Nous retrouvons dans cette période les quatre écoles déjà signalées dans la période précédente, au iiie siècle ; mais elles ont subi quelques transformations.
En Orient, l’école d’Alexandrie et celle d’Antioche jettent un grand éclat. Seulement l’esprit de la première s’est sensiblement modifié. Ce n’est plus la largeur, l’indépendance, le haut et hardi spiritualisme d’Origène : c’est un esprit plus étroit, plus littéraliste et plus réaliste, mais puissant encore et enclin à la métaphysique. Origène lui-même est condamné et anathématisé par Théophile, patriarche d’Alexandrie, après la longue controverse origéniste.
C’est dans l’école d’Antioche que revécut l’esprit de l’ancienne école d’Alexandrie, avec cette différence qu’elle remplaça l’interprétation allégorique par l’interprétation historique et grammaticale. Elle alla même trop loin en ce sens et tomba dans le rationalisme. Arius sortit de cette école.
En Occident, l’école africaine de Carthage et l’école des Gaules, dont le centre est déplacé de Lyon à Marseille, conservent à peu près les mêmes caractères qu’auparavant ; cependant, l’Afrique tend à représenter plutôt l’orthodoxie, tandis que la Gaule glisse vers l’hérésie.
Ces diverses écoles fournirent un grand nombre de docteurs remarquables, hommes de science et de talent, surtout au ive et au ve siècle. Les deux plus illustres et les plus considérables par l’influence qu’ils ont exercée sur le développement de la théologie et du dogme sont, sans contredit, Athanase en Orient et Augustin en Occident.
Athanase, né à Alexandrie vers 296, y devint diacre en 319 et succéda à l’évêque Alexandre, en 328. Il mourut en 373. Il fut un des hommes les plus remarquables de son siècle, un des plus grands docteurs de l’Église, et le chef spirituel de l’Église de son temps. C’était un grand esprit et un grand caractère. A une incontestable supériorité intellectuelle il joignait une foi ardente et une indomptable énergie. Il se montra le défenseur infatigable de la divinité du Seigneur Jésus-Christ et dévoua à cette cause sa vie tout entière. C’est lui qui joua le premier rôle dans la controverse arienne. Toujours sur la brèche, il sut défendre le dogme dont il s’était constitué le champion contre les négations de l’hérésie et contre les violences des empereurs, qui se laissèrent plusieurs fois gagner par elle. Polémiste d’autant plus ardent qu’il attribuait l’hérésie à un aveuglement volontaire, fruit de la corruption du cœur, il écrivit de nombreux ouvrages, presque tous destinés à combattre l’hérésie arienne et à établir ou justifier la vraie foi. Les principaux de ces ouvrages sont : l’Apologie contre les Ariens, la Circulaire aux évêques, les Quatre discours contre les Ariens, l’Apologie à l’empereur Constance, etc. Il faut y joindre une apologie du christianisme contre les païens — λόγος κατὰ Ἕλληνας — un livre sur l’Incarnation du Verbe et une Vie de saint Antoine. L’authenticité de ces deux derniers ouvrages a été récemment contestée.
Athanase ne se contenta pas de combattre et de réfuter l’erreur : il sut aussi affirmer et formuler la vérité. Ce fut lui qui joua le rôle prépondérant au concile de Nicée : il proposa et fit adopter la formule qui devait seule affirmer et protéger efficacement contre les interprétations subtiles et les habiletés tortueuses des Ariens la pleine et parfaite divinité de Jésus-Christ, formule qui devint dès lors le mot d’ordre et comme le drapeau de l’orthodoxie. Aussi l’ancienne Église le plaça-t-elle au premier rang parmi ses docteurs, et lui donna-t-elle le nom de πατὴρ τῆς ὀρθοδοξιας. Le crédit et l’autorité dont il jouit pendant sa vie, il les a conservés après sa mort. La reconnaissance de l’Église lui reste acquise, parce qu’il a formulé d’une manière définitive, en le mettant à l’abri de toute atteinte, le dogme capital de la divinité du Sauveur.
Il sut défendre cette doctrine, fondamentale entre toutes, contre les édits des empereurs comme contre les négations ariennes. Il fut le martyr du dogme dont il avait été le champion. Personnifiant en quelque sorte la foi de Nicée, il fut le premier objet de la persécution, lorsqu’elle sévit contre cette foi. Pendant un épiscopat qui dura quarante-cinq années, il fut déposé jusqu’à cinq fois et passa vingt ans en exil. Cinq fois il rentra dans Alexandrie aux acclamations de tout un peuple, qui saluait en lui l’intrépide défenseur de la vérité. Il ne vit pas avant de mourir le triomphe de la cause à laquelle il avait dévoué sa vie ; mais ce triomphe n’était pas éloigné, et plusieurs indices l’annonçaient déjà comme certain.
Athanase protesta avec éloquence contre les usurpations du pouvoir civil en matière religieuse, et proclama l’incompétence de l’empereur quand il s’agissait des choses de la foi. Cependant ce n’était pas la liberté de conscience, au sens que les modernes attachent à ce mot, dont il fut le défenseur ; c’était la liberté de la vérité, contre laquelle aucune puissance humaine ne peut prévaloir, mais que toutes doivent servir. Il admettait que l’État se mît au service de l’Église et de l’orthodoxie ; il n’admettait pas qu’il la dominât et l’opprimât.
On a fait aux écrits théologiques d’Athanase certains reproches qui ne sont pas sans fondement. On y a relevé un défaut d’ordre et de plan, des longueurs, des répétitions, une érudition médiocre et de seconde main, une forme souvent défectueuse. Tout cela s’explique par le peu de loisir que laissait à l’écrivain sa vie occupée, militante, orageuse. Athanase n’en reste pas moins un grand théologien, qui unissait les qualités distinctives du génie grec : la profondeur et la hardiesse spéculative, à celles du génie latin : la rigueur dialectique, la netteté et la précision.
Autour d’Athanase se groupent en Orient quelques docteurs éminents : Basile de Césarée, les deux Grégoire (de Nysse et de Nazianze), Ephrem le Syrien, Jean Chrysostôme et les deux Cyrille (de Jérusalem et d’Alexandrie).
Il faut citer aussi, à la fin de la période, Jean Damascène, beaucoup moins remarquable que les précédents par ses talents personnels, mais dont le livre — ἔκθεσι πίστεωςa — marque une date, parce qu’il est le premier essai tenté pour réduire en un seul corps de doctrine les différents dogmes élaborés à travers les controverses qui avaient rempli les trois siècles précédents. Cet ouvrage tient la même place, à la fin de l’âge de la polémique, que le περὶ ἀρχῶν d’Origène à la fin de l’âge de l’apologétique. Ce sont pourtant deux œuvres très différentes. Le περὶ ἀρχῶν est une sorte d’apologie philosophique du christianisme. L’auteur veut montrer aux philosophes et aux gnostiques qu’il y a une philosophie et une gnose chrétiennes qui valent bien l’autre. De là le titre qu’il choisit et le point de vue auquel il se place. Il entreprend une explication universelle des choses, en remontant aux principes et aux origines. Il développe des vues générales très personnelles et très hardies, plutôt qu’il n’expose la doctrine chrétienne d’une manière suivie et raisonnée. — Tout autre est le livre de Jean de Damas. Le titre déjà nous montre qu’il s’agit, non d’une apologie et d’une démonstration philosophique, mais d’une exposition de la foi. Et le contenu répond au titre : peu de discussions, peu de preuves métaphysiques, peu de vues personnelles et originales, mais une simple énumération des doctrines chrétiennes telles quelles ont été formulées par l’Église. Les opinions des docteurs et les canons des conciles sont rapportés sans réflexion ni commentaire, et plutôt juxtaposés que réunis en un corps de doctrine et ramenés à l’unité d’un système. En comparant cette nomenclature des dogmes chrétiens à ce que contenait le περὶ ἀρχῶν sur les points particuliers de la foi, on se rend compte du chemin parcouru et du progrès accompli depuis Origène : le système est tout à la fois devenu plus complet dans son ensemble et plus précis dans ses détails.
a – Ἔκδοσις τῆς ὀρθοδόξου πίστεως, Exposé de la foi orthodoxe.
Augustin naquit à Thagaste, en Numidie, en 354, et mourut à Hippone en 430. Nous n’avons pas à raconter ici sa vie ni à énumérer ses ouvrages, mais simplement à caractériser en quelques mots son rôle dans l’histoire des dogmes.
Ce rôle fut très considérable. Augustin fut l’Athanase de l’Occident. Il y fut, de son vivant, l’arbitre de la foi orthodoxe, et, après sa mort, il est resté, à côté de l’évêque d’Alexandrie, et même au-dessus de lui, l’un des docteurs les plus autorisés de l’Église catholique. C’était une riche et noble nature. Aux dons de l’intelligence il joignait une sensibilité très vive, une brillante et fertile imagination ; à l’ardeur tout africaine de son tempérament, il unissait les élans d’une âme naturellement religieuse et tourmentée par la soif de la sainteté.
Après les orages de sa première jeunesse, il passa plusieurs années de sa vie à chercher la vérité d’école en école. Il fut tour à tour manichéen, disciple de Cicéron et disciple de Platon, et il trouva enfin dans le christianisme la satisfaction complète de ses besoins religieux. Devenu successivement prêtre et évêque à Hippone, il se consacra tout entier à la défense et à la propagation de la foi à laquelle il était arrivé.
Il fut tout à la fois un ardent polémiste et un puissant initiateur.
Comme polémiste, il fut l’infatigable adversaire de toutes les erreurs qu’il avait autrefois partagées et de toutes les hérésies qui menaçaient la foi de l’Église. Il combattit sans relâche, par la parole et par la plume, les Manichéens, les Ariens, les Donatistes et les Pélagiens. Esprit subtil et pénétrant, rompu à tous les exercices de la dialectique et à toutes les délicatesses du langage, il était mieux préparé que personne pour percer à jour les sophismes de l’erreur, dissiper les équivoques, réfuter les argumentations spécieuses et fermer la bouche aux ennemis de la foi. Aussi fut-il l’adversaire toujours victorieux de toute hérésie. Le manichéisme, l’arianisme et le pélagianisme ne purent se relever des coups, qu’il leur porta tour à tour, et, par là, il rendit un premier et éminent service à l’Église et à la théologie.
De plus, connaissant le grec, il initia l’Église latine au grand travail dogmatique accompli en Orient pendant le ive et le commencement du ve siècle, et il en vulgarisa les résultats, en leur donnant souvent une forme plus nette et plus lumineuse. La langue latine offre à cet égard de réels avantages sur la langue grecque. Elle est plus brève, plus précise ; ses formes sont moins flottantes ; sa concision toute lapidaire serre de plus près la pensée et la fixe plus profondément dans la mémoire. C’est la langue qui se prête la mieux aux définitions dogmatiques exactes. Augustin contribua pour sa grande part à créer, ou, du moins, à enrichir et à fixer définitivement la langue théologique. Dans ses nombreux écrits, il toucha à toutes les questions ; à propos de chacune d’elles, il trouva des démonstrations lumineuses et des définitions précises, pour lesquelles il sut inventer des termes nouveaux qui restèrent dès lors classiques. De là la grande influence qu’il exerça et l’autorité considérable de ses ouvrages. On y trouvait, sur toutes les questions controversées, des solutions claires et satisfaisantes, des arguments contre les diverses erreurs à combattre. C’était, pour la polémique, un arsenal précieux, qui renfermait aussi des matériaux de grande valeur pour la dogmatique.
Enfin, Augustin poussa en avant le dogme de l’Église d’une manière plus directe encore, par la façon magistrale dont il formula certaines doctrines, restées jusque-là quelque peu flottantes et indéterminées, celles, par exemple, du péché originel et de la grâce rédemptrice. C’est aussi grâce à lui que la doctrine de la divinité du Fils et de la Trinité reçut sa forme définitive : il fut l’inspirateur, sinon l’auteur, du symbole Quicumque.
L’influence d’Augustin, toute-puissante en Occident, fut aussi très considérable en Orient, surtout lorsque le mouvement scientifique commença à s’affaiblir dans l’Église grecque. A ce point de vue, on peut dire qu’Augustin marque une date dans le développement dogmatique. Avec lui, le centre du mouvement se déplace. Jusque-là l’influence prépondérante avait appartenu à l’Église grecque ; l’Orient avait été la terre classique de la théologie, le grand atelier de l’élaboration du dogme. A partir d’Augustin, l’influence prépondérante tend à passer du côté de l’Occident ; ce que l’Église grecque avait commencé, c’est l’Église latine qui l’achève. L’esprit pratique et réaliste de la race latine succède à l’esprit spéculatif et idéaliste de l’Orient et de la Grèce. L’influence d’Aristote remplace celle de Platon, et c’est elle qui présidera aux grands travaux de la scolastique.
Ce n’est pas tout. A un autre titre encore Augustin tient une place à part dans l’histoire de la théologie et de la dogmatique. Il y a en lui les germes et les éléments de deux théologies différentes, dont le divorce, vaguement pressenti dès l’abord, n’éclata ouvertement qu’à la Réformation. En effet, par sa doctrine de l’Église, il formule contre les donatistes le système catholique, développant le Compelle intrare au sens matériel, et établissant la nécessité de la hiérarchie et des sacrements pour le salut. Et, en même temps, par sa doctrine du péché et de la grâce, il est le précurseur du protestantisme, le plus paulinien des docteurs depuis saint Paul lui-même. Voilà pourquoi il peut être réclamé à la fois par les deux partis. Voilà pourquoi, toutes les fois qu’un mouvement réformateur s’est accompli dans l’Église, au temps des précurseurs de la Réforme, au temps de Luther et au temps de Jansénius, le nom d’Augustin a été invoqué. Ce nom est mêlé à toutes les controverses des âges suivants. De là son importance unique dans l’histoire des idées chrétiennes.
A côté et au-dessous d’Augustin, l’Église latine compte encore quelques docteurs remarquables, tels que Ambroise de Milan, Jérôme et Hilaire de Poitiers.