Retour – Le doctorat – Carlstadt – Serment de Luther – Principe de la réforme – Courage de Luther – Premières vues de réformation – Les scolastiques – Spalatin – Affaire de Reuchlin
Luther quitta Rome et revint à Wittemberg, le cœur rempli de tristesse et d’indignation. Détournant ses regards avec dégoût de la ville pontificale, il les portait avec espérance sur les saintes Écritures, et sur cette vie nouvelle que la Parole de Dieu semblait alors promettre au monde. Cette Parole grandit dans son cœur de tout ce qu’y perdit l’Église. Il se détacha de l’une pour se tourner vers l’autre. Toute la Réformation fut dans ce mouvement-là. Elle mit Dieu où était le prêtre.
Staupitz et l’Électeur ne perdaient pas de vue le moine qu’ils avaient appelé à l’université de Wittemberg. Il semble que le vicaire général eut un pressentiment de l’œuvre qu’il y avait à faire dans le monde, et que, la trouvant trop forte pour lui, il voulut y pousser Luther. Rien de plus remarquable et peut-être de plus mystérieux que ce personnage, qui se trouve partout pour précipiter le moine dans le chemin où Dieu l’appelle, et puis qui va lui-même finir tristement ses jours dans un couvent. La prédication du jeune professeur avait fait impression sur le prince ; il avait admiré la force de son esprit, le nerf de son éloquence et l’excellence des choses qu’il exposaitx. L’Électeur et son ami, voulant avancer un homme qui donnait de si grandes espérances, résolurent de lui faire prendre le grade élevé de docteur en théologie. Staupitz se rendit au couvent. Il conduisit Luther dans le jardin du cloître, et là, seul avec lui sous un arbre, que Luther aimait plus tard à montrer à ses disciplesy, le vénérable père lui dit : « Il faut maintenant, mon ami, que vous deveniez docteur de la sainte Écriture. » Luther recula à cette pensée. Cet honneur éminent l’effrayait : « Cherchez-en un plus digne, répondit-il. Pour moi, je ne puis y consentir. » Le vicaire général insista : Le Seigneur Dieu a beaucoup à faire dans l’Église ; il a besoin maintenant de jeunes et vigoureux docteurs. » Cette parole fut peut-être dite en badinant, ajoute Mélanchton ; cependant l’événement y répondit ; car d’ordinaire beaucoup de présages précèdent les grandes révolutionsz. Il n’est pas nécessaire de supposer que Mélanchton parle ici de prophéties miraculeuses. Le siècle le plus incrédule, celui qui nous a précédés, a vu se vérifier cette sentence. Que de présages annoncèrent, sans qu’il y eût miracle, la révolution qui le termina !
x – Vim ingenii, nervos orationis, ac rerum bonitatem expositarum in concionibus admiratus fuerat. (Melancht. Vita Luth.)
y – Unter eineni Baum, den er mir und andern gezeigt. (Math. 6.)
z – Multa præcedunt mutationes præsagia. (Vita Luth.)
« Mais je suis faible et maladif, reprit Luther ; je n’ai pas longtemps à vivre. Cherchez un homme fort. — Le Seigneur, répondit le vicaire général, a affaire dans le ciel comme sur la terre ; mort ou vivant, Dieu a besoin de vous dans son conseila. »
a – Ihr lebel nun oder sterbet, so darff euch Gott in seinem Rathe. (Mathes. 6.)
« Il n’y a que le Saint-Esprit qui puisse créer un docteur en théologieb, » s’écria alors le moine toujours plus épouvanté. — « Faites ce que demande votre couvent, dit Staupitz, et ce que moi-même, votre vicaire général, je vous commande ; car vous avez promis de nous obéir. — Mais ma pauvreté ? reprit le frère : je n’ai rien pour payer les dépenses qu’une telle promotion entraîne. — Ne vous en inquiétez pas, lui dit son ami : le prince vous fait la grâce de se charger lui-même de tous les frais. » Pressé de toutes parts, Luther crut devoir se rendre.
b – Neminem nisi Spiritum Sanctum creare posse doctorem theologiæ. (Weismmani Hist. Eccl. I, p. 1404)
C’était vers la fin de l’été de l’an 1512. Luther partit pour Leipzig, afin de recevoir des trésoriers de l’Électeur l’argent nécessaire à sa promotion. Mais, selon les usages des cours, l’argent n’arrivait pas. Le frère impatienté voulait partir ; l’obéissance monacale le retint. Enfin, le 4 octobre, il reçut de Pfeffinger et de Jean Doltzig cinquante florins. Il leur en donna quittance. Il ne prend dans ce reçu d’autre qualité que celle de moine. « Moi Martin, dit-il, frère de l’ordre des Ermitesc. » Luther se hâta de retourner à Wittemberg.
c – L. Epp. I, p. 11.
André Bodenstein, de la ville de Carlstadt, était alors doyen de la faculté de théologie, et c’est sous le nom de Carlstadt que ce docteur est surtout connu. On l’appelait aussi l’A, B, C. Ce fut Mélanchton qui le désigna d’abord ainsi, à cause des trois initiales de son nom. Bodenstein acquit dans sa patrie les premiers éléments des lettres. Il était d’un caractère grave, sombre, peut-être enclin à la jalousie, et d’un esprit inquiet, mais plein du désir d’apprendre et doué d’une grande capacité. Il parcourut diverses universités pour augmenter ses connaissances, et il étudia la théologie à Rome même. Revenu d’Italie en Allemagne, il s’établit à Witternberg et y devint docteur en théologie. « A cette époque, dit-il lui-même plus tard, je n’avais pas encore lu la sainte Écritured. » Ce trait donne une idée très juste de ce qu’était la théologie d’alors. Carlstadt, outre, ses fonctions de professeur, était chanoine et archidiacre. Voilà l’homme qui devait plus tard diviser la Réformation. Il ne voyait alors dans Luther qu’un inférieur ; mais l’augustin devint bientôt pour lui un objet de jalousie. « Je ne veux pas être moins grand que Luthere, » disait-il un jour. Bien éloigné alors de prévoir la grandeur à laquelle était destiné le jeune professeur, Carlstadt conféra à son futur rival la première dignité universitaire.
d – Weismann, Hist. Eccl. p. 1416.
e – Ibidem.
Le 18 octobre 1512, Luther fut reçu licencié en théologie, et prêta ce serment : « Je jure de défendre la vérité évangélique de tout mon pouvoirf. » Le jour suivant, Bodenstein lui remit solennellement, en présence d’une nombreuse assemblée, les insignes de docteur en théologie. Il fut fait docteur biblique, et non docteur des sentences, et fut appelé ainsi à se consacrer à l’étude de la Bible et non à celle des traditions humainesg. Il prêta alors serment, comme il le rapporte lui-mêmeh, à sa bien-aimée et sainte Écriture. Il promit de la prêcher fidèlement, de l’enseigner purement, de l’étudier toute sa vie, et de la défendre par ses disputes et par ses écrits contre tous les faux docteurs, autant que Dieu lui serait en aide.
f – Juro me veritatem evangelicam viriliter defensurum.
g – Doctor biblicus, et non pas sententiarius. (Mélanchton.)
h – L. Opp (W.) XVI, p. 2061 —Mathesius, p. 7.
Ce serment solennel fut pour Luther sa vocation de réformateur. En imposant à sa conscience la sainte obligation de rechercher librement et d’annoncer courageusement la vérité chrétienne, ce serment éleva le nouveau docteur au-dessus des étroites limites où son vœu monastique l’eût peut-être confiné. Appelé par l’université, par son souverain, au nom de la majesté impériale et du siège de Rome lui-même, engagé devant Dieu par le serment le plus sacré, il fut dès lors le héraut intrépide de la Parole de vie. Dans ce jour mémorable, Luther fut armé chevalier de la Bible.
Aussi ce serment prêté à la sainte Écriture peut-il être regardé comme l’une des causes du renouvellement de l’Église. L’autorité seule infaillible de la Parole de Dieu, tel fut le premier et fondamental principe de la Réformation. Toute réformation de détail opérée plus tard dans la doctrine, dans les mœurs, dans le gouvernement de l’Église et dans le culte, ne fut qu’une conséquence de ce premier principe. On peut à peine s’imaginer maintenant la sensation que dut produire cette vérité élémentaire si simple, mais méconnue pendant tant de siècles. Quelques hommes, d’une vue plus vaste que le vulgaire, en prévirent seuls les immenses conséquences. Bientôt les voix courageuses de tous les réformateurs proclamèrent ce principe puissant, au retentissement duquel Rome s’écroulera : « Les chrétiens ne reçoivent d’autres doctrines que celles qui reposent sur les paroles expresses de Jésus-Christ, des apôtres et des prophètes. Nul homme, nulle assemblée de docteurs, n’ont le droit d’en prescrire de nouvelles. »
La situation de Luther était changée. L’appel qu’il avait reçu devint pour le réformateur comme l’une de ces vocations extraordinaires que le Seigneur adressa aux prophètes sous l’ancienne alliance, et aux apôtres sous la nouvelle. L’engagement solennel qu’il prit fit une si profonde impression sur son âme, que le souvenir de ce serment suffit, dans la suite, pour le consoler au milieu des plus grands dangers et des plus rudes combats. Et lorsqu’il vit toute l’Europe agitée et ébranlée par la parole qu’il avait annoncée ; lorsque les accusations de Rome, les reproches de plusieurs hommes pieux, les doutes et les craintes de son propre cœur, si facilement agité, semblaient pouvoir le faire hésiter, craindre et tomber dans le désespoir, il se rappela le serment qu’il avait prêté, et demeura ferme, tranquille et rempli de joie. « Je me suis avancé au nom du Seigneur, dit-il en une circonstance critique, et je me suis remis entre ses mains. Que sa volonté s’accomplisse ! Qui lui a demandé de me créer docteur ?… Si c’est lui qui m’a créé, qu’il me soutienne ! ou bien, s’il se repent de l’avoir fait, qu’il me destitue !… Cette tribulation ne m’épouvante donc point. Je ne cherche qu’une chose, c’est de me maintenir le Seigneur favorable dans tout ce qu’il m’appelle à faire avec lui. » Une autre fois il disait : « Celui qui entreprend quelque chose sans vocation divine, cherche sa propre gloire. Mais moi, le docteur Martin Luther, j’ai été contraint à devenir docteur. Le papisme a voulu m’arrêter dans l’acquit de ma charge ; mais vous voyez ce qui lui est arrivé, et il lui arrivera bien pis encore : ils ne pourront se défendre contre moi. Je veux, au nom de Dieu, marcher sur les lions, et fouler aux pieds les dragons et les vipères. Cela se commencera pendant ma vie et se finira après ma morti. »
i – L. Opp. (W.) XXI, 2061.
Depuis l’heure de son serment, Luther ne chercha plus la vérité seulement pour lui-même : il la chercha pour l’Église. Encore tout plein des souvenirs de Rome, il entrevit confusément devant lui une carrière, dans laquelle il se promit de marcher avec toute l’énergie de son âme. La vie spirituelle, qui jusqu’alors s’était manifestée au dedans de lui, s’étendit au dehors. Ce fut la troisième époque de son développement. L’entrée dans le couvent avait tourné vers Dieu ses pensées ; la connaissance de la rémission des péchés et de la justice de la foi avait affranchi son âme ; le serment de docteur lui donna ce baptême de feu par lequel il devint réformateur de l’Église.
Ses idées se portèrent bientôt d’une manière générale sur la Réformation. Dans un discours qu’il avait écrit, à ce qu’il semble, pour être prononcé par le prévôt de Lietzltau, au concile de Latran, il affirmait que la corruption du monde provenait de ce que les prêtres, au lieu de prêcher la pure parole de Dieu, enseignaient tant de fables et de traditions. La Parole de la vie, selon lui, avait seule la puissance d’accomplir la régénération spirituelle de l’homme. Ainsi déjà alors, c’était du rétablissement de la saine doctrine, et non d’une simple réforme des mœurs, qu’il faisait dépendre le salut du monde. Luther n’était pas entièrement d’accord avec lui-même ; il entretenait encore des opinions contradictoires : mais un esprit puissant se faisait jour dans tous ses écrits ; il brisait courageusement les liens dont les systèmes des écoles enchaînaient les pensées des hommes ; il dépassait partout toutes les limites que les siècles passés avaient profondément creusées, et se frayait des sentiers nouveaux. Dieu était en lui.
Les premiers adversaires qu’il attaqua furent ces fameux scolastiques qu’il avait lui-même tant étudiés et qui régnaient alors en souverains dans toutes les académies. Il les accusa de pélagianisme et, s’élevant avec force contre Aristote, le père de l’école, et contre Thomas d’Aquin, il entreprit de les jeter l’un et l’autre à bas du trône d’où ils commandaient, l’un à la philosophie et l’autre à la théologiej.
j – Aristotelem in philosophicis, sanctum Thomam in theologicis, evertendos susceperat. (Pallavicini, I, 16.)
« Aristote, Porphyre, les théologiens aux sentences (les scolastiques), écrivait-il à Lange, sont les études perdues de notre siècle. Je ne désire rien plus ardemment que de dévoiler à plusieurs cet histrion qui s’est joué de l’Église en se couvrant d’un masque grec, et de montrer à tous son ignominiek. » Dans toutes les disputes publiques on l’entendait répéter : « Les écrits des apôtres et des prophètes sont plus certains et plus sublimes que tous les sophismes et toute la théologie de l’école. » De telles paroles étaient nouvelles ; mais peu à peu on s’y habituait. Environ un an après, il put écrire avec triomphe : « Dieu opère. Notre théologie et saint Augustin avancent admirablement et règnent dans notre université. Aristote décline ; il est déjà penché vers sa ruine prochaine et éternelle. Les leçons sur les sentences donnent un admirable ennui. Nul ne peut espérer d’avoir des auditeurs, s’il ne professe pas la théologie bibliquel. » Heureuse l’université dont on peut rendre un tel témoignage !
k – Perdita studia nostri sæculi. Epp. I, 15. (8 févr. 1516)
l – Ep. I, 57. (du 18 mai 1617.)
En même temps que Luther attaquait Aristote, il prenait le parti d’Érasme et de Reuchlin contre leurs ennemis. Il entra en relation avec ces grands hommes et avec d’autres savants, tels que Pirckheimer, Mutian, Hütten, qui appartenaient plus ou moins au même parti. Il forma aussi à cette époque une autre amitié qui fut d’une haute importance pour toute sa vie.
Un homme remarquable par sa sagesse et sa candeur se trouvait alors à la cour de l’Électeur : c’était George Spalatin. Né à Spalatus ou Spalt, dans l’évêché d’Eichstadt, il avait d’abord été curé du village de Hohenkirch, près des forêts de la Thuringe. Il fut ensuite choisi par Frédéric le Sage pour être son secrétaire, son chapelain et le précepteur de son neveu, Jean-Frédéric, qui devait un jour porter la couronne électorale. Spalatin était un homme simple au milieu de la cour ; il paraissait craintif en présence des grands événements, circonspect et prudent, comme son maîtrem, en face de l’ardent Luther, avec qui il était dans une correspondance journalière. Comme Staupitz, il était fait plutôt pour des temps paisibles. De tels hommes sont nécessaires : ils sont comme ces matières délicates dont en enveloppe les bijoux et les cristaux pour les garantir des secousses du voyage. Elles semblent inutiles ; cependant sans elles tous ces joyaux précieux eussent été brisés et perdus. Spalatin n’était pas un homme propre à faire de grandes choses ; mais il s’acquittait fidèlement et sans bruit de la tâche qui lui était donnéen. Il fut d’abord un des principaux aides de son maître pour recueillir ces reliques de saints dont Frédéric fut longtemps grand amateur. Mais peu à peu il se tourna avec le prince vers la vérité. La foi, qui reparaissait alors dans l’Église, ne le saisit pas vivement comme Luther : il fut conduit par des voies plus lentes. Il devint l’ami de Luther à la cour, le ministre par lequel passaient toutes les affaires entre le réformateur et les princes, le médiateur entre l’Église et l’État. L’Électeur honorait Spalatin d’une grande intimité ; en voyage ils étaient toujours dans la même voitureo. Du reste, l’air de la cour étouffait souvent le bon chapelain ; il lui prenait de profondes tristesses ; il eût voulu laisser tous ces honneurs et redevenir simple pasteur dans les bois de la Thuringe. Mais Luther le consolait et l’exhortait à demeurer ferme à son poste. Spalatin s’acquit l’estime générale. Les princes et les savants de son temps lui témoignaient les plus sincères égards. Ésasme disait : « J’inscris le nom de Spalatin, non seulement entre ceux de mes principaux amis, mais encore entre ceux de mes protecteurs les plus vénérés, et cela, non sur du papier, mais dans mon propre cœurp. »
m – Secundum genium heri sui. (Weismann, Hist. Eccl., I, p. 1434)
n – Fideliter et sine strepitu fungens. (Weismann, Hist. Eccl., I, p. 1434.)
o – Qui cum principe in rheda sive lectico solitus est ferri (Corpus Reformatorum, I, 33.)
p – Melch. Ad. Vita Spalat, p. 100.
G. Spalatin (1484-1545)
L’affaire de Reuchlin et des moines faisait alors grand bruit en Allemagne. Les hommes les plus pieux étaient souvent indécis sur le parti qu’ils devaient embrasser ; car les moines voulaient détruire des livres judaïques où se trouvaient des blasphèmes contre le Christ. L’Électeur chargea son chapelain de consulter à cet égard le docteur de Wittemberg, dont la réputation était déjà grande. Voici la réponse de Luther ; c’est la première lettre qu’il adressa au prédicateur de la cour :
« Que dirai-je ? Ces moines prétendent chasser Beelzébuth, mais ce n’est pas par le doigt de Dieu. Je ne cesse de m’en plaindre et d’en gémir. Nous autres chrétiens, nous commençons à être sages au dehors, et chez nous nous sommes hors de sens.