On a vu, dans le chapitre précédent, comment le désir de procurer dans l’empire l’unité religieuse avait conduit Justinien à l’affaire des trois chapitres. Un désir semblable allait, pendant soixante ans, soulever dans l’Église une nouvelle querelle, celle du monothélisme. Ce n’est pas que la question d’une ou deux opérations, d’une ou deux volontés dans le Christ fût entièrement nouvelle. On se souvient que, s’appuyant sur saint Cyrille et sur le Pseudo-Aréopagite, Sévère s’était prononcé nettement dans le sens de l’unicité d’opération et de volonté. A Léonce de Byzance, au contraire, la dualité des volontés et des opérations paraissait être une conséquence de la dualité des natures ; et cette opinion avait été celle d’Ephrem d’Antioche, du moine Eustathe et de Jean de Scythopolis. On parlait déjà de μία ἐνέργεια et de μία ϑέλησις à Alexandrie, vers l’an 600 ; et le patriarche Eulogius (580-607) avait dû réfuter ces erreursa. Mais il est probable que, restant dans le domaine théologique, la controverse n’aurait été considérée que comme un incident secondaire de la dispute monophysite. La raison politique vint lui donner tout à coup une ampleur inattendue.
a – Dans son traité Περί τῆς ἀγίας τριάδος καὶ περὶ τῆς ϑείας οἰκονομίας dont un fragment important a été édité par O. Bardenhewer dans Theologische Quartalschrift, 78 (1896).
Héraclius avait à défendre l’empire contre les Perses et les Arabes, et telle était la force des haines confessionnelles dans les provinces où dominaient les monophysites que l’empereur pouvait craindre que les dissidents ne favorisassent les envahisseurs au lieu de les repousser. Il importait donc souverainement de trouver une formule de conciliation sur laquelle orthodoxes et hérétiques pussent s’entendre et sceller, avec la paix religieuse, l’union contre l’ennemi commun. L’empereur crut l’avoir découverte dans la formule de l’unique opération dans le Christ. Un homme, qui lui était dévoué et en qui il avait pleine confiance, lui aiderait, pensait-il, à la faire accepter de tous : c’était le patriarche de Constantinople, Sergius.
Probablement, Sergius y avait déjà pensé de lui-même. Une série de conférences et de lettres se succédèrent pour réaliser le plan conçu. Dès 619, Sergius écrit à Georges Arsas, paulianiste d’Alexandrie, pour lui demander de lui envoyer les textes des Pères parlant d’une seule ἐνέργεια dans le Christ, afin de pouvoir, sur cette formule, conclure l’union des paulianistes avec l’Égliseb. En 626, au cours de sa campagne en Arménie, Héraclius confère à Théodosiopolis avec Paul le Sévérien (ou le Borgne), et cherche inutilement à le gagner au monénergisme. En 626, à l’occasion d’une expédition en Lasique, l’empereur insiste encore sur le monénergisme auprès du métropolitain de la province, Cyrus de Phasis. Cyrus émet des doutes sur la légitimité de l’expression μία ἐνέργεια : la lettre de saint Léon lui paraît claire sur ce point. Mais, sur l’ordre de l’empereur, il en écrit à Sergius, pour savoir si, après l’union, on doit admettre en Jésus-Christ μίαν ἡγουμενικὴν ἐνέργειαν. Sergius le rassure, et lui envoie une lettre de Mennas, un de ses prédécesseurs, à Vigile, contenant un certain nombre de témoignages de Pères περὶ μιᾶς ἐνεργείας καὶ ἑνὸς ϑελήματος τοῦ σωτῆρος ἡμῶν Χριστοῦ. Cyrus est gagné. Gagné aussi quelque temps après l’évêque de Pharan en Arabie, Théodore, à qui Sergius écrit de même en lui envoyant copie de la lettre de Mennas. Ainsi se formait peu à peu un premier noyau de monothélites.
b – Les paulianistes étaient un parti monophysite.
Une occasion se présenta bientôt pour lui de se montrer. Le patriarcat d’Alexandrie étant devenu vacant, Héraclius y fit nommer, en 631, Cyrus de Phasis, avec mission spéciale de conclure l’union avec les monophysites d’Égypte. Cyrus s’y employa avec zèle. Il gagna effectivement les théodosiens ou phthartolatres avec leurs clercs, les personnages de marque et plusieurs milliers de personnes, et, le 3 juin 633, célébra avec eux les saints mystères. L’union était fondée sur un formulaire de neuf anathématismes concerté entre les deux partis. On s’y rapprochait autant que possible du langage monophysite sans en adopter la doctrine. L’union en Jésus-Christ est φυσική τε καὶ καϑ᾽ ὑπόστασιν (iv) ; Jésus-Christ est ἐκ δύο φύσεων : il est μία φύσις τοῦ ϑεοῦ Λόγου σεσαρκωμένη, une seule hypostase synthétique, σύνϑετος (vi). Le septième anathématisme définissait le monénergisme : on y condamnait quiconque niait « qu’il n’y eût qu’un seul Christ et Fils, opérant les actions divines et les actions humaines par une seule opération théandrique, comme le dit saint Denys : les éléments dont l’union s’est faite se distinguant par la seule considération de l’esprit et le discernement de l’intelligence ». [Ἐνεργοῦντα τὰ ϑεοπρεπῆ καὶ ἀνϑρώπινα μιᾷ ϑεανδρικῇ ἐνεργείᾳ κατὰ τὸν ἐν ἁγίοις Διονύσιον. Le mot ἐνέργεια, en latin operatio, ne désigne pas dans cette controverse l’énergie ou la force active, mais l’acte lui-même, l’opération, l’agir, τὸ ἐνεργεῖν.]
L’accord ainsi conclu fut triomphalement annoncé par Cyrus à l’empereur et à Sergius. Celui-ci répondit par une lettre, dans laquelle il félicitait son collègue et approuvait la doctrine des anathématismes et notamment du septième : πᾶσα γὰρ ϑειά τε καὶ ἀνϑρωπίνη ἐνέργεια, disait-il, ἐξ ἑνὸς καὶ τοῦ αὐτοῦ σεσαρκωμένου Λόγου προήρχετο ; et il ajoutait que telle était la doctrine de saint Léon dans le fameux passage : ἐνεργεῖ ἑκατέρα μορφῇ μετὰ τῆς ϑατέρου κοινωνίας. Dans cette citation, remarquons-le, l’ablatif ἑκατέρᾳ μορφῇ était mis pour le nominatif « agit utraque forma », ce qui modifie le sens. En tout cas, si le parti impérial triomphait, les monophysites ne triomphaient pas moins de leur côté. Pour eux, la reconnaissance d’une seule opération était la reconnaissance équivalente d’une seule nature dans le Christ.
Ce premier succès des monothélites fut suivi presque aussitôt (en 634) de deux autres. Une union fut conclue avec les Arméniens dissidents, qui malheureusement dura peu ; et l’empereur gagna à sa cause, à condition de le reconnaître pour légitime, le patriarche monophysite d’Antioche, Anastase.
Ainsi, tout semblait aller pour le mieux pour la nouvelle doctrine et ses partisans. Une première opposition cependant venait de s’élever dont Sergius mesura de suite l’importance. Au moment de l’union avec les théodosiens, deux moines se trouvaient en Égypte, Sophronius et Maxime, dont le premier eut communication des neuf anathématismes de 633. Sophronius en aperçut immédiatement le venin, et supplia Cyrus d’y renoncer. N’ayant pu l’obtenir, il se rendit auprès de Sergius pour le même objet, sans plus de résultat. Même, si l’on en croit Sergius, celui-ci persuada à Sophronius de ne plus parler ni d’une ni de deux opérations en Jésus-Christ, et de s’en tenir à la doctrine universellement reçue des deux natures, et de l’unique personne de Jésus-Christ opérant à la fois les choses divines et humaines. Sergius en écrivit à Cyrus dans ce sens, et Sophronius revint en Palestine. Mais, sur la fin de cette année 633, ou au début de 634, Sophronius fut élu patriarche de Jérusalem. Cette circonstance changeait sa situation doctrinale. De simple fidèle il devenait juge de la foi : le silence lui parut une forfaiture. A l’occasion probablement de son intronisation (634), il tint à Jérusalem un synode qui définit la doctrine des deux opérations et des deux volontés (δύο ϑελήσεις καὶ ἐνεργείας), puis il envoya sur ce sujet sa lettre synodale (γράμματα ἐνϑρονιστικά) au pape Honorius, à Sergius et aux autres patriarches.
Cette lettre, dont l’importance est considérable, peut se diviser en trois parties. La première s’occupe de la Trinité. La seconde aborde la question christologique. Sophronius expose d’abord la doctrine de l’unité de personne et de la dualité des natures, puis en vient au problème des opérations. La dualité des opérations dans le Christ est, d’après lui, une conséquence de la dualité des natures et de la persistance de leurs propriétés. « Comme dans le Christ chaque nature conserve sans diminution sa propriété, ainsi chaque forme opère en communion avec l’autre ce qu’elle a de propre ». Puisque l’être des natures est distinct, distinctes aussi sont les opérations, et nous nous gardons d’admettre que ces natures n’ont qu’une unique opération essentielle et physique, de peur que nous ne soyons amenés à les fondre en une seule nature. Car c’est par les opérations, disent les philosophes, que l’on discerne les natures, et c’est la différence des opérations qui permet de saisir la diversité des substances. Quant à cette opération théandrique dont parle Denys, il faut remarquer que Denys ne la donne pas comme l’unique opération en Jésus-Christ, mais comme une opération nouvelle (καινὴν… ἑτερογενεῖ καὶ διάφορον) qui s’ajoute aux deux autres, et qui comprend les actions où la divinité et l’humanité s’exercent à la fois.
Toutefois, s’il y avait en Jésus-Christ deux opérations, il n’y avait qu’un opérateur, Sophronius ne l’oubliait pas : « Toute parole et toute opération, qu’elle soit divine et céleste, ou humaine et terrestre, nous professons qu’elle vient d’un seul et même Christ et Fils et de son unique hypostase synthétique. C’était le Verbe de Dieu incarné qui produisait naturellement de lui chaque opération, sans division et sans confusion, suivant ses natures : suivant la nature divine, en laquelle il était consubstantiel au l’ère, l’opération divine et inexplicable ; et suivant la nature humaine, en laquelle il restait consubstantiel à nous, hommes, l’opération humaine et terrestre : chaque opération convenable et correspondante à chaque nature ».
Il est remarquable que Sophronius, qui affirme si bien deux opérations dans le Christ, ne parle nulle part de deux volontés. Il n’ignorait pas cependant ce que Sergius pensait de ce dernier point. Mais la controverse n’avait pas encore fait éclat dans ce sens, et on ne saurait de son silence conclure, comme on l’a fait (Dorner), que le patriarche de Jérusalem admettait, au-dessus des deux opérations, une volonté hypostatique unique. Il observait seulement que Jésus-Christ ne subissait pas involontairement et nécessairement (ἀκουσίως ἢ ἀναγκαστῶς) les mouvements et passions de la nature humaine, bien qu’il les subît naturellement et humainement (φυσικῶς καὶ ἀνϑρωπίνως). Ce n’est pas dire que l’activité et volonté humaines fussent régies et mues par la seule volonté divine.
La troisième partie de la lettre de Sophronius s’occupait de questions étrangères à notre sujet et qu’il est inutile de rapporter ici. On y remarquera seulement l’acceptation entière de toutes les lettres de saint Léon « comme sorties de la bouche de Pierre, le coryphée des apôtres ».
Tels sont les principaux traits de ce long document, écrit d’un style boursouflé et prolixe, la première protestation contre l’erreur monothélite.
Sergius avait dû pressentir son apparition, car, avant même qu’il ne fût publié, il avait tâché — ce qui lui était du reste commandé par ailleurs — de s’en garder du côté de Rome. Le pape était alors Honorius (27 octobre 625-638). Il était capital, si l’on voulait faire quoi que ce soit de durable, de l’avoir avec soi. Aussi Sophronius était-il à peine élu patriarche, que Sergius écrivait à Honorius une lettre à laquelle plus d’un emprunt a été fait pour l’histoire des origines de cette controverse. Après y avoir rapporté les événements résumés ici jusqu’à son entrevue avec Sophronius à Constantinople, Sergius continuait en plaidant perfidement la cause monothélite, bien qu’il parût ne désirer que le silence sur ces questions. A la suite de sa conférence avec Sophronius, disait-il, il avait écrit à Cyrus d’Alexandrie, pour lui recommander de ne parler ni d’une seule opération, puisque cette expression, bien qu’usitée par quelques Pères, choquait certaines personnes, ni de deux opérations, puisque cela paraissait une nouveauté et scandalisait beaucoup de gens. D’autant plus qu’admettre deux opérations conduirait à admettre en Jésus-Christ deux volontés contraires l’une à l’autre, ce qui est une impiété (ἀλλὰ γὰρ καὶ ἓπεσϑαι ταύτῃ τὸ, καὶ δύο πρεσβεύειν ϑελήματα ἐναντίως πρὸς ἄλληλα ἔχοντι). La doctrine des Pères en effet est que l’humanité de Jésus-Christ n’a jamais eu de mouvement contraire à la volonté du Verbe qui lui était uni, mais a accompli son opération naturelle quand et comment et autant que le Verbe l’a voulu (τὴν φυσικὴν αὐτῆς ποιήσασϑαι κίνησιν ὁπότε, καὶ οἷαν, καὶ ὅσην αὐτὸς ὁ Θεὸς Λόγος ἠβούλετο). Cette humanité était, vis-à-vis du Verbe, exactement ce qu’est notre corps vis-à-vis de l’âme qui le régit (ἡγεμονεύεται), l’orne et le dispose à son gré. De même l’humanité en Jésus-Christ était toujours et en tout mue et régie par la divinité du Verbe (ὑπὸ τῆς αὐτοῦ τοῦ Λόγου ϑεότητος ἀεὶ καὶ ἐν πᾶσιν ἀγόμενον ϑεοκίνητον ἦν). Malgré cela, continue Sergius, nous avons préféré laisser ces discussions et nous en tenir au langage courant des Pères. C’est à quoi Sophronius a consenti, et ce que nous avons suggéré à l’empereur, en lui envoyant les témoignages des Pères sur l’unique opération et l’unique volonté contenus dans la lettre de Mennas à Vigile. Nous lui avons conseillé de confesser simplement « que le Fils unique de Dieu, vraiment Dieu et homme à la fois, opère, lui unique, les choses divines et humaines, et que du même et unique Dieu Verbe incarné, comme nous l’avons dit, procède sans partage ni division toute opération, soit divine, soit humaine ». C’est là ce que saint Léon a enseigné par son « Agit enim utraque forma cum alterius communione quod proprium est ».
Cette façon de traiter la nouvelle question par le silence ne pouvait que plaire extrêmement à un romain comme Honorius. Il donna droit dans le piège que Sergius lui tendait. On a de lui au patriarche de Constantinople deux lettres qui ont occasionné bien des discussions et qui demandent une analyse attentive.
La premièrec est une réponse immédiate à la lettre de Sergius ; le pape n’a pas encore reçu le document intronistique de Sophronius. Cette réponse, d’une rédaction confuse, peut se résumer dans les trois idées suivantes : 1° On doit éviter de dire une ou deux opérations : ce sont là des questions nouvelles de mots qui scandalisent les simples. Si nous disons deux opérations, on nous prendra pour des nestoriens ; si nous parlons d’une seule opération, on nous croira eutychiens. Nous savons par l’Écriture que Jésus-Christ est l’unique opérateur de la divinité et de l’humanité ; qu’il a opéré d’une multitude de façons ; mais ni les évangiles ni les apôtres ni les conciles n’ont parlé d’une ou de deux opérations : et décider s’il est à propos en effet de dire une ou deux opérations n’est pas notre affaire : c’est celle des grammairiens et des philosophes. Qu’on se taise donc sur ce point, ou, si quelqu’un veut s’en occuper, qu’il ne fasse pas de son opinion un dogme de foi. — 2° Il faut s’en tenir à ceci : Jésus-Christ, personne unique, a accompli à la fois, les œuvres divines et les œuvres humaines avec le concours des deux natures : le même Jésus-Christ a opéré dans ses deux natures divinement et humainement. — 3° Quant à l’unité de volonté, on doit la reconnaître ; car le Verbe a sans doute pris notre nature, mais non pas notre nature viciée ; il a pris notre chair, sans la loi de la chair qui répugne à celle de l’esprit. Il n’y a donc pas eu en Jésus-Christ de volonté de sens différent, ni contraire (διάφορον ἢ ἐναντίον ϑέλημα) à la loi de l’esprit ; et, s’il est dit : Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais celle du Père qui n’a envoyé (Jean 6.38), et : Non pas ce que je veux, mais ce que vous voulez, mon Père (Marc 14.36), cela ne dénote pas une volonté différente [de celle du Père], mais seulement l’économie de l’humanité qui a été prise (οὐκ εἰσὶ ταῦτα διαφόρου ϑελήματος, ἀλλὰ τῆς οἰκονομίας τῆς ἀνϑρωπότητος τῆς προσληφϑείσης). Ces paroles ont été dites pour notre instruction, afin qu’imitant l’exemple du Maître, chacun de nous préfère à sa volonté propre celle de Dieu.
c – On n’a plus l’original latin, mais une traduction grecque reconnue fidèle au VIe concile général, dans Mansi, XI, 337-544. Le latin donné par Mansi et par Migne représente une vieille traduction faite sur le grec.
La deuxième lettre d’Honorius, dont on ne possède que des fragments, est postérieure à la lettre synodale de Sophronius dont elle semble blâmer les excès. Elle reproduit à peu près les idées de la première. Le pape souhaite encore que l’on supprime de la prédication de la foi la mention nouvelle d’une ou de deux opérations. L’existence en Jésus-Christ de deux natures est claire d’après les Écritures ; mais c’est folie (πάνυ μάταιον) de parler dans le médiateur Jésus d’une ou de deux opérations. Dans le second fragment, Honorius touche à un moment à la vraie doctrine en reproduisant la formule de saint Léon : chaque nature, unie à l’autre d’une union naturelle, et en communion avec elle, opère et est opérante, la divine accomplissant ce qui est de Dieu, l’humaine accomplissant ce qui est de la chair, sans division, ni confusion, ni-con-version. Ce qui n’empêche pas le pontife de conclure encore qu’au lieu d’une ou de deux opérations, il vaut mieux parler d’un seul opérateur et de deux natures opérantes. Le pape ajoutait qu’il écrivait dans le même sens à Cyrus et à Sophronius, et que les délégués de celui-ci lui avaient promis que le patriarche de Jérusalem cesserait de parler de deux opérations, pourvu que celui d’Alexandrie voulût bien, de son côté, ne plus parler d’une seule opération.
Ces deux lettres ne pouvaient qu’encourager Sergius à persévérer dans la réalisation de son plan. Toutefois, comme il importait de pallier l’effet produit par l’éclat de Sophronius, il prépara dès 636, et fit signer par l’empereur en 638, lorsque celui-ci revint d’Orient, le texte d’un édit destiné à fixer l’attitude que l’on devait garder dans ces questions : c’est l’Ecthèse.
L’Ecthèse est une profession de foi. Après avoir exposé la doctrine de la Trinité et de l’incarnation en général, elle en vient à la question des opérations et des volontés en Jésus-Christ. Toute opération soit divine soit humaine doit être attribuée au seul Verbe incarné ; mais il faut éviter de dire ou d’enseigner une ou deux opérations : mieux vaut dire qu’il n’y a qu’un seul Jésus-Christ qui opère à la fois les choses divines et humaines. L’expression une opération en choque plusieurs, qui pensent y voir un détour pour revenir au monophysisme ; d’autre part, l’expression deux opérations, inouïe jusqu’ici, en scandalise beaucoup, parce qu’elle conduit à admettre en Jésus-Christ deux volontés contraires : « Aussi, conclut l’Ecthèse, suivant en tout, et en ceci particulièrement, les saints Pères, nous confessons en Notre-Seigneur Jésus-Christ vrai Dieu une seule volonté, car en aucun temps sa chair vivifiée d’une âme intelligente n’a, séparément et de sa propre initiative, et contre l’assentiment du Verbe divin qui lui était hypostatiquement uni, exercé son activité naturelle, mais bien quand, et de la façon et autant que le Dieu Verbe le voulait. » La pièce se terminait sur une exhortation à tous les chrétiens d’accepter cet exposé de foi sans y rien changer.
En Orient, l’Ecthèse fut acceptée en effet par la majorité de l’épiscopat. Sophronius était mort et avait reçu pour successeur un monothélite, Sergius de Joppé ; Macédonius d’Antioche et Cyrus d’Alexandrie favorisaient les vues de l’empereur. A Constantinople, deux conciles tenus, l’un par Sergius entre les mois de septembre et de décembre 638d, l’autre par son successeur, Pyrrhus, en 639, approuvèrent l’Ecthèse, et condamnèrent quiconque professait une ou deux opérations. Les difficultés ne pouvaient donc venir de l’Orient : les décrets impériaux les plus manifestement abusifs étaient toujours sûrs de rencontrer dans l’épiscopat une adhésion servile. Mais elles allaient venir de Rome et de l’Occident. Honorius était mort le 12 octobre 638, et ses successeurs devaient regarder de plus près que lui à toutes ces questions. La vraie opposition au monothélisme était sur le point de commencer.
d – Sergius mourut le 8 ou le 9 décembre 638.
Avant d’en rappeler brièvement les diverses phases, il est nécessaire que nous nous fassions ici une idée précise de la doctrine monothélite. Cette doctrine est assez confuse et ne saurait être bien comprise sans quelques éclaircissements.
La christologie orthodoxe admet que le Verbe s’est uni la nature humaine au point de se l’approprier et de la faire sienne. Les actions et passions de cette nature lui sont donc rapportées comme au centre d’imputation : c’est lui, c’est le Verbe incarné qui agit et qui souffre dans et par cette nature. Mais ces mots doivent être exactement entendus. La nature humaine n’est pas aux mains du Verbe ce que serait un instrument aux mains d’un principe actif, la hache aux mains de l’ouvrier par exemple. La personnalité prise à part de la nature en effet n’a en soi aucune activité, n’est pas un principe dynamique : c’est un simple mode d’être de la nature, le mode d’exister à part soi et de former un tout physique indépendant. La personnalité est une condition requise pour que la nature exerce son activité, car une nature ἀνυπόστατος ne pourrait pas exister, ni par conséquent agir ; mais la personnalité ne met pas en branle cette activité. Si les actions et passions de la nature sont rapportées à la personne, ce n’est pas que la personnalité prise isolément en soit la cause principale efficace : c’est parce que la personne concrète comprend et la nature et la personnalité, c’est-à-dire exprime le tout auquel doivent être rapportées les actions et passions de la nature, partie improprement dite de ce tout.
Par conséquent, lorsqu’on dit que le Verbe incarné agit et souffre dans et par sa nature humaine, que veut-on dire ? Simplement que la nature humaine existant dans l’être du Verbe comme dans son hypostase ou sa personnalité agit et souffre, et que ces actions et passions sont légitimement attribuées au tout concret, à la personne du Verbe incarné. Le même raisonnement pourrait être fait pour la nature divine du Verbe, et nous verrions ainsi que les activités et opérations divines et humaines de Jésus-Christ, Verbe incarné, doivent être considérées comme formant deux séries parallèles, ayant l’une et l’autre la condition de leur existence dans la personnalité du Verbe, mais procédant de chacune des deux natures comme de leur vrai principe efficient.
[Le mot parallèle ne doit point se prendre ici au sens strict et géométrique, puisque les deux séries ont un point commun de rencontre dans le Verbe ; la suite explique suffisamment le sens que je lui donne. C’est bien ce qu’a voulu exprimer saint Léon dans la phrase fameuse : « Agit enim utraque forma cum alterius communione quod proprium est ». Le mot forma a l’inconvénient d’être abstrait, mais il marque bien que les natures sont, en Jésus-Christ, les principes, actifs. Cette activité de chaque nature s’exerce « cum alterius communione », parce que les deux natures sont unies dans le Verbe.]
Ces séries, dis-je, sont parallèles et non subordonnées : l’activité humaine n’est pas subordonnée physiquement à l’activité divine, parce que ce n’est pas la nature divine, mais bien la personne du Verbe, simple relation subsistante, qui a fait sienne l’humanité. Si donc il y a harmonie entre ces deux activités en exercice, cette harmonie n’est pas obtenue d’une façon en quelque sorte mécanique : elle résulte du consentement libre et spontané de l’homme réglant ses résolutions et ses actes conformément au vouloir et aux actes divins.
Ces principes ont été complètement oubliés ou méconnus par les monothélites. Sous l’influence du monophysisme sévérien qui mettait partout et toujours en relief la personne du Verbe, ou du monophysisme eutychien qui absorbait la nature humaine dans la nature divine de Jésus-Christ ; plus en arrière encore, sous l’influence de l’apollinarisme pour qui l’humanité du Christ privée d’âme humaine n’était qu’un organe mort aux mains de sa nature divine, les monothélites ont considéré la personne du Verbe comme un principe actif mouvant à son gré la nature humaine, ou ils ont fait de celle-ci une appartenance, par l’ἰδιοποίησις, de la nature divine en Jésus-Christ. Les deux activités divine et humaine ne s’exercent plus parallèlement : l’humaine est subordonnée à la divine et, suivant l’expression de Sergius, ne s’exerce plus que « quand et de la façon, et autant que le Verbe divin le veut ».
Cette dépendance cependant peut se concevoir d’une façon plus ou moins absolue, et il y a lieu de se demander comment les monothélites l’ont entendue.
On peut imaginer d’abord que les facultés humaines, y compris la volonté, n’accomplissent plus aucun acte élicite et spontané, mais agissent uniquement sur l’ordre et sous l’impulsion de la volonté divine. Celle-ci les meut et les applique à l’action, et la volonté humaine, mue elle-même, ne fait que transmettre aux autres facultés l’impulsion divine. La volonté humaine étant ainsi réduite à l’état passif, il n’y a vraiment dans le Christ qu’un seul vouloir, ἓν ϑέλημα, le ϑέλημα divin ou hypostatique, et il n’y a qu’une opération, μία ἐνέργεια, si l’on considère celle-ci dans sa source première.
Or il n’est pas douteux que cette forme d’erreur n’ait été professée par Sergius et ses partisans. La façon dont la lettre de Sergius à Honorius, l’Ecthèse, et Paul de Constantinople dans sa lettre au pape Théodore représentent l’humanité du Christ comme s’étant approprié le ϑέλημα ϑεῖον καὶ ἀδιάφορον du Verbe ; comme étant ὑπ᾽ αὐτοῦ (Λόγου) διὰ παντὸς, ἐν πᾶσιν, ἀγομένη τε καὶ κινουμένη, et par conséquent ϑεοκίνητος ; comme n’exerçant pas son activité propre (φυσικὴν κίνησιν) indépendamment du Verbe et en dehors de son impulsion, mais seulement ὁπότε, καὶ οἷαν, καὶ ὅσην ὃ ϑεὸς Λόγος ἠβούλετο, prouve manifestement que ces auteurs supprimaient en Jésus-Christ homme toute spontanéité et tout acte de volonté libre. Et Macaire d’Antioche le signifia sans détour au VIe concile général, lorsque, interrogé s’il admettait en Jésus-Christ deux volontés naturelles et deux opérations naturelles, il répondit : Οὐ λόγω δύο φυσικὰ ϑελήματα ἢ δύο ἐνεργείας φυσικὰς ἐπὶ τῆς ἐνσάρκου οἰκονομίας τοῦ Κυρίου ἡμῶν Ἰησοῦ Χριστοῦ, ἀλλ᾽ ἕν ϑέλημα καὶ ϑεανδρικὴν ἐνέργειαν.
Mais on peut concevoir les choses d’une façon plus radicale encore, et refuser simplement à l’humanité de Jésus-Christ toute capacité propre d’agir. Cette humanité n’est plus alors qu’une substance inerte dans laquelle se répand et s’exerce l’activité divine, à peu près comme le corps reçoit de l’âme sa vie et son mouvement. Le principe dynamique est unique, et par conséquent unique aussi l’ἐνέργεια, l’action et opération de ce principe. C’est plus spécialement le monénergisme. Il semble bien que les monothélites en bon nombre ont reculé devant cette façon extrême de comprendre en Jésus-Christ l’unité d’opération. On a remarqué que, passé les premières années, Sergius, s’il veut que l’on confesse l’unité de volonté, demande simplement que l’on se taise sur l’unité ou la dualité de l’ἐνέργεια : et il ne paraît pas avoir nié l’existence, dans l’humanité de Jésus-Christ, de facultés naturelles capables d’agir. Il est probable cependant que plusieurs de ses partisans n’ont pas imité sa réserve. C’était, en effet, la doctrine d’Apollinaire, dont le monothélisme procède évidemment, qu’en Jésus-Christ le Verbe est la force, l’énergie, le moteur, tandis que l’humanité ou plutôt le corps est l’élément passif, le mobile, l’organe. Les fragments 107 et 117 de ses œuvres sont péremptoires à ce point de vue :ϑεὸς ἀναλαβὼν ὄργανον καὶ ϑεός ἐστι καϑὸ ἐνεργεῖ, καὶ ἄνϑρωπος κατὰ τὸ ὄργανον. Μένων δὲ ϑεὸς οὐ μεταβέβληται. Or cette doctrine se retrouve dans Théodore de Pharan : Εἶναι μίαν γινώσκειν ἐνέργειαν, ταύτης δὲ τεχνίτην καὶ δημιουργὸν τὸν ϑεὸν Λόγον᾽ ὄργανον δὲ τὴν ἀνϑρωπότητα. La comparaison de l’union des éléments divin et humain dans le Christ avec celle du corps et de l’âme en l’homme, que les monothélites pressaient volontiers, conduisait d’ailleurs naturellement à cette conclusion, et beaucoup ont dû n’y pas échapper.
Il est enfin une troisième façon de comprendre en Jésus-Christ l’unité d’opération et de volonté : c’est de considérer tous ses actes comme provenant d’une unique nature mixte, théandrique, dont les actes portaient le même caractère. Des eutychiens ont pu entendre ainsi l’ἐνέργεια ϑεανδρική du faux Denys ; mais ce n’était pas le cas de la masse des monothélites.
Voilà donc quel était le sens précis des formules mises en avant par Sergius et par l’empereur pour se concilier les monophysites : il n’y a en Jésus-Christ qu’une seule volonté et une seule activité vraiment spontanée et libre, l’activité et la volonté divines. L’activité de la nature humaine, si tant est qu’elle existe, leur est complètement subordonnée : l’humanité n’est aux mains du Verbe qu’un instrument docile dont il se sert, mais qui ne saurait d’ailleurs avoir aucune initiative.
C’est contre cette fausse conception de l’humanité du Christ que l’orthodoxie allait engager la lutte.