il fallait immoler la Pâque, le 14 nisan, vint à tomber, par hasard, sur un samedi, un jour de sabbat. Pouvait-on égorger l'agneau pascal ? Ne serait-ce pas violer le sabbat ? Les Saducéens le pensaient et ne voulaient pas qu'on procédât au sacrifice ; les Pharisiens, au contraire, jugeaient que la violation du sabbat était permise dans un cas si exceptionnel. La question était grave, et il fut convenu que Hillel serait chargé de la résoudre. Il la traita en public pendant une journée entière et la trancha à l'avantage des Pharisiens. Ses arguments ne convainquirent ses auditeurs que lorsqu'il leur affirma leur donner l'opinion de ses maîtres, Schemaïa et Abtalion. En cela il était fidèle à la ligne de conduite des Scribes : n'enseigner que ce qui a été transmis.

Dans ce siècle où il parut tant d'idées nouvelles, personne ne voulait être novateur, et le plus hardi des docteurs ne devait paraître enseigner que ce qu'il avait reçu. La tradition, l'enseignement des maîtres d'autrefois, leurs sentences et rien l'autre, voilà ce que prêchaient les Rabbis. Souvent on transformait la Loi, on lui faisait dire le contraire de ce qu'elle enseignait, on l'abolissait ; mais on ne s'en doutait pas soi-même et le plus révolutionnaire l'était sans le savoir ; il se croyait, au contraire, un parfait conservateur n'ajoutant ni ne retranchant rien, pas une lettre au texte, pas un son aux traditions orales.

Schemaïa et Abtalion, en bons Pharisiens qu'ils étaient, avaient été hostiles au sacerdoce et aux Saducéens. Le premier disait souvent : « Hais la pédanterie et ne te rends pas familier avec la domination[1], » allusion transparente à la morgue saducéenne.

Ces deux maîtres avaient eu des prédécesseurs, et ceux-ci, dans les Talmuds, nous sont toujours nommés deux par deux. Il semble qu'il ait existé, depuis les Macchabées jusqu'à Hérode le Grand, une double série non interrompue de docteurs de la Loi, sortes de duumvirs, « couples » (Zouggôth), appartenant au parti pharisien et exerçant une suprématie morale très importante sur le peuple. Ces duumvirs n'étaient pas égaux. Le premier des deux était nassi (prince). Ce titre correspondait-il à celui de président du Sanhédrin, et les duumvirs étaient-ils l'un président, l'autre vice-président de cette assemblée souveraine ? Nous avons longuement discuté cette question dans notre étude sur le Sanhédrin[2], et nous n'y reviendrons pas ici. Qu'ils fussent ou non chefs de cette assemblée, ils avaient sur le peuple entier, comme directeurs du parti pharisien, une influence immense. Le premier chapitre du Pirké Aboth nous nomme tous ces maîtres et nous cite leurs sentences les plus remarquables. Voici comment il débute : « Moïse a reçu la Loi sur le mont Sinaï et l'a transmise à Josué ; Josué aux anciens, les anciens aux prophètes, et les prophètes aux membres de la Grande Assemblée. Ceux-ci ont donné trois principes : « Soyez circonspects dans vos jugements, formez beaucoup de disciples et mettez une haie autour de la Loi. » Siméon le Juste était un des derniers membres de la Grande Assemblée. Il disait : « Le monde repose sur trois bases, la Loi, le service de Dieu, et la charité. » Antigone de Soccho, qui a reçu la tradition de Siméon le Juste, disait : « Ne soyez pas comme des serviteurs qui travaillent pour leur maître, afin d'avoir une récompense, mais soyez comme des serviteurs qui servent leur maître gratuitement et que la crainte de Dieu soit sur vous »...

Le chapitre continue en nommant ensuite :

José ben Joeser et Joseph ben Jochanan Josué ben Perachia et Nittaï d'Arbelles ; -— Siméon Ben Schetach et Juda ben Tabbaï ; — Schemaïa et Abtalion ; — Hillel et Schammaï.

Le premier fait qui frappe ici est cet attachement à la tradition que nous signalions tout à l'heure. Tous ces maîtres dépendent les uns des autres. Le premier, Siméon le Juste, était membre de la « Grande Assemblée » (Kenecel Hagguedola), elle avait été créée probablement par Esdras, et avait joué le rôle d'une assemblée nationale organisatrice dans les premiers temps de la restauration ; ensuite elle avait disparu. Cette Grande Assemblée, elle-même, ne tenait ses enseignements que des prophètes, ceux-ci des soixante-dix anciens et les soixante-dix anciens de Josué, qui avait tout reçu de Moïse.

Hillel ne devait rien changer à ce respect du passé, et il eut été assurément fort étonné si on lui avait appris qu'il apportait au Judaïsme un esprit nouveau. Nous montrerons, du reste, que ces nouveautés se réduisaient à fort peu de chose.

Josèphe ne nomme pas dans son histoire des Juifs les duumvirs dont parle le Pirké Aboth sauf Schemaïa et Abialion, et encore n'est-ce pas certain, car il les appelle Saméas et Pollion. L'identité n'est nullement démontrée. Elle l'est si peu que M. Derenbourg se demande, non sans apparence de raison, si Schemaïa et Schammaï ne seraient pas un seul et même personnage.

Quant à leurs prédécesseurs, nous ne savons presque rien de leur histoire. Siméon le Juste est peut-être le même que le grand prêtre Siméon qui vivait au commencement du troisième siècle avant Jésus-Christ[3].

José ben Joeser, un des premiers, fut aussi un des plus zélés promoteurs de l'insurrection des Macchabées ; il fut Nassi après le triomphe de Judas, et c'est à dater de ce moment que l'institution des duumvirs fut régulièrement établie. La mort de José fut tragique. Tombé dans un guet-apens pendant la guerre, il fut crucifié par son propre neveu. Celui-ci vint le voir sur sa croix et José lui dit : « Si Dieu inflige de telles souffrances aux hommes pieux, quel terrible châtiment ne doit-il pas réserver aux impies[4]. »

Il est possible de fixer l'époque où vécurent quelques-uns des duumvirs. Siméon ben Schetach nous est déjà connu. Il était le frère de la reine Salomé, dont le pouvoir fut, à un certain moment, considérable, et vécut vers 70 ou 90 avant Jésus-Christ. Comme il forme avec Judas ben Tabbaï la troisième génération de ces « couples » on peut supposer que la première vécut environ 150 ans avant Jésus-Christ. Après Hillel et Schammaï il n'est plus question de zouggôth (de couples). Le parti pharisien se sépare en effet en deux camps hostiles, et les successeurs de Hillel, son fils Siméon, son petit-fils Gamaliel l'ancien[5], son arrière-petit-fils, Siméon, sont nommés seuls. Ce dernier vécut, dit Josèphe, jusqu'à la guerre.

Revenons à Hillel. On a souvent parlé de lui comme d'un précurseur du Christianisme ; il aurait préparé les voies à une réforme. Nous-mêmes avons employé cette expression[6], mais à tort ; nos vues se sont modifiées et nous voudrions expliquer dans quelle mesure Hillel fut un réformateur, et dans quelle mesure il n'en fut pas un. Il vivait, avons-nous dit, sous Hérode le Grand, cent ans avant la destruction du Temple, par conséquent une trentaine d'années avant la naissance de Jésus-Christ, et il mourut au commencement de l'ère chrétienne. Il arriva au pouvoir peu de temps après que les Pharisiens et les Saducéens avaient cessé leurs guerres civiles, Hérode étant le maître, il fallait ajourner toute espérance de triomphe politique. Les querelles des deux tendances n'étaient plus que religieuses. Hillel profita de son influence sur les Pharisiens pour émettre des idées qui ne reçurent pas, comme celles de ses prédécesseurs, l'approbation du parti tout entier. Schammaï, qui était son collègue dans le duumvirat, pensait autrement que lui sur bien des points. Ils se séparèrent, devinrent ennemis acharnés et, à partir de ce jour et pendant toute leur vie, quand l'un dit blanc l'autre dit noir, et vice versa. Il est certain que de Hillel date un schisme dans le parti pharisien. Celui-ci se divisa. Voilà un premier fait nouveau ; jusque-là les Pharisiens avaient vécu profondément unis. Il n'est donc pas étonnant que les uns se soient montrés hostiles à Jésus, et que d'autres lui aient été favorables.

Jésus a pu être et a été, en effet, implacable adversaire de certaines coutumes pharisiennes ; mais, en cela, il n'attaquait pas nécessairement tous les Pharisiens, puisque tous ne pensaient plus la même chose. De là, la différence d'attitude observée par les Pharisiens en face du Christ et de ses disciples dans les Évangiles et dans les Actes des apôtres. On nous demandera lesquels des Hillélistes ou des Schammaïstes furent plus favorables à Jésus-Christ ? Jusqu'ici on a répondu : les Hillélistes. Ils avaient été préparés par leur maître à être tolérants, larges, et étaient disposés à recevoir l'Evangile. Saint Paul, l'un d'eux, ne s'est-il pas fait chrétien ? Les Schammaïstes devaient être, au contraire, des ennemis acharnés de Jésus et de ses apôtres. Cette réponse est beaucoup trop absolue ; et à la question que nous venons de poser, nous répondons : les Hillélistes et les Schammaïstes furent tantôt hostiles et tantôt favorables au christianisme naissant. D'une manière générale les premiers étaient mieux disposés que les seconds. Il est certain qu'ils étaient moins étroits. Dans les Talmuds les questions controversées sont presque toujours résolues par les disciples de Schammaï dans un sens plus conservateur que par les disciples de Hillel.

Mais quelles questions ? des minuties ridicules, des problèmes de la casuistique la plus puérile. Et encore Hillel n'était-il pas toujours le plus raisonnable et le plus libéral des deux. Un jour les deux rivaux se sont demandé si l'on pouvait manger un œuf pondu un jour de fête. Schammaï crut pouvoir le permettre, mais Hillel le défendit parce que, disait-il la veille d'un jour de fête a pu être un sabbat et la formation de l'œuf ce jour-là dans le corps de la poule a été un travail ; une autre fois il s'agit entre eux de savoir s'il fallait oui ou non mettre les tsitsith à une chemise de nuit carrée[7] et sur ce point encore le mérite de la largeur resta à Schammaï. La Mischna nous montre, dans plusieurs questions de cette gravité, Hillel restant étroit et Schammaï se montrant large[8]. Il est probable que Hillel résolvait ces problèmes autrement que Schammaï par pur esprit de contradiction. Se prenait-il lui-même au sérieux ? Nous n'en doutons pas un instant, mais il nous est permis à nous de ne pas le prendre ainsi et de trouver les idées réformatrices de ce docteur fort peu conformes à celles de l'Evangile.

Hâtons-nous de le dire, Hillel fit autre chose. Il donna une grande importance à la tradition. Il l'enrichit de quelques principes nouveaux apportés sans doute par lui de Babylone ; il formula surtout des règles jusque-là inconnues pour l'interprétation de la Thorah et songea à écrire les plus importantes parties de la Loi orale. Ici encore il innova.

Sa méthode exégétique nous est décrite dans la Mischna[9]. On l'appela Schébat Midoth (sept règles), parce qu'il était possible, au moyen de sept règles, de l'appliquer à tous les textes ; les voici :

  1. Possibilité de conclure d'un sujet à un autre par un argument à fortiori ;
  2. Analogie des sujets ;
  3. Examen d'un principe contenu dans un seul texte ;
  4. Comparaison de plusieurs textes contenant des principes semblables ;
  5. Rapport des cas, généraux avec un cas particulier qu'ils démontrent ;
  6. Citations d'exemples ;
  7. Sens général résultant de l'ensemble d'un passage.

Ces règles données par Hillel sont fort simples et on les applique encore aujourd'hui en herméneutique. Plus tard, R. Ismaël en créa sept nouvelles, et, réunissant la sixième et la deuxième d'Hillel, ramena leur nombre total à treize[10]. Malheureusement la pratique ne valait pas toujours la théorie. Les Rabbins posaient, à l'aide de ces règles, des conclusions fantastiques et en déduisaient l'impossible le plus logiquement du monde. Nous aurons plus loin l'occasion de citer des exemples de leur singulière façon de raisonner.

La préoccupation de Hillel de faire une Mischna est plus remarquable encore. Il classa les sentences des Pharisiens sous six titres différents. Notre Mischna est aussi divisée en six parties. Il est possible que ce soient les sections de Hillel qui nous aient été conservées. En tout cas, il y avait à Jérusalem, pendant la vie de Jésus, un travail écrit fait sous la direction, de ce Rabbi et qui devait servir de base aux rédactions semblables faites plus tard.

Nous avons dit qu'il montra quelquefois plus de largeur que Schammaï, nous sommes obligé d'ajouter que sa largeur était souvent fort déplacée. C'est ainsi que, sur la question du divorce, Schammaï se montrait très rigoureux. Il expliquait la Loi mosaïque comme Jésus le fera plus tard et n'autorisait le divorce que pour cause d'adultère. Hillel permettait, nous l'avons raconté en traitant du mariage ; de répudier sa femme pour la cause la plus futile. « Si elle a mal préparé un plat », « si elle a brûlé le rôti. » — A côté de ces misérables préceptes, il en donne de vraiment élevés comme lorsqu'il rectifie la loi relative à l'abandon des prêts aux débiteurs[11].

Les Hillélistes devaient l'emporter, et il semble qu'ils furent de bonne heure les maîtres. Gamaliel l'ancien nous apparaît dans les Actes des apôtres, jouissant d'une grande influence quoique simple membre du Sanhédrin. Il ne nous est dit nulle part qu'il eût un antagoniste sérieux dans l'école de Schammaï. Peut-être mit-il lui-même la paix entre les deux partis et arrêta-t-il leurs discussions ? Il fut tolérant envers les chrétiens. Cependant, une maxime de lui nous le montre partisan de la foi d'autorité : « Fais-toi une autorité pour te débarrasser du doute et ne donne pas la dîme sans la mesurer. »[12]. Il n'aimait pas le livre de Job, et un jour il ordonna d'en ensevelir le Targoum sous un monceau de pierres[13]. Le motif de cette condamnation prononcée sur un des plus beaux livres de l'Ancien Testament ne nous est pas indiqué.

Les noms des premiers disciples de Hillel et de Schammaï nous sont connus ; c'étaient eux qui vivaient en même temps que Jésus-Christ, et nous citerons leurs noms ici, car le Christ a sans doute été en relation avec ceux qui les portaient. C'est avec eux qu'il s'est entretenu. Le premier est Rabbi Siméon, le fils de Hillel et le père de Gamaliel ; puis Rabbi Jochanan ben Zaccaï, qui devait être bien jeune alors, car il survécut à la ruine du Temple ; Rabbi Tsadok, Rabbi Ismaël, etc.

Il est d'autant plus probable que Jésus les connut et eut à discuter avec eux que leur enseignement n'était plus exclusivement donné dans la maison d'école. Les Rabbis parlaient au premier siècle dans les rues et sur les places. Il nous est dit précisément que Rabbi Jochanan ben Zaccaï « enseignait sur la place, devant la montagne du Temple, tout le jour[14]. » « Ben Azzaï enseignait sur les places de Tibériade[15]. » « Rabbi Judah introduisit cette coutume que les maîtres n'enseignaient plus les disciples que sur les places[16]. » C'est aussi ce que fit Jésus.

Les discussions entre Hillélistes et Schammaïstes étaient souvent d'une violence dont rien n'approche. Elles avaient remplacé les antiques querelles des Pharisiens et des Saducéens. Nous en citerons quelques exemples, dans le chapitre suivant, en parlant des écoles et de l'esprit qui y régnait.

Nous avons encore à signaler la tendance morale des enseignements de Hillel et de Schammaï. En doctrine, ils n'ont rien dit de nouveau ni l'un ni l'autre. Ils ont été des casuistes attachés à la tradition et rien de plus. Mais ils ont prononcé de fort belles sentences morales. Le seul précepte de Schammaï que nous connaissions est celui-ci : « Que l'étude de la Loi soit la règle de ta vie ; parle peu, agis beaucoup, et accueille tout le monde avec bienveillance[17]. » Ce dernier mot, s'il est authentique, contredit les traditions talmudiques qui nous représentent en Schammaï un homme violent, emporté, absolu. « Schammaï, disait-on, ne se laisse convaincre par aucun argument. » Il semble bien qu'il fut plus populaire que Hillel, parce qu'il était plus ardent, plus patriote, plus ennemi de l'étranger. Hillel voyait les Hérodes et, à cet égard, se conduisait un peu à la Saducéenne.

L'épisode le plus connu de la lutte des deux adversaires nous montre chez Hillel une tendance remarquablement large pour son temps[18] « Un jour un païen vint trouver Schammaï et lui dit : Je me convertirai au Judaïsme si tu peux m'enseigner toute la Loi pendant que je me tiens devant toi debout sur un pied. » Et Schammaï, pour toute réponse, le frappa du bâton qu'il tenait à la main. Le païen alla trouver Hillel et lui posa la même question, et Hillel lui répondit : « Ne fais pas à ton prochain ce que tu ne voudrais pas qu'il te fit ; voilà toute la Loi ; le reste n'est qu'une application et une conséquence. » Il est donc certain que Hillel donnait, lui aussi, un sommaire de la Loi et la réduisait au commandement purement moral de la justice envers tous. Schammaï ne le faisait pas ; et si nous citions tout à l'heure des passages des Talmuds qui nous montrent l'école de Hillel plus rigoureuse sur certains points que celle de Schammaï, il va sans dire que l'inverse est encore plus souvent vrai. Schammaï maintenait la tradition dans sa pureté primitive et les règles d'interprétation données par Hillel lui semblaient dangereuses ; il craignait qu'elles ne portassent un coup décisif au vieux mosaïsme.

Là était le fond de l'opposition des deux docteurs et de leurs deux écoles. Nous voyons Schammaï obliger son fils en bas âge à jeûner pour observer la fête de l'Expiation[19], ou couvrir de feuillages la chambre où son petit-fils vient de naître, après en avoir fait enlever le plafond, afin que cet enfant observe dès sa naissance la fête des Tabernacles[20]. Il s'interdisait d'envoyer des lettres dès le troisième jour avant le sabbat dans la crainte qu'elles ne fussent pas arrivées à destination avant le samedi. Si ces lettres avaient voyagé ce jour-là, le sabbat aurait été violé. Son enseignement se résumait d'un mot : observation stricte de toute la Loi sans aucune concession. Hillel, au contraire, a prononcé des préceptes empreints d'un esprit tout à fait évangélique : « Ne juge ton prochain que lorsque tu le trouveras dans sa position. » « Imitez les disciples d'Aaron, recherchez la paix, aimez les hommes et attachez-vous à l'étude de la Loi. » « Qui suis-je pour songer à moi seul ? » « La charité produit la paix entre tous les hommes. » « Ne réponds, pas de toi-même avant le jour de la mort. » « Là où les hommes manquent, sois en un[21] ». Notons encore ces paroles qui rappellent une des paraboles de Jésus : « Eloigne-toi du siège qu'on t'offre à deux ou trois places de distance, et attends qu'on te dise : monte, monte, mais ne monte pas, car on te fera redescendre, et il vaut mieux qu'on te dise : monte, monte, que : descends, descends[22] ».

Cependant, ne l'oublions pas, Hillel disait aussi  : « L'étude de la Loi tient lieu de tout le reste. » Il a toujours subordonné tout précepte moral à cet enseignement légal et juridique qui, à ses yeux, était seul important. « Un ignorant ne peut être pieux », a-t-il dit ; triste parole qui peint bien le Judaïsme de son temps, et qui suffit à le faire condamner. Remarquons encore que ce mot « le prochain » avait un tout autre sens dans la bouche de Jésus que dans celle de Hillel. Pour celui-ci le prochain ne pouvait être que le Juif. Jamais il ne venait à la pensée d'un Israélite du premier siècle que le païen ou le Samaritain pût être, à un degré quelconque, son prochain. C'est Jésus qui, le premier, a osé appeler prochain le Samaritain détesté ; et le spectacle que présentaient, vingt années plus tard, les Églises fondées par saint Paul où, à la table sainte, venaient ensemble le Juif et le païen, devait être absolument nouveau. Jésus a dit : « Vous êtes tous frères », il a fondé la fraternité universelle à laquelle Hillel n'a jamais songé.

Hillel ne fut donc pas « le frère aîné de Jésus », mais il fut assurément un très grand docteur ; sans doute « il filtra le moucheron » et « il paya la dîme de la menthe, de l'anet et du cumin », mais on ne pourrait affirmer sans injustice qu'il oublia « la tempérance, l'équité et la charité ». Gardons-nous seulement d'exagérer la valeur des préceptes qu'il nous a laissés.

Ils ne sont en rien supérieurs à la première sentence venue d'Epictète ou de marc Aurèle.

A quelle époque moururent les deux célèbres rivaux ? Pour Schammaï nous ne le savons pas. Pour Hillel le choix nous est laissé entre deux dates. D'après une première tradition talmudique[23], il mourut l'an 5 avant l'ère chrétienne, c'est-à-dire deux ans avant la mort d'Hérode et un an ou dix-huit mois avant la naissance de Jésus-Christ. D'après un autre passage[24] « il fut président du Sanhédrin » pendant quarante ans, et comme cette présidence avait commencé trente ans avant l'ère chrétienne, il serait mort en l'an 10 de cette ère, lorsque Jésus avait déjà quatorze ans environ.


[1] Pirké Aboth, 1, 10.

[2] Voir livre 1, chapitre IV.

[3] Josèphe dit, en effet, qu'il fut surnommé le Juste, Ant. Jud., XII,2,4.

[4] Midrash, Bereschith Rabba, sect. 65.

[5] Actes des apôtres, V, 34.

[6] Dans notre livre : les Idées religieuses en Palestine à l'époque de Jésus-Christ, p 203 et 299, 2e édit., 1878. Voir aussi notre art. Hillel dans l'Encyclopédie des sciences religieuses.

[7] Edujoth, IV, 10.

[8] Edujoth, IV, 1-12 ; V, 1-4.

[9] Traité, Sanhédr., ch. VIL.

[10] Voir sur ces treize règles l'excellent article de Pressel : Encycl. de Herzog, 1re édit., tome XV, P. 651 et suiv.

[11] Deutéronome, XV, 1-11.

[12] Pirké Aboth, 1, 16.

[13] Schabbath, 115, a.

[14] Pesachim, fol. 26, 1.

[15] Erubbhin, foi. 29, 1.

[16] Voed Katon, fol. 16. 1.

[17] Pirké Aboth, L, 15.

[18] Babyl., Schabbath, 31, a.

[19] Tos., soma, IV.

[20] Succah, I, 18.

[21] Pirké Aboth, passim.

[22] Midrasch, Vajikra. § 1.

[23] Sotah, 48 b.

[24] Babyl., Schabbath, fol, 15 a.

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