Ce livre traite de la fin de chacune des deux cités. On y examine les théories des philosophes sur le souverain bien, et leurs vains efforts pour se faire à eux-mêmes en cette vie une félicité parfaite. Tout en réfutant soigneusement ces doctrines, saint Augustin montre en quoi consiste la félicité du chrétien, ce qu’elle peut être dans la vie présente, ce qu’on a droit d’espérer qu’elle sera dans la vie future.
Puisqu’il me reste à traiter de la fin de chacune des deux cités, je dois d’abord rapporter en peu de mots les raisonnements où s’égarent les hommes pour aboutir à se faire une béatitude parmi les misères de cette vie ; je dois en même temps faire voir, non-seulement par l’autorité divine, mais encore par la raison, combien il y a de différence entre les chimères des philosophes et l’espérance que Dieu nous donne ici-bas et qui doit être suivie de la véritable félicité. Les philosophes ont agité fort diversement la question de la fin des biens et des maux[1], et se sont donné beaucoup de peine pour trouver ce qui peut rendre l’homme heureux. Car la fin suprême, quant à notre bien, c’est l’objet pour lequel on doit rechercher tout le reste et qui ne doit être recherché que pour lui-même ; et quant à notre mal, c’est aussi l’objet pour lequel il faut éviter tout le reste et qui ne doit être évité que pour lui-même. Ainsi, par la fin du bien, nous n’entendons pas une fin où il s’épuise jusqu’à n’être plus, mais où il s’achève pour atteindre à sa plénitude, et pareillement par la fin du mal, nous ne voulons pas parler de ce qui détruit le mal, mais de ce qui le porte à son comble. Ces deux fins sont donc le souverain bien et le souverain mal, et c’est pour les trouver que se sont beaucoup tourmentés, comme je le disais, ceux qui, parmi les vanités du siècle, ont fait profession d’aimer la sagesse. Mais, quoiqu’ils aient erré en plus d’une façon, la lumière naturelle ne leur a pas permis de s’éloigner tellement de la vérité qu’ils n’aient mis le souverain bien et le souverain mal, les uns dans l’âme, les autres dans le corps, et les autres dans tous les deux. De cette triple division, Varron, dans son livre De la Philosophie[2], tire une si grande diversité de sentiments, qu’en y ajoutant quelques légères différences, il compte jusqu’à deux cent quatre-vingt-huit sectes, sinon réelles, du moins possibles.
Voici comment il procède : « Il y a, dit-il, quatre choses que les hommes recherchent naturellement, sans avoir besoin de maître ni d’art, et qui sont par conséquent antérieures à la vertu (laquelle est très-certainement un fruit de la science[3]) : premièrement, la volupté, qui est un mouvement agréable des sens ; en second lieu, le repos, qui exclut tout ce qui pourrait incommoder le corps ; en troisième lieu, ces deux choses réunies, qu’Epicure a même confondues sous le nom de volupté[4] ; enfin, les premiers biens de la nature, qui comprennent tout ce que nous venons de dire et d’autres choses encore, comme la santé et l’intégrité des organes, voilà pour le corps, et les dons variés de l’esprit, voilà pour l’âme. Or, ces quatre choses, volupté, repos, repos et volupté, premiers biens de la nature, sont en nous de telle sorte qu’il faut de trois choses l’une : ou rechercher la vertu pour elles, ou les rechercher pour la vertu, ou ne les rechercher que pour elles-mêmes ; et de là naissent douze sectes. A ce compte, en effet, chacune est triplée, comme je vais le faire voir pour une d’elles, après quoi il ne sera pas difficile de s’en assurer pour les autres. Que la volupté du corps soit soumise, préférée ou associée à la vertu, cela fait trois sectes. Or, elle est soumise à la vertu, quand on la prend pour instrument de la vertu. Ainsi, il est du devoir de la vertu de vivre pour la patrie et de lui engendrer des enfants, deux choses qui ne peuvent se faire sans volupté. Mais quand on préfère la volupté à la vertu, on ne recherche plus la volupté que pour elle-même ; et alors la vertu n’est plus qu’un moyen pour acquérir ou pour conserver la volupté, et cette vertu esclave ne mérite plus son nom. Ce système infâme a pourtant trouvé des défenseurs et des apologistes parmi les philosophes. Enfin, la volupté est associée à la vertu, quand on ne les recherche point l’une pour l’autre, mais chacune pour elle-même. Maintenant, de même que la volupté, tour à tour soumise, préférée ou associée à la vertu, a fait trois sectes, de même le repos, la volupté avec le repos, et les premiers biens de la nature, en font aussi un égal nombre, suivant qu’elles sont soumises, préférées ou associées à la vertu, et ainsi voilà douze sectes. Mais ce nombre devient double en y ajoutant une différence, qui est la vie sociale. En effet, quiconque embrasse quelqu’une de ces sectes, ou le fait seulement pour soi, ou le fait aussi pour un autre qu’il s’associe et à qui il doit souhaiter le même avantage. Il y aura donc douze sectes de philosophes qui ne professeront leur doctrine que pour eux-mêmes, et douze qui l’étendront à leurs semblables, dont le bien ne les touchera pas et moins que leur bien propre. Or, ces vingt-quatre sectes se doublent encore et montent jusqu’à quarante-huit, en y ajoutant une différence prise des opinions de la nouvelle Académie[5]. De ces vingt-quatre opinions, en effet, chacune peut être soutenue comme certaine, et c’est ainsi que les Stoïciens ont prétendu qu’il est certain que le souverain bien de l’homme ne consiste que dans la vertu, ou comme incertaine et seulement vraisemblable, comme ont fait les nouveaux académiciens. Voilà donc vingt-quatre sectes de philosophes qui défendent leur opinion comme assurée, et vingt-quatre autres qui la soutiennent comme douteuse. Bien plus, comme chacune de ces quarante-huit sectes peut être embrassée, ou en suivant la manière de vivre des autres philosophes, ou en suivant celle des cyniques, cette différence les double encore et en fait quatre-vingt-seize. Ajoutez enfin à cela que, comme on peut embrasser chacune d’elles, ou en menant une vie tranquille, à l’exemple de ceux qui, par goût ou par nécessité, ont donné tous leurs moments à l’étude, ou bien une vie active, à la manière de ceux qui ont joint l’étude de la philosophie au gouvernement de l’Etat, ou une vie mêlée des deux autres, tels que ceux qui ont donné une partie de leur loisir à la contemplation et l’autre à l’action, ces différences peuvent tripler le nombre des sectes et en faire jusqu’à deux cent quatre-vingt-huit ».
Voilà ce que j’ai recueilli du livre de Varron le plus succinctement et le plus clairement qu’il m’a été possible, en m’attachant à sa pensée sans citer ses expressions. Or, de dire maintenant comment cet auteur, après avoir réfuté les autres sectes, en choisit une qu’il prétend être celle des anciens académiciens, et comment il distingue cette école, suivant lui dogmatique, dont Platon est le chef et Polémon le quatrième et dernier représentant, d’avec celle des nouveaux académiciens qui révoquent tout en doute, et qui commencent à Arcésilas, successeur de Polémon[6] ; de rapporter, dis-je, tout cela en détail, aussi bien que les preuves qu’il allègue pour montrer que les anciens académiciens ont été exempts d’erreur comme de doute, c’est ce qui serait infiniment long, et cependant il est nécessaire d’en dire un mot. Varron rejette donc dès l’abord toutes les différences qui ont si fort multiplié ces sectes, et il les rejette parce qu’elles ne se rapportent pas au souverain bien. Suivant lui, en effet, une secte philosophique n’existe et ne se distingue des autres, qu’à condition d’avoir une opinion propre sur le souverain bien. Car l’homme n’a d’autre objet en philosophant que d’être heureux ; or, ce qui rend heureux, c’est le souverain bien, et par conséquent toute secte qui n’a pas pour aller au souverain bien sa propre voie n’est pas vraiment une secte philosophique. Ainsi, quand on demande si le sage doit mener une vie civile et sociale et procurer à son ami tout le bien qu’il se procure à lui-même, ou s’il ne doit rechercher la béatitude que pour soi, il est question, non pas du souverain bien, mais de savoir s’il y faut associer quelque autre avec soi. De même, quand on demande s’il faut révoquer toutes choses en doute comme les nouveaux académiciens, ou si l’on doit les tenir pour certaines avec les autres philosophes, on ne demande pas quel est le bien qu’on doit rechercher, mais s’il faut douter ou non de la vérité du bien que l’on recherche. La manière de vivre des cyniques, différente de celle des autres philosophes, ne concerne pas non plus la question du souverain bien ; mais, la supposant résolue, on demande seulement s’il faut vivre comme les cyniques. Or, il s’est trouvé des hommes qui, tout en plaçant le souverain bien en différents objets, les uns dans la vertu et les autres dans la volupté, n’ont pas laissé de mener le genre de vie qui a valu aux cyniques leur nom[7]. Ainsi, ce qui fait la différence entre les cyniques et les autres philosophes est étranger à la question de la nature du souverain bien. Autrement, la même manière de vivre impliquerait la même fin poursuivie, et réciproquement, ce qui n’a pas lieu.
[1] Ici, comme dans tout le cours du livre XIX, il est clair que saint Augustin se souvient du traité bien connu de Cicéron qui porte pour titre : De finibus bonorum et malorum, c’est-à-dire De la fin dernière où tendent les biens et les maux.
[2] Ouvrage perdu.
[3] Sur la question, tant controversée par les anciens, si la verts peut, ou non, être enseignée, voyez Platon (dans le Protagoras et le Ménon) et Plutarque en son traité : Que la vertu est chose qui s’enseigne.
[4] Le mot d’Epicure est edone.
[5] Sur la nouvelle Académie, voyez ci-après.
[6] L’école académique, qui tire son nom d’un gymnase situé aux jardins d’Académus, près duquel habitait Platon, embrasse une période de quatre siècles, depuis Platon jusqu’à Antiochus. Les uns admettent trois académies : l’ancienne, celle de Platon, la moyenne, celle d’Arcésilas, la nouvelle, celle de Carnéade. Les autres en admettent quatre, savoir, avec les trois précédentes, celle de Philon. D’autres enfin ajoutent une cinquième académie, celle d’Antiochus, maître de Varron, de Lucullus et de Cicéron. – Parmi ces distinctions, une seule est importante, celle qui sépare Platon et ses vrais disciples, Speusippe et Xénocrate, de cette famille de faux platoniciens, de demi-sceptiques dont Arcésilas est le père et Antiochus le dernier membre considérable.
[7] Allusion à certains Epicuriens et même à certains Stoïciens qui se rapprochaient beaucoup des cyniques dans leur manière de vivre.
De même, lorsqu’on demande si l’on doit embrasser la vie active ou la vie contemplative, ou celle qui est mêlée des deux, il ne s’agit pas du souverain bien, mais du genre de vie le plus propre à l’acquérir ou à le conserver. Du moment, en effet, que l’homme est supposé parvenu au souverain bien, il est heureux ; au lieu que la paix de l’étude, ou l’agitation des affaires publiques, ou le mélange de cette agitation et de cette paix, ne donnent pas immédiatement le bonheur. Car plusieurs peuvent adopter l’un de ces trois genres de vie et se tromper sur la nature du souverain bien. Ce sont donc des questions entièrement différentes que celle du souverain bien, qui constitue chaque secte de philosophes, et celles de la vie civile, de l’incertitude des académiciens, du genre de vie et du vêtement des cyniques, enfin des trois sortes de vie, l’active, la contemplative et le mélange de l’une et de l’autre. C’est pourquoi Varron, rejetant ces quatre différences qui faisaient monter les sectes presque au nombre de deux cent quatre-vingt-huit, revient aux douze, où il s’agit uniquement de savoir quel est le souverain bien de l’homme, afin d’établir qu’une seule, parmi elles, contient la vérité, tout le reste étant dans l’erreur. Ecartez en effet les trois genres de vie, les deux tiers du nombre total sont retranchés, et il reste quatre-vingt-seize sectes. Otez la différence qui se tire des cyniques, elles se réduisent à la moitié, à quarante-huit. Otez encore la différence relative à la nouvelle Académie, elles diminuent encore de moitié, et tombent à vingt-quatre. Otez enfin la différence de la vie solitaire ou sociale, il ne restera plus que douze sectes, nombre que cette différence doublait et portait à vingt-quatre. Quant à ces douze sectes, on ne peut leur contester leur qualité, puisqu’elles ne se proposent d’autre recherche que celle du souverain bien. Or, pour former ces douze sectes, il faut tripler quatre choses : la volupté, le repos, le repos et la volupté, et les premiers biens de la nature, attendu que chacune d’elles est soumise, préférée ou associée à la vertu, ce qui donne bien douze pour nombre total. Maintenant, de ces quatre choses, Varron en ôte trois, la volupté, le repos, le repos joint à la volupté, non qu’il les improuve, mais parce qu’elles sont comprises dans les premiers biens de la nature. De sorte qu’il n’y a plus que trois sectes à examiner ; car ici, comme en toute autre matière, il ne peut y en avoir plus d’une qui soit véritable, et ces trois sectes consistent en ce que l’on y recherche soit les premiers biens de la nature pour la vertu, soit la vertu pour les premiers biens de la nature, soit chacune de ces deux choses pour elle-même.
Voici comment Varron procède : il considère que le souverain bien que cherche la philosophie n’est pas le bien de la plante, ni de la bête, ni de Dieu, mais de l’homme ; d’où il conclut qu’il faut savoir d’abord ce que c’est que l’homme. Or, il croit qu’il y a deux parties dans la nature humaine : le corps et l’âme, et ne doute point que l’âme ne soit beaucoup plus excellente que le corps. Mais de savoir si l’âme seule est l’homme, en sorte que le corps soit pour elle ce que le cheval est au cavalier, c’est ce qu’il prétend qu’on doit examiner : le cavalier, en effet, n’est pas tout ensemble l’homme et le cheval, mais l’homme seul, qui pourtant s’appelle cavalier, à cause de son rapport au cheval. D’un autre côté, le corps seul est-il l’homme, avec quelque rapport à l’âme, comme la cou peau breuvage ? car ce n’est pas le vase et le breuvage tout ensemble, mais le vase seul qu’on appelle coupe, à condition toutefois qu’il soit fait de manière à contenir le breuvage. Enfin, si l’homme n’est ni l’âme seule, ni le corps seul, est-il un composé des deux, comme un attelage de deux chevaux n’est aucun des deux en particulier, mais tous les deux ensemble ? Varron s’arrête à ce parti, ce qui l’amène à conclure que le souverain bien de l’homme consiste dans la réunion des biens de l’âme et de ceux du corps. Il croit donc que ces premiers biens de la nature sont désirables pour eux-mêmes, ainsi que la vertu, cet art de vivre qu’enseigne la science et qui est, parmi les biens de l’âme, le bien le plus excellent. Lors donc que la vertu a reçu de la nature ces premiers biens, qui sont antérieurs à toute science, elle les recherche pour soi, en même temps qu’elle se recherche soi-même, et elle en use comme elle use de soi, de manière à y trouver ses délices et sa joie, se servant de tous, mais plus ou moins, selon qu’ils sont plus ou moins grands, et sachant mépriser les moindres, quand cela est nécessaire pour acquérir ou pour conserver les autres. Or, de tous ces biens de l’âme et du corps il n’en est aucun que la vertu se préfère, parce qu’elle sait user comme il faut et de soi et de tout ce qui rend l’homme heureux ; au contraire, où elle n’est pas, les autres biens, en quelque abondance qu’ils se trouvent, ne sont pas pour le bien de celui qui les possède, parce qu’il en use niai. La vie de l’homme est donc heureuse, quand il jouit et de la vertu et, parmi les autres biens de l’âme et du corps, de tous ceux sans lesquels la vertu ne peut subsister. Elle est encore plus heureuse, quand il possède d’autres biens dont la vertu n’a pas absolument besoin ; enfin, elle est très-heureuse, lorsqu’il ne lui manque aucun bien, soit de l’âme, soit du corps. La vie, en effet, n’est pas la même chose que la vertu, puisque toute sorte de vie n’est pas vertu, mais celle-là seulement qui est sage et réglée : et cependant une vie, quelle qu’elle soit, peut être sans la vertu, au lieu que la vertu ne peut être sans la vie. On peut en dire autant de la mémoire et de la raison : elles sont en l’homme avant la science, et la science ne saurait être sans elles, ni par conséquent la vertu, puisqu’elle est un fruit de la science. Quant aux avantages du corps, comme la vitesse, la beauté, la force, et autres semblables, bien que la vertu puisse être sans eux, comme eux sans elle, toutefois ce sont des biens ; et selon ces philosophes, la vertu les aime pour l’amour d’elle-même, et s’en sert ou en jouit avec bienséance.
Ils disent que cette vie bienheureuse est aussi une vie sociale, qui aime le bien de ses amis comme le sien propre et leur souhaite les mêmes avantages qu’à elle-même soit qu’ils vivent dans la même maison, comme une femme, des enfants, des domestiques, ou dans la même ville, comme des citoyens, ou dans le monde, ce qui comprend le ciel et la terre, comme les dieux dont ils font les amis du sage et que nous sommes accoutumés à appeler les anges. En outre, ils soutiennent que sur la question du souverain bien et du souverain mal, il n’y a lieu à aucun doute, par où ils prétendent se séparer des nouveaux académiciens. Car peu leur importe, d’ailleurs, quelle sorte de vie on choisira pour atteindre le souverain bien, soit celle des cyniques, soit toute autre. Enfin, quant aux trois genres de vie dont nous avons parlé, la vie active, la vie contemplative et le mélange des deux, c’est celle-ci qui leur plaît davantage. Voilà donc la doctrine de l’ancienne Académie, telle que Varron la reçut d’Antiochus[1], qui fut aussi le maître de Cicéron, quoique celui-ci le rattache plutôt à l’école stoïcienne qu’à l’Académie ; mais cela nous importe peu, puisque nous cherchons moins à distinguer les diverses opinions des hommes qu’à découvrir la vérité sur le fond des choses.
[1] Nous avons dit plus, haut qu’Antiochus fut le chef d’une cinquième académie. Il était d’Ascalon et florissait au premier siècle avant Jésus-Christ. Son trait distinctif est d’avoir essayé une alliance entre les trois plus grandes écoles de l’antiquité : l’Académie, le Lycée et le Portique. Voyez sur Antiochus la récente monographie de M. Chapuis. Paris, 1854.
Si l’on nous demande quel est le sentiment de la Cité de Dieu sur tous ces points, et d’abord touchant la fin des biens et des maux, elle-même répondra que la vie éternelle est le souverain bien et la mort éternelle le souverain mal, et qu’ainsi nous devons tâcher de bien vivre, afin d’acquérir l’une et d’éviter l’autre. Il est écrit « Le juste vit de la foi[1] » En effet, en cette vie, nous ne voyons point encore notre bien, de sorte que nous le devons chercher par la foi, n’ayant pas en nous-mêmes le pouvoir de bien vivre, si celui qui nous a donné la foi dans son assistance ne nous aide à croire et à prier. Pour ceux qui ont cru que le souverain bien est en cette vie, qu’ils l’aient placé dans le corps ou dans l’âme, ou dans tous les deux ensemble, ou, pour résumer tous les systèmes, qu’ils l’aient fait consister dans la volupté, ou dans la vertu, ou dans l’une et l’autre ; dans le repos, ou dans la vertu, ou dans l’un et l’autre ; dans la volupté et le repos, ou dans la vertu, ou dans tout cela pris ensemble ; enfin dans les premiers biens de la nature, ou dans la vertu, ou dans ces objets réunis, c’est en tous cas une étrange vanité d’avoir placé leur béatitude ici-bas, et surtout de l’avoir fait dépendre d’eux-mêmes. La Vérité se rit de cet orgueil, quand elle dit par un prophète : « Le Seigneur sait que les pensées des hommes sont vaines[2], ou comme parle l’apôtre saint Paul : « Le Seigneur connaît les pensées des sages et il sait qu’elles sont vaines[3] ».
Quel fleuve d’éloquence suffirait à dérouler toutes les misères de cette vie ? Cicéron l’a essayé comme il a pu dans la Consolation sur la mort de sa fille[4] ; mais que ce qu’il a pu est peu de chose ! En effet, ces premiers biens de la nature, les peut-on posséder en cette vie qu’ils ne soient sujets à une infinité de révolutions ? Y a-t-il quelque douleur et quelque inquiétude (deux affections diamétralement opposées à la volupté et au repos) auxquelles le corps du sage ne soit exposé ? Le retranchement ou la débilité des membres est contraire à l’intégrité des parties du corps, la laideur à sa beauté, la maladie à sa santé, la lassitude à ses forces, la langueur ou la pesanteur à son agilité ; et cependant, quel est celui de ces maux dont le sage soit exempt ? L’équilibre du corps et ses mouvements, quand ils sont dans la juste mesure, comptent aussi parmi les premiers biens de la nature. Mais que sera-ce, si quelque indisposition fait trembler les membres ? que sera-ce, si l’épine du dos se courbe, de sorte qu’un homme soit obligé de marcher à quatre pattes comme une bête ? Cela ne détruira-t-il pas l’assiette ferme et droite du corps, la beauté et la mesure de ses mouvements ? Que dirai-je des premiers biens naturels de l’âme, le sens et l’entendement, dont l’un lui est donné pour apercevoir la vérité, et l’autre pour la comprendre ? Où en sera le premier, si un homme devient sourd et aveugle ; et le second, s’il devient fou ? Combien les frénétiques font-ils d’extravagances qui nous tirent les larmes des yeux, quand nous les considérons sérieusement ? Parlerai-je de ceux qui sont possédés du démon ? Où leur raison est-elle ensevelie, quand le malin esprit abuse de leur âme et de leur corps à son gré ? Et qui peut s’assurer que cet accident n’arrivera point au sage pendant sa vie ? Il y a plus : combien défectueuse est la connaissance de la vérité ici-bas, où, selon les paroles de la Sagesse, « ce corps mortel et corruptible appesantit l’âme, et cette demeure de terre et de boue émousse l’esprit qui pense beaucoup[5] ». Cette activité instinctive (que les Grecs appellent orme) également comptée au nombre des premiers biens de la nature[6], n’est-elle pas dans les furieux la cause de ces mouvements et de ces actions qui nous font horreur ?
Enfin, la vertu, qui n’est pas au nombre des biens de la nature, puisqu’elle est un fruit tardif de la science, mais qui toutefois réclame le premier rang parmi les biens de l’homme, que fait-elle sur terre, sinon une guerre continuelle contre les vices, je ne parle pas des vices qui sont hors de nous, mais de ceux qui sont en nous, lesquels ne nous sont pas étrangers, mais nous appartiennent en propre ? Quelle guerre doit surtout soutenir cette vertu que les Grecs nomment sophrosune[7], et nous tempérance, quand il faut réprimer les appétits désordonnés de la chair, de peur qu’ils ne fassent consentir l’esprit à des actions criminelles ? Et ne nous imaginons pas qu’il n’y ait point de vice en nous, lorsque « la chair, comme dit l’Apôtre, convoite contre l’esprit » ; puisqu’il existe une vertu directement contraire, celle que désigne ainsi le même Apôtre : « L’esprit convoite contre la chair » ; et il ajoute : « Ces principes sont contraires l’un à l’autre, et vous ne faites pas ce que vous voudriez[8] ». Or, que voulons-nous faire, quand nous voulons que le souverain bien s’accomplisse en nous, sinon que la chair s’accorde avec l’esprit et qu’il n’y ait plus entre eux de divorce ? Mais, puisque nous ne le saurions faire en cette vie, quelque désir que nous en ayons, tâchons au moins, avec le secours de Dieu, de ne point consentir aux convoitises déréglées de la chair. Dieu nous garde donc de croire, déchirés que nous sommes par cette guerre intestine, que nous possédions déjà la béatitude qui doit être le fruit de notre victoire. Et qui donc est parvenu à ce comble de sagesse qu’il n’ait plus à lutter contre ses passions ?
Que dirai-je de cette vertu qu’on appelle prudence ? Toute sa vigilance n’est-elle pas occupée à discerner le bien d’avec le mal, pour rechercher l’un et fuir l’autre ? Or, cela ne prouve-t-il pas que nous sommes dans le mal et que le mal est en nous ? Nous apprenons par elle que c’est un mal de consentir à nos mauvaises inclinations, et que c’est un bien d’y résister ; et cependant ce mal, à qui la prudence nous apprend à ne pas consentir et que la tempérance nous fait combattre, ni la tempérance, ni la prudence ne le font disparaître. Et la justice, dont l’emploi est de rendre à chacun ce qui lui est dû[9] (par où se maintient en l’homme cet ordre équitable de la nature, que l’âme soit soumise à Dieu, le corps à l’âme, et ainsi l’âme et le corps à Dieu), ne fait-elle pas bien voir, par la peine qu’elle prend à s’acquitter de cette fonction, qu’elle n’est pas encore à la fin de son travail ? L’âme est en effet d’autant moins soumise à Dieu qu’elle pense moins à lui ; et la chair est d’autant moins soumise à l’esprit qu’elle a plus de désirs qui lui sont contraires. Ainsi, tant que nous sommes sujets à ces faiblesses et à ces langueurs, comment osons-nous dire que nous sommes déjà sauvés ? Et si nous ne sommes pas encore sauvés, de quel front pouvons-nous prétendre que nous sommes bienheureux ? Quant à la force, quelque sagesse qui l’accompagne, n’est-elle pas un témoin irréprochable des maux qui accablent les hommes et que la patience est contrainte de supporter ? En vérité, je m’étonne que les Stoïciens aient la hardiesse de nier que ce soient des maux, en même temps qu’ils prescrivent au sage, si ces maux arrivent à un point qu’il ne puisse ou ne doive pas le souffrir, de se donner la mort, de sortir de la vie[10]. Cependant telle est la stupidité où l’orgueil fait tomber ces philosophes, qui veulent trouver en cette vie et en eux-mêmes le principe de leur félicité, qu’ils n’ont point de honte de dire que leur sage, celui dont ils tracent le fantastique idéal, est toujours heureux, devînt-il aveugle, sourd, muet, impotent, affligé des plus cruelles douleurs et de celles-là mêmes qui l’obligent à se donner la mort. O la vie heureuse, qui, pour cesser d’être, cherche le secours de la mort ! Si elle est heureuse, que n’y demeure-t-on ; et si on la fuit à cause des maux qui l’affligent comment est-elle bienheureuse ? Se peut-il faire qu’on n’appelle point mal ce qui triomphe du courage même, ce qui ne l’oblige pas seulement à se rendre, mais le porte encore à ce délire de regarder comme heureuse une vie que l’on doit fuir ? Qui est assez aveugle pour ne pas voir que si on doit la fuir, c’est qu’elle n’est pas heureuse ? et s’ils avouent qu’on la doit fuir à cause des faiblesses qui l’accablent, que ne quittent-ils leur superbe, pour avouer aussi qu’elle est misérable ? N’est-ce pas plutôt par impatience que par courage que ce fameux Caton s’est donné la mort, et pour n’avoir pu souffrir César victorieux ? Où est la force de cet homme tant vanté ? Elle a cédé, elle a succombé, elle a été tellement surmontée qu’il a fui et abandonné une vie bienheureuse. Elle ne l’était plus, dites-vous ? Avouez donc qu’elle était malheureuse. Et dès lors, comment ce qui rend une vie malheureuse et détestable ne serait-il pas un mal ?
Aussi les Péripatéticiens et ces philosophes de la vieille Académie, dont Varron se porte le défenseur, ont-ils eu la sagacité de céder sur ce point ; mais leur erreur est encore étrange de soutenir que malgré tous les maux, le sage ne laisse pas d’être heureux. « Les tortures et les douleurs du corps sont des maux, dit Varron, et elles le sont d’autant plus qu’elles prennent plus d’accroissement ; et voilà pourquoi il faut s’en délivrer en sortant de la vie ». De quelle vie, je vous prie ? De celle, dit Varron, qui est accablée de tant de maux. Quoi donc ! est-ce de cette vie toujours heureuse au milieu même des maux qui doivent nous en faire sortir ? ou ne l’appelez-vous heureuse que parce qu’il vous est permis de vous en délivrer ? Que serait-ce donc si quelque secret jugement de Dieu vous retenait parmi ces maux sans permettre à la mort de vous en affranchir jamais ! Alors du moins seriez-vous obligés d’avouer qu’une vie de cette sorte est misérable. Ce n’est donc pas pour être promptement quittée qu’elle n’est pas misérable, à moins de vouloir appeler félicité une courte misère. Certes, il faut que des maux soient bien violents pour obliger un homme, et un homme sage, à cesser d’être homme pour s’en délivrer. Ils disent, en effet, et avec raison, que c’est le premier cri de la nature que l’homme s’aime soi-même, et partant qu’il ait une aversion instinctive pour la mort et cherche tout ce qui peut entretenir l’union du corps et de l’âme[11]. Il faut donc que des maux soient bien violents pour étouffer ce sentiment de la nature et l’éteindre à ce point que nous désirions la mort et tournions nos propres mains contre nous-mêmes, si personne ne consent à nous la donner. Encore une fois, il faut que des maux soient bien violents pour rendre la force homicide, si néanmoins la force mérite encore son nom, alors qu’elle succombe sous le mal et non-seulement ne peut conserver par la patience un homme dont elle avait pris le gouvernement et la protection, mais se voit réduite à le tuer. Oui, j’en conviens, le sage doit souffrir la mort avec patience, mais quand elle lui vient d’une main étrangère ; si donc, suivant eux, il est obligé de se la donner, il faut qu’ils avouent que les accidents qui l’y obligent ne sont pas seulement des maux, mais des maux insupportables. A coup sûr, une vie sujette à tant de misères n’eût jamais été appelée heureuse, si ceux qui lui donnent ce nom cédaient à la vérité comme ils cèdent à la douleur, au lieu de prétendre jouir du souverain bien dans un lieu où les vertus même, qui sont ce que l’homme a de meilleur ici-bas, sont des témoins d’autant plus fidèles de nos misères qu’elles travaillent davantage à nous en garantir. Si ce sont donc des vertus véritables, et il ne peut y en avoir de telles qu’en ceux qui ont une véritable piété, elles ne promettent à personne de le délivrer de toutes sortes de maux ; non, elles ne font pas cette promesse, parce qu’elles ne savent pas mentir ; tout ce qu’elles peuvent faire, c’est de nous assurer que si nous espérons dans le siècle à venir, cette vie humaine, nécessairement misérable à cause des innombrables épreuves du présent, deviendra un jour bienheureuse en gagnant du même coup le salut et la félicité. Mais comment posséderait-elle la félicité, quand elle ne possède pas encore le salut ? Aussi l’apôtre saint Paul, parlant, non de ces philosophes véritablement dépourvus de sagesse, de patience, de tempérance et de justice, mais de ceux qui ont une véritable piété et par conséquent des vertus véritables, dit : « Nous sommes sauvés en espérance. Or, la vue de l’objet espéré n’est plus de l’espérance. Car qui espère ce qu’il voit déjà ? Si donc nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, c’est que nous l’attendons par la patience[12] ». Il en est de notre bonheur comme de notre salut ; nous ne le possédons qu’en espérance ; il n’est pas dans le présent, mais dans l’avenir, parce que nous sommes au milieu de maux qu’il faut supporter patiemment, jusqu’à ce que nous arrivions à la jouissance de ces biens ineffables qui ne seront traversés d’aucun déplaisir. Le salut de l’autre vie sera donc la béatitude finale, celle que nos philosophes refusent de croire, parce qu’ils ne la voient pas, substituant à sa place le fantôme d’une félicité terrestre fondée sur une trompeuse vertu, d’autant plus superbe qu’elle est plus fausse.
[1] Habacuc, II, 4 ; Galat. III, 11.
[2] Ps. XCIII, 11.
[3] I Cor. III, 20.
[4] Cet ouvrage est perdu, sauf un petit nombre de courts fragments que Lactance noua a conservés. Le morceau qui se trouve dans les œuvres de Cicéron sous le nom de Consolation est un pastiche industrieux de quelque cicéronien de la renaissance.
[5] Sag. IX, 15.
[6] Voyez Cicéron, De finibus, lib. V, cap, 6 ; De nat. Deor., lib. II, cap. 22.
[7] « Les Grecs, dit Cicéron, appellent sophrosune cette vertu que j’ai coutume de nommer tempérance ou modération, quelquefois aussi mesure (Tusculanes, livre III, ch. 8) ». Comparez Platon, République, livre IV.
[8] Galat. V, 17.
[9] C’est la définition consacrée par le droit romain : La justice est une volonté perpétuelle et constante de rendre à chacun ce qui lui est dû (Instit., tit. de Justitia et jure) ».
[10] L’école stoïcienne permettait et même en certains cas commandait le suicide. Caton, Brutus et bien d’autres ont pratiqué jusqu’en bout ce qu’ils croyaient leur droit ou leur devoir.
[11] Ce sont presque les expressions de Cicéron dans le De finibus, lib. V, cap 5. Comp. Ibid., lib. V, cap. 9, et le De officies, lib. I, cap, 4.
[12] Rom. VIII, 24, 25.
Nous sommes beaucoup plus d’accord avec les philosophes, quand ils veulent que la vie du sage soit une vie de société. Comment la Cité de Dieu (objet de cet ouvrage dont nous écrivons présentement le dix-neuvième livre) aurait-elle pris naissance, comment se serait-elle développée dans le cours des temps, et comment parviendrait-elle à sa fin, si la vie des saints n’était une vie sociale ? Mais dans notre misérable condition mortelle, qui dira tous les maux auxquels cette vie est sujette ? qui en pourra faire le compte ? Ecoutez leurs poètes comiques : voici ce que dit un de leurs personnages avec l’approbation de tout l’auditoire : « Je me suis marié, quelle misère ! j’ai eu des enfants, surcroît de soucis ! » Que dirai-je des peines de l’amour décrites par le même poète : « Injures, soupçons, inimitiés, la guerre aujourd’hui, demain la paix[1] ! » Le monde n’est-il pas plein de ces désordres, qui troublent même les plus honnêtes liaisons ? Et que voyons-nous partout, sinon les injures, les soupçons, les inimitiés et la guerre ? Voilà des maux certains et sensibles ; mais la paix est un bien incertain, parce que chez ceux avec qui nous la voudrions entretenir, le fond des cœurs nous reste inconnu, elle connaîtrions-nous aujourd’hui, qui sait s’il ne sera pas changé demain ? En effet, où y a-t-il d’ordinaire et où devrait-il y avoir plus d’amitié que parmi les habitants du même foyer ? Et toutefois, comment y trouver une pleine sécurité, quand on voit tous les jours des parents qui se trahissent l’un l’autre, et dont la haine longtemps dissimulée devient d’autant plus amère que la paix de leur liaison semblait avoir plus de douceur ? C’est ce qui a fait dire à Cicéron cette parole qui va si droit au cœur qu’elle en tire un soupir involontaire : « Il n’y a point de trahisons plus dangereuses que celles qui se couvrent du masque de l’affection ou du nom de la parenté. Car il est aisé de se mettre en garde contre un ennemi déclaré ; mais le moyen de rompre une trame secrète, intérieure, domestique, qui vous enchaîne avant que vous ayez pu la reconnaître ou la prévoir ! » De là vient aussi ce mot de l’Ecriture, qu’on ne peut entendre sans un déchirement de cœur : « Les ennemis de l’homme, ce sont les habitants de sa maison[2] ». Et quand on aurait assez de force pour supporter patiemment une trahison, assez de vigilance pour en détourner l’effet, il ne se peut faire néanmoins qu’un homme de bien ne s’afflige beaucoup (le trouver en ses ennemis une telle perversité, soit qu’ils l’aient dès longtemps dissimulée sous une bonté trompeuse, ou que, de bons qu’ils étaient, ils soient tombés dans cet abîme de corruption. Si donc le foyer domestique n’est pas un asile assuré contre tant de maux, que sera-ce d’une cité ? Plus elle est grande, plus elle est remplie de discordes privées et de crimes, et, si elle échappe aux séditions sanglantes et aux guerres civiles, n’a-t-elle point toujours à les redouter ?
[1] Voyez l’Eunuque, acte I, scène 1.
[2] Matt. X, 36.
Que dirons-nous de ces jugements que les hommes prononcent sur les hommes, et qui sont nécessaires à l’ordre social dans les cités même les plus paisibles ? Triste et misérable justice, puisque ceux qui jugent ne peuvent lire dans la conscience de ceux qui sont jugés ; et de là cette nécessité déplorable de mettre à la question des témoins innocents, pour tirer d’eux la vérité dans une cause qui leur est étrangère. Que dirai-je de la torture qu’on fait subir à l’accusé pour son propre fait ? On veut savoir s’il est coupable et on commence par le torturer ; pour un crime incertain, on impose, et souvent à un innocent, une peine certaine, non que l’on sache que le patient a commis le crime, mais parce qu’on ignore s’il l’a commis en effet ? Ainsi, l’ignorance d’un juge est presque toujours la cause du malheur d’un innocent. Mais ce qui est plus odieux encore et ce qui demanderait une source de larmes, c’est que le juge, ordonnant la question de peur de faire mourir un innocent par ignorance, il arrive qu’il tue cet innocent par les moyens mêmes qu’il emploie pour ne point le faire mourir[1]. Si, en effet, d’après la doctrine des philosophes dont nous venons de parler, le patient aime mieux sortir de la vie que de souffrir plus longtemps la question, il dira qu’il a commis le crime qu’il n’a pas commis. Le voilà condamné, mis à mort, et cependant le juge ignore s’il a frappé un coupable ou un innocent, la question ayant été inutile pour découvrir son innocence, et n’ayant même servi qu’à le faire passer pour coupable. Parmi ces ténèbres de la vie civile, un juge qui est sage montera-t-il ou non sur le tribunal ? il y montera sans doute ; car la société civile, qu’il ne croit pas pouvoir abandonner sans crime, lui en fait un devoir ; et il ne pense pas que ce soit un crime de torturer des témoins innocents pour le fait d’autrui, ou de contraindre souvent un accusé par la violence des tourments à se déclarer faussement coupable et à périr comme tel, ou, s’il échappe à la condamnation, à mourir, comme il arrive le plus souvent, dans la torture même ou par ses suites[2] ! Il ne pense pas non plus que ce soit un crime qu’un accusateur, qui n’a dénoncé un coupable que pour le bien public et afin que le désordre ne demeure pas impuni, soit envoyé lui-même au supplice, faute de preuves, parce que l’accusé a corrompu les témoins et que la question ne lui arrache aucun aveu. Un juge ne croit pas mal faire en produisant un si grand nombre de maux, parce qu’il ne les produit pas à dessein, mais par une ignorance invincible et par une obligation indispensable de la société civile ; mais si on ne peut l’accuser de malice, c’est toujours une grande misère qu’une obligation pareille, et si la nécessité l’exempte de crime, quand il condamne des innocents et sauve des coupables, osera-t-on l’appeler bienheureux ? Ah ! qu’il fera plus sagement de reconnaître et de haïr la misère où cette nécessité l’engage ; et s’il a quelque sentiment de piété, de crier à Dieu : « Délivrez-moi de mes nécessités[3] ! »
[1] Il semble évident que Montaigne avait la Cité de Dieu sous les yeux en écrivant son beau passage contre les géhennes, où nous citerons particulièrement ce trait énergique, aiguisé à la saint Augustin… D’où il advient que celui que le juge a gehenné pour ne le faire mourir innocent, il le fasse mourir innocent et gehenné ». (Essais, livre II, ch. 5).
[2] Cette protestation contre la torture, où Saint Augustin se montre si touchant et si fort dans sa modération supérieure de chrétien et d’évêque, est comme le prélude du cri éloquent de1’Esprit des lois : « … Tant d’habiles gens et tant de beaux génies ont écrit contre cette pratique, que je n’ose parler après eux. J’allais dire qu’elle pourrait convenir dans les gouvernements despotiques, où tout ce qui inspire la crainte entre plus dans les ressorts du gouvernement j’allais dire que les esclaves, chez les Grecs et les Romains… Mais j’entends la voix de la nature qui crie contre moi. » (Livre VI, ch. 17).
[3] Ps. XXIV, 8.
Après la cité, l’univers, troisième degré de la société civile ; car le premier, c’est la maison. Or, à mesure que le cercle s’agrandit, les périls s’accumulent. Et d’abord, la diversité des langues ne rend-elle pas l’homme en quelque façon étranger à l’homme ? Que deux personnes, ignorant chacune la langue de l’autre, viennent à se rencontrer, et que la nécessité les oblige à demeurer ensemble, deux animaux muets, même d’espèce différente, s’associeront plutôt que ces deux créatures humaines, et un homme aimera mieux être avec son chien qu’avec un étranger. Mais, dira-t-on, voici qu’une Cité faite pour l’empire, en imposant sa loi aux nations vaincues, leur a aussi donné sa langue, de sorte que les interprètes, loin de manquer, sont en grande abondance. Cela est vrai ; mais combien de guerres gigantesques, de carnage et de sang humain a-t-il fallu pour en venir là ? Et encore, ne sommes-nous pas au bout de nos maux. Sans parler des ennemis extérieurs qui n’ont jamais manqué à l’empire romain et qui chaque jour le menacent encore, la vaste étendue de son territoire n’a-t-elle pas produit ces guerres mille fois plus dangereuses, guerres civiles, guerres sociales, fléaux du genre humain, dont la crainte seule est un grand mal ? Que si j’entreprenais de peindre ces horribles calamités avec les couleurs qu’un tel sujet pourrait recevoir, mais que mon insuffisance ne saurait lui donner, quand verrait-on la fin de ce discours ? Mais, dira-t-on, le sage n’entreprendra que des guerres justes. Eh ! n’est-ce pas cette nécessité même de prendre les armes pour la justice qui doit combler le sage d’affliction, si du moins il se souvient qu’il est homme ? Car enfin, il ne peut faire une guerre juste-que pour punir l’injustice de ses adversaires, et cette injustice des hommes, même sans le cortège de la guerre, voilà ce qu’un homme ne peut pas ne pas déplorer. Certes, quiconque considérera des maux si grands et si cruels tombera d’accord qu’il y a là une étrange misère. Et s’il se rencontre un homme pour subir ces calamités ou seulement pour les envisager sans douleur, il est d’autant plus misérable de se croire heureux, qu’il ne se croit tel que pour avoir perdu tout sentiment humain.
Certes, s’il est une consolation parmi les agitations et les peines de la société humaine, c’est la foi sincère et l’affection réciproque de bons et vrais amis. Mais outre qu’une sorte d’aveuglement, voisin de la démence et toutefois très-fréquent en cette vie, nous fait prendre un ennemi pour un ami, ou un ami pour un ennemi, n’est-il pas vrai que plus nous avons d’amis excellents et sincères, plus nous appréhendons pour eux les accidents dont la condition humaine est remplie ? Nous ne craignons pas seulement qu’ils soient affligés par la faim, les guerres, les maladies, la captivité et tous les malheurs qu’elle entraîne à sa suite ; nous craignons bien plus encore, c’est qu’ils ne deviennent perfides et méchants. Et quand cela arrive, qui peut concevoir l’excès de notre douleur, à moins que de l’avoir éprouvé soi-même ? Nous aimerions mieux savoir nos amis morts ; et cependant, quoi de plus capable qu’une telle perte de nous causer un sensible déplaisir ? Car, comment se pourrait-il faire que nous ne fussions ~point affligés de la mort de ceux dont la vie nous était-si agréable ? Que celui qui proscrit cette douleur, proscrive aussi le charme des entretiens affectueux, qu’il interdise l’amitié elle-même, qu’il rompe les liens les plus doux de la société humaine, en un mot, qu’il rende l’homme stupide. Et si cela est impossible, comment ne serions-nous pas touchés de la mort de personnes si chères ? De là ces deuils intérieurs et ces blessures de l’âme qui ne se peuvent guérir que par la douceur des consolations ; car dire que ces blessures se referment d’autant plus vite que l’âme est plus grande et plus forte, cela ne prouve pas qu’il n’y ait point dans l’âme une plaie à guérir. Ainsi, bien que la mort des personnes les plus chères, de celles surtout qui font les liens de la vie, soit une épreuve toujours plus ou moins cruelle, nous aimerions mieux toutefois les voir mourir que déchoir de la foi ou de la vertu, ce qui est mourir de la mort de l’âme. La terre est donc pleine d’une immense quantité de maux, et c’est pourquoi il est écrit « Malheur au monde à cause des scandales[1] ! ». Et encore : « Comme l’injustice surabonde, la charité de plusieurs se refroidira[2] ». Voilà comment nous en venons à nous féliciter de la mort de nos meilleurs amis ; notre cœur, abattu par la tristesse, se relève à cette pensée que la mort a délivré nos frères de tous les maux qui accablent les plus vertueux, souvent les corrompent et toujours les mettent en péril.
[1] Matt. XVIII, 7.
[2] Ibid. XXIV, 12.
Quant aux saints anges, c’est-à-dire à la quatrième société qu’établissent les philosophes qui veulent que nous ayons les dieux pour amis, nous ne craignons pas pour eux ni qu’ils meurent, ni qu’ils deviennent méchants. Mais comme nous ne conversons pas avec eux aussi familièrement qu’avec les hommes, et comme aussi il arrive souvent, selon ce que nous apprend l’Ecriture[1], que Satan se transforme un ange de lumière pour tenter ceux qui ont besoin d’être éprouvés de la sorte ou qui méritent d’être trompés, la miséricorde de Dieu nous est bien nécessaire pour nous empêcher de prendre pour amis les démons au lieu des saints anges. N’est-ce pas encore là une des grandes misères de la vie que d’être sujets à cette méprise ? Il est certain que ces philosophes, qui ont cru avoir les dieux pour amis, sont tombés dans le piège, et cela paraît assez par les sacrifices impies qu’on offrait à ces prétendus dieux, et par les jeux infâmes qu’on représentait en leur honneur et à leur sollicitation[2].
[1] II Cor. XI, 14.
[2] Voyez plus haut, livres VIII et IX.
Les saints mêmes et les fidèles adorateurs du seul vrai Dieu ne sont pas à couvert de la fourberie des démons et de leurs tentations toujours renaissantes. Mais cette épreuve ne leur est pas inutile pour exciter leur vigilance et leur faire désirer avec plus d’ardeur le séjour où l’on jouit d’une paix et d’une félicité accomplies. C’est là, en effet, que le corps et l’âme recevront du Créateur universel des natures toutes les perfections dont la leur est capable, l’âme étant guérie par la sagesse et le corps renouvelé par la résurrection. C’est là que les vertus n’auront plus de vices à combattre, ni de maux à supporter, mais qu’elles posséderont, pour prix de leur victoire, une paix éternelle qu’aucune puissance ennemie ne viendra troubler. Voilà la béatitude finale, voilà le terme suprême et définitif de la perfection. Le monde nous appelle heureux quand nous jouissons de la paix, telle qu’elle peut être en ce monde, c’est-à-dire telle qu’une bonne vie la peut donner ; mais cette béatitude, au prix de celle dont nous parlons, est une véritable misère. Or, cette paix imparfaite, quand nous la possédons, quel est le devoir de la vertu, sinon de faire un bon usage des biens qu’elle nous procure ? Et, quand elle vient à nous manquer, la vertu peut encore bien user des maux mêmes de notre condition mortelle. La vraie vertu consiste donc à faire un bon usage des biens et des maux de cette vie, avec cette condition essentielle de rapporter tout ce qu’elle fait et de se rapporter elle-même à la fin dernière qui nous doit mettre en possession d’une parfaite et incomparable paix.
Nous pouvons dire de la paix ce que nous avons dit de la vie éternelle, qu’elle est la fin de nos biens, d’autant mieux que le Prophète, parlant de la Cité de Dieu, sujet de ce laborieux ouvrage, s’exprime ainsi : « Jérusalem, louez le Seigneur ; Sion, louez votre Dieu ; car il a consolidé les verrous de vos portes ; il a béni vos enfants en vous, et c’est lui qui a établi la paix comme votre fin[1] ». En effet, quand seront consolidés les verrous des portes de Sion, nul n’y entrera, ni n’en sortira plus ; et ainsi, par cette fin dont parle le psaume, il faut entendre cette paix finale que nous cherchons ici à définir. Le nom même de la Cité sainte, c’est-à-dire Jérusalem, est un nom mystérieux qui signifie vision de paix. Mais, comme on se sert aussi du nom de paix dans les choses de cette vie périssable, nous avons mieux aimé appeler vie éternelle la fin où la Cité de Dieu doit trouver son souverain bien. C’est de cette fin que l’Apôtre dit : « Et maintenant, affranchis du péché et devenus les esclaves de Dieu, vous avez pour fruit votre sanctification, et pour fin la vie éternelle[2] ». D’un autre côté, ceux qui ne sont pas versés dans l’Ecriture sainte, pouvant aussi entendre par la vie éternelle celle des méchants, soit parce que l’âme humaine est immortelle, ainsi que l’ont reconnu quelques philosophes, soit parce que les méchants ne pourraient pas subir les tourments éternels que la foi nous enseigne, s’ils ne vivaient éternellement, il vaut mieux appeler la fin dernière où la Cité de Dieu goûtera son souverain bien : la paix dans la vie éternelle, ou la vie éternelle dans la paix. Aussi bien qu’y a-t-il de meilleur que la paix, même dans les choses mortelles et passagères ? Quoi de plus agréable à entendre, de plus souhaitable à désirer, de plus précieux à conquérir ? Il ne sera donc pas, ce me semble, hors de propos d’en dire ici quelque chose à l’occasion de la paix souveraine et définitive. C’est un bien si doux que la paix, et si cher à tout le monde, que ce que j’en dirai ne sera désagréable à personne.
[1] Ps. CXLVII, 12.
[2] Rom. VI, 22.
Quiconque observera d’un œil attentif les affaires humaines et la nature des choses reconnaîtra que, s’il n’y a personne qui ne veuille éprouver de la joie, il n’y a non plus personne qui ne veuille goûter la paix. En effet, ceux mêmes qui font la guerre ne la font que pour vaincre, et par conséquent pour parvenir glorieusement à la paix. Qu’est-ce que la victoire ? c’est la soumission des rebelles, c’est-à-dire la paix. Les guerres sont donc toujours faites en vue de la paix, même par ceux qui prennent plaisir à exercer leur vertu guerrière dans les combats ; d’où il faut conclure que le véritable but de la guerre, c’est la paix, l’homme qui fait la guerre cherchant la paix, et nul ne faisant la paix pour avoir la guerre. Ceux mêmes qui rompent la paix à dessein n’agissent point ainsi par haine pour cette paix, mais pour en obtenir une meilleure. Leur volonté n’est pas qu’il n’y ait point de paix, mais qu’il y ait une paix selon leur volonté. Et s’ils viennent à se séparer des autres par une révolte, ils ne sauraient venir à bout de leurs desseins qu’à condition d’entretenir avec leurs complices une espèce de paix. De là vient que les voleurs mêmes conservent la paix entre eux, afin de la pouvoir troubler plus impunément chez les autres. Que s’il se trouve quelque malfaiteur si puissant et si ennemi de toute société qu’il ne s’unisse avec personne et qu’il exécute seul ses meurtres et ses brigandages, pour le moins conserve-t-il toujours quelque ombre de paix avec ceux qu’il ne peut tuer et à qui il veut cacher ce qu’il fait. Dans sa maison, il a soin de vivre en paix avec sa femme, avec ses enfants et avec ses domestiques, parce qu’il désire en être obéi. Rencontre-t-il une résistance, il s’emporte, il réprime, il châtie, et, s’il le faut, il a recours à la cruauté pour maintenir la paix dans sa maison, sachant bien qu’elle n’est possible qu’avec un chef à qui tous les membres de la société domestique soient assujettis. Si donc une ville ou tout un peuple voulait se soumettre à lui de la même façon qu’il désire que ceux de sa maison lui soient soumis, il ne se cacherait plus dans une caverne comme un brigand ; il monterait sur le trône comme un roi. Chacun souhaite donc d’avoir la paix avec ceux qu’il veut gouverner à son gré, et quand un homme fait la guerre à des hommes, c’est pour les rendre siens, en quelque sorte, et leur dicter ses conditions de paix.
Supposons un homme comme celui de la fable et des poètes[1], farouche et sauvage au point de n’avoir aucun commerce avec personne. Pour royaume, il n’avait qu’un antre désert et affreux ; et il était si méchant qu’on l’avait appelé Cacus, nom qui exprime la méchanceté[2]. Près de lui, point de femme, pour échanger des paroles affectueuses ; point d’enfants dont il pût partager les jeux dans leur jeune âge et guider plus tard l’adolescence ; point d’amis enfin avec qui s’entretenir, car il n’avait pas même pour ami Vulcain, son père : plus heureux du moins que ce dieu, en ce qu’il n’engendra point à son tour un monstre semblable à lui-même. Loin de rien donner à personne, il enlevait aux autres tout ce qu’il pouvait ; et cependant, au fond de cette caverne, toujours trempée, comme dit le poète[3], de quelque massacre récent, que voulait-il ? posséder la paix, goûter un repos que nulle crainte et nulle violence ne pussent troubler. Il voulait enfin avoir la paix avec son corps, et ne goûtait de bonheur qu’autant qu’il jouissait de cette paix. Il commandait à ses membres, et ils lui obéissaient ; mais afin d’apaiser cette guerre intestine que lui faisait la faim, et d’empêcher qu’elle chassât son âme de son corps, il ravissait, tuait, dévorait, ne déployant cette cruauté barbare que pour maintenir la paix entre les deux parties dont il était composé ; de sorte que, s’il eût voulu entretenir avec les autres la paix qu’il tâchait de se procurer à lui-même dans sa caverne, on ne l’eût appelé ni méchant ni monstre. Que si l’étrange figure de son corps et les flammes qu’il vomissait par la bouche l’empêchaient d’avoir commerce avec les hommes, peut-être était-il féroce à ce point, beaucoup moins par le désir de faire du mal que par la nécessité de vivre. Mais disons plutôt qu’un tel homme n’a jamais existé que dans l’imagination des poètes, qui ne l’ont dépeint de la sorte qu’afin de relever à ses dépens la gloire d’Hercule. En effet, les animaux mêmes les plus sauvages s’accouplent et ont des petits qu’ils nourrissent et qu’ils élèvent ; et je ne parle pas ici des brebis, des cerfs, des colombes, des étourneaux, des abeilles, mais des lions, des renards, des vautours, des hiboux. Un tigre devient doux pour ses petits et les caresse. Un milan, quelque solitaire et carnassier qu’il soit, cherche une femelle, fait son nid, couve ses œufs, nourrit ses petits, et se maintient en paix dans sa maison avec sa compagne comme avec une sorte de mère de famille. Combien donc l’homme est-il porté plus encore par les lois de sa nature à entrer en société avec les autres hommes et à vivre en paix avec eux ! C’est au point que les méchants mêmes combattent pour maintenir la paix des personnes qui leur appartiennent, et voudraient, s’il était possible, que tous les hommes leur fussent soumis, afin que tout obéît à un seul et fût en paix avec lui, soit par crainte, soit par amour. C’est ainsi que l’orgueil, dans sa perversité, cherche à imiter Dieu. Il ne veut point avoir de compagnons sous lui, mais il veut être maître au lieu de lui. Il hait donc la juste paix de Dieu, et il aime la sienne, qui est injuste ; car il faut qu’il en aime une, quelle qu’elle soit, n’y ayant point de vice tellement contraire à la nature qu’il n’en laisse subsister quelques vestiges.
Celui donc qui sait préférer la droiture à la perversité, et ce qui est selon l’ordre à ce qui est contre l’ordre, reconnaît que la paix des méchants mérite à peine ce nom en comparaison de celle des gens de bien. Et cependant il faut de toute nécessité que ce qui est contre l’ordre entretienne la paix à quelques égards avec quelqu’une des parties dont il est composé ; autrement il cesserait d’être. Supposons un homme suspendu par les pieds, la tête en bas, voilà l’ordre et la situation de ses membres renversés, ce qui doit être naturellement au-dessus étant au-dessous. Ce désordre trouble donc la paix du corps, et c’est en cela qu’il est pénible. Toutefois, l’âme ne cesse pas d’être en paix avec son corps et de travailler à sa conservation, sans quoi il n’y aurait ni douleur, ni patient qui la ressentît. Que si l’âme, succombant sous les maux que le corps endure, vient à s’en séparer, tant que l’union des membres subsiste, il y a toujours quelque sorte de paix entre eux ; ce qui fait qu’on peut encore dire : Voilà un homme qui est pendu. Pourquoi le corps du patient tend-il vers la terre et se débat-il contre le lien qui l’enchaîne ? C’est qu’il veut jouir de la paix qui lui est propre. Son poids est comme la voix par laquelle il demande qu’on le mette en un lieu de repos, et, quoique privé d’âme et de sentiment, il ne s’éloigne pourtant pas de la paix convenable à sa nature, soit qu’il la possède, soit qu’il y tende. Si on l’embaume pour l’empêcher de se dissoudre, il y a encore une sorte de paix entre ses parties, qui les tient unies les unes aux autres, et qui fait que le corps tout entier demeure dans un était convenable, c’est-à-dire dans un état paisible. Si on ne l’embaume point, il s’établit un combat des vapeurs contraires qui sont en lui et qui blessent nos sens, ce qui produit la putréfaction, jusqu’à ce qu’il soit d’accord avec les éléments qui l’environnent, et qu’il retourne pièce à pièce dans chacun d’eux. Au milieu de ces transformations, dominent toujours les lois du souverain Créateur, qui maintient l’ordre et la paix de l’univers ; car, bien que plusieurs petits animaux soient engendrés du cadavre d’un animal plus grand, chacun d’eux, par la loi du même Créateur, a soin d’entretenir avec soi-même la paix nécessaire à sa conservation. Et quand le corps mort d’un animal serait dévoré par d’autres, il rencontrerait toujours ces mêmes lois partout répandues, qui savent unir chaque chose à celle qui lui est assortie, quelque désunion et quelque changement qu’elle ait pu souffrir.
[1] La suite du passage fait voir qu’il s’agit ici de la fable de Cacas, racontée par Virgile, à qui saint Augustin emprunte plus d’une expression.
[2] Kakos, méchant.
[3] Virgile, Enéide, livre VIII, v. 195 ,196.
Ainsi la paix du corps réside dans le juste tempérament de ses parties, et celle de l’âme sensible dans le calme régulier de ses appétits satisfaits. La paix de l’âme raisonnable, c’est en elle le parfait accord de la connaissance et de l’action ; et celle du corps et de l’âme, c’est la vie bien ordonnée et la santé de l’animal. La paix entre l’homme mortel et Dieu est une obéissance réglée par la foi et soumise à la loi éternelle ; celle des hommes entre eux, une concorde raisonnable. La paix d’une maison, c’est une juste correspondance entre ceux qui y commandent et ceux qui y obéissent. La paix d’une cité, c’est la même correspondance entre ses membres. La paix de la Cité céleste consiste dans une union très-réglée et très-parfaite pour jouir de Dieu, et du prochain en Dieu ; et celle de toutes choses, c’est un ordre tranquille. L’ordre est ce qui assigne aux choses différentes la place qui leur convient. Ainsi, bien que les malheureux, en tant que tels, ne soient point en paix, n’étant point dans cet ordre tranquille que rien ne trouble, toutefois, comme ils sont justement malheureux, ils ne peuvent pas être tout à fait hors de l’ordre. A la vérité, ils ne sont pas avec les bienheureux ; mais au moins c’est la loi de l’ordre qui les en sépare. Ils sont troublés et inquiétés, et toutefois ils ne laissent pas d’avoir quelque convenance avec leur état. Ils ont dès lors quelque ombre de tranquillité dans leur ordre ; ils ont donc aussi quelque paix. Mais ils sont malheureux, parce qu’encore qu’ils soient dans le lieu où ils doivent être, ils ne sont pas dans le lieu où ils n’auraient rien à souffrir : moins malheureux toutefois encore que s’ils n’avaient point de convenance avec le lieu où ils sont. Or, quand ils souffrent, la paix est troublée à cet égard ; mais elle subsiste dans leur nature, que la douleur ne peut consumer ni détruire, et à cet autre égard, ils sont en paix. De même qu’il y a quelque vie sans douleur, et qu’il ne peut y avoir de douleur sans quelque vie ; ainsi il y a quelque paix sans guerre, mais il ne peut y avoir de guerre sans quelque paix, puisque la guerre suppose toujours quelque nature qui l’entretienne, et qu’une nature ne saurait subsister sans quelque sorte de paix.
Ainsi il existe une Nature souveraine où il ne se trouve point de mal et où il ne peut même s’en trouver ; mais il ne saurait exister de nature où ne se trouve aucun bien. Voilà pourquoi la nature du diable même n’est pas mauvaise en tant que nature ; la seule malice la rend telle. C’est pour cela qu’il n’est pas demeuré dans la vérité ; mais il n’a pu se soustraire au jugement de la vérité. Il n’est pas demeuré dans un ordre tranquille ; mais il n’a pas toutefois évité la puissance du souverain ordonnateur. La bonté de Dieu, qui a fait sa nature, ne le met pas à couvert de la justice de Dieu, qui conserve l’ordre en le punissant, et Dieu ne punit pas en lui ce qu’il a créé, mais le mal que sa créature a commis. Dieu ne lui ôte pas tout ce qu’il a donné à sa nature, mais seulement quelque chose, lui laissant le reste, afin qu’il subsiste toujours pour souffrir de ce qu’il a perdu. La douleur même qu’il ressent est un témoignage du bien qu’on lui a ôté et de celui qu’on lui a laissé, puisque, s’il ne lui était encore demeuré quelque bien, il ne pourrait pas s’affliger de celui qu’il a perdu. Car le pécheur est encore pire, s’il se réjouit de la perte qu’il fait de l’équité ; mais le damné, s’il ne retire aucun bien de ses tourments, au moins s’afflige-t-il de la perte de son salut. Comme l’équité et le salut sont deux biens, et qu’il faut plutôt s’affliger que se réjouir de la perte d’un bien, à moins que cette perte ne soit compensée d’ailleurs, les méchants ont sans doute plus de raison de s’affliger de leurs supplices qu’ils n’en ont eu de se réjouir de leurs crimes. De même que se réjouir, lorsqu’on pèche, est une preuve que la volonté est mauvaise ; s’affliger, lorsqu’on souffre, est aussi une preuve que la nature est bonne. Aussi bien celui qui s’afflige d’avoir perdu la paix de sa nature ne s’afflige que par certains restes de paix qui font qu’il aime sa nature. Or, c’est très-justement que dans le dernier supplice les méchants déplorent, au milieu de leurs tortures, la perte qu’ils ont faite des biens naturels, et qu’ils sentent que celui qui les leur ôte est ce Dieu très-juste envers qui ils ont été ingrats. Dieu donc, qui a créé toutes les natures avec une sagesse admirable, qui les ordonne avec une souveraine justice et qui a placé l’homme sur la terre pour en être le plus bel ornement, nous a donné certains biens convenables à cette vie, c’est-à-dire la paix temporelle, dans la mesure où on peut l’avoir ici-bas, tant avec soi-même qu’avec les autres, et toutes les choses nécessaires peur la conserver ou pour la recouvrer, comme la lumière, l’air, l’eau, et tout ce qui sert à nourrir, à couvrir, à guérir ou à parer le corps, mais sous cette condition très-équitable, que ceux qui feront bon usage de ces biens en recevront de plus grands et de meilleurs, c’est-à-dire une paix immortelle accompagnée d’une gloire sans fin et de la-jouissance de Dieu et du prochain en Dieu, tandis que ceux qui en feront mauvais usage perdront même ces biens inférieurs et n’auront pas les autres.
Tout l’usage des choses temporelles se rapporte dans la cité de la terre à la paix terrestre, dans la cité de Dieu à la paix éternelle. C’est pour cela que, si nous étions des animaux sans raison, nous ne désirerions rien que le juste tempérament des parties du corps et la satisfaction de nos appétits ; et la paix du corps servirait à la paix de l’âme ; car celle-ci ne peut subsister sans l’autre, mais elles s’aident mutuellement pour le bien du tout. De même en effet que les animaux font voir qu’ils aiment la paix du corps en fuyant la douleur, et celle de l’âme, lorsqu’ils cherchent la volupté pour contenter leurs appétits, ils montrent aussi en fuyant la mort combien ils aiment la paix qui fait l’union du corps et de l’âme. Mais l’homme, doué d’une âme raisonnable, fait servir à la paix de cette âme tout ce qu’il a de commun avec les bêtes, afin de contempler et d’agir, c’est-à-dire afin d’entretenir une juste harmonie entre la connaissance et l’action, en quoi consiste la paix de l’âme raisonnable. Il doit, pour cette raison, souhaiter que nulle douleur ne le tourmente, que nul désir ne l’inquiète, et que la mort ne sépare point les deux parties qui le composent, afin de se livrer à la connaissance des choses utiles, et de régler sa vie et ses mœurs sur cette connaissance. Toutefois comme son esprit est faible, s’il veut que le désir même de connaître ne l’engage point dans quelque erreur, il a besoin de l’enseignement de Dieu pour connaître avec certitude et de son secours pour agir avec liberté. Or, tant qu’il habite dans ce corps mortel, il est en quelque sorte étranger à l’égard de Dieu, et marche par la foi, comme dit l’Apôtre[1], et non par la claire vision il faut donc qu’il rapporte et la paix du corps et celle de l’âme, et celle enfin des deux ensemble, à cette paix supérieure qui est entre l’homme mortel et Dieu immortel, afin que son obéissance soit réglée par la foi et soumise à la loi éternelle. Et puisque ce divin maître enseigne deux choses principales, d’abord l’amour de Dieu, et puis l’amour du prochain où est renfermé l’amour de soi-même (lequel ne peut jamais égarer celui qui aime Dieu), il s’ensuit que chacun doit porter son prochain à aimer Dieu, pour obéir au précepte qui lui commande de l’aimer comme il s’aime lui-même. Il doit donc rendre cet office de charité à sa femme, à ses enfants, à ses domestiques et à tous les hommes, autant que possible, comme il doit vouloir que les autres le lui rendent, s’il en est besoin ; et ainsi il aura la paix avec tous, autant que cela dépendra de lui : j’entends une paix humaine, c’est-à-dire cette concorde bien réglée, dont la première loi est de ne faire tort à personne, et la seconde de faire du bien à qui l’on peut. En conséquence, l’homme commencera par prendre soin des siens ; car la nature et la société lui donnent auprès de ceux-là un accès plus facile et des moyens de secours plus opportuns. C’est ce qui fait dire à l’Apôtre, que « quiconque n’a pas soin des siens, et particulièrement de ceux de sa maison, est apostat et pire qu’un infidèle ». Voilà aussi d’où naît la paix domestique, c’est-à-dire la bonne intelligence entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent dans une maison. Ceux-là y commandent qui ont soin des autres, comme le mari commande à la femme, le père et la mère aux enfants, et les maîtres aux serviteurs ; et les autres obéissent, comme les femmes à leurs maris ; les enfants à leurs pères et à leurs mères, et les serviteurs à leurs maîtres. Mais dans la maison d’un homme de bien qui vit de la foi et qui est étranger ici-bas, ceux qui commandent servent ceux à qui ils semblent commander ; car ils commandent, non par un esprit de domination, mais par un esprit de charité ; ils ne veulent pas donner avec orgueil des ordres, mais avec bonté des secours.
[1] II Cor. V, 7.
Voilà ce que demande l’ordre naturel et voilà aussi la condition où Dieu a créé l’homme : « Qu’il domine, dit-il, sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tous les animaux de la terre[1] ». Après avoir créé l’homme raisonnable et l’avoir fait à son image, il n’a pas voulu qu’il dominât sur les hommes, mais sur les bêtes. C’est pourquoi les premiers justes ont été plutôt bergers que rois, Dieu voulant nous apprendre par-là l’ordre de la nature, qui a été renversé par le désordre du péché. Car c’est avec justice que le joug de la servitude a été imposé au pécheur. Aussi ne voyons-nous point que l’Ecriture sainte parle d’esclaves avant que le patriarche Noé[2] n’eût flétri le péché de son fils de ce titre honteux[3]. Le péché seul a donc mérité ce nom, et non pas la nature. Si l’on en juge par l’étymologie latine, les esclaves étaient des prisonniers de guerre à qui les vainqueurs conservaient[4] la vie, alors qu’ils pouvaient les tuer par le droit de guerre : or, cela même fait voir dans l’esclavage une peine du péché. Car on ne saurait faire une guerre juste que les ennemis n’en fassent une injuste ; et toute victoire, même celle que remportent les méchants, est un effet des justes jugements de Dieu, qui humilie par-là les vaincus, soit qu’il veuille les amender, soit qu’il veuille les punir. Témoin ce grand serviteur de Dieu, Daniel, qui, dans la captivité, confesse[5] ses péchés et ceux de son peuple, et y reconnaît avec une juste douleur l’unique raison de toutes leurs infortunes. La première cause de la servitude est donc le péché, qui assujettit un homme à un homme ; ce qui n’arrive que par le jugement de Dieu, qui n’est point capable d’injustice et qui sait imposer des peines différentes selon la différence des coupables. Notre-Seigneur dit : « Quiconque pèche est esclave du péché[6] » ; et ainsi il y a beaucoup de mauvais maîtres qui ont des hommes pieux pour esclaves et qui n’en sont pas plus libres pour cela. Car il est écrit : « L’homme est adjugé comme esclave à celui qui l’a vaincu[7] ». Et certes il vaut mieux être l’esclave d’un homme que d’une passion ; car est-il une passion, par exemple, qui exerce une domination plus cruelle sur le cœur des hommes que la passion de dominer ? Aussi bien, dans cet ordre de choses qui soumet quelques hommes à d’autres hommes, l’humilité est aussi avantageuse à l’esclave que l’orgueil est funeste au maître. Mais dans l’ordre naturel où Dieu a créé l’homme, nul n’est esclave de l’homme ni du péché ; l’esclavage est donc une peine, et elle a été imposée par cette loi qui commande de conserver l’ordre naturel et qui défend de le troubler, puisque, si l’on n’avait rien fait contre cette loi, l’esclavage n’aurait rien à punir. C’est pourquoi l’Apôtre avertit[8] les esclaves d’être soumis à leurs maîtres, et de les servir de bon cœur et de bonne volonté, afin que, s’ils ne peuvent être affranchis de leur servitude, ils sachent y trouver la liberté, en ne servant point par crainte, mais par amour, jusqu’à ce que l’iniquité passe et que toute domination humaine soit anéantie, au jour où Dieu sera tout en tous.
[1] Gen. I, 26.
[2] Gen. IX, 25.
[3] Comparez saint Jean Chrysostome, Homél. in Gen., nn. 6 et 7.
[4] Servus, esclave, de serbare, conserver. – C’est l’étymologie donnée par le jurisconsulte Florentinus commentant le Digeste (lib. I, tit. V, § 5) Les esclaves sont ainsi. appelés, parce que les chefs d’armée ont coutume de faire vendre les prisonniers de guerre, les conservant de la sorte au lieu de les tuer ». Donatus, en ses remarques sur les Adelphes de Térence (acte II, scène I, v. 28), abonde dans le même sens. – Voyez dans l’Esprit des Lois l’admirable chapitre où Montesquieu réfute la doctrine des jurisconsultes romains et prouve que l’esclavage, également nuisible au maître et à l’esclave, est aussi contraire au droit des gens qu’au droit naturel (Esprit des Lois, livre XV, ch. 2).
[5] Daniel, IX, 5-19.
[6] Jean, VIII, 34.
[7] II Pierre, II, 19.
[8] Ephés. VI, 5.
Aussi nous voyons que les patriarches ne mettaient de différence entre leurs enfants et leurs esclaves que relativement aux biens temporels ; mais pour ce qui regardait le culte de Dieu, de qui nous attendons les biens éternels, ils veillaient avec une affection égale sur tous les membres de leur maison ; et cela est si conforme à l’ordre naturel, que le nom de père de famille en tire son origines, et s’est si bien établi dans le monde que les méchants eux-mêmes aiment à être appelés de ce nom. Mais ceux qui sont vrais pères de famille veillent avec une égale sollicitude à ce que tous les membres de leur maison, qui sont tous en quelque façon leurs enfants, servent et honorent Dieu, et désirent parvenir à cette maison céleste où il ne sera plus nécessaire de commander aux hommes, parce qu’ils n’auront plus de besoins auxquels il faille pourvoir ; et jusque-là, les bons maîtres portent avec plus de peine le poids du commandement que les serviteurs celui de l’esclavage. Or, si quelqu’un vient à troubler la paix domestique, il faut le châtier pour son utilité, autant que cela peut se faire justement afin de le ramener à la paix dont il s’était écarté. Comme ce n’est pas être bienfaisant que de venir en aide à une personne pour lui faire perdre un plus grand bien, ce n’est pas non plus être innocent que de la laisser tomber dans un plus grand mal sous prétexte de lui en épargner un petit. L’innocence demande non-seulement qu’on ne nuise à personne, mais encore qu’on empêche son prochain de mal faire, ou qu’on le châtie quand il a mal fait, soit afin de le corriger lui-même, soit au moins pour retenir les autres par cet exemple. Du moment donc que la maison est le germe et l’élément de la cité, tout germe, tout commencement devant se rapporter à sa fin, et tout élément, toute partie à son tout, il est visible que la paix de la maison doit se rapporter à celle de la cité, c’est-à-dire l’accord du commandement et de l’obéissance parmi les membres de la même famille à ce même accord parmi les membres de la même cité. D’où il suit que le père de famille doit régler sur la loi de la cité la conduite de sa maison, afin qu’il y ait accord entre la partie et le tout.
Mais ceux qui ne vivent pas de la foi cherchent la paix de leur maison dans les biens et les commodités de cette vie, au lieu que ceux qui vivent de la foi attendent les biens éternels de l’autre vie qui leur ont été promis, et se servent des félicités temporelles comme des voyageurs et des étrangers, non pour y mettre leur cœur et se détourner de Dieu, mais pour y trouver quelque soulagement et se rendre en quelque façon plus supportable le poids de ce corps corruptible qui appesantit l’âme[1]. Ainsi il est vrai que l’usage des choses nécessaires à la vie est commun aux uns et aux autres dans le gouvernement de leur maison ; mais la fin à laquelle ils rapportent cet usage est bien différente. Il en est de même de la cité de la terre, qui ne vit pas de la foi. Elle recherche la paix temporelle, et l’unique but qu’elle se propose dans la concorde qu’elle tâche d’établir parmi ses membres, c’est de jouir plus aisément du repos et des plaisirs. Mais la cité céleste, ou plutôt la partie de cette cité qui traverse cette vie mortelle et qui vit de la foi, ne se sert de cette paix que par nécessité, en attendant que tout ce qu’il y a de mortel en elle passe. C’est pourquoi, tandis qu’elle est comme captive dans la cité de la terre, où toutefois elle a déjà reçu la promesse de sa rédemption et le don spirituel comme un gage de cette promesse, elle ne fait point difficulté d’obéir aux lois qui servent à régler les choses nécessaires à la vie mortelle ; car cette vie étant commune aux deux cités, il est bon qu’il y ait entre elles, pour tout ce qui s’y rapporte, une concorde réciproque. Mais la cité de la terre ayant eu certains sages, dont la fausse sagesse est condamnée par l’Ecriture, et qui, sur la foi de leurs conjectures ou des conseils trompeurs des démons, ont cru qu’il fallait se rendre favorable une multitude de dieux, comme ayant autorité chacun sur diverses choses, l’un sur le corps, l’autre sur l’âme, et dans le corps même, celui-ci sur la tête, celui-là sur le cou, et ainsi des autres membres, et dans l’âme aussi, l’un sur l’esprit, l’autre sur la science, ou sur la colère, ou sur l’amour, et enfin dans les choses qui servent à la vie, celui-ci sur les troupeaux, cet autre sur les blés ou sur les vigiles, et ainsi du reste[2] ; comme, d’un autre côté, la Cité céleste ne reconnaissait qu’un seul Dieu, et croyait qu’à lui seul était dû le culte de latrie[3], elle n’a pu par ces raisons avoir une religion commune avec la cité de la terre, et elle s’est trouvée obligée de différer d’elle à cet égard ; de sorte qu’elle aurait couru le risque d’être toujours exposée à la haine et aux persécutions de ses ennemis, s’ils n’eussent enfin été effrayés du nombre de ceux qui embrassaient son parti et de la protection visible que leur-accordait le ciel. Voilà donc comment cette Cité céleste, en voyageant sur la terre, attire à elle des citoyens de toutes les nations, et ramasse de tous les endroits du monde une société voyageuse comme elle, sans se mettre en peine de la diversité des mœurs, du langage et des coutumes de ceux qui la composent, pourvu que cela ne les empêche point de servir le même Dieu. Elle use d’ailleurs, pendant son pèlerinage, de la paix temporelle et des choses qui sont nécessairement attachées à notre mortelle condition ; elle désire et protège le bon accord des volontés, autant que la piété et la religion le peuvent permettre, et rapporte la paix terrestre à la céleste, qui est la paix véritable, celle que la créature raisonnable peut seule appeler de ce nom, et qui consiste dans une union très-réglée et très parfaite pour jouir de Dieu et du prochain en Dieu. Là, notre vie ne sera plus mortelle, ni notre corps animal ; nous posséderons une vie immortelle et un corps spirituel qui ne souffrira d’aucune indigence et sera complètement soumis à la volonté. La cité céleste possède cette paix ici-bas par la foi ; et elle vit de cette foi lorsqu’elle rapporte à l’acquisition de la paix véritable tout ce qu’elle fait de bonnes œuvres en ce monde, soit à l’égard de Dieu, soit à l’égard du prochain ; car la vie de la cité est une vie sociale.
[1] Sag. IX, 15.
[2] Voyez plus haut les livres IV, VI et VII, et comparez Arnobe, Contr. Gent., lib. III, p. 106 et seq.
[3] Sur le culte de latrie, voyez plus haut, livre V, ch. 15, et livre VI, préface.
Rien de plus contraire à la Cité de Dieu que cette incertitude dont Varron fait le trait distinctif de la nouvelle Académie. Un tel doute aux yeux d’un chrétien, est une folie. Sur les choses qui sont saisies par l’esprit et la raison, il affirme avec certitude, bien que cette connaissance soit fort limitée, à cause du corps corruptible qui appesantit l’âme : car, comme lit l’Apôtre, « notre science ici-bas est toute partielle[1] ». Il croit aussi au rapport des sens tant les choses qui se manifestent avec évidence, par cette raison que, si l’un se trompe quelquefois en les croyant, on se trompe bien davantage en ne les croyant jamais. Enfin, il ajoute foi aux Ecritures saintes, anciennes et nouvelles, que nous appelons canoniques, et lui sont comme la source de la foi dont le juste vit et qui nous fait marcher avec assurance à travers ce lieu de pèlerinage. Cette foi demeurant certaine et inviolable, nous pouvons douter sans crainte de certaines choses qui ne nous sont connues ni par les sens ni par la raison, et sur lesquelles l’Ecriture ne s’explique point, ou qui ne nous ont point été confirmées par des témoignages incontestables[2].
[1] I Cor. XIII, 9.
[2] Comp. Tertullien, De anima, cap. 17.
Il importe peu à la Cité céleste que celui qui embrasse la foi qui conduit à Dieu adopte tel ou tel genre de vie, pourvu qu’il ne soit pas contraire à ses commandements. C’est pourquoi, quand les philosophes mêmes se font chrétiens, elle ne les oblige point de quitter leur manière de vivre, à moins qu’elle ne choque la religion, mais seulement à abandonner leurs fausses doctrines. Ainsi elle néglige cette autre différence que Varron a tirée de la manière de vivre des Cyniques, à condition toutefois qu’il ne soit rien fait contre la tempérance et l’honnêteté. Quant à ces trois genres de vie, l’actif, le contemplatif, et celui qui est mêlé des deux, quoique tout croyant sincère puisse choisir comme il lui plaira, sans rien perdre de son droit aux promesses éternelles, il importe toutefois de considérer ce que l’amour de la vérité nous fait embrasser et ce que le devoir de la charité nous fait subir. On ne doit point tellement s’adonner au repos de la contemplation qu’on ne songe aussi à être utile au prochain, ni s’abandonner à l’action, de telle sorte qu’on en oublie la contemplation. Dans le repos, on ne doit pas aimer l’oisiveté, mais s’occuper à la recherche du vrai, afin de profiter soi-même de cette connaissance et de ne la pas envier aux autres ; et, dans l’action, il ne faut pas aimer l’honneur ni la puissance, parce que tout cela n’est que vanité, mais le travail qui l’accompagne, lorsqu’il contribue au salut de ceux qui nous sont soumis. C’est ce qui a fait dire à l’Apôtre que « Celui qui désire l’épiscopat désire une bonne œuvre[1] ». L’épiscopat est en effet un nom de charge, et non pas de dignité ; comme l’indiqué l’étymologie[2]. Il consiste à veiller sur ses subordonnés et à en avoir soin, de sorte que celui-là n’est pas évêque qui aime à gouverner, sans se soucier d’être utile à ceux qu’il gouverne. Tout le monde peut s’appliquer à la recherche de la vérité, en quoi consiste le repos louable de la vie contemplative ; mais, pour les fonctions de l’Eglise, quand on serait capable de les remplir, il est toujours honteux de les désirer. Il ne faut qu’aimer la vérité pour embrasser le saint repos de la contemplation ; mais ce doit être la charité et la nécessité qui nous engagent dans l’action, en sorte que, si personne ne nous impose ce fardeau, il faut vaquer à la recherche et à la contemplation de la vérité, et si on nous l’impose, il faut s’y soumettre par charité et par nécessité 1. Et alors même il ne faut pas abandonner tout à fait les douceurs de la contemplation, de peur que, privés de cet appui, nous ne succombions sous le fardeau du gouvernement.
[1] I Tim. III, 1.
[2] Episcopus, d’episkopos, formé d’episkopein, veiller sur.
Puis donc que le souverain bien de la Cité de Dieu consiste dans la paix, non cette paix que traversent les mortels entre la naissance et la mort, mais celle où ils demeurent, devenus immortels et à l’abri de tout mal, qui peut nier que cette vie future ne soit très-heureuse, et que celle que nous menons ici-bas, quelques biens temporels qui l’accompagnent, ne soit en comparaison très-misérable ? Et cependant, quiconque s’y conduit de telle sorte qu’il en rapporte l’usage à celle qu’il aime avec ardeur et qu’il espère avec fermeté, on peut avec raison l’appeler heureux, même dès ce monde, plutôt, il est vrai, parce qu’il espère l’autre vie que parce qu’il possède celle-ci. La possession de ce qu’il y a de meilleur en cette vie, sans l’espérance de l’autre, est au fond une fausse béatitude et une grande misère. En effet, on n’y jouit pas des vrais biens de l’âme, puisque cette sagesse n’est pas véritable, qui, dans les-choses mêmes qu’elle discerne avec prudence, qu’elle accomplit avec force, qu’elle réprime avec tempérance et qu’elle ordonne avec justice, ne se propose pas la fin suprême où Dieu sera tout en tous par une éternité certaine et par une parfaite paix.
Il s’agit maintenant de m’acquitter en peu de mots de la promesse que j’ai faite au second livre de cet ouvrage[1], et de montrer que, selon les définitions dont Scipion se sert dans la République de Cicéron, il n’y a jamais eu de république parmi les Romains. Il définit en deux mots la république : la chose du peuple. Si cette définition est vraie, il n’y a jamais eu de république romaine ; car jamais le gouvernement de Rome n’a été la chose du peuple. Comment, en effet, Scipion a-t-il défini le peuple ? « C’est, dit-il, une société fondée sur des droits reconnus et sur la communauté des intérêts ». Or, il explique ensuite ce qu’il entend par ces droits, lorsqu’il dit qu’une république ne peut être gouvernée sans justice. Là donc où il n’y a point de justice, il n’y a point de droit. Comme on fait justement ce qu’on a droit de faire, il est impossible qu’on ne soit pas injuste quand on agit sans droit. En effet, il ne faut pas appeler droits les établissements injustes des hommes, puisqu’eux-mêmes ne nomment droit que ce qui vient de la source de la justice, et rejettent comme fausse cette maxime de quelques-uns, que le droit du plus fort consiste dans ce qui lui est utile[2]. Ainsi, ou il n’y a point de vraie justice, il ne peut y avoir de société fondée sur des droits reconnus et sur la communauté des intérêts, et par conséquent il ne peut y avoir de peuple. S’il n’y a point de peuple, il n’y a point aussi de chose du peuple ; il ne reste, au lieu d’un peuple, qu’une multitude telle quelle qui ne mérite pas ce nom. Puis donc que la république est la chose du peuple, et qu’il n’y a point de peuple, s’il n’est associé pour se gouverner par le droit, comme d’ailleurs il n’y a point de droit où il n’y a point de justice, il s’ensuit nécessairement qu’où il n’y a point de justice, il n’y a point de république. Considérons maintenant la définition de la justice : c’est une vertu qui fait rendre à chacun ce qui lui appartient. Or, quelle est cette justice qui ôte l’homme à Dieu pour le soumettre à d’infâmes démons ? Est-ce là rendre à chacun ce qui lui appartient ? Un homme qui ôte un fonds de terre à celui qui l’a acheté, pour le donner à celui qui n’y a point de droit, est injuste ; et un homme qui se soustrait soi-même à Dieu, son souverain Seigneur et Créateur, pour servir les malins esprits, serait juste !
Dans cette même République, on soutient fortement le parti de la justice contre l’injustice ; et, comme en parlant d’abord pour l’injustice, on avait dit que sans elle une république ne pouvait ni croître ni s’établir, puisqu’il est injuste que des hommes soient assujettis à d’autres hommes, on répond, au nom de la justice, que cela est juste, parce que la servitude est avantageuse à ceux qui la subissent (quand les autres n’en abusent pas), en ce qu’elle leur ôte la puissance de mal faire. Pour appuyer cette raison, on ajoute que la nature même nous en fournit un bel exemple : « Car pourquoi, dit-on, Dieu commande-t-il à l’homme, l’âme au corps, et la raison aux passions ? » Cet exemple fait voir assez que la servitude est utile à quelques-uns, mais que servir Dieu est utile à tous. Or, quand l’âme est soumise à Dieu, c’est avec justice qu’elle commande au corps et que dans l’âme même la raison commande aux passions. Lors donc que l’homme ne sert pas Dieu, quelle justice peut-il y avoir dans l’homme, puisque le service qu’il lui rend donne seul le droit à l’âme de commander au corps, et à la raison de gouverner les passions ? Et s’il n’y a point de justice dans un homme étranger au culte de Dieu, certainement il n’y en aura point non plus dans une société composée de tels hommes. Partant il n’y aura point aussi de droit dont ils conviennent et qui leur donne le nom de peuple, et par conséquent point de république. Que dirai-je de l’utilité que Scipion fait encore entrer dans la définition de peuple ? Il est certain qu’à y regarder de près, rien n’est utile à des impies, comme le sont tous ceux qui, au lieu de servir Dieu, servent ces démons, qui sont eux-mêmes d’autant plus impies, qu’étant des esprits immondes, ils veulent qu’on leur sacrifie comme à des dieux. Mais, laissant cela à part, ce que nous avons dit touchant le droit suffit, à mon avis, pour faire voir que, selon cette définition, il ne peut y avoir de peuple, ni par conséquent de république où il n’y a pas de justice. Prétendre que les Romains n’ont pas servi dans leur république des esprits immondes, mais des dieux bons et saints, c’est ce qui ne se peut soutenir sans stupidité ou sans impudence, après tout ce que nous avons dit sur ce sujet ; mais, pour ne point me répéter, je dirai seulement ici qu’il est écrit dans la loi du vrai Dieu que celui qui sacrifiera à d’autres dieux qu’à lui seul sera exterminé[3]. Il veut donc en général et d’une manière absolue qu’on ne sacrifie point aux dieux, bons ou mauvais.
[1] Chap. 21.
[2] C’est la doctrine et ce sont les expressions du sophiste Thrasymaque dans le premier livre de la République de la Platon.
[3] Exod. XXII, 20.
Mais, dira-t-on, quel est ce Dieu, ou comment prouve-t-on, que lui seul méritait le culte des Romains ? Il faut être bien aveugle pour demander encore quel est ce Dieu : c’est ce Dieu dont les Prophètes ont prédit tout ce que nous voyons s’accomplir sous nos yeux ; c’est celui qui dit à Abraham : « En ta race, toutes les nations seront bénies[1] » : parole qui s’est vérifiée en Jésus-Christ, né de cette race selon la chair, comme le reconnaissent malgré eux ses ennemis mêmes ; c’est lui qui a inspiré par son Saint-Esprit toutes les prédictions que j’ai rapportées touchant l’Eglise que nous voyons répandue par toute la terre ; c’est lui que Varron, le plus docte des Romains, croit être Jupiter, quoiqu’il ne sache ce qu’il dit. Au moins cela fait-il voir qu’un homme si savant n’a pas jugé que ce Dieu ne fût point, ou qu’il fût méprisable, puisqu’il l’a cru le même que celui qu’il prenait pour le souverain de tous les dieux. Enfin, c’est celui que Porphyre, le plus savant des philosophes, bien qu’ardent ennemi des chrétiens, avoue être un grand Dieu, même selon les oracles de ceux qu’il croyait des dieux.
[1] Gen. XXI, 18.
Porphyre[1], dans son ouvrage intitulé : La Philosophie des oracles (je me sers des expressions telles qu’elles ont été traduites du grec en latin[2]), Porphyre, dis-je, dans ce recueil de réponses prétendues divines sur des questions relatives à la philosophie, s’exprime ainsi : « Quelqu’un demandant à Apollon à quel Dieu il devait s’adresser pour retirer sa femme du christianisme, Apollon lui répondit : Il te serait peut-être plus aisé d’écrire sur l’eau, ou de voler dans l’air, que de guérir l’esprit blessé de ta femme. Laisse-la donc dans sa ridicule erreur chanter d’une voix factice et lugubre un Dieu mort, condamné par des juges équitables, et livré publiquement à un supplice sanglant et ignominieux ». Après ces vers d’Apollon que nous traduisons librement en prose latine, Porphyre continue de la sorte : « Cet oracle fait bien voir combien la secte chrétienne est corrompue, puisqu’il est dit que les Juifs savent mieux que les chrétiens honorer Dieu ». Car c’est ainsi que ce philosophe, poussé par sa haine contre Jésus-Christ à préférer les Juifs aux chrétiens, explique ces paroles de l’oracle d’Apollon, que Jésus-Christ a été mis à mort par des juges équitables ; comme s’ils l’avaient fait mourir justement ! Je laisse la responsabilité de cet oracle à l’interprète menteur d’Apollon ou à Porphyre lui-même, qui peut-être l’a inventé ; et nous aurons à voir plus tard comment ce philosophe s’accorde avec lui-même, ou accorde ensemble les oracles. Maintenant il nous dit que les Juifs, en véritables adorateurs de Dieu, ont condamné justement Jésus-Christ à une mort ignominieuse ; mais ce Dieu des Juifs auquel Porphyre rend témoignage, pourquoi ne pas l’écouter quand il nous dit : « Celui qui sacrifiera à d’autres qu’au seul vrai Dieu sera exterminé[3] ? » Voici, au surplus, d’autres aveux de Porphyre plus manifestes encore. Ecoutons-le glorifier la grandeur du roi des Juifs : « Apollon, dit-il, interrogé pour savoir ce qui vaut le mieux du Verbe, c’est-à-dire de la raison ou de la loi, a répondu en ces termes » (ici Porphyre cite des vers d’Apollon, parmi lesquels je choisis les suivants) « Dieu est le principe générateur, le roi suprême, devant qui le ciel, la terre, la mer et les mystérieux abîmes de l’enfer tremblent, et les dieux mêmes sont saisis d’épouvante ; c’est le Père que les saints hébreux honorent très-pieusement[4] ».
Voilà un oracle d’Apollon qui, selon Porphyre, reconnaît que le Dieu des Juifs est si grand qu’il épouvante les dieux mêmes. Or, puisque ce Dieu a dit que celui qui sacrifie aux dieux sera exterminé, je m’étonne que Porphyre n’ait pas aussi éprouvé quelque épouvante, et, dans ses sacrifices aux dieux, n’ait pas craint d’être exterminé. Ce philosophe dit aussi du bien de Jésus-Christ, comme s’il avait oublié les paroles outrageantes que je viens de rapporter, ou comme si les dieux n’avaient mal parlé du Sauveur que pendant qu’ils étaient endormis, et, le connaissant mieux à leur réveil, lui eussent donné les louanges qu’il mérite. Il s’écrie comme s’il allait révéler une chose merveilleuse et incroyable : « Quelques-uns seront sans doute surpris de ce que je vais dire : c’est que les dieux ont déclaré que le Christ était un homme très-pieux, qu’il a été fait immortel, et qu’il leur a laissé un très-bon souvenir. Quant aux chrétiens, ils les déclarent impurs, chargés de souillures, enfoncés dans l’erreur, et les accablent de mille autres blasphèmes ». Porphyre rapporte ces blasphèmes comme autant d’oracles des dieux ; puis il continue ainsi : « Hécate, consultée pour savoir si le Christ est un Dieu, a répondu : Quel est l’état d’une âme immortelle séparée du corps ? vous le savez ; et si elle s’est écartée de la sagesse, vous n’ignorez pas qu’elle est condamnée à errer toujours ; celle dont vous me parlez est l’âme d’un homme excellent en piété ; mais ceux qui l’honorent sont dans l’erreur ». – « Voilà donc, poursuit Porphyre, qui cherche à rattacher ses propres pensées à celles qu’il impute aux dieux, voilà l’oracle qui déclare le Christ un homme éminent en piété, et qui assure que son âme a reçu l’immortalité comme celle des autres justes, mais que c’est une erreur de l’adorer ». – « Et comme quelques-uns, ajoute-t-il, demandaient à Hécate : Pourquoi donc a-t-il été condamné ? La déesse répondit : Le corps est toujours exposé aux tourments, mais l’âme des justes a le ciel pour demeure. Celui dont vous me parlez a été une fatale occasion d’erreur pour toutes les âmes qui n’étaient pas appelées par les destins à recevoir les faveurs des dieux, ni à connaître Jupiter immortel. Aussi les dieux n’aiment point ces âmes fatalement déshéritées ; mais lui, c’est un juste, admis au ciel en la compagnie des justes. Gardez-vous donc de blasphémer contre lui, et prenez pitié de la folie des hommes ; car du Christ aux chrétiens, la pente est rapide[5] ».
Qui est assez stupide pour ne pas voir, ou que ces oracles ont été supposés par cet homme artificieux, ennemi mortel des chrétiens, ou qu’ils ont été rendus par les démons avec une intention toute semblable, c’est-à-dire afin d’autoriser, par les louanges qu’ils donnent à Jésus-Christ, la réprobation qu’ils soulèvent contre les chrétiens, détournant ainsi les hommes de la voie du salut, où l’on n’entre que par le christianisme ? Comme ils sont infiniment rusés, peu leur importe qu’on ajoute foi à leurs éloges de Jésus-Christ, pourvu que l’on croie aussi leurs calomnies contre ses disciples, et ils souffrent qu’on loue Jésus-Christ, à condition de n’être pas chrétien, et par conséquent de n’être pas délivré par le Christ de leur domination. Ajoutez qu’ils le louent de telle sorte que quiconque croira en lui sur leur rapport ne sera jamais vraiment chrétien, mais photinien[6], et ne verra dans le Christ que l’homme et non Dieu ; ce qui l’empêchera d’être sauvé par sa médiation et de se dégager des filets de ces démons imposteurs. Pour nous, nous fermons également l’oreille à la censure d’Apollon et aux louanges d’Hécate. L’un veut que Jésus-Christ ait été justement condamné à mort par ses juges, et l’autre en parle comme d’un homme très-pieux, mais toujours un homme. Or, ils n’ont l’un et l’autre qu’un même dessein, celui d’empêcher les hommes de se faire chrétiens, seul moyen pourtant d’être délivré de leur tyrannie. Au surplus, que ce philosophe ou plutôt ceux qui ajoutent foi à ces prétendus oracles accordent, s’ils peuvent, Apollon et Hécate, et placent l’éloge ou la condamnation dans la bouche de tous deux ; mais quand ils le pourraient faire, nous n’en aurions pas moins pour ces démons, soit qu’ils louent le Christ, soit qu’ils le blasphèment, la même répulsion. Et comment les païens, qui voient un dieu et une déesse se contredire sur Jésus-Christ, et Apollon blâmer ce qu’approuve Hécate, peuvent-ils, pour peu qu’ils soient raisonnables, ajouter foi aux calomnies de ces démons contre les chrétiens ?
Au reste, quand Porphyre ou Hécate disent que Jésus-Christ a été une fatale occasion d’erreur pour les chrétiens, je leur demanderai s’il l’a été volontairement ou malgré lui. Si c’est volontairement, comment est-il juste ? et si c’est malgré lui, comment est-il bienheureux ? Mais écoutons Porphyre expliquant la cause de cette prétendue erreur : « Il y a, dit-il, en certain lieu, des esprits terrestres et imperceptibles soumis au pouvoir des mauvais démons. Les sages (les Hébreux, entre lesquels était ce Jésus, selon les oracles d’Apollon que je viens de rapporter, détournaient les personnes religieuses du culte de ces mauvais démons et de ces esprits inférieurs, et les portaient à adorer plutôt les dieux célestes et surtout Dieu le père. C’est aussi, ajoute-t-il, ce que les dieux mêmes commandent, et nous avons montré ci-dessus comment ils avertissent de reconnaître Dieu et veulent qu’on l’adore partout. Mais les ignorants et les impies, qui ne sont pas destinés à recevoir les faveurs des dieux, ni à connaître Jupiter immortel, ont rejeté toute sorte de dieux, pour embrasser le culte des mauvais démons. Il est vrai qu’ils feignent de servir Dieu, mais ils ne font rien de ce qu’il faut pour cela. Dieu, comme le père de toutes choses, n’a besoin de rien ; et nous attirons ses grâces sur nous, lorsque nous l’honorons par la justice, par la chasteté et par les autres vertus, et que notre vie est une continuelle prière par l’imitation de ses perfections et la recherche de sa vérité. Cette recherche, dit-il, nous purifie, et l’imitation nous rapproche de lui ». Ici, j’en conviens, Porphyre parle dignement de Dieu le père et de l’innocence des mœurs, laquelle constitue principalement le culte qu’on lui rend. Aussi bien les livres des prophètes hébreux sont pleins de ces sortes de préceptes, soit qu’ils reprennent le vice, soit qu’ils louent la vertu. Mais Porphyre, quand il parle des chrétiens, ou se trompe, ou les calomnie autant qu’il plaît aux démons qu’il prend pour des dieux : comme s’il était bien malaisé de se souvenir des infamies qui se commettent dans les temples ou sur les théâtres en l’honneur des dieux, et de considérer ce qui se dit dans nos églises ou ce qu’on y offre au vrai Dieu, pour juger de quel côté est l’édification ou la ruine des mœurs. Et quel autre que l’esprit malin lui a dit ou inspiré ce mensonge ridicule et palpable, que les chrétiens révèrent plutôt qu’ils ne les haïssent ces démons que les Hébreux défendent d’adorer ? Mais ce Dieu, que les sages des Hébreux ont adoré, défend aussi de sacrifier aux esprits célestes, aux anges et aux vertus que nous aimons et honorons dans le pèlerinage de cette vie mortelle, comme nos concitoyens déjà bienheureux. Dans la loi qu’il a donnée à son peuple, il a fait entendre comme un coup de tonnerre cette terrible menace : « Celui qui sacrifiera aux dieux sera exterminé » ; et de peur qu’on ne s’imaginât que cette défense ne regarde que les mauvais démons et ces esprits terrestres que Porphyre appelle esprits inférieurs, parce que l’Ecriture sainte les appelle aussi les dieux des Gentils, comme dans ce passage du psaume : « Tous les dieux des Gentils sont des démons[7] », de peur qu’on ne crût que la défense de sacrifier aux démons n’emporte pas celle de sacrifier aux esprits célestes, ou au moins à quelques-uns d’entre eux, l’Ecriture ajoute ces mots : Si ce n’est au Seigneur seul, nisi Domino soli. Et quant à ceux qui, trompés par le mot soli, se figurent que Dieu est ici confondu avec le soleil, il suffit de jeter les yeux sur le texte grec pour dissiper leur erreur[8].
Ainsi, ce Dieu à qui un si excellent philosophe rend un si excellent témoignage, a donné à son peuple, au peuple hébreu, une loi écrite en langue hébraïque, et cette loi, qui est connue par toute la terre, porte expressément que celui qui sacrifiera aux dieux et à d’autres qu’au Seigneur sera exterminé. Qu’est-il besoin d’aller chercher d’autres passages dans cette loi ou dans les Prophètes pour montrer que le Dieu véritable et souverain ne veut point qu’on sacrifie à d’autres qu’à lui ? Voici un oracle court, mais terrible, sorti de la bouche de ce Dieu que les plus savants hommes du paganisme exaltent si fort : qu’on l’écoute, qu’on le craigne, qu’on y obéisse, de peur qu’on encoure la peine dont il menace : « Celui qui sacrifiera aux dieux et à d’autres qu’au Seigneur sera exterminé ». Ce n’est pas que Dieu ait besoin de rien qui soit à nous, mais c’est qu’il nous est avantageux d’être à lui. Il est écrit dans les saintes lettres des Hébreux : « J’ai dit au Seigneur : Vous êtes mon Dieu, parce que vous n’avez pas besoin de mes biens[9] ». Or, nous-mêmes, c’est-à-dire sa Cité, nous sommes le plus noble et le plus excellent sacrifice qui lui puisse être offert ; et tel est le mystère que nous célébrons dans nos oblations bien connues des fidèles, ainsi que nous l’avons dit aux livres précédents[10]. Les oracles du ciel ont déclaré hautement, par la bouche des Prophètes hébreux, que les sacrifices d’animaux que les Juifs offraient comme des figures de l’avenir cesseraient, et que les nations, du levant au couchant, n’offriraient qu’un seul sacrifice ; ce que nous voyons maintenant accompli. Nous avons rapporté dans cet ouvrage quelques-uns de ces témoignages, autant que nous l’avons trouvé à propos. Concluons qu’où n’est point cette justice, qui fait qu’on n’obéit qu’au Dieu souverain et qu’on ne sacrifie qu’à lui seul, là certainement aussi n’est point une société fondée sur des droits reconnus et sur des intérêts communs ; et par conséquent il n’y a point là non plus de peuple, si la définition qu’on en a donnée est la véritable. Il n’y a donc point enfin de république, puisque la chose du peuple ne saurait être où le peuple n’est pas.
[1] Sur Porphyre, voyez plus haut, livre X, ch. 9 et les notes.
[2] Le titre grec est celui-ci : Peri tes ek logion philosophias. Cet ouvrage de Porphyre est perdu. Il est mentionné par Théodoret et par Eusèbe. Voyez la Praepar. Evang., livre IV, ch. 6 et 8.
[3] Exod. XXII, 20.
[4] Nous trouvons dans Lactance (De ira Dei, cap. 23) trois des vers grecs que saint Augustin vient de traduire. Les autres sont perdus, mais on en rencontre d’analogues dans Justin (Serm. exhort. ad Gent.)
[5] Ce passage de Porphyre se trouve à peu près reproduit dans Eusèbe (Demonstr. Evang., lib. III, cap. 6).
[6] Sur l’hérésie de Photin, fort semblable à celle de Paul de Samosate, voyez le livre de saint Augustin De haer., haer. 41 et 45.
[7] Ps. XLV, 5.
[8] En effet, le texte des Septante porte : Ei me to Kurio mono.
[9] Ps. XV, 2.
[10] Voyez plus haut, livre X, ch. 6 et ailleurs.
Mais écartons cette définition du peuple, et supposons qu’on en choisisse une autre, par exemple celle-ci : Le peuple est une réunion d’êtres raisonnables qui s’unissent afin de jouir paisiblement ensemble de ce qu’ils aiment. Pour savoir ce qu’est chaque peuple, il faudra examiner ce qu’il aime. Toutefois, quelque chose qu’il aimes du moment qu’il y a une réunion, non de bêtes, mais de créatures raisonnables, unies par la communauté des mêmes intérêts, on peut fort bien la nommer un peuple, lequel sera d’autant meilleur que les intérêts qui le lient seront plus nobles et d’autant plus mauvais qu’ils le seront moins. Suivant cette définition, le peuple romain est un peuple, et son gouvernement est sans doute une république. Or, l’histoire nous apprend ce qu’a aimé ce peuple au temps de son origine et aux époques suivantes, et comment il a été entraîné à de cruelles séditions par la dépravation de ses mœurs, et de là conduit aux guerres civiles et sociales, où il a sapé dans sa base la concorde qui est en quelque sorte le salut du peuple. Je ne voudrais cependant pas dire qu’à ce moment l’empire romain ne fût plus un peuple, ni son gouvernement une république, tant qu’il est resté une réunion de personnes raisonnables liées ensemble par un intérêt commun. Et ce que j’accorde pour ce peuple, je l’accorde également pour les Athéniens, les Egyptiens, les Assyriens, et pour tout autre empire, grand ou petit ; car, en général, la cité des impies, rebelle aux ordres du vrai Dieu qui défend de sacrifier à d’autres qu’à lui, et partant incapable de faire prévaloir l’âme sur le corps et la raison sur les vices, ne connaît point la justice véritable.
Quelque heureux empire que l’âme semble avoir sur le corps, et la raison sur les passions, si l’âme et la raison ne sont elles-mêmes soumises à Dieu et ne lui rendent le culte commandé par lui, cet empire n’existe pas dans sa vérité. Comment une âme qui ignore le vrai Dieu et qui, au lieu de lui être assujettie, se prostitue à des démons infâmes, peut-elle être maîtresse de son corps et de ses mauvaises inclinations ? C’est pourquoi les vertus qu’elle pense avoir, si elle ne les rapporte à Dieu, sont plutôt des vices que des vertus. Car, bien que plusieurs s’imaginent qu’elles sont des vertus véritables, quand elles se rapportent à elles-mêmes et n’ont qu’elles-mêmes pour fin, je dis que même alors elles sont pleines d’enflure et de superbe, et ainsi elles ne sont pas des vertus, mais des vices[1]. En effet, comme ce qui fait vivre le corps n’est pas un corps, mais quelque chose au-dessus du corps, de même ce qui rend l’homme bienheureux ne vient pas de l’homme, mais est au-dessus de l’homme ; et ce que je dis de l’homme est vrai de tous les esprits célestes.
[1] Comparez saint Augustin, aux livres XIII et XIV de son traité De la Trinité (XII, n. 25, 26 ; XIV, n. 3).
Ainsi, de même que l’âme est la vie du corps, Dieu est la vie bienheureuse de l’homme, d’où vient cette parole des saintes lettres des Hébreux : « Heureux le peuple qui a son Seigneur en son Dieu[1] ». Malheureux donc le peuple qui ne reconnaît pas ce Dieu . Il ne laisse pas pourtant de jouir d’une certaine paix qui n’a rien de blâmable en soi mais il n’en jouira pas à la fin, parce qu’il n’en use pas bien avant la fin. Or, nous chrétiens, c’est notre intérêt qu’il jouisse de la paix pendant cette vie ; car, tant que les deux cités sont mêlées ensemble, nous nous servons aussi de la paix de Babylone, tout en étant affranchis de son joug par la foi et ne faisant qu’y passer comme des voyageurs. C’est pour cela que l’Apôtre avertit l’Eglise de prier pour les rois et les puissants du siècle, « afin, dit-il, que nous menions une vie tranquille en toute piété et charité[2] ». Lorsque Jérémie prédit à l’ancien peuple d’Israël sa captivité et lui recommande au nom de Dieu d’aller à Babylone sans murmurer, afin de donner au Seigneur cette preuve de sa patience, il l’avertit aussi de prier pour cette ville, « parce que, dit-il, vous trouverez votre paix dans la sienne[3] » ; c’est-à-dire une paix temporelle, celle qui est commune aux bons et aux méchants.
[1] Ps. CXLIII, 15.
[2] I Tim. II, 2.
[3] Jérém. XXIX, 7.
Mais il y a une autre paix, qui est propre à la Cité sainte, et celle-là, nous en jouissons avec Dieu par la foi[1], et nous l’aurons un jour éternellement avec lui par la claire vision. Ici-bas, au contraire, la paix dont nous jouissons, publique ou particulière, est telle qu’elle sert plutôt à soulager notre misère qu’à procurer notre félicité. Notre justice même, quoique vraie en tant que nous la rapportons au vrai bien, est si défectueuse en cette vie qu’elle consiste plutôt dans la rémission des péchés que dans aucune vertu parfaite. Témoin la prière de toute la Cité de Dieu étrangère en ce monde, et qui crie à Dieu par la bouche de tous ses membres : « Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés[2] ». Et cette prière ne sert de rien à ceux dont la foi sans œuvres est une foi morte[3], mais seulement à ceux dont la foi opère par amour[4]. Les justes mêmes ont besoin de cette prière ; car bien que leur âme soit soumise à Dieu, la raison ne commande jamais parfaitement aux vices en cette vie mortelle et dans-ce corps corruptible qui appesantit l’âme[5] ; car elle ne leur commande pas sans combat et sans résistance. C’est pourquoi, avec quelque vigilance que l’on combatte en ce lieu d’infirmité, et quelque victoire qu’on remporte sur ses ennemis, on donne quelque prise sur soi, sinon par les actions, du moins par les paroles ou par les pensées. Tant que l’on ne fait que commander aux vices, on ne jouit pas encore d’une pleine paix, parce que ce qui résiste n’est jamais dompté sans danger, et l’on ne triomphe pas en repos de ceux qui sont domptés, parce qu’il faut toujours veiller à ce qu’ils ne se relèvent pas. Parmi ces tentations dont l’Ecriture dit avec tant de concision, que « la vie de l’homme sur la terre est une continuelle tentation[6] », qui présumera n’avoir point besoin de dire à Dieu : Pardonnez-nous nos offenses, si ce n’est l’homme superbe, qui n’a pas la glandeur, mais l’enflure, et à qui celui qui donne sa grâce aux humbles[7] résiste avec justice ? Ici donc la justice consiste, à l’égard de l’homme, à obéir à Dieu à l’égard du corps, à être soumis à l’âme, et à l’égard des vices, à les vaincre ou à leur résister par la raison, et à demander à Dieu sa grâce et le pardon de ses fautes, comme à le remercier des biens qu’on en a reçus. Mais dans cette paix finale, qui doit être le but de toute la justice que nous tâchons d’acquérir ici-bas, comme la nature sera guérie sans retour de toutes les mauvaises inclinations, et que nous ne sentirons aucune résistance ni en nous-mêmes, ni de la part des autres, il ne sera pas nécessaire que la raison commande aux passions qui ne seront plus, mais Dieu commandera à l’homme, et l’âme au corps, avec une facilité et une douceur qui répondra à un état si glorieux et si fortuné. Cet état sera éternel, et nous serons assurés de son éternité, et c’est en cela que consistera notre souverain bien.
[1] II Cor. V, 7.
[2] Matt. VI, 12.
[3] Jacques, II, 7.
[4] Sag. IX, 15.
[5] Sag. IX, 15.
[6] Job. VI, 1.
[7] Jacques, IV, 6.
Mais, au contraire, tous ceux qui n’appartiennent pas à cette Cité de Dieu, leur misère sera éternelle ; c’est pourquoi l’Ecriture l’appelle aussi la seconde mort, parce que ni l’âme, ni le corps ne vivront : l’âme, parce qu’elle sera séparée de Dieu, qui est la vie, et le corps, parce qu’il souffrira d’éternelles douleurs. Aussi cette seconde mort sera la plus cruelle, parce qu’elle ne pourra finir par la mort. Or, la guerre étant contraire à la paix, comme la misère l’est à la béatitude et la mort à la vie, on peut demander si à ta paix dont on jouira dans le souverain bien répond une guerre dans le souverain mal. Que celui qui fait cette demande prenne garde à ce qu’il y a de mauvais dans la guerre, et il trouvera que cela ne consiste que dans l’opposition et la contrariété des choses entre elles. Quelle guerre donc plus grande et plus cruelle peut-on s’imaginer que celle où la volonté est tellement contraire à la passion et la passion à la volonté, que leur inimitié ne cesse jamais par, la victoire de l’une ou de l’autre, et où la douleur combat tellement contre le corps qu’aucun des deux adversaires ne triomphe jamais ? Quand il arrive en ce monde un pareil combat, ou bien la douleur a le dessus, et la mort en ôte le sentiment, ou la nature est victorieuse, et la santé chasse ta douleur. Mais dans la vie à venir, la douleur demeurera pour tourmenter, et la nature subsistera pour sentir la douleur ; car ni l’une ni l’autre ne sera détruite, afin que le supplice dure toujours. Or, comme c’est par le Jugement dernier que les bons et les méchants aboutiront, les uns au souverain bien et les autres au souverain mal, nous allons traiter ce sujet dans le livre suivant, s’il plaît à Dieu.