Malgré la mauvaise issue du colloque de Poissy, le courage des réformés en redoubla, parce qu’ils avaient eu l’avantage d’exposer leur foi devant les chefs du royaume et les princes de l’Église romaine. On ne pouvait plus les accuser de crimes infâmes, ni les livrer sans forme de procès au glaive du bourreau. Les timides, les indécis accoururent sous l’étendard de la Réforme, et l’on vit se reproduire un mouvement analogue à ceux que nous avons déjà signalés en d’autres occasions.
Des villes importantes, Milhau, Sainte-Foy, Lacaune, et des centaines de villages se détachèrent d’un seul coup du catholicisme. Un pasteur, nommé Beaulieu, annonçait à Farel que trois cents paroisses de l’Agenois avaient mis bas la messe. « J’ai entendu des gens dignes de foi, écrivait-il, dire que si, pour le jourd’hui, se trouvaient quatre mille, voire même six mille ministres du Seigneur, ils seraient employés. » En faisant la part de l’exagération, le progrès serait encore considérable.
Le vieux Farel retourna pour quelque temps dans son pays natal, et, passant par Grenoble, exhorta les fidèles à tenir leurs assemblées en plein jour. Un autre prédicateur de grande réputation à Genève et dans la Suisse romande, Pierre Viret, vint à Nîmes au mois d’octobre 1561, et le lendemain de son arrivée, huit mille auditeurs se pressaient au pied de sa chaire.
Il était souffrant des suites de deux tentatives de meurtre. Une servante, gagnée par des chanoines, avait essayé de l’empoisonner à Genève ; et un prêtre du pays de Vaud, l’attaquant sur la grande route, l’avait frappé de tant de coups qu’il était resté comme mort sur la place. « Il semblait à me voir, » écrivait plus tard Viret sur sa première prédication à Nîmes, « que je n’étais que comme une anatomie sèche couverte de peau, qui avais là porté mes os pour y être enseveli ; de sorte que ceux-là même qui n’étaient pas de notre religion, mais y étaient fort contraires, avaient pitié de me voir jusqu’à dire : Qu’est venu faire ce pauvre homme en notre pays ? N’y est-il venu que pour mourir ? Et même j’ai entendu que quand je montai pour la première fois en chaire, plusieurs me voyant craignaient que je n’y défaillisse, avant que je pusse parachever mon sermon. »
Il rendit pourtant de grands services à la Réforme à Nîmes, Lyon, Montpellier et Orthez. Il prêchait, selon le témoignage des contemporains, avec une douceur et un charme qui n’appartenaient qu’à lui. Ce n’était point la véhémence de Farel, ni la profondeur de Calvin, mais quelque chose d’onctueux et de pénétrant qui faisait qu’on ne se lassait point de l’entendre. Pierre Viret présida en 1563 le synode national de Lyon. Il reste de lui quelques écrits de controverse d’un style vif et ingénieux, et dont les exemplaires paraissent avoir été usés sous la main du peuple.
Dans ce grand mouvement religieux, de nouvelles églises catholiques furent envahies ; car en plusieurs endroits il ne restait plus ni prêtres pour célébrer l’ancien culte, ni croyants pour y assister. Et comme il y avait dans ces Églises des crucifix, des images de saints, des reliques et autres objets que la Réforme regardait comme des monuments d’idolâtrie, ils furent brisés et jetés au feu. Ces dévastations étaient regrettables ; Pierre Viret et tous les hommes sages s’y opposèrent. Mais comment en aurait-il été autrement ? Les réformés imitèrent encore les anciens chrétiens, sans le savoir et par la seule logique des choses. « De toutes parts, » dit M. de Châteaubriand dans son tableau du quatrième siècle, « on démolit les temples, perte à jamais regrettable pour les arts ; mais le monument matériel succomba, comme toujours, sous la force intellectuelle de l’idée entrée dans la conviction du genre humain. »
[Etudes historiques, t. II, p. 198. Cette remarque est applicable à toutes les grandes idées politiques aussi bien que religieuses. Dans les jours de la Révolution, le peuple renversa les monuments de l’ancien régime. Les symboles portent devant les masses la peine de leur origine et de leur destination. Un trait que nous choisissons entre mille fera juger de l’ardente passion des iconoclastes du seizième siècle. La grande église de Sainte-Croix, à Orléans, avait été ouverte la nuit et saccagée dans la première guerre de religion. Condé et Coligny accoururent pour arrêter ces désordres. Le prince dirigea même le bout d’une arquebuse contre un soldat qui était sur une échelle à briser une image. « Monseigneur, lui dit le huguenot, ayez patience que j’aie abattu cette idole, et puis, que je meure, s’il vous plaît. »]
Il y eut à Paris même des assemblée de huit mille, quinze mille, quelques historiens disent de quarante mille personnes. Pour éviter le tumulte, on les faisait hors de la ville. Le peuple sortait et rentrait par plusieurs portes. L’un des prédicateurs habituels était Théodore de Bèze que la reine mère avait invité à rester en France parce qu’on aurait peut-être encore besoin de lui. Il bénit dans ce temps-là un mariage de cour entre M. de Rohan et mademoiselle de Barbançon, en présence de la reine de Navarre et du prince du Condé, ce qui inspira encore plus de confiance aux fidèles de Paris. La Réforme prenait décidément place dans les actes publics et officiels.
Les assemblées se partagèrent en deux grandes sections. L’une célébrait son culte hors de la porte Saint-Antoine, à Popincourt ; l’autre, au faubourg Saint-Marceau, dans un lieu appelé le Patriarche. Plusieurs ministres prêchaient à la fois devant ces multitudes. Les femmes se plaçaient au centre, puis venaient les hommes à pied ; ensuite quelques hommes à cheval ; enfin, au dernier rang, des soldats ou archers qui protégeaient la foule désarmée.
Il est difficile, au milieu des témoignages contradictoires des contemporains, de calculer exactement quelles étaient les forces respectives des deux communions. Théodore de Bèze dit que si les réformés avaient voulu, soit à Paris, soit dans les provinces, user de tous leurs moyens d’action, ils auraient pu soutenir la lutte avec espoir de succès. Le cardinal de Sainte-Croix, espèce d’espion titré que Rome entretint en France de 1561 à 1565, rapporte dans ses lettres que les membres mêmes du conseil étaient incertains sur la force numérique des partis, et termine sa dernière lettre en disant que le royaume est à demi huguenot.
L’amiral Coligny, sur l’invitation de la reine mère, lui présenta une liste de plus de deux mille cent cinquante Églises, qui demandaient la liberté de religion, en mettant à la disposition du roi la personne et les biens des réformés. Il s’agissait des troupeaux réunis en corps d’Église, et desservis par des pasteurs réguliers. Pour arriver à un chiffre exact, il faudrait y joindre la grande masse des nouveaux croyants qui n’avaient pas encore pu s’organiser selon les règles de la discipline.
Une lettre qui fut, dit-on, écrite par le chancelier L’Hospital, quelques jours avant le colloque de Poissy, et envoyée au pape Pie IV de la part du roi, contenait les curieuses indications qui suivent : « La quatrième partie de ce royaume est séparée de la communion de l’Église, laquelle quatrième partie est composée des gentilshommes et des principaux bourgeois des villes, et de ceux du menu peuple qui ont hanté le monde et sont exercés aux armes, tellement que lesdits séparés n’ont faute de force. Ils n’ont aussi faute de conseils, ayant avec eux plus des trois quarts des gens de lettres. Ils n’ont faute d’argent pour conduire les affaires, ayant avec eux une grande partie des bonnes et grosses maisons, tant de la noblesse que du tiers-état. »
En portant dans cette pièce le nombre des réformés au quart de la population, il est probable qu’on y renfermait les mécontents et les indécis, afin de rendre le pontife plus traitable sur les projets d’accommodement. Mais les historiens qui prétendent que les calvinistes ne formaient, à cette époque, que le dixième de la population doivent tomber dans une erreur bien plus grave, si l’on réfléchit que cette minorité a soutenu contre les catholiques des guerres longues et acharnées sur tous les points du royaume, et qu’elle les a toujours forcés à conclure la paix. La dixième partie de la nation n’aurait pas été capable de se défendre si longtemps contre les neuf autres.
A Paris, les halles, les confréries, les artisans, les ouvriers des ports, le petit peuple, en un mot, restait presque tout entier attaché à l’ancien culte. Les bons bourgeois étaient divisés ; mais la majorité continuait à faire profession de catholicisme. La plupart des gentilshommes, au contraire, avaient adopté la loi réformée, ou inclinaient en sa faveur. Après les Guises et la cour, c’est la ville de Paris qui a sauvé l’Église romaine en France.
La position des réformés était devenue fausse et intolérable à tous égards, sous l’empire de l’édit de juillet. Cet édit, qui tolérait les réunions domestiques et défendait les assemblées publiques, ne pouvait être exécuté. Les nouveaux croyants, partout où ils étaient nombreux, renversaient nécessairement la barrière de la loi ; et d’un autre côté la populace catholique, ameutée par les prêtres, ou emportée d’elle-même par son fanatisme, commettait des actes atroces. Elle se baigna dans des flots de sang à Tours, à Sens, à Cahors. On vit éclater à Paris même un conflit connu sous le nom de mutinerie de Saint-Médard. Plus d’ordre, ni de règle, ni d’autorité.
Il fallait y pourvoir. Les cardinaux et les évêques, fidèles à leur esprit de persécution, conseillaient de chasser tous les prédicants du royaume, et d’exterminer ceux qui résisteraient ; mais Catherine de Médicis et l’Hospital répondirent que cela mènerait droit à la guerre civile. Une seule chose paraissait praticable au chancelier : c’était de donner aux assemblées publiques des calvinistes une sanction légale, en leur imposant certaines conditions.
De là l’édit de janvier 1562, délibéré et adopté dans une solennelle assemblée de notables. L’Hospital y développa pour la première fois l’idée de la coexistence des deux communions. Il déclara que si le roi se mettait entièrement d’un côté, il devrait aussitôt réunir une armée pour écraser l’autre, et qu’il serait bien difficile de faire combattre les soldats contre leurs pères, leurs frères, leurs fils ou leurs intimes amis. « Il n’est pas ici question, dit-il, de constituer la religion, mais de constituer la chose publique, et plusieurs peuvent être citoyens qui ne sont pas chrétiens. Même un excommunié ne laisse pas d’être citoyen, et on peut vivre en repos avec ceux qui sont de diverses opinions, comme nous voyons en une famille où ceux qui sont catholiques ne laissent pas de vivre en paix et d’aimer ceux qui sont de la religion nouvelle. »
Voici quelles étaient les principales dispositions de l’édit de janvier. Ordre à ceux de la religion qui s’étaient emparés des églises ou des propriétés ecclésiastiques de les restituer sans délai. Défense d’abattre les images, de briser les croix, ou de faire aucun acte qui pût causer du scandale. Défense de s’assembler dans l’intérieur des villes, de jour ou de nuit, mais autorisation de s’assembler hors des portes, et d’y faire des prêches, prières et autres exercices de religion. Nul ne pouvait aller en armes aux assemblées, les gentilshommes excepté, et les officiers du gouvernement devaient y être admis, quand il leur plairait d’y assister.
Une clause qui caractérise l’esprit de l’époque, c’est qu’il était ordonné aux ministres de jurer entre les mains du magistrat civil qu’ils prêcheraient conformément à la Parole de Dieu et au symbole de Nicée, afin, disait l’édit, de ne pas remplir nos sujets de nouvelles hérésies. Les pasteurs ne s’en plaignirent point, car ils trouvaient dans cette obligation une barrière contre l’invasion des doctrines contraires à leur confession de foi.
L’édit de janvier répondait mieux aux besoins de Paris et des provinces du Nord ou du Centre qu’à ceux des provinces du Midi. Comment des villes entières pouvaient-elles aller célébrer leur culte hors des murailles ? et à quoi bon rendre des églises qui devaient, faute de catholiques, rester fermées ? Cependant Théodore de Bèze et ses collègues, tout en avouant qu’on aurait pu espérer plus, invitèrent les fidèles, au nom de Dieu, à observer l’édit, et leurs conseils furent généralement écoutés. On restitua les édifices religieux ; on paya la dîme aux prêtres, et les réformés ne s’occupèrent plus qu’à organiser leurs troupeaux sous la garantie des lois.
Il n’en fut pas de même dans le camp opposé. Les Guises avaient refusé d’assister à l’assemblée des notables ; et Anne de Montmorency n’y vint que pour protester contre la nouvelle ordonnance. Les parlements de Bordeaux, de Toulouse, de Rouen et de Grenoble enregistrèrent l’édit sans difficulté. Celui de Dijon, au contraire, placé sous l’influence du duc d’Aumale, frère du cardinal de Lorraine, y opposa un refus formel. Le parlement de Paris n’obtempéra qu’après plusieurs lettres de jussion, et ajouta cette clause : « Attendu la nécessité urgente, sans approbation de la nouvelle religion, et jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné. » C’était, en acceptant une loi de tolérance, annoncer le retour de la persécution.
Malgré ces résistances, l’état des choses devenait plus supportable, et la paix publique aurait pu se rétablir par degrés, lorsque la défection d’Antoine de Bourbon, lieutenant général du royaume, ouvrit la porte à la guerre civile et aux plus effroyables malheurs.