Deux Conceptions (contraires et également erronées) : — 1° Déistique (transcendance. — xviiie siècle) ; 2° Panthéistique (immanence. — xixe siècle). –De L’union Mystique : « morale » pour le déisme ; « substantielle » pour le panthéisme. — Critique de ce double point de vue. — L’union simplement « spirituelle » (à la fois fait et mystère) est donnée par les textes bibliques, par l’expérience et par la conscience chrétienne.
Il existe, relativement à la Providence, de même que relativement à la théodicée, deux conceptions ou, pour trancher le mot, deux erreurs contraires qu’on voit régner alternativement et qui ont passé presque simultanément devant nous. L’une, excluant en quelque sorte Dieu de l’univers, le relègue dans les profondeurs de son Etre ou sur les hauteurs des Cieux, d’où quelquefois seulement et lorsque l’ordre général l’exige, il étend sa main vers le monde ; et nous avons à défendre contre ces vues sa présence universelle, son incessante intervention. L’autre l’unit tellement au mouvement général des choses, que tout est en lui ou par lui ; et nous avons à protéger contre cette direction la libre activité des agents moraux, leur réelle et pleine responsabilité. D’un côté, la Providence recule et disparaît devant les lois du monde devenues la seule puissance active ; d’un autre côté, les forces naturelles, physiques et morales, s’évanouissent dans le panergisme d’une création continue. L’action divine, uniquement médiate d’après le premier système, est partout immédiate d’après le second, et la Providence, si le nom en reste, se convertit en destin. C’est l’évolution de l’être ou de la vie ; ce n’est pas un gouvernement, ni surtout un gouvernement moral.
Dans les deux systèmes, le résultat est logique, par conséquent nécessaire, une fois posé le point de départ : le principe admis, la doctrine en sort d’elle-même. Si vous prenez pour unique facteur l’observation externe, trouvant le monde soumis, dans son ensemble et dans ses parties diverses, à des lois immuables qui paraissent lui être inhérentes, et qui y maintiennent l’ordre, le mouvement et la vie, en supposant qu’il vous faille encore un Créateur, un Ordonnateur, un Moteur, vous n’aurez pas besoin d’une Providence, ou du moins la Providence générale (simple conservation des forces cosmiques) vous suffira ; vous placerez Dieu hors de l’univers qui ira sans lui (Déisme).
Si vous prenez pour facteur suprême l’idée abstraite de l’Infini, de l’Absolu, de l’Etre en soi, conduits alors logiquement à faire de Dieu la substance aussi bien que la cause du monde, vous ne ferez des êtres particuliers qu’un épanouissement de l’être primitif, tout sera manifestation ou action divine, et la vraie Providence vous échappera encore (Panthéisme).
Le théisme lui-même participe à ces écarts, pour peu qu’il exagère l’un ou l’autre de ses principes constitutifs, savoir la transcendance et l’immanence divines, qu’il lui faut placer ensemble à sa base. Il doit voir Dieu tout à la fois dans le monde et hors du monde, c’est-à-dire qu’il doit forcer la raison, sur l’autorité de la révélation ou de la conscience religieuse, à admettre en fait l’incompréhensible et le contradictoire apparents. Il n’est réellement qu’à ce prix ; ce n’est que par là qu’il se maintient à égale distance du déisme et du panthéisme. S’il livre trop les êtres irrationnels aux mouvements de leur liberté, en poussant outre mesure son premier principe (extramondanité divine), il arrive à une indépendance excessive de la création qui semble se suffire à elle-même, ou qui n’exige une intervention supérieure que de loin en loin ; la Providence s’efface ou se retire ; le rapport du monde à Dieu est celui de la montre à l’horloger, suivant l’image employée par M. Damiron (la montre n’est pas sans l’horloger, mais, une fois montée, elle va seule). Si le théisme s’attache trop exclusivement à son second principe (intramondanité divine), il tend alors à représenter Dieu comme tout en tout, et cette énergie universelle et infinie, cette sorte de natura naturans, qui ne laisse guère aux êtres particuliers qu’une ombre d’indépendance et d’existence propre, ne laisse non plus à la fin qu’une Providence générale et par cela même nominale ; force inconsciente qui agit par fécondité et non par liberté. Il faut que le théisme maintienne fermement ses deux principes ou les deux éléments de son principe, les contrôlant l’un par l’autre, et coupant court à la logique par la foi : parti qu’impose en mille cas l’irréductible dualité des choses, mais auquel la science se résigne difficilement.
Aussi la science, suivant le point de vue où elle se place, incline-t-elle presque toujours vers l’une ou l’autre des erreurs susmentionnées. Le xviiie siècle pencha vers la première, par un effet naturel de ses doctrines et de ses méthodes empiriques. On penche maintenant vers la seconde par la même raison, je veux dire par la prédominance des doctrines et des méthodes spéculatives ou mystiques. Oh ! qu’il est vrai que le monde n’a pas connu Dieu par la sagesse !
Quelques paroles de M. Quinet expriment bien l’opposition des deux tendances, tout en les rapportant à une cause que nous ne saurions admettrea. « Il y a deux philosophies de l’histoire, celle qui prend son point de vue dans l’ancienne loi, et celle qui s’inspire de la nouvelle. Au point de vue de l’Ancien Testament, Dieu retiré hors des siècles, du haut des Cieux préside de loin aux mouvements extérieurs de l’histoire ; il agit de dehors ; quelquefois il abandonne les peuples et il y a comme un interrègne de la Providence… Au point de vue le plus profondément chrétien, la Providence agit d’une manière beaucoup plus intime. Le Dieu n’habite plus seulement dans les hauteurs invisibles ; il s’est incarné, il est dans le cœur des nations et des états ; l’histoire est un Evangile éternel tout rempli du Dieu intérieur ; c’est lui qui parle et qui se remue dans le vaste sein des peuples ; il agit du dedans au dehors sans interruption, il habite au fond des choses…, c’est dans les choses humaines l’esprit de développement et de progrès. A ce point de vue la philosophie de la révélation devient une chose possible. Il n’y a plus pour moi d’histoire profane, toute l’histoire m’est sacrée. — Qu’est-ce au fond que la vie de l’humanité ? — Un perpétuel mouvement pour sortir de Dieu et pour y rentrer… Ce grand Dieu de l’histoire n’est pas seulement un mot, une abstraction ; il vit, il marche et dans ce mouvement il entraîne le monde moral vers des Cieux inconnusb. »
a – De l’Ultramontanisme, p. 144.
b – Des idées analogues se produisent dans une foule d’écrits littéraires, historiques, philosophiques.
Je n’ai nul besoin, je crois, de m’arrêter à prouver que les deux points de vue. mis en contraste par M. Quinet, tiennent à autre chose qu’à la prétendue diversité de doctrine entre l’Ancien et le Nouveau Testament, relativement à la théodicée et à la Providence. Sans doute le Nouveau Testament place Dieu dans un rapport plus intime avec les âmes rachetées, mais il n’étend pas davantage son intervention directe dans la nature et dans l’histoire. Si le panergisme divin paraît quelque part plus prononcé, c’est dans les livres de l’Ancienne Alliance, plutôt que dans ceux de la Nouvelle ; (et cela est vrai de l’ordre politique et de l’ordre moral aussi bien que de l’ordre physique ; Cyrus et Nebucadnetsar sont les serviteurs de l’Eternel, de qui tout relève immédiatement).
Encore une fois l’origine de ces opinions contraires n’est pas dans la différence que le Mosaïsme et le Christianisme présenteraient quant à la direction providentielle de la nature et de l’humanité. Ce n’est pas de cette racine ou de ce tronc qu’elles sortent ; on tente de les y greffer après coup, afin de leur donner plus d’importance et d’autorité. La preuve, entre mille autres, qu’elles ne viennent pas de là, c’est que les siècles antérieurs, qui possédaient aussi les deux Testaments, n’y ont point vu ce qu’on prétend y voir.
Les deux points de vue théologiques ne sont, répétons-le, que le reflet de deux points de vue philosophiques, dont l’un, s’enfermant dans le monde, retient à peine Dieu comme cause première, comme Créateur ou Ordonnateur ; tandis que l’autre, s’enfermant dans l’absolu, cet Un indéterminé d’où tout sort et où tout rentre sans cesse, conçoit le monde comme une manifestation ou une irradiation de Dieu, et ne lui laisse guère qu’une existence phénoménale.
Les deux points de vue sont également erronés, quoique en sens inverse ; ils le sont d’après la conscience religieuse comme d’après la révélation biblique, ils le sont pour le théisme naturel comme pour le théisme chrétien. Ils aboutissent, par des voies opposées, à la négation de la Providence réelle, celle qui a été désignée sous le nom de Providence particulière dans la controverse avec le déisme, celle qui établit un rapport aussi libre qu’ineffable de l’homme avec Dieu comme avec son Maître, son Juge, son Père, rapport essentiellement moral, ayant pour bases l’adoration et l’obéissance de la part de l’homme, la justice et la miséricorde de la part de Dieu.
La vraie notion de la Providence, cette notion constitutive de la vie religieuse, dont elle est à la fois la racine et la sève, se perd dans la Providence générale du déisme, Providence inactive, expectante, pour ainsi dire, qui peut bien se réserver de récompenser ou de punir, mais qui n’intervient point dans nos luttes, dans nos épreuves, et ne nous laisse pas de cœur pour prier.
Elle se perd de même dans ces écoles qui, effaçant toute séparation essentielle et presque toute distinction entre le Créateur et la création, font de Dieu la vie universelle des êtres et en définitive le seul agent réel. Sans doute il y a là cette toute présence, cette action vivifiante que méconnaissait le déisme, et où le romantisme peut puiser la religiosité qu’il célèbre. Mais il n’y a pas, soit du côté de Dieu soit du côté de l’homme, cette libre communion, cette relation de personne à personne, de volonté à volonté, et en quelque sorte de cœur à cœur, qu’implique la vraie piété. A ce point de vue le monde disparaît en Dieu, comme au point de vue contraire Dieu disparaît derrière le monde. Ce n’est pas le Dieu, ce n’est pas la Providence que proclament de concert la conscience et la Bible. Etranges fascinations de l’esprit du temps ! Autant il était difficile hier d’unir l’homme à Dieu, autant il l’est aujourd’hui de l’en séparer.
La tendance déistique, avec laquelle nous avions uniquement à faire il y a quelques années, a cédé le sceptre de l’opinion à la tendance panthéistique ; et cette dernière, quoique les principes et les systèmes dont elle émane aient perdu leur prestige, règne pourtant et se montre partout à des degrés divers.
De l’union mystique. — Parmi les arguments dont s’étaye la tendance panthéistique, il en est un souvent invoqué et qui, emprunté aux Ecritures, prend de là une couleur et une autorité particulières.
Il existe dans le Nouveau Testament un grand nombre de passages qui parlent d’un rapport secret de Dieu avec les fidèles, rapport désigné en théologie sous le nom d’union mystique, et sur lequel les écoles que nous avons en vue ont été naturellement s’appuyer.
Ce fait, tout interne, est présenté dans les Saintes-Ecritures sous des aspects nombreux et décrit sous des termes divers. Dieu, Jésus-Christ, le Saint-Esprit sont dits habiter (ἐνοικεῖν, μένειν, εῖναι) dans les cœurs. — Dieu : 1 Jean 4.12,15. « Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu demeure en lui ». — Jésus-Christ : Jean 6.56. « Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang demeure en moi et moi en lui. » (Éphésiens 3.17 ; Colossiens 1.27).– Dieu et Jésus-Christ : « Celui qui a mes commandements et qui les garde, sera aimé de mon Père et je t’aimerai ; et nous viendrons à lui et nous établirons notre demeure en lui ». — Le Saint-Esprit : « S’il est vrai que l’esprit de Dieu habite en vous » (Romains 8.9 ; 1 Corinthiens 3.16 ; 6.19).
Par une terminologie correspondante, les fidèles sont dits le temple de Dieu ou du Saint-Esprit (1 Corinthiens 3.16-17 ; 6.19 ; 2 Corinthiens 6.16 ; Éphésiens 2.21-22 ; 1 Pierre 2.5). Ils sont dits participants de Christ (Hébreux 3.14) ou du Saint-Esprit (Hébreux 6.4) ou de la nature divine (2 Pierre 1.4).
Ces textes ne donnent qu’une partie des expressions et des images dont se servent nos auteurs sacrés pour faire ressortir ce privilège du croyant, cette mystérieuse relation de l’âme régénérée avec son Dieu-Sauveur. Nous aurons occasion d’en citer d’autres. Il y a là une face considérable de l’enseignement évangélique qui a été tantôt négligée, tantôt exagérée et faussée, par cela même, en des sens opposés. Quelque voilée qu’elle soit, elle existe, et elle renferme nécessairement une vérité positive, une sainte et précieuse réalité, dont le chrétien doit faire l’objet de ses recherches et de ses prières. Souvenons-nous de la demande du Seigneur dans son oraison sacerdotale : « Qu’ils soient un comme nous sommes un ».
En quoi consiste le rapport indiqué, ou, pour employer le terme consacré en théologie, quelle est la nature de l’union mystique ? Sans prétendre sonder ces profondeurs, nous pouvons juger les opinions entre lesquelles on se partage, en les confrontant avec la donnée biblique. Elles se ramènent à trois : union morale, union spirituelle, union substantielle.
D’après la première opinion, les expressions symboliques de l’Ecriture ne marqueraient autre chose que cette réciprocité d’amour, cette fusion de volonté, ce commerce intime où le fidèle et Dieu semblent plus près l’un de l’autre, où Dieu met à la disposition du fidèle toutes ses grâces et ses béatitudes, comme le fidèle met à la disposition de Dieu tout ce qu’il a et tout ce qu’il est, où le fidèle se donnant à Dieu, Dieu se donne en quelque manière à lui. A ce point de vue, la terminologie biblique dont nous avons à nous rendre compte ne serait que l’indication métaphorique d’un fait purement moral, savoir cet état du cœur qui paraît l’ouvrir à Dieu en le soumettant à sa Parole. Il n’y aurait là que cet anthropomorphisme qui caractérise la théodicée scripturaire, et qui assimile en tant de sens les choses divines aux choses humaines et terrestres.
Selon les partisans de cette opinion, le langage du Nouveau Testament aurait son origine et sa base, par conséquent son explication, dans les textes de l’Ancien qui représentent l’habitation de Dieu au milieu des Israélites, sa présence dans le Tabernacle ou dans l’Arche, comme un signe de sa bienveillance de sa miséricorde, comme un gage de ses faveurs et de ses bénédictions (Lévitique 26.3-12 ; Exode 25.8 ; 40.34-38 ; Psaumes 68.17 ; 78.60 ; Ézéchiel 37.27-28). De là cette formule si fréquente pour désigner le concours divin : « Voici, je suis avec toi. » Le Nouveau Testament a, dit-on, emprunté à l’Ancien cette terminologie générale, en lui donnant, comme il le fait pour toute chose, un sens plus profond, un caractère plus intime et plus spirituel. C’est ainsi que Jésus-Christ emploie la formule susmentionnée (Matthieu 18.20 ; 28.20). C’est ainsi que saint Paul applique à la nouvelle Alliance ce qui avait été dit de l’ancienne (Cf. 2 Corinthiens 6.16-18 avec Lévitique 26.3-12). Et Ezéchiel l’avait fait avant lui en annonçant les temps évangéliques (Ézéchiel 37.27-28). On ne doit donc voir dans ce genre de locution qu’une image semblable à celles de famille de Dieu, maison de Dieu, royaume de Dieu, qui nous montrent Dieu tantôt comme Père, tantôt comme Chef, et les fidèles tantôt comme enfants, tantôt comme sujets ou serviteurs : langage métaphorique qu’il faut ramener à son vrai sens sur ce sujet, ainsi que sur tant d’autres (théodicée, eschatologie, etc.) et où l’erreur commune est de prendre la figure pour une réalité. Pour confirmer cette interprétation, on en appelle aux diverses similitudes où le même fait divin est décrit sous de tout autres images, et où le littéralisme est manifestement impossible ; celle de la vigne, par exemple, ou celle du temple spirituel dont le Seigneur est le fondement et dans lequel les fidèles entrent comme des pierres vives : allégories mystiques, qui ont passé de l’Ancien Testament au Nouveau, et qui, rendant sensible le symbolisme des Livres saints, sont la véritable clef dos textes dont il s’agit.
Il y a certainement de la vérité dans ces considérations. Mais elles vont trop loin, quand elles ne laissent subsister sous l’expression scripturaire qu’une ombre sans corps, lui enlevant sa raison en lui enlevant toute signification positive ; la figure elle-même a un motif et un but, par conséquent un fond réel qu’elle voile et dévoile tout ensemble. Et ce fond divin doit être ici religieusement respecté.
L’ancien rationalisme poussa cette opinion jusqu’à réduire l’union mystique à un symbolisme absolument vide ; il substitua l’action du christianisme à celle de Dieu, de Christ, du Saint-Esprit ; il ne vit dans cette grande donnée biblique, de même que dans une foule d’autres, qu’une métaphore orientale. Selon les théologiens de cette école, quand il est dit que Dieu habite dans les cœurs, que Jésus-Christ vit dans les croyants, que le Saint-Esprit anime et dirige les fidèles, cela marque simplement la puissance salutaire de la foi, la vertu restauratrice de l’Evangile, qui semble établir le règne de Dieu au-dedans en l’établissant au dehors. Là, comme partout ailleurs, il ne restait rien de surnaturel, ni par conséquent rien de réel, dans la locution biblique : le principe de la figure faisait évaporer le mystère comme le miracle ; et l’explication naturelle ne laissait plus subsister qu’un christianisme raisonnable, ou rationnel, qui se résolvait en un simple théisme moral.
A l’autre extrême se place la théorie de l’union substantielle, qui suppose une sorte d’infusion de l’essence ou de la vie divine dans les âmes régénérées, qui parle de l’humanisation du divin ou de la divinisation de l’humain, de leur pénétration réciproque, de l’incarnation continue de lu Divinité dans l’humanité, etc., formules empruntées à la philosophie panthéistique, dont le haut rationalisme fit un instant son facteur, et que le haut supranaturalisme répète, sans s’inquiéter la plupart du temps ni d’où elles viennent ni où elles vont. A ce point de vue, le mystère accompli en Christ s’opère à son image et par sa vertu chez le croyant, jusqu’à ce que Dieu soit tout en tous. Cette opinion fut, sous d’autres formes, celle du gnosticisme qui voyait dans le πνευμα de l’homme une effluve de la Divinité ; elle a fait le fond du mysticisme à toutes les époques. Elle se montrait à peine dans le monde chrétien au commencement du siècle, mais elle s’est reproduite avec un grand éclat, en se greffant sur la philosophie de l’absolu, qui porta si haut son empire et jeta si loin ses influences. Dans cette direction, il était naturel qu’on accordât une attention et une valeur spéciales aux textes dont nous nous occupons, qu’on les relevât des interprétations superficielles de l’ancien rationalisme, et qu’on les pressât rigoureusement pour leur faire rendre tout ce qu’ils paraissent contenir de favorable aux idées ou aux tendances nouvelles, sans trop se mettre en peine de fonder ce qu’on nommait la religion de l’esprit sur l’exégèse de la lettre. Ce n’est pas la seule fois que l’idéalisme et le littéralisme se sont unis.
Nous pouvons caractériser les deux opinions en deux mots : l’herméneutique de l’ancien rationalisme faisait disparaître la réalité sous la figure ; l’herméneutique du nouveau transforme la figure en réalité.
Entre ces opinions extrêmes nous trouvons celle de l’union spirituelle, qui accuse les deux autres d’aller au delà ou de rester en deçà du fait scripturaire, de l’exagérer ou de l’amoindrir systématiquement. A l’union morale, fruit de la foi et de la grâce, elle joint une présence effective de la Divinité, sans admettre l’union substantielle. Elle repousse et l’explication panthéistique et l’explication déistique, comme péchant l’une par excès, l’autre par défaut.
C’est une constante doctrine de la Bible, en même temps qu’une sorte d’intuition de la conscience religieuse, que la corruption éloigne l’homme de Dieu et que la sanctification l’en rapproche. Il est dit de mille manières que le Seigneur vient à nous ou qu’il se retire, selon que nous nous attachons au bien ou que nous nous abandonnons au mal. Quoi qu’il remplisse l’univers, il est d’une façon toute particulière dans les cœurs purs (Matthieu 5.5 ; Éphésiens 3.17) et dans le Ciel, séjour de la sainteté. Il doit y avoir, il y a certainement quelque chose d’analogue dans cette ineffable communion qui se forme, en Jésus-Christ, entre le fidèle et Dieu (1 Jean 1.4-7). Les partisans de cette troisième opinion, que la masse de l’Eglise a toujours professée, et sur laquelle repose le dogme de la vision béatifique, ne prétendent expliquer ni la nature ni les effets de cette présence divine dans les âmes ; ils y voient un fait de révélation, un des mystères du royaume des cieux, qu’ils admettent sur l’autorité du Livre qui l’atteste, de même que sur l’expérience intérieure des croyants ; ils l’admettent comme aussi incompréhensible que certain. Le témoignage de Dieu leur suffit ; à leurs yeux l’essentiel n’est pas de comprendre, mais de croire, n’est-ce pas de savoir, mais d’avoir ; ils se tiennent à la donnée scripturaire, prise sans plus ni moins, au point de vue pratique, en respectant les ombres qui la recouvrent.
Laquelle de ces trois opinions est fondée ? Laquelle est réellement donnée par l’analogie de la foi, par l’esprit général des Ecritures, et par l’ensemble des textes, objet de notre examen ?
Il serait inutile, je pense, de nous arrêter à l’interprétation de l’ancien rationalisme qui est universellement dépassée et délaissée ; c’est celle du nouveau rationalisme, infiltrée en mille sens dans le haut supranaturalisme lui-même, qu’il importe d’examiner, parce que c’est celle qui nous intéresse et nous environne. Elle exigerait une longue discussion, liée qu’elle est à toute une direction dogmatique. Essayons de l’apprécier sommairement.
Il était tout simple, répétons-le, que les nouvelles écoles relevassent les passages relatifs à l’union mystique, ainsi que les autres faces de la doctrine et de la terminologie scripturaires, où semblent se trouver des rapports avec les conceptions anthropologiques ou idéologiques qu’elles empruntent à la haute spéculation, et qui leur servent de principe explicatif et démonstratif. Il n’y a rien que de très légitime dans cette marche, quand on se propose de se rendre compte de sa foi et de la relier au mouvement de la science, pourvu qu’on prenne et qu’on maintienne intégralement les données du Livre saint, où l’on cherche un appui, en y signalant des points de contact et d’accord avec la pensée du moment. On ne fait alors qu’user d’un droit, que remplir un devoir. Mais il en serait autrement si, sous ombre de rattacher la philosophie dominante au christianisme ou le christianisme à la philosophie, on taillait la doctrine divine sur la doctrine humaine, pour établir ensuite leur correspondance ou leur identité. Or, c’est ce dernier procédé qu’on emploie communément, et contre lequel il importe de se tenir en garde. La droite hégélienne, par exemple, (Marheineke, etc.), fit entrer dans son système toute la terminologie évangélique : chute et rédemption, incarnation et Trinité, tout y était ; elle marchait escortée d’une armée de textes et revêtue des couleurs de l’orthodoxie. (La dogmatique de Marheinoke fut accusée d’un Calvinisme rigide). Elle se glorifiait — et bien des gens s’y laissèrent prendre — d’avoir opéré la conciliation définitive de la science et de la foi, en démontrant rationnellement les dogmes chrétiens. Seulement, dès qu’on y regarda de près, il se trouva que si les mots restaient, les choses avaient disparu ou s’étaient transformées. C’était le panthéisme du maître à la place et sous le nom du christianisme ; ou, si l’on veut, c’était le christianisme façonné sur le patron d’un idéalisme panthéistique, à l’aide des formules bibliques et ecclésiastiques qu’on ramenait tant bien que mal à ces spéculations hasardées. Ainsi fit l’école de Schelling ; ainsi ont fait, l’une après l’autre, quoique à des degrés divers, toutes les écoles appartenant au grand cycle philosophique et théologique de l’Allemagne. Ainsi avait fait, en sens inverse, l’école du xviiie siècle, qui se figurait aussi agir dans l’intérêt combiné de la science et de la foi ; elle n’élaguait le christianisme que pour le rendre plus acceptable en le rendant plus rationnel ; elle croyait sauver du naufrage le vaisseau de l’évangile, en jetant à la mer les parties de la cargaison qui lui semblaient l’exposer.
Etrange revirement de la pensée, qui a passé en quatre jours de la conception déistique à la conception panthéistique, et illusion plus étrange encore de l’opinion, qui s’est inclinée successivement devant l’une et devant l’autre ! Qu’il importe de ne pas livrer le christianisme à ces élaborations scientifiques, pas plus à celles qui ne prétendent qu’à l’expliquer, qu’à celles qui aspirent à l’épurer. Qu’il importe, au milieu de ces engouements alternatifs, de se tenir simplement et fermement à ce qui est écrit !
Saisissons, je le veux, dans les évolutions de la pensée humaine, dans les divers aspects du mouvement intellectuel, ce qu’il peut s’y rencontrer de conforme ou de favorable aux enseignements divins, et de propre, par conséquent, à leur donner prise et action sur le monde : mais que la Parole de vie demeure pleine et ferme sur le fondement de la révélation. Tenons-nous en garde contre ces interprétations métaphysiques de l’Evangile qui, le pliant aux idées du jour, caractérisent la haute théologie ou la gnose de tous les temps, et qui trouvent toujours moyen de s’étayer de quelque manière sur le texte sacré. Dans le style populaire (et par là plein d’images) des Saintes Ecritures, qui nous parlent dans la langue de l’homme des choses de Dieu et du Ciel ; dans ce style (étranger à nos méthodes), qui peint plus qu’il n’expose et ne définit, chaque système, chaque école, chaque tendance prend certaines expressions ou certaines déclarations qui vont à ses vues particulières, et les presse rigoureusement, littéralement, tout en suivant souvent pour le reste des principes herméneutiques d’un spiritualisme ou d’un latitudinarisme extrême. Dans toutes les doctrines théologiques ou ecclésiastiques qui se sont succédé, comme dans celles de nos jours, on découvre plus ou moins l’emploi de ce procédé sur les points qu’elles ont intérêt à mettre en saillie. Tandis que partout ailleurs elles savent parfaitement distinguer l’hyperbole, la métaphore et la réduire à sa valeur réel h ?, elles semblent ignorer ou oublier cette simple règle d’exégèse dans les sujets qui les touchent spécialement (Catholiques et Luthériens dans la question de la cène, Quakers, Baptistes, etc.). Ce défaut, chacun le voit chez les autres, nul ne paraît le voir en soi, quoique tous les partis peut-être y participent plus ou moins. Mais cela fait comprendre comment les erreurs les plus diverses ont pu s’appuyer d’une ou d’autre manière sur la Bible. Elles n’ont eu qu’à attirer à elles et à prendre littéralement certaines locutions du Livre sacré, ce que son langage populaire rend toujours possible et même facile. C’est par là que les doctrines qui lui sont le plus antipathiques, le matérialisme et le panthéisme, par exemple, y ont trouvé des armes apparentes. Le matérialisme a fait valoir des textes tels que Genèse 2.7 ; Lévitique 17.11, 14, où l’âme semble n’être que le principe de vie, la respiration ou le sang (Ecole de Priestley). Le panthéisme a invoqué les textes dont nous nous occupons, ainsi que bien d’autres ; et sous les mille formes qu’il a revêtues de nos jours, bien des gens ont cru y voir la véritable clef des Ecritures. Cependant s’il est une doctrine qui répugne à l’esprit et à la lettre de la révélation, c’est certes le panthéisme, de quelques couleurs qu’il se pare ! La Bible pose partout à sa base la réalité de l’ordre naturel et de l’ordre surnaturel, qui s’évapore dans le panthéisme. Si la Bible suppose l’immanence de Dieu, elle pose formellement sa transcendance, sa personnalité distincte, sa séparation essentielle et absolue des êtres créés, sa libre et souveraine intervention dans le monde. Si tout est en lui dans un sens, dans un autre sens il est au-dessus et en dehors de tout : double face de l’enseignement sacré, qui fonde le théisme et à laquelle rend témoignage la conscience religieuse. C’est, dans l’ordre métaphysique, la même irréductible dualité que celle de la justice et de la miséricorde dans l’ordre moral. Les systèmes unitaires qui absorbent l’un des termes dans l’autre (le déisme et le panthéisme) heurtent et la notion instinctive et la notion biblique de Dieu ; ils la faussent et la mutilent en sens inverse.
Encore une fois, en s’attachant à des locutions isolées du contexte ainsi que du contenu général et vital des Livres sacrés, il n’est pas d’erreur si étrange ou si monstrueuse qui ne puisse se réclamer de la Parole de Dieu. L’histoire de la dogmatique le montre à chaque page. Et les temps présents ne doivent rien, sous ce rapport, aux temps passés.
Ces remarques ont pour but, non certes de préjuger la question, mais seulement de nous rendre circonspects vis-à-vis des entraînements où a jeté l’idéalisme panthéistique et qui ne cèdent que lentement avec lui. Essayons d’apprécier l’interprétation que les nouvelles écoles donnent de nos textes et les conséquences dogmatiques qu’elles en tirent.
Nous avons vu qu’elles les entendent d’une sorte d’infusion de la nature ou de la vie divine dans l’homme, devenu un avec Christ par la foi. A vrai dire, cette notion d’une communication substantielle de l’être divin (notion fort indéterminée la plupart du temps et employée en des sens infiniment divers) forme le principe scientifique de ces écoles ; elle pénètre le système entier de leurs doctrines ; elle en est l’idée génératrice ou fondamentale ; elle s’y fait sentir partout, parce qu’elle y sert de point d’attache avec la philosophie qui les domine et les inspire. C’est le levain qui envahit la masse entière.
De ce principe (vie de l’homme en Dieu ou de Dieu dans l’homme) on déduit que ce qui a eu lieu en Christ a lieu dans le fidèle ; que comme la plénitude de la divinité a habité en Christ, elle habite aussi dans le fidèle, quoique médiatement et a un degré inférieur ; que le fidèle est un Christ et que l’assemblage des fidèles, l’Eglise, est le Christ mystique, le πληρωμα de Celui qui accomplit tout en tous (Éphésiens 1.23).
A la lumière du même principe, on explique les dogmes de la rédemption, de la justification, de la régénération, qui reviennent finalement à un, se réduisant à cette pénétration de la nature ou de la vie divine, dont Jésus-Christ est le Médiateur, et qui rétablit entre le Créateur et la création l’unité primitive, brisée par la chute, etc., etc… (vogue du terme d’Homme-Dieu, si longtemps banni de la langue de l’Eglise comme de celle de la science).
Le principe une fois admis (et il l’était facilement en vertu de ses rapports avec la haute métaphysique qui l’imposait et le patronnait), ces conceptions du mystère semblent évidentes ; et ces conceptions, érigées en démonstrations rationnelles du christianisme, semblent à leur tour confirmer le principe.
Il faut avouer que plusieurs de nos textes peuvent au premier abord favoriser ces notions, ou les éveiller dans l’esprit quand d’autres causes les y ont déjà jetées. Sans rappeler ceux que nous avons cités plus haut, saint Paul écrit aux Galates : Ce n’est plus moi qui vis, c’est Christ qui vit en moi (Galates 2.20) ; Mes petits enfants, pour qui je ressens de nouveau les douleurs de l’enfantement, jusqu’à ce que Christ soit formé en vous (Galates 4.19) ; Vous tous qui avez été baptisés en Christ vous avez été revêtus de Christ (Galates 3.27). Joignez à ces textes ceux où il est dit que le Saint-Esprit prie, gémit, intercède dans les croyants (Romains 8.14-16, 26), ceux qui font de la vie chrétienne une vie cachée avec Christ en Dieu (Colossiens 3.4), et surtout la déclaration de 2 Pierre 1.4 : Afin que… vous soyez participants de la nature divine… sur laquelle on revenait sans cesse et l’on insistait si fort.
Pris à la lettre, ces textes, et bien d’autres, semblent donner ou impliquer, répétons-le, les doctrines que nous discutons. Mais la question est de savoir s’ils doivent en effet s’entendre littéralement ; car n’oublions pas que la figure règne partout dans le langage et l’enseignement biblique ; elle peut donc se trouver ici, et à première vue tout porte à l’y supposer. Cherchons donc la vraie pensée des Ecritures dans les Ecritures elles-mêmes ; attachons-nous à bien constater le fait mystérieux qui est en discussion, et où la vie spirituelle semble avoir ses principales racines ; n’en retranchons rien, mais n’y ajoutons pas au gré de nos préoccupations systématiques.
Pour déterminer le sens des textes dont il s’agit, comparons-les, soit entre eux, soit avec la doctrine générale de l’Ecriture. Pour savoir d’où viennent les interprétations en vogue, examinons où elles mènent.
Si l’habitation de Dieu dans les fidèles est foncièrement identique à l’habitation de Dieu en Christ ; si l’union mystique est une union hypostatique, participant réellement de la nature et de la vie divine ; si des trois parties constitutives de la vraie personnalité humaine, savoir le σῶμα, la ψυχ` η, le πνεῦμα, la dernière est le Saint-Esprit lui-même, ou Christ, ou Dieu, on se demande alors si l’homme qui n’a pas reçu l’Esprit ou qui le perd (Hébreux 6.1-6) est substantiellement le même être que l’homme régénéré, puisqu’il manque de l’élément supérieur de la personne humaine complète. On se demande quel est le principe qui, chez l’irrégénéré, tient la place vide du principe divin : et le contraste logique de même que l’analogie biblique (1 Jean 3.9-10) semblent forcer à faire de la semence du démon, comme de la semence de Dieu, des entités substantielles dont l’une pénètre et anime le chrétien, l’autre le mondain. Mais quels abîmes s’ouvrent et quel monstrueux réalisme ! On se demande ce que devient, dans la restauration de l’unité essentielle, principe fondamental et terme final du système, la différence infinie qui, selon la Bible, existe éternellement entre les créatures de Dieu et Dieu lui-même ; différence qui est, à vrai dire, la base de la piété et qui fait croître sans fin l’humble adoration chez les justes parvenus à la perfection, aussi bien que chez les anges et les archanges. On se demande… ou plutôt on s’arrête, avec une sorte de terreur religieuse, devant les mille questions que ces doctrines soulèvent, comme on ferait devant des pensées ou des paroles blasphématoires.
Ces observations portent également contre l’assimilation établie entre les croyants et le Sauveur. Le Christ réel, le Christ de l’Ecriture, notre Seigneur et notre Dieu, est tout autre que le Christ idéal de la gnose théologique et philosophique. Il préexistait à son apparition, et il a créé le monde. Dans le Ciel, le Fils de Dieu n’adore pas avec les enfants de Dieu ; il est adoré par eux avec le Père (Apocalypse 5.12-13 ; Philippiens 2.10) : faits de révélation, dont les spéculations métaphysiques et mystiques peuvent bien ne pas tenir compte, mais qui les frappent d’inanitéc.
c – Dans les seuls textes où se trouve indiquée la trilogie σῶμα, ψυχ` η, πνεῦμα, (1 Thessaloniciens 5.23 ; Hébreux 4.12) il s’agit de l’homme en général, non du seul régénéré.
L’opinion qui nous occupe n’est donc d’accord ni avec l’analogie des Ecritures, ni avec leur enseignement direct et formel. Si à première vue, et sous certaines de ses faces, elle peut attirer les âmes altérées de la justice, en leur promettant une communion plus intime avec leur Dieu-Sauveur, elle les blesse ensuite dès qu’elle laisse apercevoir son fond réel et son terme final : elle heurte alors leurs croyances les plus vives, leurs sentiments et leurs vœux les plus chers ; car elle expose ou leur humilité ou leur personnalité, puisqu’elle tend logiquement ou à la divinisation de l’homme ou à son absorption en Dieu. Au fait ces vues, un moment si confiantes et encore si répandues, sont venues, non de la Bible, mais de la philosophie ou d’une philosophie. Aussi, pour peu qu’on les pressât, mèneraient-elles aux théories émanatistes ou panthéistes ; elles s’y terminent, parce qu’elles en sortent. Cette infusion de la nature divine dans la nature humaine, dont elle s’empare pour la transformer, recèle des conséquences dogmatiques et morales devant lesquelles la conscience religieuse recule avec effroi, et que repoussent, aussi bien que nous, la plupart des écoles avec lesquelles nous discutons. Sachons admettre ensemble le fait et le mystère, et nous garder de ces lueurs factices qui ne font que dénaturer ce qu’elles semblent éclairer.
Le symbolisme se révèle de lui-même dans les passages dont nous avons à nous rendre compte, ainsi que dans une foule d’autres où tout le monde le voit immédiatement. La métaphore, — il ne faut pas se lasser de le dire, puisqu’on ne se lasse pas de l’oublier — tient à la nécessité de recourir à des images terrestres pour exprimer les choses spirituelles et célestes ; elle fait par cela même partie intégrante du langage biblique ; et chacun l’y reconnaît spontanément, excepté dans les points qui touchent à ses idées particulières. Singuliers effets de la prévention ! Elle peut obscurcir l’évidence réelle, et créer une évidence factice ; elle l’a fait mille fois.
Supposez que quelque grande philosophie voulût et crût démontrer que l’élément primitif des choses, leur principe générateur est la lumière ; supposez que cette philosophie saisît le sceptre de l’opinion, vous verriez bientôt, n’en doutez point, la haute théologie interpréter littéralement des passages que toutes les églises et les écoles ont entendus figurément jusqu’ici, cette belle déclaration, par exemple, qu’on jugerait d’autant plus décisive qu’elle est une assertion directe, une véritable définition : Dieu est lumière (1 Jean 1.5). Et pourtant, malgré cette prétendue découverte exégétique et métaphysique, et quelque célébrée qu’elle pût être comme moyen rationnel d’explication et de démonstration, la figure en serait-elle moins une figure ?
Il en est de même, tout l’annonce, de l’interprétation que nous avions à apprécier ; elle n’a été que le reflet d’une philosophie qui s’éteint. Non seulement, d’après l’esprit du Nouveau Testament tout entier, Jésus-Christ est le seul d’entre les fils de l’homme en qui la divinité ait habité hypostatiquement, et cela pour accomplir le grand mystère de piété ; non seulement tout atteste une différence essentielle entre Celui qui est le Fils de Dieu par nature et ceux qui le deviennent en lui par adoption, entre le Verbe éternel et les êtres qu’il a créés et qu’il est venu sauver ; non seulement le fond même des Ecritures résiste aux analogies panthéistiques au moyen desquelles on se figure le pénétrer de part en part, mais encore nos textes, étudiés en eux-mêmes, portent visiblement un caractère métaphorique qui répugne à toutes ces interprétations ; le littéralisme dogmatique qu’elles en tirent n’est pas plus fondé que le littéralisme herméneutique dont elles cherchent à s’étayer. Mille traits le démontrent. Si les baptisés revêtent Jésus-Christ, si Jésus-Christ se forme dans leurs cœurs, c’est par l’enfantement de l’apôtre (Galates 3.27 ; 4.19). La figure, si manifeste dans ce que l’apôtre dit de lui, ne se découvre-t-elle pas par cela même dans ce qu’il dit des fidèles et du Christ ? Et puis, la multiplicité et la variété des images la trahissent partout. Ici, c’est Dieu dans son temple, le Chef de famille dans sa maison, le Père au milieu de ses enfants. Là, c’est le rapport de l’époux avec l’épouse, de la tête avec le corps, du fondement avec l’édifice. Ailleurs c’est une source où l’âme se désaltère, un cep qui communique aux sarments la nourriture et la vie, etc., etc. L’effet produit est une nouvelle disposition spirituelle ; et l’acte au moyen duquel cet effet s’opère est appelé de mille noms divers (nouvelle naissance, création, résurrection, etc.). Il y a là certainement une grande et sainte réalité, mais une réalité tout à la fois attestée et voilée. On se sent en plein dans ce style figuré, parabolique, seule représentation possible des choses divines et célestes. Si le symbolisme est quelque part, il est là manifestement. L’expression métaphorique est sensible dans le texte en apparence le plus formel (2 Pierre 1.4)d. Il y est dit expressément que l’on devient participant de la nature divine par l’action des promesses évangéliques et la fuite de la corruption du monde. Il s’agit donc d’un fait moral et non d’un fait physique ou métaphysique, d’une transformation spirituelle et non substantielle ; ce que confirme encore la large acception du mot φυσις qui signifie disposition, caractère (indoles), aussi bien que nature (Éphésiens 2.3). L’image est d’ailleurs poussée quelquefois à tel point que le littéralisme s’y heurte et s’y brise (Apocalypse 3.20). En d’autres endroits l’image est multiple : ce qui est dit du Seigneur est aussi dit de l’homme, et ce qui est dit de l’homme est également dit du Seigneur. Si Dieu, si Jésus-Christ demeure en nous, nous demeurons en lui (Jean 15.4-6 ; 1 Jean 2.6 ; 3.24 ; 4.12-13, 15-16). Le fidèle demeure à la fois dans le Fils et dans le Père (1 Jean 2.24), et le Père et le Fils habitent ensemble dans le fidèle (Jean 14.23). Prétendra-t-on sonder de telles déclarations à ces lueurs venues du dehors ? Et si l’on s’abandonne à cette pente, où ira-t-on ? Pourra-t-on s’arrêter sur le bord des abîmes où elle pousse ? Qu’on se rappelle ces moines du mont Athos qui, conduits par de semblables spéculations, en vinrent à s’adorer eux-mêmes. (On dit que de jeunes hégéliens en firent autant).
d – Ce passage fut pendant un temps le plus cité dans toutes les directions de la nouvelle théologie, comme la déclaration la plus profonde du Nouveau Testament ; et il se trouve dans, l’écrit dont elles niaient unanimement l’authenticité. Bizarrerie qui vaut la peine d’être notée.
Oh ! qu’il importe de nourrir l’humilité d’esprit comme l’humilité de cœur, et de nous tenir au précepte de saint Paul (Romains 12.3 : μη ὑπερφρονεῖν, que la Vulgate a rendu par non ultra sapere) ! Que cela importe surtout en des temps tels que les nôtres où, dans l’ébranlement des croyances générales, on se livre à toutes les fantaisies de la pensée et de l’imagination, pour peu que le talent les rende spécieuses. Ce qui a fait l’attrait et le crédit de la théologie avec laquelle nous discutons ici, ce qui le fait encore (je veux dire son alliance avec la haute métaphysique du moment) fait aussi son péril ; et ce péril est immense. Elle marche entre le panthéisme et l’orthodoxie, comme le puséysme marche entre le catholicisme et le protestantisme. Des deux côtés il y a l’action d’un principe étranger et hostile qui doit ou être rejeté ou conduire à une apostasie finale. Le juste milieu est intenable, parce qu’il s’agit, non de principes qui s’équilibrent et se complètent l’un l’autre, mais de principes qui se repoussent et s’excluent. S’il n’y a pas de fusion possible entre le catholicisme et le protestantisme, considérés dans leur fond constitutif (Écriture-Église), il y en a bien moins encore entre le panthéisme et le christianisme. Catholique ou protestant, panthéiste ou chrétien, on peut être l’un ou l’autre, on ne peut être l’un et l’autre. Le compromis, s’il s’en établit un, ne saurait durer. De même que le puséysme logique a fini par le romanisme, de même le haut rationalisme (et souvent le haut supranaturalisme qui le suit) va se perdre dans l’idéalisme panthéistique dont il dérive, comme l’ancien rationalisme se perdit dans le déisme qui l’inspirait (Exemples sans nombre). Gardons-nous (je ne me lasserai pas de le redire), gardons-nous de ces principes empruntés à des philosophies passagères, qu’on ne peut admettre qu’à moitié, qui n’éclairent qu’en dévorant, et qui compromettent plus qu’ils ne servent.
En résumé, les textes, objet de notre examen, annoncent entre le Seigneur et le fidèle un intime rapport que constatent l’expérience et la conscience chrétienne, mais qui, décrit dans un langage métaphorique, le seul possible probablement, reste pour nous un mystère. Nous savons qu’il est, sans savoir ce qu’il est. — A la vérité, deux des opinions que nous avons exposées l’expliquent de manière à le rendre intelligible, l’une au point de vue déiste (union morale), l’autre au point de vue panthéiste (union substantielle). Mais la clarté même de ces explications me porterait à m’en délier ; quand la première ne me paraîtrait pas rester décidément fort en deçà des enseignements scripturaires, et la seconde aller fort au delà. Et puis, leur opposition radicale n’est-elle pas aussi un avertissement ? Ne se neutralisent-elles pas l’une l’autre en s’accusant réciproquement d’être tout à la fois partielles et excessives ? Nous nous trouvons évidemment devant une de ces dispensations insondables pour nous, du moins ici-bas où nous ne connaissons qu’en partie, et nous devons l’accepter humblement par la foi. — La troisième opinion (union spirituelle) qui admet et le fait et le mystère, et la réalité et la figure, s’attachant simplement à la donnée du témoignage divin, est, selon nous, celle qu’indique la nature des textes et que recommande l’analogie des Ecritures ; c’est aussi celle que la masse de l’Eglise a constamment professée. La science seule s’en est écartée à certaines époques, tantôt pour y retrancher, tantôt pour y ajouter, sous l’influence des idées du temps. Et c’est beaucoup, à nos yeux, en faveur de cette idée mitoyenne qu’elle ait fait le fond permanent de la croyance commune ; car c’est une preuve qu’elle reflète bien l’enseignement sacré et qu’elle suffit à la vie de la foi.
Du reste, en ceci comme en tout, ce qui importe réellement, c’est le fait biblique, non l’explication ou la conception théologique, c’est la possession du privilège, sorte d’anticipation de la vie céleste, non l’intelligence du mystère. Encore une fois, sachons nous en tenir là. En reconnaissant le symbolisme scripturaire, souvenons-nous que c’est un symbolisme réaliste. Cette simple remarque peut préserver de bien des écarts.
La classe de textes dont nous venons de nous occuper ouvre aux disciples de l’Evangile un point de vue que la religion naturelle ne connaît point ou soupçonne à peine ; c’est ce qu’on pourrait nommer la Providence spirituelle, Dieu non seulement dans la nature et dans l’histoire, mais dans les âmes où se forme ce royaume qui est justice, paix et joie par le Saint-Esprit. La doctrine commune de la Providence va s’y fondre par là dans la grande doctrine de la grâce qui est l’Evangile du salut.
Dieu avec nous, Dieu pour nous, Dieu en nous. Certainement le mystère de piété est grand (1 Timothée 3.16). Sachons nous incliner et adorer.