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Le Prométhée d’Eschyle

tDans l’une des années qui suivirent les glorieuses victoires par lesquelles la Grèce assura sa liberté, trois pièces, formant un drame unique, furent représentées sur le théâtre d’Athènes ; c’était la trilogie du Prométhée.

t – Paru dans Le Chrétien Évangélique, février 1883.

Eschyle, son auteur, était l’un des héros qui venaient de lutter contre les Perses. Il avait trente-cinq ans quand il se battait à Marathon, quarante-cinq quand il versait son sang à Platée. Cinquante et une fois déjà il avait été couronné par le peuple d’Athènes dans le concours théâtral qui rassemblait périodiquement l’élite de la Grèce. Cette fois il apportait sur la scène le plus étonnant de ses drames, le triple Prométhée : le Prométhée porte-feu, le Prométhée enchaîné et le Prométhée délié.

I

Dans la première pièce, aujourd’hui perdue, il montrait le Titan Prométhée communiquant aux hommes, récemment créés, l’apanage des immortels, le feu, au moyen duquel ils devaient sortir de leur barbarie native. Cette intrusion dans l’administration de l’univers lui attirait le courroux de Jupiter, du grand Zeus, le souverain de l’Olympe ; et la seconde pièce, que nous possédons et qui va nous occuper spécialement, représentait le bienfaiteur de l’humanité attaché, par l’ordre de Jupiter, à un rocher dans le voisinage de la mer, soit de l’Adriatique, soit du Pont-Euxin, expiant ainsi son indiscrète compassion, mais défiant hardiment le courroux du dieu suprême.

Dans la troisième pièce, le Prométhée délié, aujourd’hui perdue comme la première, le Titan, après avoir été précipité dans l’Hadès, reparaissait à la lumière, mais pour subir un supplice plus cruel encore que le précédent, sur l’un des sommets du Caucase, jusqu’au moment où il était enfin délivré par Hercule, le fils de Jupiter.

En relisant récemment celle des trois pièces que le temps a seule respectée, le Prométhée enchaîné, j’éprouvais un indicible saisissement d’admiration. Rien de plus simple et pourtant rien de plus puissant que cette pièce, ce drame immobile, comme on l’a justement appelé. Le Titan, revêtu d’un corps immortel, mais susceptible de souffrance, est là, fixé par des anneaux de fer à une paroi de rocher dans une gorge sauvage. La position du héros ne change pas durant toute la pièce. Qu’est-ce donc qui peut apporter la vie, l’intérêt, le mouvement dans une telle situation ? Le dieu enchaîné contemple de la hauteur de son martyre le passé, le présent, l’avenir de la terre et de l’Olympe. Zeus règne présentement, mais qu’il sache bien qu’une chute le menace, semblable à celle qu’il a fait subir à son père Saturne, et à celle que Saturne avait infligée déjà à son père Uranus. L’arrivée successive de quatre acteurs donne à Prométhée l’occasion d’exposer les pensées qui gonflent son cœur irrité. Ces entretiens font tout le mouvement du drame. Mais quels entretiens ! des duels de parole, comme les a appelés un brillant écrivain moderneu, qui ajoute : « La voix de Prométhée n’y déroule pas la pensée ; elle la darde. Ces dialogues sont de formidables actions roulant d’un train d’ouragan sur l’esprit de l’auditeur. On prétend qu’à la représentation d’une autre tragédie d’Eschyle, les Euménides, des femmes enceintes accouchèrent, et des enfants moururent de terreur. La Grèce, rassemblée dans le théâtre de Bacchus au jour où fut représenté le Prométhée, dut plus d’une fois frémir non seulement d’étonnement, mais d’effroi en entendant les révélations inouïes qu’Eschyle osait mettre dans la bouche de son héros.

u – Paul de Saint-Victor.

Celui-ci, d’après la fable mythologique, appartenait à une génération de divinités dont le règne avait précédé celui de Jupiter et des dieux de l’Olympe. Cette dynastie plus ancienne était celle des Titans, fils et frères de Saturne, divinités monstrueuses, gigantesques et brutales. Prométhée différait entièrement de ses frères. Son nom provient probablement d’une racine hindoue ou aryenne. Voici comment on essaie de l’expliquer à cette heure. Les anciens Aryens tiraient le feu de deux morceaux de bois frottés vivement l’un à l’autre. L’un était un bois rond, creusé au milieu, et qu’on faisait tourner rapidement ; l’autre était un pivot enfoncé dans le centre du premier et qu’on faisait tourner en sens contraire. De ces deux mouvements opposés jaillissait le feu. Cet acte s’appelait en sanscrit manthâmi, (d’où procède évidemment le mot grec μανθάνω, apprendre, faire jaillir la lumière dans l’intelligence) ; le pivot de bois tournant et générateur du feu se nommait pramantha. De là le nom de Pramathyus donné à l’homme qui, par le frottement, dérobe au bois le feu qui sommeille dans son sein. Pramathyus est devenu en grec Promêtheus, non sans subir l’influence d’une autre dérivation propre à la langue grecque, d’après laquelle ce mot signifie : « Celui qui prévoit et pourvoit. »

Dirigé par sa mère Thémis, la déesse de la justice, Prométhée conseillait à ses frères les Titans de ne pas engager une lutte ouverte avec le fils de Saturne, et d’employer plutôt la ruse, pour l’empêcher de conserver le pouvoir qu’il venait de ravir à son père. Mais quand il vit que ses conseils n’étaient pas écoutés et que, dans leur folle confiance en la force brutale, ses frères essayaient de renverser de haute lutte celui qui disposait de la foudre, il sut se mettre à temps du côté de Jupiter, et l’aida à assurer son pouvoir par la ruine des Titans. A ce moment les hommes, par un caprice des dieux de l’Olympe, venaient d’arriver à l’existence. Jupiter voyait d’un œil inquiet cette race nouvelle qui pouvait dans l’avenir lui causer des embarras. Il ne faisait rien pour elle et la laissait croupir dans un état profondément misérable. Pris de pitié, Prométhée déroba le feu au foyer des immortels et livra aux pauvres humains ce don céleste, condition de tout progrès. Voici comment Prométhée raconte lui-même à ses premières visiteuses, les filles de l’Océan, cet acte à jamais méritoire aux yeux des hommes, mais dix fois criminel à ceux du maître des dieux :

« A peine Zeus était-il assis sur le trône paternel, qu’il se hâta de distribuer à chacun des dieux leurs prérogatives spéciales. Mais il ne tint aucun compte des malheureux mortels ; il méditait même de leur substituer une race nouvelle. A ce dessein, nul ne s’opposait ; seul je l’osai. Je sauvai les hommes de la fatalité de la mort.… Je leur donnai le feu, ce maître de tous les arts.… Jusque-là ils regardaient et ne voyaient pas, ils entendaient sans comprendre. Comme des fantômes dans les rêves, ils confondaient toutes choses, ils ne connaissaient ni les chaudes maisons en briques, ni la fabrication du bois ; semblables aux fourmis, ils habitaient des demeures souterraines, privés de la lumière du soleil. Point de signes auxquels ils reconnussent l’hiver et le printemps fleuri et l’été chargé de fruits, ils faisaient tout sans ordre, jusqu’à ce que je leur eusse appris à observer le lever des astres et leur coucher. J’inventai pour eux le calcul, la plus précieuse des sciences, ainsi que l’écriture ; j’éveillai en eux la mémoire, mère de tous les arts, instrument de toutes les sciences ; j’asservis au joug les animaux qui devaient participer à leur labeur.… J’inventai les chariots aux ailes de lin qui traversent les mers…

Voilà le crime pour lequel Prométhée fut condamné par Zeus au supplice que nous le voyons subir dans la pièce du Prométhée enchaîné. Analysons ce drame.

La première scène nous fait assister à l’exécution de la sentence. C’est tout naturellement le dieu du feu, Vulcain, qui est chargé de cet office. Il est accompagné de deux acolytes, la Force et la Violence, qui ont pour tâche de retenir le condamné, pendant que Vulcain l’attache au rocher. Celui-ci ne s’acquitte pas de cette tâche avec plaisir :

« C’est à regret, ô infortuné, que je vais te clouer dans des fers difficiles à arracher, sur ce mont solitaire où tu n’entendras la voix, ni ne verras la face d’aucun mortel.… Tu feras sentinelle sur cet affreux rocher, debout, privé de sommeil, sans jamais ployer les genoux ;… car le cœur de Jupiter est inexorable. Il est toujours dur, le monarque qui règne depuis peu. »

Ainsi parle le dieu du feu ; ses deux aides ne partagent nullement ce sentiment de pitié. Elles trouvent que Vulcain s’acquitte trop mollement de sa besogne.

« Que tardes-tu, lui dit la Force, as-tu compassion de ce Dieu, haï des dieux, qui a livré aux mortels le feu, ta propre prérogative ? »

Vulcain s’excuse par les liens de la parenté et de l’amitié ; il se met plus vivement à l’œuvre : « Frappe plus fort, lui crient les deux furies. — Voici un bras qui tient ferme, répond Vulcain. — Maintenant la poitrine ! s’écrie la Force ; enfonces-y ce coin de fer à la dent aiguë. » Vulcain obéit en gémissant. Tous les membres du Titan sont successivement enserrés dans des ceps de fer solidement fixés au rocher. Alors les trois bourreaux se retirent, non sans que la Force ait lancé à Prométhée un dernier sarcasme :

« Les dieux t’ont mal nommé, Prométhée ; c’est maintenant toi-même qui as besoin de quelqu’un qui pourvoie aux moyens de te dégager des ces engins-là. » Jusqu’ici Prométhée n’a pas proféré une parole. Avec la dignité d’un dieu, il a tout supporté en silence, tortures et moqueries. Lorsqu’il se voit seul, sa plainte éclate, il en appelle aux seuls témoins de son supplice, aux éléments qui l’entourent, l’éther, les vents, les fleuves, la terre, mère de tous les êtres, le soleil, témoin de toutes choses ; il proteste contre ce supplice de milliers d’années auquel il est condamné, et contre le nouveau maître des dieux qui le lui inflige injustement.

Soudain un bruit étrange, semblable à celui que ferait le battement d’ailes d’une troupe d’oiseaux frappe son oreille. C’est une foule amie, ce sont les Océanides, les trois mille nymphes, filles de Téthys et de l’Océan, ses parentes. Le bruit des coups du marteau de Vulcain a retenti jusqu’au fond de leurs grottes sous-marines, sur le rivage de la mer voisine ; aussitôt elles se sont élancées sur leur char ailé. Elles jouent dès ce moment dans la pièce le rôle du chœur ; elles demeurent jusqu’à la fin auprès de leur parent infortuné et lui témoignent une tendre compassion ; elles cherchent à calmer son courroux et l’engagent à fléchir devant celui qui règne aujourd’hui sur les habitants du ciel. Prométhée repousse fièrement de pareils conseils, tout en reconnaissant l’intention bienveillante qui les dicte ; il se sent fort, car il est détenteur des secrets du destin qu’il se laisse aller à dévoiler en partie aux jeunes nymphes : Zeus pourrait bien ne pas régner à toujours ; il court le risque d’être dépouillé un jour de son sceptre, conformément à la malédiction qu’a prononcée contre lui son père Saturne. Alors son tour viendra aussi d’être maté. Il apprendra à calmer ses emportements, il deviendra doux et maniable et recherchera même l’amitié de celui qu’il traite maintenant si indignement. On voit poindre ici le dénouement lointain de la lutte, qui fera le sujet de la troisième pièce. Pour le moment Prométhée, attaché à son rocher, apparaît comme l’interprète de la loi de la destinée. D’après cette loi, chaque être, chaque dieu même, a une mesure d’action déterminée. En dedans de ce lot qui lui est assigné, l’individu a le droit de déployer sa liberté ; mais s’il lui arrive d’outrepasser la limite fixée, de manière à empiéter sur le lot d’autrui, ce crime tombe aussitôt sous le coup de l’éternelle justice, sous la loi sévère du talion. Et Zeus lui-même n’échappe pas à cette condition de toute existence individuelle.

En entendant ces mystérieuses menaces à l’adresse du dieu souverain, les Océanides désirent obtenir des explications. Prométhée leur raconte alors ce qui s’est passé entre Zeus et lui : la lutte aveugle de ses frères contre le jeune monarque, sa coopération à leur défaite, puis sa commisération pour les hommes. Voilà son crime. Du reste, en agissant de la sorte, il n’ignorait rien de ce qui l’attendait : « Pour secourir les mortels, je me suis perdu moi-même. »

Un nouveau visiteur arrive : c’est son proche parent, le père des nymphes qui forment le chœur, le vieil Océan. Il vient supplier Prométhée de céder au malheur qui l’accable et de ne pas ajouter de nouvelles souffrances à ses maux présents. Il doit considérer que le maître actuel est rude et ne rend compte à personne de ses actions. Il s’offre enfin au Titan comme intermédiaire auprès de Jupiter. Il est prêt à se rendre auprès de lui pour chercher à obtenir sa grâce. Prométhée déclare fièrement qu’il se gardera bien de rien faire qui puisse entraîner aucun de ses amis dans sa propre ruine.

« Rappelle-toi, dit-il à Océan, rappelle-toi Atlas mon frère ! Il porte sur ses épaules la lourde colonne qui soutient le ciel au-dessus de la terre ; ce fardeau, c’est l’impitoyable Zeus qui le lui a imposé ! Rappelle-toi Typhon, un autre de mes frères, dont les yeux fulminaient des éclairs et qui avait résisté à tous les dieux. Frappé en pleine poitrine par la foudre de Jupiter, il a été carbonisé, et il git là maintenant, près du détroit, enseveli sous les racines de l’Etna. Voilà des expériences ! Tu n’as pas besoin que je t’en apprenne davantage. Crains de te compromettre dans cette affaire. Pour moi, j’épuiserai les rigueurs de mon sort jusqu’à ce que Zeus ait calmé sa colère. »

« Ton malheur, répond sagement Océan, est une leçon pour moi. — Pense toujours ainsi, » lui répond, non sans sarcasme, le héros souffrant. Océan prend congé : « Déjà, dit-il, mon quadrupède ailé s’élève et rase les plaines de l’air, pressé de rentrer dans son étable accoutumée. » Et le bon vieillard disparaît sur son hippogriffe.

Le chœur, resté seul avec Promothée, lui exprime son intérêt dans le plus magnifique langage. Il termine par ce doux et émouvant souvenir :

« Qu’il est différent, le chant que ta vue m’inspire en ce moment, de celui que j’entonnais auprès du bain, le jour de ta noce, quand tu emmenais notre sœur Hésione, richement dotée, pour partager ta demeure ! »

On l’a dit : « Eschyle est le maître de la grâce aussi bien que celui de la colère. C’est le frère de génie du puissant et tendre Haendel. — A cet instant s’ouvre une nouvelle scène. On entend la voix d’une femme effarée : « Quelle est cette terre ? Qui vois-je là attaché à ce roc, exposé aux injures du temps ? Ah ! ah ! L’insecte venimeux me pique de nouveau ! Malheureuse ! Je viens d’apercevoir le gardien au millier d’yeux qui est sorti du fond de l’Hadès ! »

Cette infortunée, c’est Io, la fille d’Inachus, la nièce des Océanides. Elle est arrivée dans cette contrée solitaire, poursuivant la course vagabonde à laquelle elle est désormais condamnée. Comme Prométhée, c’est encore une victime de l’injustice du maître des dieux, non de sa haine, mais de ses criminelles amours. Jupiter a jeté les yeux sur Io, et Junon irritée la poursuit de sa fureur jalouse. Elle l’a changée en génisse. Naturellement, sur la scène, Io ne porte que les cornes de l’animal, symboles de sa flétrissure. De plus, l’implacable épouse de Jupiter a attaché aux flancs de la malheureuse un taon à l’aiguillon venimeux, dont la piqûre et le bourdonnement la font délirer. Junon lui avait aussi donné un gardien, Argus, le berger aux yeux innombrables. Mais Mercure l’a percé d’une flèche et fait descendre au Tartare. Cependant, dans ses accès de délire, Io le voit parfois apparaître : « Le spectre ! oui, c’est lui ! le bouvier aux yeux innombrables ! Je le vois ; il s’approche ; échappé des enfers, il fixe sur moi ses regards. Il me chasse affamée à travers les sables des rivages ! »

Prométhée reconnaît l’infortunée.

« N’entends-je pas la fille d’Inachus qui fait brûler le cœur de Zeus, et que Junon poursuit de sa haine ? » Io, comprenant à l’ouïe de ces paroles l’intelligence supérieure de celui qu’elle contemple avec surprise suspendu au rocher, lui demande où la conduira cette course sans but et quel sera le terme de ses souffrances. Elle voudrait savoir aussi quel être cruel a attaché son interlocuteur, non moins malheureux qu’elle, à ce rocher. Prométhée répond d’un mot à cette dernière question : « La volonté de Jupiter et le bras de Vulcain. » Le chœur intervenant questionne Io sur les causes de sa cruelle destinée. Celle-ci raconte la passion criminelle de Jupiter, les obsessions dont il la poursuivait, puis la réponse de l’oracle que son père a consulté et qui a donné l’ordre à Inachus de la bannir de la maison paternelle. Elle proteste contre le travestissement ignoble que Junon lui fait subir, et contre ce vagabondage délirant auquel elle est livrée. Alors Prométhée répond à son tour aux questions qu’elle lui a adressées sur l’avenir qui lui est réservé. Il lui décrit les nouvelles courses qui l’attendent, d’abord à travers le Bosphore (détroit de la vache), dont le nom perpétuera le souvenir de son passage, puis à travers la Scythie et le Caucase, et dans les régions du midi jusqu’aux cataractes du Nil ; enfin son arrivée dans le Delta égyptien. Là seulement elle trouvera le repos ; elle fondera avec ses fils une colonie grecque. Et c’est l’un de ses descendants à la treizième génération qui délivrera Prométhée, tandis que Zeus deviendra l’artisan de sa propre ruine.

« Que dis-tu ? s’écrie Io dans un éclat de joie ; quoi ! Zeus cesserait un jour de régner ? — Ce serait une joie pour toi, je pense, de voir une telle chute ! — Et par qui sera-t-il dépossédé du sceptre de la toute-puissance ? — Par sa propre démence. — De quelle façon ? Parle, si tu le peux sans péril. — Il célébrera un hymen dont il aura à se repentir. — Avec une déesse ou avec une mortelle ? Parle, s’il t’est permis. — Qu’importe avec qui ? Cela, je ne dois pas le révéler. — Et par cette épouse il tombera du trône ? — Elle enfantera un fils plus fort que son père. — Et Jupiter ne peut détourner cette destinée ? — Non, pas du moins s’il ne me délivre de ces chaînes. »

Ce secret, auquel Eschyle fait allusion, trouvait sans doute son explication dans la troisième pièce. Mais Pindare nous en donne la clef dans l’une de ses odes (la VIIe Isthmique). Il s’agissait du mariage de Zeus avec la nymphe Thétis, fille d’Océan : « Il est écrit, dit le poète Thébain, que si la fille de l’Océan s’unit à Zeus, elle enfantera un fils plus puissant que son père et dont la main brandira une arme plus terrible que la foudre. » Ce passage de Pindare est en relation manifeste avec l’oracle qu’Eschyle met dans la bouche de Prométhée. Il y avait sans doute primitivement à la base de ce mythe l’intuition d’un fait de la nature physique : la puissance de la foudre, l’arme de Jupiter, surpassée par un agent supérieur, résultant de la combinaison des forces de l’atmosphère avec celles de l’océan.

« Après m’avoir donné une telle espérance, répond l’infortunée Io, ne va pas m’en frustrer. »

Touchant le terme de ses maux, Io apprend de son interlocuteur que Zeus lui-même lui rendra la raison. Il se bornera pour cela à passer la main sur son front. De cet attouchement bienfaisant naîtra Epaphus (touché doucement »), et c’est de lui que procédera la postérité d’Io. « Tel est l’oracle que m’a révélé l’antique Thémis, la Titanide, ma mère. »

Un nouvel accès de délire saisit Io. « La convulsion me prend ; l’aiguillon du taon me brûle, mes yeux se troublent, je suis emportée au hasard. » Et la malheureuse disparaît pour recommencer sa course haletante. Le chœur chante alors le bonheur d’une union médiocre, mais bien assortie, et s’écrie prudemment : « Que jamais un Dieu n’arrête sur moi son regard ! »

« Le jour viendra, lui répond Prométhée, où celui dont la tyrannie fait tant de victimes, deviendra tout humble, quand il se sentira frappé et que la malédiction prononcée sur lui par son père Kronos s’accomplira. Moi seul, ajoute le Titan, je connais le danger et le moyen de le conjurer. Mais je ne le lui révélerai point qu’il ne m’ait délivré de ces liens cruels. L’éclair enflammé qu’il agite dans ses mains ne saurait le préserver d’une chute ignominieuse. Lui-même il se prépare un adversaire qui inventera un feu plus puissant que la foudre et plus retentissant que le tonnerre. Alors Jupiter aussi apprendra quelle distance il y a entre commander et servir. — Ne trembles-tu pas, demande le chœur d’énoncer de pareilles menaces ? — Que craindrais-je ? Le Destin ne permet pas que je meure- — Mais Zeus pourrait t’infliger un supplice plus douloureux que celui que tu souffres. — Qu’il le fasse ; j’ai tout prévu ! »

Cette parole prépare la quatrième et dernière scène. Jupiter, du haut de l’Olympe, a tout entendu. On comprend combien il lui importe de pénétrer le mystère renfermé dans les menaces du Titan. Mercure, le messager céleste, parait. Il déclare à Prométhée que Jupiter veut savoir quel est cet hymen dont il fait tant de bruit. Prométhée traite Mercure comme un grand seigneur vaincu traiterait le valet de son vainqueur. Il commence par rabattre ce ton insolent :

« J’ai déjà vu tomber deux tyrans (Uranus et Saturne) ; je verrai bientôt tomber le troisième. Reprends le chemin par lequel tu es venu ; tu n’apprendras de moi rien de ce que tu veux savoir. — Il paraît que tu fais de ton état présent tes délices, répond ironiquement l’envoyé de Jupiter. — Mes délices ! Puissé-je voir mes ennemis jouir de telles délices, et je te compte parmi eux ! — Tes paroles trahissent le délire. — Oui, si c’est du délire que de haïr ses ennemis. — Tu n’as pas encore appris à être sage. — Et toi, n’es-tu pas un enfant, moins qu’un enfant, si tu t’attends à apprendre quelque chose de moi ? Que Zeus lance sa foudre brûlante, qu’il confonde et bouleverse les éléments, la blanche neige avec les feux souterrains ! Rien ne me contraindra à lui révéler ce qui doit le faire tomber du trône. — Il paraît que toutes mes instances sont inutiles. Considère quelle tempête, quels flots de maux vont fondre sur toi ! Mon père Zeus va briser en éclats, de ses foudres brûlantes, cette crevasse, et des bras de pierre t’entraîneront dans l’abîme. Et si après un long temps tu parais de nouveau à la lumière, le chien ailé de Zeus, l’aigle avide de sang, viendra chaque jour, convive non invité, se repaîtra du noir aliment de ton foie. Du reste, n’espère point de fin à ton supplice, si quelqu’un des dieux ne consent à prendre ta place et à descendre pour toi dans le sombre Hadès, dans le profond abîme du Tartare. Fais donc céder l’arrogance à la prudence. »

Le chœur joint ses instances aux avertissements d’Hermès.

« Ce discours ne m’apprend rien de nouveau, répond Prométhée. Qu’un ennemi soit maltraité par son ennemi, il n’y a rien là que de naturel. Eh bien! Que la foudre aux sillons brûlants me frappe, que les airs soient bouleversés par le tonnerre, que les tourbillons de vent ébranlent la terre jusque dans ses racines, que dans un tumulte épouvantable les flots de la mer se confondent avec la trace des astres dans le ciel ; que Zeus précipite dans le noir Tartare mon corps emporté par l’irrésistible tourbillon de la fatalité,… que m’importe ! Avec tout cela Zeus ne me tuera pas ! »

Mercure invite alors les nymphes à se retirer : « Quittez promptement ce lieu avant que la foudre éclate ! — Donne-moi des conseils que je puisse suivre, répond fièrement la troupe des jeunes filles, et ne m’ordonne pas de me conduire en lâche. Avec lui j’ai appris à détester les traîtres. La trahison est la plus immonde des maladies. »

« Vous êtes témoins, s’écrie Mercure en s’éloignant, que ce n’est pas Zeus qui vous précipite dans le malheur. N’accusez pas la fortune, mais seulement votre folie ! »

Au moment ou Prométhée voit le messager du ciel se retirer, ressentant les premiers symptômes de la catastrophe qui s’approche, il s’écrie :

« C’est en réalité, et non plus en parole, que la terre s’ébranle ! Le fracas rauque du tonnerre mugit, les sillons enflammés brillent de toute part ; la poussière s’élève en tourbillons ; les vents déchaînés se heurtent l’un contre l’autre ; l’air et la mer se confondent. Cette tempête,… elle vient de Zeus ! Auguste divinité de ma mère ! Ether, lumière de tous ! Voyez ce que je souffre injustement ! »

L’éclair brillait.… Le rocher foudroyé s’abîmait avec celui qu’il portait. Ainsi se terminait, au plus fort du conflit, la pièce du Prométhée enchaîné.

II

En face d’un tel drame, on se demande quel est celui qui mérite vraiment le nom de Titan, le dieu qui en est le héros, ou le poète qui l’a conçu ?

De tout temps l’on a senti qu’il y avait dans cette œuvre quelque chose de grand, de gigantesque, d’incommensurable, et l’on a recherché avec une sorte de religieuse curiosité la véritable pensée du poète.

A la suite de la première représentation du Prométhée, une accusation capitale fut, dit-on, portée contre Eschyle. On prétendait qu’il avait violé le secret des Mystères grecs et divulgué devant tout le peuple des choses dont il n’était permis de parler qu’entre initiés. Dans les Mystères on célébrait, en effet, à ce qu’il paraît, la mort du dieu du passé et sa résurrection comme dieu de l’avenir. Mais ces intuitions les plus profondes de la conscience grecque ne s’énonçaient en face des dieux de l’Olympe actuel que dans la nuit des Mystères. Les accusateurs les rapprochaient des menaces publiques de Prométhée contre la souveraineté de Zeus et les transformaient ainsi en blasphèmes. Le poète n’échappa à la condamnation capitale que par le secours de son frère Amynias qui découvrit devant le tribunal le bras du poète lacéré par l’épée d’un Perse, et qui réussit à prouver que l’accusé n’avait jamais été initié.

A une époque plus avancée, on vit dans Eschyle, non plus le révélateur du secret des Mystères, mais l’interprète des desseins les plus cachés de Dieu même, un prophète, l’Esaïe de la Grèce. Aux yeux des Pères de l’Eglise, le supplice du Caucase était le type de celui de Golgotha. Eschyle avait entrevu et décrit en la personne du dieu cloué au rocher le futur Rédempteur du monde.

 » Voilà le vrai Prométhée, s’écriait Tertullien en proclamant aux païens le Christ crucifié, voilà le Dieu tout-puissant lacéré de blasphèmes. » Au coup de bec de l’aigle répondait le coup de lance du soldat romain. Les fidèles Océanides au pied du rocher préfiguraient les saintes femmes pleurant au pied de la croix. Le Titan précipité dans le Tartare par le coup de foudre de Zeus était le type du Fils de Dieu descendant aux enfers à la suite de sa mort expiatoire. La naissance miraculeuse d’Epaphus par le contact de la main de Jupiter posée sur le front de la fille d’Inachus, était l’image de la naissance merveilleuse du Christ. Et surtout la cause du supplice de Prométhée, son amour pour les hommes, ne faisait-elle pas de cette souffrance du dieu le type de crucifiement volontaire, enduré par le Sauveur de l’humanité ? — Ainsi pensaient les Pères. Nous ne nous arrêterons pas à faire voir combien de pareilles coïncidences sont extérieures et accidentelles. Dans les temps modernes, ce que les Pères envisageaient comme le fruit d’une révélation surnaturelle, a été attribué à la conception géniale du poète philosophe, « Prométhée, dit Quinet, est, comme l’indique son nom (le prévoyant), l’éternel poète, un Christ avant le Christ. Il attend ce dieu nouveau qui, en renversant les dieux de l’Olympe, viendra le délivrer. » — « Prométhée, écrit Paul de Saint-Victor, c’est l’homme éternel ; ses protestations sont celles de la conscience qui s’indigne contre les puissances du mal et contre les injustices de la destinée. La pensée du poète lance vers l’avenir des traits d’une direction si étrange, qu’on dirait qu’ils mettront des siècles pour arriver à leur but ; c’est l’attente anxieuse d’un ordre meilleur. »

La science allemande s’est vivement préoccupée aussi, dans ces derniers temps, du sens de ce drame étonnant. D’après les uns, Eschyle prendrait sérieusement le parti de Prométhée contre Zeus. Il personnifierait dans le premier soit l’amour persévérant de la liberté contre la tyrannie, — c’est le sentiment qu’il voulait inspirer au peuple d’Athènes, d’après Schütz, — soit la puissance de l’esprit et l’énergie du caractère héroïque en lutte avec la nature et la nécessité ; c’est l’idée de Welcker et de Herrmann. Selon Schlegel, le poète nous ferait contempler la grande tragédie de la vie humaine qui, liée à la terre, expie sa rébellion nécessaire, en opposant une volonté inébranlable à la puissance aveugle de la nature. — D’après d’autres, au contraire, les torts sont du côté de Prométhée, qui subit un châtiment mérité (Schömann). Le Titan révolté serait la personnification de l’aspiration humaine à une civilisation purement terrestre, à une science autonome, à une vie entièrement indépendante de la divinité. A ce point de vue, Prométhée jouerait dans l’intuition d’Eschyle un rôle correspondant à celui de l’esprit du mal dans la tradition biblique ; il représenterait le principe qui pousse l’homme à la satisfaction de ses besoins égoïstes et le perd en l’engageant à se sauver par lui-même. La troisième pièce, qui nous manque, le Prométhée délivré, aurait été le tableau de la repentance de Prométhée et de sa soumission à Zeus, le principe de l’ordre et de la justice. Ainsi la trilogie toute entière aurait eu pour but d’inculquer à la conscience grecque cette vérité : que la culture sans la religion est un mal. — Ces deux solutions opposées ne peuvent se soutenir, la première parce que la conscience grecque n’eût pas accepté cette manière de traiter Zeus ; la seconde, parce que Prométhée est d’un bout à l’autre du drame le représentant de la loi de la destinée et non celui de l’humanité.

Quant à moi, j’avouerai franchement que la pensée dans laquelle j’ai commencé ce travail et qui provenait d’une impression remontant au temps de mes études, était que le poète voulait mettre dans la bouche de son héros, non sans doute l’annonce du Christ et de ses souffrances, mais celle d’une religion plus pure et plus morale que la religion populaire représentée par le Zeus traditionnel et mythologique. Eschyle aurait entrevu, aussi bien que Socrate et Platon, les premières clartés du monothéisme et aurait essayé hardiment d’initier la conscience grecque à cette foi de l’avenir. Comme il célébrait dans l’avènement de Zeus un premier progrès, la victoire remportée par le génie de l’ordre social et de la sagesse politique sur les forces brutales et aveugles des temps primitifs, représentées par les Titans, ainsi il aurait cherché à faire entrevoir au peuple grec un progrès nouveau, le souffle d’une vie religieuse supérieure pénétrant enfin cette vie sociale, artistique et scientifique de la Grèce, dont la figure de Zeus avait été la plus haute expression.

Cependant, plus j’ai étudié ce sujet, plus je me suis convaincu de l’impossibilité de maintenir ce point de vue. Eschyle ne pouvait déclarer ainsi la guerre à la religion reçue sans tomber sous la vindicte des lois athéniennes.

Socrate, pour avoir fait bien moins que cela, n’a-t-il pas bu la ciguë ?D’ailleurs, si nous comparons les autres pièces qui nous restent du même poète, nous les trouvons remplies de la louange de Zeus. Eschyle fait constamment de cette divinité l’idéal le plus élevé de la conscience grecque ; il ne saurait s’être si ouvertement contredit lui-même.

Mais alors, comment nous expliquer le langage insultant qu’il met si souvent dans la bouche de son héros ? Ne serait-ce qu’une forme dramatique, une manière de faire parler Prométhée conformément à un rôle convenu, mais sans que l’auteur, ni le spectateur, attribuent une valeur réelle à ce langage irrévérencieux ? Cette explication commode ne saurait tenir contre les faits. Les jugements sévères de Prométhée se retrouvent plus ou moins dans la bouche d’Océan, d’Io, de Vulcain lui-même, et sont énoncés avec trop d’insistance pour n’être qu’un simple artifice littéraire. D’ailleurs ils sont accompagnés de menaces qui font trembler sur son trône Jupiter lui-même et qui déterminent toute la marche du drame. Le secret, à demi dévoilé par le Titan, de la chute future qui menace Zeus, est comme le nœud de toute la trilogie. Le poète prend donc bien tout cela au sérieux.

Nous sommes ainsi poussés au dilemme qui fait le fond du problème : si Zeus est pour Eschyle le dieu suprême et définitif, comment peut-il annoncer sa déchéance comme une sérieuse éventualité ; et s’il croit à la possibilité de sa chute, comment mettre le poète d’accord avec lui-même et avec la conscience grecque, qui n’eût jamais accepté un pareil blasphème ?

III

Cette difficulté, qui paraît insoluble, ne proviendrait-elle point de la différence entre l’idée que nous nous faisons de la divinité et celle que s’en faisaient les Grecs ?

Dieu, dans la pensée juive et chrétienne, est et reste immuablement ce qu’il a toujours été. Il n’en était pas ainsi dans l’intuition des Grecs. Quelqu’un a dit : « Les divinités païennes n’étaient que les images idéalisées des peuples qui leur apportaient leurs adorations. » N’est-ce pas le cas d’appliquer ici ce mot du grand railleur du XVIIIe siècle : « Si Dieu a fait l’homme à son image, l’homme le lui a bien rendu. » Toutes les grandes révolutions qui s’accomplissaient sur la terre étaient transportées par la conscience grecque au sein de la divinité elle-même, qui en était le principe. Dès qu’une phase d’existence succédait ici-bas à la phase antérieure, le Grec se figurait qu’une nouvelle génération de dieux avait remplacé dans le ciel la précédente. A l’apparition première des cieux et de la terre correspondait le couple des dieux primitifs qui y avaient présidé : Uranus, le ciel étoilé, et Gaïa, la terre féconde. La seconde génération, Saturne et les Titans, représentaient, sans doute, les crises qui suivirent l’acte primitif, le jeu puissant des forces physiques, les grandes éruptions volcaniques et les puissantes inondations dont le sol terrestre porte l’empreinte. L’établissement de l’ordre de choses actuel, relativement calme et réglé, ne pouvait à son tour être dû qu’à l’avènement d’une nouvelle génération de divinités, celles de l’Olympe, dont Zeus, le génie de l’intelligence ordonnatrice, était le centre.

Et ce n’était pas seulement le progrès de la nature que mesurait ainsi la succession des cycles de divinités, c’était aussi celui de l’histoire. Avec l’apparition de l’humanité était donnée sur la terre la possibilité d’un développement politique et social. Les dieux de l’Olympe ne pouvaient se désintéresser de ce mouvement qui allait s’accomplir désormais dans un domaine supérieur à la simple vie naturelle. Voilà comment la conscience grecque faisait de ses propres progrès un progrès dans l’histoire de ses dieux eux-mêmes. Les dieux que les peuples aryens avaient apportés de l’Asie n’étaient guère que les forces de la nature personnifiées. Mais à mesure que le domaine de la vie morale et sociale s’ouvre aux Hellènes, leurs dieux aussi se transforment et s’ennoblissent ; se sont les forces morales et intellectuelles qu’il voient personnifiées maintenant en eux. On l’a dit admirablementv : « Ces dieux que le peuple grec chantait et adorait, il sentait vaguement que c’était lui qui les avait faits, qu’il les avait tirés de sa conscience plus ou moins lucide des lois de la vie, qu’ils n’étaient en somme que les figures idéales des rêves de sa pensée ou des éblouissements de ses sens. Il remaniait donc sans cesse, et d’après lui-même, leurs types défectueux. Il les épurait et les élevait, les destituant ou les délaissant quand leur nature ingrate résistait à ses corrections. »

v – Paul de Saint-Victor.

Nous avons un exemple remarquable de ce procédé dans Eschyle lui-même, lorsqu’il nous montre, dans la trilogie de l’Orestie, les Euménides, personnification de l’ancienne loi de la « vendetta » et du rigoureux talion, destituées par Apollon et Minerve, pour faire place à l’Aréopage, organe d’une justice moins étroite et plus humaine ; mais non pas sans que ces vieilles divinités reçoivent le dédommagement qui leur est dû pour leurs services passés, dans le culte institué en leur honneur au pied de la colline même où va siéger le nouveau tribunal.

C’est ainsi que la conscience grecque fixait dans l’Olympe lui-même et dans l’histoire des dieux la date de ses progrès. C’est à ce point de vue peut-être que nous nous expliquerons le mystère de la figure de Zeus dans le Prométhée. Cette pièce nous reporte à un passé très lointain, au moment où venait de finir la guerre des Titans et où par leur défaite se fondait le règne des divinités de l’Olympe. Zeus à leur tête venait de s’emparer du gouvernement du monde. Ce souverain, jeune encore et livré à la fougue des passions, ne pouvait marcher de pair avec le progrès moral de l’histoire du monde et conserver la souveraineté qu’à la condition de s’épurer et de se discipliner. S’il voulait donner cours à ses caprices et faire de la royauté du monde une tyrannie, comme son père Saturne et son grand-père Uranus, il ne pouvait manquer de tomber, comme eux, sous le coup de la loi immuable de la justice. Celle-ci renverse tout ce qui s’oppose à elle, soit homme, soit dieu : ainsi le veut la destinée.

La grandeur de Prométhée est d’être en face de Zeus l’interprète de cette loi suprême et de devenir par là l’éducateur de ce dieu lui-même. C’est là ce qu’Eschyle a voulu dire en faisant de son héros, contrairement à toutes les traditions mythologiques, le fils de Thémis, de la déesse de la justice. C’est ce rôle qui le rend fort en face des châtiments épouvantables du maître des dieux. Il demeure aussi inflexible que le principe qu’il représente, car il a pour mission d’élever la force à la hauteur du droit, en consommant l’union de la volonté de Zeus avec celle de la destinée. Si celui-ci se laisse fléchir, son trône sera affermi ; s’il persiste à satisfaire sans foi ni loi ses caprices, il croulera par ces caprices mêmes.

Ce rôle sublime de Prométhée commence avec l’apparition de l’homme, dont il prend la défense contre l’indifférence et même la sourde hostilité de Zeus. C’est dans la race humaine qu’est renfermé latent tout le mouvement futur et le progrès moral de l’univers. Elle est le porteur de l’histoire. En lui livrant le feu, Prométhée la sauve du plan cruel de Zeus, qui était de la laisser croupir et périr. Il rend ainsi possible l’éclosion du règne de la justice.

Dans la guerre des Titans, Prométhée représentait aussi le principe du progrès, cette fois au profit de Zeus lui-même ; car il déserte la cause de ses frères, les Titans, qui veulent absolument vaincre par la force brutale, et il s’associe à Zeus, le principe de l’intelligence.

L’épisode d’Io dans le Prométhée, qui paraît au premier coup d’œil un incident sans relation avec l’ensemble, s’explique de cette manière : c’est un nouvel échantillon des criminels caprices du maître de l’Olympe. Ainsi est fournie à Prométhée l’occasion d’annoncer à celui-ci la chute qui l’attend sur une pareille voie et de lui faire entendre les accents mystérieux de l’ordre immuable.

Un annotateur des poèmes d’Homère nous a conservé cette parole remarquable d’Eschyle qui se trouvait dans une de ses pièces aujourd’hui perdue : « Là où la force et la justice s’unissent pour agir de concert, quelle alliance pourrait surpasser en force cette coalition-là ? » Le maître puissant de l’univers ne peut conserver sa position suprême, selon Eschyle parlant par la bouche de Prométhée, qu’à la condition d’être le premier serviteur de la justice. On demandera si ce n’était pas porter atteinte à la dignité de Zeus, que de faire de lui l’objet de pareils avertissements et de pareilles menaces ? Mais nous venons de rappeler le lointain passé dans lequel Eschyle a eu soin de reléguer la scène du Prométhée enchaîné. Le Zeus qu’adoraient le peuple d’Athènes et Eschyle lui-même, n’était plus le tyran des premiers jours. Les avertissements de Thémis par la bouche de son fils avaient porté leur fruit. Zeus, docile, s’était gardé réellement de l’union qui l’aurait perdu. Il était donc devenu à bon droit le dieu suprême de la conscience grecque et le représentant personnel de l’ordre divin. On dirait qu’Eschyle a voulu faire ainsi justice du Zeus des poètes (Homère, Hésiode), sans pourtant le renier absolument.

Voilà sans doute comment s’accordent les apparents blasphèmes de Prométhée avec la manière dont Eschyle parle de Zeus dans toutes ses pièces, et avec le culte qu’Athènes et toute la Grèce rendaient à cette époque à la majesté suprême de ce dieu.

IV

Reste à savoir si la solution que nous venons d’esquisser est conforme à celle que donnait le poète lui-même dans la troisième pièce de la trilogie, le Prométhée délié. Nous n’en possédons que quelques courts fragments, cités par des auteurs qui vivaient au moment où on la possédait encore. Mais, de même que la physiologie parvient, au moyen de quelques restes d’un squelette, à reconstruire l’image totale de l’animal antédiluvien auquel ils appartenaient, ainsi nous pouvons essayer, au moyen de ces quelques citations, de recomposer la totalité de la tragédie perdue. Schömann a même tenté d’écrire ainsi la tragédie entière du Prométhée délié. Nous serons heureux si nous parvenons à en retrouver au moins l’idée centrale.

Au second siècle de notre ère, l’historien grec Arrien cite ces paroles des Titans, adressées à leur frère :

« Nous sommes venus, ô Prométhée, pour contempler ta souffrance et les douleurs de ta chaîne. »

Ces paroles prouvent que les Titans, précipités dans le Tartare par Jupiter, en avaient été retirés par lui, sans doute après qu’ils avaient fait leur soumission et rendu hommage à sa souveraineté. Ce sont eux qui, dans cette troisième pièce, forment le chœur et tiennent auprès de Prométhée la place qu’occupaient les Océanides dans la seconde. Quel spectacle offert aux yeux du peuple grec que celui de ces êtres gigantesques, saluant la royauté de Jupiter et constatant, par leur réconciliation avec lui, la fin de la malédiction dont l’avait frappé son père Kronos ! En même temps, nous voyons par ces paroles que Prométhée aussi avait été retiré de l’Hadès, mais pour être livré à un supplice nouveau, non moins terrible que le précédent.

Ce supplice, quel était-il ? Nous l’apprenons par un autre fragment qui nous a été conservé par Cicéron, dans ses Tusculanes. C’est Prométhée qui parle à ses frères, les Titans :

« Race née du ciel, du même sang que moi, contemplez celui qui est ici attaché à ce roc aigu, semblable à un navire que les nautoniers, par crainte des écueils, ont durant la nuit fixé au sol par une ancre ferme. C’est le fils de Saturne qui a transpercé mes membres par ces coins de fer cruellement fabriqués. J’habite ici le camp des Furies ; chaque troisième jour, le satellite de Zeus, s’attachant à moi, déchire mon foie de ses serres crochues et s’en repaît. Puis, quand il est rassasié, il s’élève dans les airs ; alors son noir aliment se renouvelle, et il revient, et mes mains liées par les fers de Jupiter ne peuvent éloigner l’oiseau vorace. Veuf de moi-même, je subis celle torture, répandant des flots de sueur qui dégouttent incessamment sur les rochers du Caucase. »

C’est donc pour souffrir plus cruellement que jadis, que Prométhée a été rappelé par Zeus sur la terre des vivants. Il est cloué à la pointe aiguë de l’un des rochers les plus élevés du Caucase. Il n’est plus suspendu, comme autrefois, perpendiculairement. Semblable à un vaisseau ballotté sur son ancre, il est couché dans une position horizontale. Sa situation est celle de l’aiguille d’une boussole balancée sur son pivot et, dans cette attitude, il reçoit périodiquement la visite de l’oiseau qui se nourrit de son foie renaissant à mesure qu’il est dévoré.

C’est le sort que Mercure lui avait prédit. Il n’eût pu y échapper qu’en révélant au maître des dieux le secret qu’il lui importait de connaître ; mais Prométhée est décidé à faire de cette révélation le prix de sa délivrance accomplie et de la consommation morale de Zeus lui-même. On se demande cependant comment il a été tiré du Tartare.

Dans Prométhée enchaîné, Mercure avait déjà déclaré la condition à laquelle cette délivrance pourrait avoir lieu : un dieu devait consentir à prendre sa place. Ce substitut divin s’était-il trouvé ? Oui, et c’est ce que nous apprenons par un autre fragment du Prométhée délié.

Le grammairien athénien Apollodore (IIe siècle après J.-C.), rapporte que le centaure Chiron fut accidentellement blessé par l’une des flèches d’Hercule, trempée dans le sang de l’hydre de Lerne. Comme il souffrait cruellement de cette plaie incurable et qu’il appelait en vain la mort, — car il était du nombre des immortels, — il accepta, pour mettre un terme à ses souffrances, de descendre au Tartare et d’y remplacer Prométhée.

Nous approchons du dénouement. Comme, dans la pièce précédente, une visiteuse était arrivée au pied du rocher auquel était suspendu Prométhée, ainsi, cette fois encore, un étranger survient Mais ce n’est plus une victime des coupables caprices de Zeus. C’est son propre fils ; c’est le rejeton d’Io à la treizième génération, Hercule, le symbole du courage et du génie des Hellènes, le protecteur des opprimés, le destructeur des monstres, à la fois fort et adroit, vaillant et bienfaisant, l’idéal humain de l’imagination grecque. Comme tel, il est prédestiné en quelque sorte à être le sauveur du vieux défenseur des droits de l’humanité. Plutarque nous a conservé la prière qu’Hercule adressait à Apollon, le dieu des archers, en ce moment décisif. Déjà son arc est bandé ; la flèche destinée au vorace bourreau du supplicié est en place. Hercule s’écriait alors :

« Apollon chasseur, dirige ce trait droit au but ! » — et l’aigle tombait mortellement frappé.

Il est probable qu’Hercule n’agissait pas ainsi sans le consentement de Jupiter. De quelques passages des anciens on peut conclure qu’il détachait alors Prométhée et qu’il posait sur ce front chargé de tant de douleurs et labouré par la foudre de Zeus une fraîche couronne de verdure, que le vieil athlète, dans son langage toujours élevé, appelait « le plus noble des liens. » Puis, pressant dans ses bras son jeune sauveur, Prométhée le saluait en ces termes :

« O fils chéri d’un père tant haï ! »

Que se passait-il après cela ? Prométhée, sans doute, révélait à Jupiter le secret de cet hymen défendu qui pouvait encore le perdre. C’était, comme nous le savons, son mariage avec Thétis, la personnification des flots de l’océan. Alors, comme le faisait pressentir la soumission des Titans, Prométhée rendait hommage à la souveraineté de son divin adversaire, qui élevait en échange le vieux Titan au rang des divinités de l’Olympe.

A une demi-lieue d’Athènes, dans le bois sacré de Colone, était, en effet, dressé un autel dont Prométhée partageait les honneurs avec Vulcain, le dieu du feu, et Minerve, la personnification de l’habileté technique. Chaque année le peuple célébrait en cet endroit une lampadodromie, ou course aux flambeaux. Je ne puis décrire ici en détail cette cérémonie. C’était un acte de culte en l’honneur de ces trois divinités réunies. Prométhée était donc admis au nombre des dieux de l’Olympe, et le don du feu qu’il avait fait aux mortels était ratifié avec toutes ses conséquences par Zeus lui-même.

Bien loin donc que la pensée de ce drame sublime fût la dégradation de Jupiter, il aboutissait, au contraire, à sa glorification suprême. Parvenu au faîte du progrès, Zeus couronnait celui qui en avait été le courageux et persévérant initiateur, et celui-ci, au nom de la Grèce entière, proclamait pour jamais Zeus : « le Père tout-puissant et tout bon des hommes et des dieux. » Ainsi se réalisait cette parole prononcée autrefois par l’interprète de la destinée :

« Empressé, Zeus me tendra une main que je saisirai avec empressementw. »

w – Paul de Saint-Victor a rabaissé ce dénouement magnifique en en faisant une transaction à l’amiable, aussi peu digne du caractère héroïque de Prométhée que de la majesté souveraine de Zeus. — Je me trouve, en échange, presque complètement d’accord avec M. le professeur Vischer, de Bâle, dans son travail publié à l’occasion du cinquantième anniversaire du professorat de Welcker. Je ne diffère de lui, me paraît-il, que sur un point : l’humiliation finale de Prométhée, qu’il envisage comme la condition de sa réconciliation avec Zeus.

Quelle noble, je dirai presque, quelle sainte mission que celle du théâtre antique, telle que l’avaient comprise Eschyle et Sophocle ! Comme tout dans de pareils drames était fait pour élever la conscience du peuple, pour purifier le cœur des individus ! C’était la grande, la solennelle prédication religieuse et morale de ces temps. Le peuple hellène apprenait, en face de cette scène, qu’aucun pouvoir n’est stable, non pas même celui des dieux, s’il ne s’identifie librement avec la justice éternelle. Prométhée, l’interprète de la destinée, était celui par qui cette loi de tout vrai progrès était proclamée ; Zeus, le Dieu suprême, celui en qui elle se réalisait parfaitement ; l’homme enfin, représenté par le peuple grec, celui en vue de qui avait lieu cet accomplissement. Quel humiliant retour n’aurions-nous pas à faire ici sur le théâtre moderne, qui n’est si souvent qu’une école de corruption, un instrument de dégradation ! Il n’est que trop vrai : une chrétienté dégénérée tombe infiniment au-dessous du paganisme naïf qui cherchait sincèrement « le Dieu inconnu. »

Ce règne de la puissance unie à la justice qu’avait entrevu l’œil d’aigle d’Eschyle, et que ce grand génie personnifiait en Zeus, la Grèce n’en a jamais vu la réalisation. Il n’a été pour elle que le plus beau des rêves. Eschyle ne l’avait pas plus tôt célébré dans son drame de Prométhée, que la Grèce s’effondrait dans l’anarchie politique, dans la corruption des mœurs et dans la perte de son indépendance nationale.

Si nous voulons voir la conception du génie d’Eschyle devenir réalité et prendre place sur le théâtre de l’histoire, c’est vers d’autres rivages que ceux d’Athènes qu’il faut porter nos regards…, plus loin à l’orient. Là, sur le mont de Sion, se manifeste le Dieu éternellement saint, en qui il n’y a ni variation, ni ombre de changement, à l’essence duquel appartiennent éternellement la force et la justice, étroitement unies, qui crée l’homme par amour, qui le dote généreusement de tout ce qui lui est nécessaire pour s’élever de l’innocence à la perfection, qui l’attire à lui malgré ses chutes, qui l’accueille dans ses repentirs et qui, enfin, dans un sacrifice sans exemple, pose la base du règne de la justice et de la paix pour tous les peuples.

Un jour, un étranger, qui venait d’arriver à Athènes, s’entretenait sur la place publique avec les sages qui avaient coutume de discuter sur les graves problèmes de la vie humaine. Comme ils l’entendaient annoncer des choses nouvelles et étranges, ils le conduisirent sur la colline où siégeait le tribunal fameux de l’Aréopage, dont Eschyle a célébré l’institution dans les Euménides. Un spectacle éblouissant s’offrait de là aux yeux de l’étranger. En face de lui, l’Acropole couronnée par le sanctuaire de Minerve, le Parthénon, avec ses colonnes et ses frises de marbre blanc, se dessinant sur l’azur du ciel. A ses pieds, le temple majestueux de Thésée d’un côté ; de l’autre, le sanctuaire resplendissant de Jupiter. Plus loin, vers la mer, le temple de Neptune. C’est alors que, saisi au plus profond de son âme, l’étranger parla ainsi : « Athéniens, j’ai trouvé chez vous un autel portant cette inscription : Au Dieu inconnu ! Ce Dieu que vous honorez sans le connaître, n’habite pas dans des édifices tels que ceux-là — il les montrait de la main — bâtis par la main des hommes. Il n’est pas non plus servi par les hommes, comme s’il avait besoin de quelque chose, lui en qui nous avons la vie, le mouvement et l’être. Vos propres poètes l’ont dit : Nous sommes sa race, nous hommes. Comment donc penser qu’il soit semblable à l’or, à l’argent ou à la pierre taillée par la main des hommes ? Ce Dieu, après avoir laissé passer les temps d’ignorance, vous invite maintenant à revenir à lui. Car il est un jour fixé, auquel il doit juger le monde avec justice par l’homme qu’il a désigné pour cela et qu’il a signalé au monde en le ressuscitant des morts. »

L’heure où l’apôtre parlait ainsi, était celle de la rencontre entre la plus haute révélation de Dieu et la plus noble aspiration de la conscience humaine. Saint Paul offrait au peuple d’Athènes la réalité de ce dont Eschyle n’avait pu lui présenter que l’idéal. Il apportait à la Grèce le Dieu vivant, dont la volonté toute-puissante est une avec la justice elle-même, et le vrai Médiateur qui, après avoir réconcilié l’homme avec Dieu, l’élève avec lui sur le trône céleste. C’était là l’avenir glorieux, dont quelques lueurs avaient pénétré jusqu’au cœur d’Eschyle à travers les brouillards mythologiques.

Ce noble peuple grec, ce prophète de l’antiquité païenne, il existe encore, toujours doué de la même richesse de dons merveilleux et de généreux instincts. Que mes lecteurs me permettent de le recommander en terminant à leur intérêt, malgré ou peut-être à cause des vices mêmes qu’un long esclavage et un enseignement rempli de superstitions ont contribué à développer chez lui. Tout est grand chez le Grec, les défauts comme les vertus. C’est de la Grèce sans doute que sortiront les éducateurs et les missionnaires de l’Orient. Si vous vous intéressez à l’avenir du monde, intéressez-vous à l’Orient ; et si vous voulez travailler au bien de l’Orient, travaillez au relèvement religieux de la Grèce. L’occasion de le faire ne manquera pas de s’offrir à ceux qui la chercherontx.

x – La pensée de l’auteur se porte ici se porte ici sur les établissements du docteur Marulis à Serrès, pour le relèvement de l’éducation primaire en Grèce, spécialement en Macédoine.

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