Histoire des Protestants de France – Tome 1

2.2.
Ouverture du colloque. – Les députés des Églises à la barre de l’assemblée. – Discours de Théodore de Bèze. – Murmures des prélats. – Deuxième séance. – Réponse du cardinal de Lorraine. – Conférences particulières. – Stratagème du cardinal. – Le jésuite Lainez. – Rupture du colloque.

Le colloque de Poissy s’ouvrit le 9 septembre 1561. C’était le grand spectacle du moment pour la chrétienté. Le pape tremblait de perdre la plus belle de ses provinces, et avait envoyé en hâte le cardinal de Ferrare avec le général des Jésuites, pour mettre empêchement au colloque. Le roi d’Espagne, moitié par politique, moitié par fanatisme, craignait que l’accord des religions ne se fît en France. Les Etats catholiques et les Etats protestants attendaient avec la même impatience l’issue du débat.

Au jour fixé, on se rassemble dans le réfectoire des religieuses de Poissy. Le roi Charles IX, enfant de onze ans, s’assied sur son trône, ayant à sa droite et à sa gauche les princes et les princesses de sa famille, les chevaliers de l’ordre, les officiers et les dames de la cour. Sur les deux côtés latéraux du carré long sont les cardinaux de Tournon, de Lorraine, de Châtillon, de Bourbon, de Guise et d’Armagnac ; au-dessous d’eux, une foule d’évêques et de docteurs. Les députés des Églises réformées n’avaient pas encore été introduits : première marque d’inégalité.

Le jeune roi se lève, et récite un discours dans lequel il exhorte les assistants à se dépouiller de toute passion, et à discuter seulement pour l’honneur de Dieu, l’acquit de leur conscience et le rétablissement de la paix du royaume. Le chancelier Michel de l’Hospital prend ensuite la parole. « Vous êtes assemblés, dit-il, pour procéder à la réformation des mœurs et de la doctrine. Il ne convient pas d’attendre le concile général, vu que plusieurs princes diffèrent d’y envoyer, que les autres n’en veulent point, et qu’il sera composé de gens étrangers pour la plupart, qui ne connaissent pas nos affaires. Quant à ce qu’on dit qu’il ne faut pas tenir deux conciles en même temps, ce n’est pas la première fois qu’il en a été ainsi. Le meilleur moyen de s’entendre est de procéder par humilité, en laissant les subtiles et curieuses disputes. Il n’est pas besoin de plusieurs livres, mais de bien comprendre la Parole de Dieu, et de s’y conformer le plus qu’on pourra. N’estimez point ennemis ceux qu’on dit de la nouvelle religion, qui sont chrétiens comme vous et baptisés, et ne les condamnez point par préjugé. Recevez-les comme le père fait de ses enfants. »

Les prélats montrèrent beaucoup d’humeur à ce discours. L’idée d’une réformation dans la doctrine, et le conseil de ne prendre pour règle que la Parole de Dieu, semblaient donner gain de cause aux requêtes des réformés. Le cardinal de Tournon demanda copie du discours du chancelier, afin d’en délibérer avec ses collègues, parce qu’il contenait, dit-il, plusieurs choses de grande conséquence, qui n’avaient pas été mentionnées dans les lettres de convocation. Le colloque était donc menacé de se rompre avant d’avoir commencé ; mais L’Hospital refusa, et l’on passa outre.

Enfin, Théodore de Bèze est introduit par le duc de Guise avec dix autres pasteurs (Pierre Martyr n’était pas encore arrivé), et les vingt-deux députés laïques. Leur costume grave et simple fait un étrange contraste avec les insignes des prélats et des gens de cour. Néanmoins, ils se présentent avec assurance ; car ils savent qu’ils ont Dieu au-dessus d’eux, et derrière eux une grande partie de la nation.

Ils veulent franchir la balustrade pour s’asseoir à côté des docteurs catholiques. On les arrête : nouvelle marque d’inégalité. Il convenait aux prêtres que les disciples de la Réforme fussent retenus à la barre comme des accusés. Ils s’inclinent avec respect, tête nue ; puis Théodore de Bèze, fléchissant le genou avec les pasteurs, fait une solennelle confession des péchés du peuple, et implore la bénédiction du ciel sur l’assemblée. On l’écoute avec autant d’émotion que d’étonnement.

Après avoir remercié le roi de la faveur qu’il a accordée aux réformés de pouvoir se justifier devant lui, il s’adresse aux prélats, et les supplie, au nom du grand Dieu qui sera le juge de tous, de se joindre à lui, non pour se livrer à de stériles discussions, mais pour découvrir la vérité. Il ne veut pas attaquer ce qu’il sait être éternel, c’est-à-dire la vraie Église du Seigneur. Il promet de s’amender, lui et ses frères, s’il se trouve quelque erreur en eux. « Et plût à Dieu, s’écrie-t-il, que, sans passer plus outre, au lieu d’arguments contraires, nous pussions tout d’une voix chanter un cantique et nous tendre les mains les uns aux autres ! »

Bèze expose alors les doctrines capitales de la Réforme ; et, sur les points de discipline, il déclare, entre autres choses, que les réformés font profession d’obéir à leurs rois et supérieurs, avec cette seule réserve que la première obéissance est due à Dieu, le Roi des rois et le Seigneur des seigneurs. Son discours achevé, il fléchit de nouveau le genou avec ses frères, et présente à Charles IX la confession de foi des Églises de France.

Un profond silence avait régné dans toute l’assemblée jusqu’à l’endroit où il disait, en parlant du sacrement de la communion : « Si quelqu’un nous demande si nous rendons Jésus-Christ absent de la sainte Cène, nous répondrons que non. Mais si nous regardons à la distance des lieux, comme il le faut faire quand il s’agit de sa présence corporelle et de son humanité distinctement considérée, nous disons que son corps est éloigné du pain et du vin autant que le haut ciel est éloigné de la terre… »

A ces mots, de longs murmures avaient éclaté dans les rangs des évêques. Les uns s’écriaient : Il a blasphémé ! D’autres se levaient et voulaient sortir. Le cardinal de Tournon avait interrompu l’orateur, et prié le roi de lui imposer silence, ou de leur permettre de se retirer. Mais le roi, la reine, les princes restèrent paisiblement à leur place, et Bèze put expliquer sa pensée, qui se résumait en ceci : d’un côté, que le corps de Jésus-Christ est au ciel, et non ailleurs ; de l’autre, que le fidèle est fait participant de son corps et de son sang par la foi, d’une manière spirituelle.

A peine eut-il cessé de parler, que le cardinal de Tournon, tremblant et balbutiant de colère, dit au roi : « Nous pensions bien que ces nouveaux évangélistes pourraient dire des choses indignes de l’oreille d’un roi très chrétien. Mais nous vous prions de n’y pas ajouter foi et de suspendre votre jugement jusqu’à ce qu’on y ait répondu. Nous espérons bien que vous serez ramené… (et se reprenant aussitôt), non pas ramené, mais entretenu dans la bonne voie. »

Il faut lire sur cet étrange incident la discussion soulevée plus d’un siècle après entre Bossuet, Basnage et Bayle. Que le cardinal de Tournon, le doyen des cardinaux français, vieillard de soixante et douze ans, se soit emporté, on l’excuse par son grand âge. Mais comment expliquer les clameurs des autres chefs, du clergé ? Bèze n’avait fait que reproduire en termes mesurés la doctrine des réformés sur l’eucharistie. Les prélats devaient la connaître ; ils devaient aussi prévoir que Bèze la soutiendrait. Que signifiait donc cette colère subite ? Ou elle était feinte ou elle était insensée. Ne cherchait-on qu’un prétexte pour rompre le colloque ? En admettant même que les évêques ne vissent dans leurs adversaires que des accusés, encore un accusé a-t-il tout au moins le droit d’exposer ses convictions, et l’interrompre par le cri de blasphème, c’était, encore une fois, la plus flagrante des contradictions.

Après la séance, les prélats tinrent conseil avec leurs théologiens pour aviser à ce qu’ils avaient à faire. « Plût à Dieu, leur dit le cardinal de Lorraine, qu’il eût été muet ou que nous eussions été sourds ! Leur embarras était grand : il fallait enfin répondre, non plus par des supplices, mais par des raisons. Ils convinrent que l’on se bornerait à justifier les deux points de l’Église et de la cène ; et Claude d’Espence, le plus instruit de leurs docteurs, fut chargé de préparer les matériaux du discours que le cardinal de Lorraine devait prononcer.

Dans l’intervalle. les évêques résolurent de dresser une confession de foi qu’ils signeraient tous, et qu’ils présenteraient ensuite à la signature des pasteurs. Si ces derniers refusaient, l’anathème devait être immédiatement fulminé contre eux, et toute discussion finie. C’est ainsi que le clergé romain prétendait conférer avec ses adversaires ! Il faut dire que quelques théologiens catholiques eurent la pudeur de combattre les résolutions de la majorité.

Les députés des Églises, en ayant été instruits, se plaignirent au roi, disant qu’il était contraire à tout ordre divin et humain, quand même les évêques seraient leurs juges, de les condamner sans les avoir entendus. « Nous déclarons, ajoutaient-ils, que, si par faute de nous avoir ouïs, les troubles ne se peuvent apaiser, ou que de plus grands surviennent à notre grand regret, nous en sommes quittes et nets, parce que nous avons cherché et suivi tous les moyens de concorde. » Le chancelier promit de faire droit à ces plaintes, et força les évêques de se désister de leur projet.

Le 16 septembre, dans le même réfectoire de Poissy et devant la même assemblée, le cardinal de Lorraine prononça son discours sur les deux articles convenus. Il déclara que l’Église ne peut faillir, et que si une partie vient à errer, on doit recourir au siège romain, reconnu dès les temps antiques pour être le premier de la chrétienté. Quant à la sainte cène, il insista sur la présence réelle, et déplora que ce qui nous a été donné pour un moyen d’union fût devenu un sujet de discorde. Enfin, il adressa un pathétique appel au roi, le suppliant de demeurer dans la religion que ses ancêtres lui avaient transmise depuis Clovis.

Théodore de Bèze demanda la permission de répliquer sur-le-champ ; mais les prélats s’étaient déjà levés en tumulte, et le cardinal de Tournon dit au roi : « Si ceux qui se sont séparés veulent souscrire à ce qui a été dit par monsieur de Lorraine, ils seront plus amplement entendus dans les autres points. Sinon, que toute audience leur soit déniée ; que Votre Majesté les renvoie et en purge son royaume ! C’est ce que vous demande humblement l’assemblée des prélats, afin que dans ce royaume très chrétien il n’y ait qu’une foi, une loi et un roi. »

Les docteurs de la Réforme purent comprendre alors quelle misérable dérision c’était, dans l’intention des prélats, que ce colloque de Poissy. Nul débat libre ; pas même l’apparence d’une délibération ; pas même la patience d’un tribunal qui écoute jusqu’au bout les accusés. Une adhésion inconditionnelle, absolue sur les deux points de l’Église et de la cène qui emportaient logiquement tous les autres ; sinon, l’anathème et le bannissement.

Ils en firent de nouveau des plaintes amères, mais inutiles. A parler vrai, depuis ce moment il n’exista plus de colloque ; et le cardinal de Ferrare, qui arriva sur ces entrefaites, confirma le clergé dans ses résolutions, en disant que le pape avait appris avec un extrême déplaisir la tenue de cette espèce de concile national. Il n’y eut donc plus que des entretiens particuliers, en présence de quelques personnes rigoureusement choisies, et les députés laïques des Églises n’obtinrent pas même la permission d’y assister.

Le 24 septembre, dans la petite chambre priorale de Poissy, Théodore de Bèze discuta sur les deux articles contestés avec le cardinal de Lorraine, le docteur Claude d’Espence, et un certain Claude de Saintes, petit moine blanc, moitié théologien, moitié bouffon, qui traita son adversaire d’anabaptiste pour avoir dit qu’il avait reçu le Saint-Esprit.

Le cardinal de Lorraine avait préparé une surprise dont il attendait beaucoup : c’était de faire disputer des docteurs luthériens contre les calvinistes. Dès le commencement du colloque, il avait écrit au gouverneur de Metz de lui envoyer quelques théologiens de la confession d’Augsbourg, bien instruits, et surtout bien entêtés de leurs sentiments. Les théologiens vinrent en effet ; mais l’un d’eux étant mort de la peste en arrivant à Paris, on n’osa pas appeler immédiatement les autres à la cour.

Néanmoins le cardinal ne voulut pas perdre tout le fruit de son ingénieuse invention ; et tirant de son sein un cahier qu’il avait reçu des comtes palatins, il somma les ministres de déclarer, oui ou non, s’ils en signeraient les trois ou quatre principaux articles. Ceux-ci demandèrent le temps d’y réfléchir.

Le 26 septembre, ils se présentèrent devant la reine, qui avait auprès d’elle les chefs du clergé, et lui dirent qu’ils désiraient savoir si le cardinal de Lorraine et les autres prélats, renonçant au dogme de la transsubstantiation, apposeraient eux-mêmes leur signature à l’extrait de la confession d’Augsbourg. « Si l’on veut que nous signions quelque chose, poursuivit Théodore de Bèze, il est raisonnable que M. le cardinal de Lorraine signe aussi ce qu’il nous présente au nom de sa compagnie. »

Le cardinal fut très piqué de la proposition. « Nous ne sommes pas égaux, vous et nous, il s’en faut bien, » dit-il. « Pour moi, je ne suis astreint à signer sur la parole d’aucun maître ; je ne souscris ni à ceux qui ont fait cette confession, ni à vous. — Puis donc que vous-même, répondit Bèze, ne voulez pas y souscrire, il n’est pas juste de demander que nous y souscrivions. » Bossuet prétend que Théodore de Bèze ne se tira d’affaire que par une subtilité. C’est possible ; mais son antagoniste lui en avait donné l’exemple.

A cette même conférence assistait Jacques Lainez, le général des Jésuites, qui venait d’arriver avec le légat. Il prononça en langue italienne un discours qui étonna les plus fougueux catholiques, tant il était ridicule et insolent. Après avoir comparé les hérétiques à des renards et à des loups, il dit qu’on ne devait point discuter avec eux, mais les renvoyer devant le concile de Trente, et qu’il n’appartenait ni aux laïques, ni aux femmes de juger de ces matières. Ce dernier trait tombait sur Catherine de Médicis qui s’en montra fort offensée.

Passant à la question de la cène, le général des Jésuites voulut l’expliquer en disant que Jésus-Christ est présent dans le sacrement, comme un roi qui jouerait lui-même son rôle dans des fêtes célébrées en son honneur. Il appuya longuement sur cette comparaison, en poussant de grands soupirs, et il se mit à pleurer à la fin de son discours. Bèze lui répondit avec dédain qu’il « avait fait de la cène une farce, dont il voulait que Jésus-Christ fût le bateleur, ce qui était un propos inepte et indigne d’être dit et entendu. » Laissant alors ce personnage, il entra dans un débat plus sérieux avec Claude d’Espence.

Tel a été le début des Jésuites dans notre pays : il ne faisait guère présager le grand rôle qu’ils devaient y jouer plus tard. Ce furent les prélats réunis à Poissy qui les autorisèrent à s’établir en France ; de sorte que, selon la judicieuse remarque d’un historien, l’assemblée dont on attendait un arrangement équitable entre les religions ne servit qu’à introduire dans le royaume ceux qui ne reculèrent devant aucun moyen pour l’empêcher.

Le colloque fut réduit à des proportions encore plus étroites. La reine mère chargea quelques théologiens des deux partis de rédiger un formulaire commun sur la doctrine de la cène. Les cinq délégués catholiques ayant été choisis parmi les plus modérés, parvinrent à se mettre d’accord avec les réformés à l’aide de ces termes vagues que chacun peut interpréter comme il lui plaît.

La nouvelle s’en étant répandue à la cour, beaucoup de gens s’en réjouirent, et Catherine de Médicis fit chercher Théodore de Bèze pour lui témoigner son contentement. Le cardinal de Lorraine, ayant lu la formule, parut en être satisfait. Mais l’assemblée du clergé et les docteurs de Sorbonne protestèrent que cette pièce était insuffisante, captieuse, erronée, hérétique ; et pour en finir, ils présentèrent à la reine une confession rédigée dans le sens le plus strictement catholique, en demandant que les ministres, s’ils refusaient de la signer, fussent tenus pour des gens obstinés, séparés de l’Église, et chassés du royaume très chrétien.

Il n’y avait plus rien à débattre dès lors, et le colloque se termina le 9 octobre. Un seul point y fut mis en pleine lumière : c’est que l’espérance de ramener les deux communions à l’unité par des concessions mutuelles était illusoire, et qu’il fallait, ou les faire exterminer l’une par l’autre, ou les faire vivre l’une à côté de l’autre. Cette dernière idée, si peu comprise jusque-là, commença à poindre dans quelques intelligences d’élite, et en particulier dans celle du chancelier l’Hospital, comme nous le verrons bientôt.

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