La Cité de Dieu

LIVRE VINGTIÈME
LE JUGEMENT DERNIER

Du jugement dernier et des témoignages qui l’annoncent dans l’Ancien Testament et dans le Nouveau.

CHAPITRE PREMIER

ON NE TRAITERA PROPREMENT DANS CE LIVRE QUE DU JUGEMENT DERNIER, BIEN QUE DIEU JUGE EN TOUT TEMPS.

Ayant dessein présentement, avec la grâce de Dieu, de parler du jour du dernier jugement et d’en établir la certitude contre les impies et les incrédules, nous devons d’abord poser comme fondement de notre édifice les témoignages de l’Ecriture. Ceux qui n’y veulent point croire ne leur opposent que des raisonnements humains, pleins d’erreurs et de mensonges, tantôt soutenant que l’Ecriture doit s’entendre dans un autre sens, et tantôt qu’elle n’a point l’autorité de la parole divine. Pour ceux qui l’entendent en son vrai sens et qui croient qu’elle renferme la parole de Dieu, je ne doute point qu’ils n’y donnent leur assentiment, soit qu’ils le déclarent au grand jour, soit qu’ils rougissent ou qu’ils craignent, sous de vains scrupules, d’avouer leur foi, soit même que, par une opiniâtreté qui tient de la folie, ils s’obstinent à nier la vérité de choses qu’ils savent être vraies, la fausseté de choses qu’ils savent être fausses. Ainsi, ce que l’Eglise tout entière du vrai Dieu confesse et professe, à savoir que Jésus-Christ doit venir du ciel pour juger les vivants et les morts, voilà ce que nous appelons le dernier jour du jugement de Dieu, c’est-à-dire le dernier temps. Car combien de jours durera le jugement suprême ? cela est incertain ; mais personne n’ignore, pour peu qu’il soit versé dans l’Ecriture sainte, que sa coutume est d’employer le mot jour pour celui de temps. Quand donc nous parlons du jour du jugement, nous ajoutons dernier ou suprême, parce que Dieu juge sans cesse et qu’il a jugé dès le commencement du genre humain, quand il a chassé du paradis et séparé de l’arbre de la vie les premiers hommes coupables. Bien plus, on peut dire qu’il a jugé, quand il a refusé son pardon[1] aux anges prévaricateurs, dont le prince, vaincu par l’envie, trompa les hommes, après s’être trompé lui-même. Ce n’est pas non plus sans un juste et profond jugement de Dieu que les démons et les hommes mènent une vie si misérable et sujette à tant d’erreurs et de peines, les uns dans l’air, et les autres sur la terre. Mais quand personne n’aurait péché, ce serait encore par un jugement équitable de Dieu que toutes les créatures raisonnables demeureraient éternellement unies à leur Seigneur. Et il ne se contente pas de porter sur tous les démons et sur tous les hommes un jugement général, en ordonnant qu’ils soient misérables à cause du péché du premier ange et du premier homme ; il juge encore en particulier les œuvres que chacun d’eux accomplit en vertu de son libre arbitre. En effet, les démons le prient de ne point les tourmenter, et c’est avec justice qu’il les épargne ou les punit, selon qu’ils l’ont mérité. Les hommes aussi sont punis de leurs fautes, le plus souvent d’une manière manifeste, et toujours du moins en secret[2], soit dans cette vie, soit après la mort, bien qu’aucun ne puisse faire le bien, s’il n’est aidé du ciel, ni faire le mal, si Dieu ne le permet par un jugement très-juste. Car, ainsi que le dit l’Apôtre : « Il n’y a point d’injustice en Dieu[3] » ; et ailleurs : « Les jugements de Dieu sont impénétrables, et ses voies incompréhensibles[4] ». Mais nous ne parlerons dans ce livre ni des jugements que Dieu a rendus dès le principe, ni de ceux qu’il rend dans le présent, mais seulement du dernier jugement, alors que Jésus-Christ viendra du ciel juger les vivants et les morts. C’est bien là le jour suprême du jugement ; car alors il n’y aura plus lieu à de vaines plaintes sur le bonheur du méchant ou sur le malheur du juste. Alors, en effet, la félicité véritable et éternelle des seuls justes, et le malheur irrévocable et mérité des seuls méchants seront également manifestes.

[1] II Pierre, II, 4.

[2] Matt. VIII, 29.

[3] Rom. X, 14.

[4] Ibid. XI, 33.

CHAPITRE II

DU SPECTACLE DES CHOSES HUMAINES, OÙ L’ON NE PEUT NIER QUE LES JUGEMENTS DE DIEU NE SE FASSENT SENTIR, BIEN QU’ILS SE DÉROBENT SOUVENT À NOS REGARDS.

Nous apprenons ici-bas à souffrir patiemment les maux, parce que les bons même les souffrent, et à ne pas attacher un grand prix aux biens, parce que les méchants même y ont part. Ainsi nous trouvons un enseignement salutaire jusque dans les choses où les raisons de la conduite de Dieu nous sont cachées. Nous ignorons en effet par quel jugement de Dieu cet homme de bien est pauvre, et ce méchant opulent ; pourquoi celui-ci vit dans la joie, lorsqu’il devrait être affligé en punition de ses crimes, tandis que celui-là qui devrait vivre dans la joie, à cause de sa conduite exemplaire, est toujours dans la peine. Nous ne savons pas pourquoi l’innocent n’obtient pas justice, pourquoi il est condamné, au contraire, et opprimé par un juge inique ou confondu par de faux témoignages, tandis que le coupable reste non-seulement impuni, mais encore insulte à l’innocent par son triomphe ; pourquoi l’homme religieux est consumé par la langueur, tandis que l’impie est plein de santé. On voit des hommes jeunes et vigoureux vivre de rapines, et d’autres, incapables de nuire, même par un mot, être accablés de maladies et de douleurs. Ceux dont la vie pourrait être utile aux hommes sont emportés par une mort prématurée, et d’autres, qui ne méritaient pas de voir le jour, vivent plus longtemps que personne. Des infâmes, coupables de tous les crimes, parviennent au faîte des grandeurs, et l’homme sans reproche vit caché dans la plus humble obscurité !

Encore si ces contradictions étaient ordinaires dans la vie, où, comme dit le Psalmiste : « L’homme n’est que vanité et ses jours passent comme l’ombre[1] » ; si les méchants possédaient seuls les biens temporels et terrestres, tandis que les bons souffriraient seuls tous les maux, on pourrait attribuer cette disposition à un juste jugement de Dieu, et même à un jugement bienveillant : on pourrait croire qu’il veut que les hommes qui n’obtiendront pas les biens éternels soient trompés ou consolés par les temporels, qui les rendent heureux, et que ceux auxquels ne sont point réservées les peines éternelles, endurent quelques afflictions passagères en punition de fautes légères ou pour s’exercer à la vertu. Mais la plupart du temps, les méchants ont aussi leurs maux, et les bons leurs joies ; ce qui rend les jugements de Dieu plus impénétrables et ses voies plus incompréhensibles. Et cependant, bien que nous ignorions par quel jugement Dieu fait ou permet ces choses, lui qui est la vertu, la sagesse et la justice suprêmes, lui qui n’a ni faiblesse, ni témérité, ni injustice, il nous est avantageux en définitive d’apprendre à ne pas estimer beaucoup des biens et des maux communs aux bons et aux méchants, pour ne chercher que des biens qui n’appartiennent qu’aux bons et pour fuir des maux qui ne sont propres qu’aux méchants. Lorsque nous serons arrivés à ce jugement suprême de Dieu, dont le temps s’appelle proprement le jour du jugement, et quelquefois le jour du Seigneur, alors nous reconnaîtrons la justice des jugements de Dieu, non-seulement de ceux qu’il rend maintenant, mais aussi des jugements qu’il a rendus dès le principe, et de ceux qu’il rendra jusqu’à ce moment. Alors on verra clairement la justice de Dieu, que la faiblesse de notre raison nous empêche de voir dans un grand nombre et presque dans le nombre entier de ses jugements, quoique d’ailleurs les âmes pieuses aient toute confiance en sa justice mystérieuse.

[1] Ps. CXLIII, 4.

CHAPITRE III

DU SENTIMENT DE SALOMON, DANS LE LIVRE DE L’ECCLÉSIASTE, SUR LES CHOSES QUI SONT COMMUNES AUX BONS ET AUX MÉCHANTS.

Salomon, le plus sage roi d’Israël, qui régna à Jérusalem, commence ainsi l’Ecclésiaste, que les Juifs, comme nous, reconnaissent pour canonique : « Vanité des hommes de vanité, a dit l’Ecclésiaste, vanité des hommes de vanité[1], et tout est vanité ! Que revient-il à l’homme de tout ce travail qu’il accomplit sous le soleil[2] ? » Puis, rattachant à cette pensée le tableau des misères humaines, il rappelle les erreurs et les tribulations de cette vie, et démontre qu’il n’y a rien de stable ni de solide ici-bas. Au milieu de cette vanité des choses de la terre, il déplore surtout que, la sagesse ayant autant d’avantage sur la folie que la lumière sur les ténèbres, et le sage étant aussi éclairé que le fou est aveugle, tous néanmoins aient un même sort dans ce monde[3], par où il veut dire sans doute que les maux sont communs aux bons et aux méchants. Il ajoute que les bons souffrent comme s’ils étaient méchants, et que les méchants jouissent des biens comme s’ils étaient bons. Et il parle ainsi : « Il y a encore une vanité sur la terre : on y voit des justes à qui le mal arrive comme à des impies, et des impies qui sont traités comme des justes. J’appelle aussi cela une vanité[4] ». Cet homme si sage consacre presque tout son livre à relever ces sortes de vanités, sans doute pour nous porter à désirer cette vie où il n’y a point de vanité sous le soleil, mais où brille la vérité sous celui qui a fait le soleil. Comment donc l’homme se laisserait-il séduire par ces vanités, sans un juste jugement de Dieu ? Et toutefois, tandis qu’il y est sujet, ce n’est pas une chose vaine que de savoir s’il résiste ou s’il obéit à la vérité, s’il est vraiment religieux ou s’il ne l’est pas ; cela importe beaucoup au contraire, non pour acquérir les biens de cette vie ou pour en éviter les maux, mais en vue du jugement dernier, où les biens seront donnés aux bons et les maux aux méchants pour l’éternité. Enfin le sage Salomon termine ainsi ce livre : « Craignez Dieu, et observez ses commandements, parce que là est tout l’homme. Car Dieu jugera toute œuvre, celle même du plus méprisable, bonne ou mauvaise[5] ». Que dire de plus court, de plus vrai, de plus salutaire ? « Craignez Dieu, dit-il, et observez ses commandements ; car là est tout l’homme ». En effet, tout homme n’est que le gardien fidèle des commandements de Dieu ; celui qui n’est point cela n’est rien ; car il n’est point formé à l’image de la vérité, tant qu’il demeure semblable à la vanité. Salomon ajoute : « Car Dieu jugera toute œuvre, c’est-à-dire tout ce qui se fait en cette vie, celle même du plus méprisable », entendez : de celui qui paraît le plus méprisable et auquel les hommes ne font aucune attention ; mais Dieu voit chaque action de l’homme, il n’en méprise aucune, et quand il juge, rien n’est oublié.

[1] Saint Augustin avait d’abord admis la leçon de quelques manuscrits qui portent : Vanitas vanitantium ! Plus tard, dans ses Rétractations (lib. I, cap. 7, n. 3), il s’est prononcé pour la leçon aujourd’hui consacrée Vanitas vanitatum !

[2] Ecclés. I, 2, 3.

[3] Ecclés. II, 13, 14.

[4] Ibid. VIII, 14.

[5] Ibid. XII, 13, 14.

CHAPITRE IV

IL CONVIENT, POUR TRAITER DU JUGEMENT DERNIER, DE PRODUIRE D’ABORD LES PASSAGES DU NOUVEAU TESTAMENT, PUIS CEUX DE L’ANCIEN.

Les preuves du dernier jugement de Dieu que nous voulons tirer de l’Ecriture sainte, nous les puiserons d’abord dans le Nouveau Testament, ensuite dans l’Ancien. Bien que l’Ancien soit le premier dans l’ordre des temps, le Nouveau néanmoins a plus d’autorité, parce que le premier n’a servi qu’à annoncer l’autre. Nous commencerons donc par les témoignages tirés du Nouveau Testament, et pour leur donner plus de poids, nous les confirmerons par ceux de l’Ancien. L’Ancien comprend la loi et les Prophètes ; le Nouveau, l’Evangile et les Epîtres des Apôtres. Or, l’Apôtre dit : « La loi n’a servi qu’à faire connaître le péché, au lieu que maintenant la justice de Dieu nous est révélée sans la loi, quoique attestée par la loi et les Prophètes. La justice de Dieu est manifestée par la foi en Jésus-Christ à tous ceux qui croient en lui[1] ». Cette justice de Dieu appartient au Nouveau Testament et est confirmée par l’Ancien, c’est-à-dire par la loi et les Prophètes. Je dois donc exposer d’abord le point de la Cause pour produire ensuite les témoins. C’est Jésus-Christ lui-même qui nous apprend à observer cet ordre, lorsqu’il dit : « Un docteur bien instruit dans le royaume de Dieu est semblable à un père de famille qui tire de son trésor de nouvelles et de vieilles choses[2] ». Il ne dit pas de vieilles et de nouvelles choses, ce qu’il n’aurait certainement pas manqué de faire, s’il n’avait eu plus d’égard au prix des choses qu’au temps.

[1] Rom. III, 20-22.

[2] Matt. XIII, 52.

CHAPITRE V

PAROLES DU DIVIN SAUVEUR QUI ANNONCENT QU’IL Y AURA UN JUGEMENT DE DIEU À LA FIN DES TEMPS.

Le Sauveur lui-même, reprochant leur incrédulité à quelques villes où il avait fait de grands miracles, et leur en préférant d’autres qu’il n’avait point visitées : « Je vous déclare, disait-il, qu’au jour du jugement, Tyr et Sidon seront traitées moins rigoureusement que vous[1] ». Et quelque temps après, s’adressant à une autre ville : « Je t’assure, dit-il, qu’au jour du jugement, Sodome sera traitée moins rigoureusement que toi ». Il montre clairement par-là que le jour du jugement doit arriver. Il dit encore ailleurs : « Les Ninivites s’élèveront, au jour du jugement, contre ce peuple et le condamneront, parce qu’ils ont fait pénitence à la prédication de Jonas, et qu’ici il y a plus que Jonas[2]. La reine du Midi s’élèvera, au jour du jugement, contre ce peuple et le condamnera, parce qu’elle est venue des extrémités de la terre pour entendre la sagesse de Salomon, et qu’il y a ici plus que Salomon ». Ce passage nous apprend deux vérités : la première, que le jour du jugement viendra ; la seconde, que les morts ressusciteront en ce jour. Car en parlant des Ninivites et de la reine du Midi, Jésus parlait certainement d’hommes qui n’étaient plus, et il dit pourtant qu’ils revivront au jour du jugement. Et lorsqu’il dit qu’ils condamneront, ce n’est point qu’ils doivent juger eux-mêmes, mais c’est qu’en comparaison d’eux, les autres mériteront d’être condamnés.

Ailleurs, à propos du mélange des bons et des méchants en ce monde et de leur séparation au jour du jugement, il se sert de la parabole d’un champ semé de bon grain, où l’on répand de l’ivraie, et l’expliquant à ses disciples : « Celui qui sème le bon grain, dit-il, est le Fils de l’homme ; le champ, c’est le monde ; le bon grain, ce sont les enfants du royaume, et l’ivraie les enfants du diable ; l’ennemi qui l’a semée, c’est le diable ; la moisson, c’est la fin du monde ; les moissonneurs, ce sont les auges. Comme on amasse et comme on brûle l’ivraie, ainsi il sera fait à la fin du monde. Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils enlèveront de son royaume tous les scandales et tous ceux qui commettent l’iniquité, et ils les jetteront dans la fournaise ardente. Là il y aura des pleurs et des grincements de dents. Alors les justes brilleront comme le soleil dans le royaume de leur père. Que celui qui a des oreilles pour entendre, entende[3] ». Il est vrai qu’il ne nomme pas ici le jour du jugement ; mais il l’exprime bien plus clairement par les choses mêmes, et prédit qu’il arrivera à la fin du monde.

Il parle de même à ses disciples : « Je vous dis, en vérité, que vous qui m’avez suivi, lorsqu’au temps de la régénération le Fils de l’homme sera assis sur le trône de sa gloire, vous serez assis, vous également, sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’Israël[4] ». Ceci nous apprend que Jésus jugera avec ses disciples ; d’où vient qu’ailleurs il dit aux Juifs : « Si c’est au nom de Belzébuth que je chasse les démons, au nom de qui vos enfants les chassent-ils ? C’est pourquoi ils seront eux-mêmes vos juges ». Il ne faut point croire, parce que Jésus a parlé de douze trônes, qu’il ne jugera qu’avec douze disciples. Le nombre douze doit s’entendre comme exprimant la multitude de ceux qui jugeront avec lui, à cause du nombre sept qui marque d’ordinaire une grande multitude, et dont les deux parties, trois et quatre, multipliées l’une par l’autre, donnent douze. En effet, quatre fois trois et trois fois quatre font douze ; sans parler des autres raisons qui expliquent le choix de ce nombre. Autrement, comme l’apôtre Mathias a été mis à la place du traître Judas[5], il s’ensuivrait que l’apôtre saint Paul, qui a plus travaillé qu’eux tous[6], n’aurait point de trône pour juger. Or, il témoigne assez lui-même qu’il sera du nombre des juges, quand il dit : « Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges[7] ? » Il faut entendre dans le même sens le nombre douze appliqué à ceux qui seront jugés. Car bien qu’il ne soit question que des douze tribus d’Israël, il ne s’ensuit pas que Dieu ne jugera pas la tribu de Lévi, qui est la treizième, ni qu’il jugera le peuple d’Israël seul, et non les autres nations. Quant à la régénération dont il s’agit, nul doute qu’elle ne doive s’entendre de la résurrection des morts. Notre chair, en effet, sera régénérée par la foi.

Je laisse de côté beaucoup d’autres passages qui semblent faire allusion au dernier jugement, mais qui, considérés de près, se trouvent ambigus ou relatifs à un autre sujet, par exemple à cet avènement du Sauveur qui se fait tous les jours dans son Eglise (c’est-à-dire dans ses membres, où il se manifeste partiellement et peu à peu, parce que l’Eglise entière est son corps), ou bien à la destruction de la Jérusalem terrestre, dont il est parlé comme s’il s’agissait de la fin du monde et du jour de ce grand et dernier jugement. Ainsi on ne saurait entendre clairement ces passages, à moins de comparer ensemble ce qu’en disent les trois évangélistes, saint Matthieu, saint Marc et saint Luc. Tous trois, en effet, s’éclaircissent l’un l’autre, si bien que l’on voit mieux ce qui se rapporte à un même objet. C’est aussi ce que je me suis proposé dans une lettre que j’ai écrite à Hésychius d’heureuse mémoire, évêque de Salone, lettre que j’ai intitulée : De la fin du siècle[8].

J’arrive maintenant à ce passage de l’Evangile selon saint Matthieu, où il est parlé de la séparation des bons et des méchants par un jugement dernier et manifeste de Jésus-Christ : « Quand le Fils de l’homme, dit-il, viendra dans sa majesté, accompagné de tous ses anges, il s’assoira sur son trône, et tous les peuples de la terre seront assemblés en sa présence, et il les séparera les uns des autres, commue un berger sépare les brebis des boucs, et il mettra les brebis à sa droite et les boucs à sa gauche. Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, vous que mon père a bénis, et prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’ai eu besoin d’abri, et vous m’avez donné l’hospitalité ; j’étais nu, et vous m’avez vêtu ; j’étais malade, et vous m’avez soulagé ; j’étais prisonnier, et vous m’êtes venu voir. Alors les justes répondront et lui diront : Seigneur, quand vous avons-nous vu avoir faim et vous avons-nous donné à manger, ou avoir soif et vous avons-nous donné à boire ? quand vous avons-nous vu sans abri et vous avons-nous donné l’hospitalité, ou sans vêtement et vous avons-nous vêtu ? quand vous avons-nous vu malade et en prison, et sommes-nous venu vers vous ? Et le roi leur répondra : Je vous le dis, en vérité, toutes les fois que vous avez rendu un tel secours aux moindres de mes frères, c’est à moi que vous l’avez rendu. Il dira ensuite à ceux qui seront à sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel, qui a été préparé pour le diable et pour ses anges ». Il leur reproche ensuite de n’avoir point fait pour lui les mêmes choses dont il a loué ceux qui étaient à sa droite ; et comme ils lui demandent : Quand donc vous avons-nous vu en avoir besoin ? il leur répond de même que tous les secours qu’ils ont refusés aux moindres de ses frères, c’est à lui qu’ils les ont refusés. Puis il conclut ainsi : « Et ceux-là iront au « supplice éternel, et les justes à la vie éternelle[9] ». Saint Jean l’évangéliste dit clairement que Jésus a fixé l’époque du jugement à l’heure où les morts ressusciteront. Après avoir dit que le Père ne juge personne, mais qu’il a donné au Fils tout pouvoir de juger, afin que tous honorent le Fils comme ils honorent le Père ; parce que celui qui n’honore pas le Fils n’honore pas le Père qui l’a envoyé, il ajoute aussitôt : « En vérité, en vérité, je vous dis que celui qui entend ma parole, et qui croit en celui qui m’a envoyé, possède la vie éternelle et ne viendra point en jugement, mais qu’il passera de la mort à la vie[10] ». Il nous assure par ces paroles que les fidèles ne viendront point en jugement. Comment donc seront-ils séparés des méchants par le jugement et mis à sa droite, à moins qu’on ne prenne ici le jugement pour la condamnation ? Il est certain, en effet, que ceux qui entendent sa parole, et qui croient en celui qui l’a envoyé, ne seront pas condamnés.

[1] Matt. XI, 22, 24.

[2] Matt. XII, 41,42.

[3] Matt. XIII, 37-43.

[4] Matt. XIX, 28.

[5] Act. I, 26.

[6] I Cor. XV, 10.

[7] I Cor. VI, 3.

[8] Voyez les lettres de saint Augustin, Epist. CXCIX.

[9] Matt. XXV, 31-46.

[10] Jean, V, 22-21.

CHAPITRE VI

DE LA PREMIÈRE RÉSURRECTION ET DE LA SECONDE.

Il poursuit en ces termes : « En vérité, en vérité, je vous dis que le temps vient, et qu’il est déjà venu, que les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et que ceux qui l’entendront vivront ; car, comme le Père a la vie en lui-même, il a aussi donné au Fils d’avoir la vie en lui-même[1] ». Il ne parle pas encore de la seconde résurrection, c’est-à-dire de celle des corps, qui doit arriver à la fin du monde, mais de la première, qui se fait maintenant. C’est pour distinguer celle-ci de l’autre qu’il dit : « Le temps vient, et il est déjà venu ». Or, cette résurrection ne regarde pas les corps, mais les âmes. Les âmes ont aussi leur mort, qui consiste dans l’impiété et dans le crime ; et c’est de celle-là que sont morts ceux dont le Seigneur a dit : « Laissez les morts « ensevelir leurs morts[2] », c’est-à-dire laissez ceux qui sont morts de la mort de l’âme ensevelir ceux qui sont morts de la mort du corps. il dit donc de ces morts que l’impiété et le crime ont fait mourir dans l’âme : « Le temps vient, et il est déjà venu, que les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’entendront vivront ». Ceux, dit-il, qui l’entendront, c’est-à-dire qui lui obéiront, qui croiront en lui et qui persévéreront jusqu’à la fin. Il ne fait ici aucune différence entre les bons et les méchants, parce qu’il est avantageux à tous d’entendre sa voix et de vivre, en passant de la mort de l’impiété à la vie de la grâce. C’est de cette mort que saint Paul dit : « Donc tous sont morts, et un seul est mort pour tous, afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité à cause d’eux[3] ». Ainsi, tous sans exception sont morts par le péché, soit par le péché originel, soit par les péchés actuels qu’ils y ont ajoutés, par ignorance ou par malice, et un seul vivant, c’est-à-dire exempt de tout péché, est mort pour tous ces morts, afin que ceux qui vivent parce que leurs péchés leur ont été remis, ne vivent plus pour eux-mêmes, muais pour celui qui est mort pour tous à cause de nos péchés et qui est ressuscité pour notre justification, afin que, croyant en celui qui justifie l’impie et étant justifiés de notre impiété comme des morts qui ressuscitent, nous puissions appartenir à la première résurrection qui se fait maintenant. A celle-là n’appartiennent que ceux qui seront éternellement heureux, au lieu que l’Apôtre nous apprend que les bons et les méchants appartiendront à la seconde, dont il va parler tout à l’heure. Celle-ci est de miséricorde, et celle-là de justice ; ce qui fait dire au Psalmiste : « Seigneur, je chanterai votre miséricorde et votre jugement[4] ».

C’est de ce jugement que saint Jean parle ensuite, quand il dit : « Et il lui a donné le pouvoir de juger, parce qu’il est le Fils de l’homme ». Il montre par là qu’il viendra juger, revêtu de la même chair dans laquelle il était venu pour être jugé. Et il dit pour cette raison : « Parce qu’il est le Fils de l’homme ». Puis, parlant de ce dont nous traitons : « Ne vous étonnez pas de cela, dit-il, car le temps viendra que tous ceux qui sont dans les sépulcres entendront la voix du Fils de l’homme ; et ceux qui auront bien vécu sortiront pour ressusciter à la vie, comme les autres pour ressusciter au jugement.[5] » Voilà ce jugement dont il a parlé auparavant, pour désigner la condamnation, en ces termes : « Celui qui entend ma parole et qui croit en « celui qui m’a envoyé, possède la vie éternelle, et ne viendra point en jugement, mais « il est déjà passé de la mort à la vie[6] ». Ce qui signifie qu’appartenant à la première résurrection, par laquelle on passe maintenant de la mort à la vie, il ne tombera point dans la damnation qu’il identifie avec le jugement, quand il dit : « Comme les autres pour ressusciter au jugement », c’est-à-dire pour être condamnés. Que celui donc qui ne veut pas être condamné à la seconde résurrection ressuscite à la première ; car : « Le temps vient, et il est déjà venu, que les morts entendront la voix du Fils de Dieu ; et ceux qui l’entendront vivront ». En d’autres termes, ils ne tomberont point dans la damnation que l’Ecriture appelle la seconde mort et où seront précipités, après la seconde résurrection, qui est celle des corps, ceux qui n’auront pas ressuscité à la première, qui est celle des âmes. Il poursuit ainsi : « Le temps viendra » ; (et il n’ajoute pas : « et il est déjà venu », parce que celui-là ne viendra qu’à la fin du monde, au grand et dernier jugement de Dieu). – « Le temps, dit-il, viendra que tous ceux qui sont dans les sépulcres entendront sa voix et sortiront ». Il ne dit pas, comme lorsqu’il parle de la première résurrection, que ceux qui « l’entendront vivront ». En effet, tous ceux qui l’entendront ne vivront pas, au moins de la vie qui seule mérite ce nom, parce qu’elle est bienheureuse. S’ils n’avaient quelque sorte de vie, ils ne pourraient pas l’entendre, ni sortir de leur tombeau, lorsque leur corps ressuscitera. Or, il nous apprend ensuite pourquoi tous ne vivront pas : « Ceux, dit-il, qui ont bien vécu sortiront pour ressusciter à la vie », voilà ceux qui vivront ; « et les autres pour ressusciter au jugement », voilà ceux qui ne vivront pas, parce qu’ils mourront de la seconde mort. S’ils ont mal vécu, c’est qu’ils ne sont pas ressuscités à la première résurrection qui se fait maintenant, c’est-à-dire à celle des âmes, ou parce qu’ils n’y ont pas persévéré jusqu’à la fin. De même qu’il y a deux générations, dont j’ai déjà parlé ci-dessus, l’une selon la foi, qui se fait maintenant par le baptême, et l’autre selon la chair, qui se fera au dernier jugement, quand -la chair deviendra immortelle et incorruptible, de même il y a deux résurrections. La première, qui est celle des âmes, se fait présentement ; elle empêche de tomber dans la seconde mort. L’autre ne se fera qu’à la fin du monde ; elle ne regarde pas les âmes, mais les corps, qu’elle enverra, par suite du jugement dernier, les uns dans la seconde mort, et les autres dans cette vie où il n’y a point de mort.

[1] Jean, V, 25, 26.

[2] Matt. VIII, 22.

[3] II Cor. V, 14, 15.

[4] Ps. C, 1.

[5] Jean, V, 27-29.

[6] Jean, V, 24.

CHAPITRE VII

CE QU’IL FAUT ENTENDRE RAISONNABLEMENT PAR LES DEUX RÉSURRECTIONS ET PAR LE RÈGNE DE MILLE ANS DONT SAINT JEAN PARLE DANS SON APOCALYPSE.

Le même évangéliste parle de ces deux résurrections dans son Apocalypse, mais de telle sorte que quelques-uns des nôtres, n’ayant pas compris la première, ont donné dans des visions ridicules. Voici ce que dit l’apôtre saint Jean : « Je vis descendre du ciel un ange qui avait la clef de l’abîme, et une chaîne en sa main : et il prit le dragon, cet ancien serpent qu’on appelle le diable et Satan, et le lia pour mille ans. Puis l’ayant précipité dans l’abîme, il ferma l’abîme et le scella sur lui, afin qu’il ne séduisît plus les nations, jusqu’à ce que les mille ans fussent accomplis ; après quoi il doit être lié pour un peu de temps. Je vis aussi des trônes et des personnes assises dessus, à qui la puissance de juger fut donnée ; avec elles, les âmes de ceux qui ont été égorgés pour les témoignages qu’ils ont rendus à Jésus et pour la parole de Dieu, et tous ceux qui n’ont point adoré la bête ni son image, ni reçu son caractère sur le front ou dans leur main ; et ils ont régné pendant mille ans avec Jésus. Les autres n’ont point vécu jusqu’à ce que mille ans soient accomplis. Voilà la première résurrection. Heureux et saint est celui qui y a part ! La seconde mort n’aura point de pouvoir sur eux, mais ils seront prêtres de Dieu et de Jésus-Christ, et ils régneront mille ans avec lui ». Ceux à qui ces paroles ont donné lieu de croire que la première résurrection sera corporelle, ont surtout adopté cette opinion à cause du nombre de mille ans, dans la pensée que tout ce temps doit être comme le sabbat des saints, où ils se reposeront après les travaux de six mille ans qui seront écoulés depuis que l’homme a été créé et précipité de la félicité du paradis dans les misères de la vie mortelle, afin que, suivant cette parole : « Devant Dieu un jour est comme mille ans et mille ans comme un jour[1] », six mille ans s’étant écoulés comme six jours, le septième, c’est-à-dire les derniers mille ans, tienne lieu de sabbat aux saints qui ressusciteront pour le solenniser. Tout cela serait jusqu’à un certain point admissible, si l’on croyait que durant ce sabbat les saints jouiront de quelques délices spirituelles, à cause de la présence du Sauveur, et j’ai moi-même autrefois été de ce sentiment[2]. Mais comme ceux qui l’adoptent disent que les saints seront dans des festins continuels, il n’y a que des âmes charnelles qui puissent être de leur avis.

Aussi les spirituels leur ont-ils donné le nom de chiliastes[3], d’un mot grec qui peut se traduire littéralement par millénaires[4]. Il serait trop long de les réfuter en détail ; j’aime mieux montrer comme on doit entendre ces paroles de l’Apocalypse.

Notre Seigneur Jésus-Christ a dit lui-même : « Personne ne peut entrer dans la maison du fort et lui enlever ses biens qu’il ne l’ait lié auparavant[5] ». Par le fort, il entend le diable, parce qu’il s’est assujetti le genre humain, et par ses biens, les fidèles qu’il tenait engagés dans l’impiété et dans le crime. C’était donc pour lier ce fort que saint Jean, selon l’Apocalypse, vit un ange descendre du ciel, qui tenait la clef de l’abîme et la chaîne. Et il prit, dit-il, le dragon, cet ancien serpent, que l’on nomme le diable et Satan, et il le lia pour mille ans ; c’est-à-dire qu’il l’empêcha de séduire et de s’assujettir ceux qui devaient être délivrés. Pour les mille ans, on peut les entendre de deux manières : ou bien parce que ces choses se passent dans les derniers mille ans, c’est-à-dire au sixième millénaire, dont les dernières années s’écoulent présentement pour être suivies du sabbat qui n’a point de soir, c’est-à-dire du repos des saints qui ne finira jamais, de sorte que l’Ecriture appelle ici mille ans la dernière partie de ce temps, en prenant la partie pour le tout ; – ou bien elle se sert de ce nombre pour toute la durée du monde, employant ainsi un nombre parfait pour marquer la plénitude du temps. Le nombre de mille est le cube de dix, dix fois dix faisant cent ; mais c’est là une figure plane, et pour la rendre solide, il faut multiplier cent par dix et cela fait mille. D’ailleurs, si l’Ecriture se sert de cent pour un nombre indéfini, comme lorsque Notre Seigneur promet à celui qui quittera tout pour le suivre : « qu’il recevra le centuple dès cette vie[6] », ce que l’Apôtre exprime en disant qu’un véritable chrétien possède toutes choses, bien qu’il semble qu’il n’ait rien[7], selon cette parole encore : « Le monde est le trésor du fidèle[8] » combien plus le nombre de mille ans doit-il signifier l’universalité et aussi est-ce le meilleur sens qu’on puisse donner à ces paroles du psaume : « Il s’est toujours souvenu de son « alliance et de la promesse qu’il a faite pour mille générations[9] » ; c’est-à-dire pour toutes les générations.

Saint Jean poursuit : « Et il le précipita dans l’abîme » ; par cet abîme est marquée la multitude innombrable des impies, dont le cœur est un gouffre de malignité contre l’Eglise de Dieu ; non que le diable n’y fût déjà auparavant, mais parce qu’étant exclu de la Société des fidèles, il a commencé à posséder davantage les autres. Celui-là est plus possédé du diable, qui non-seulement est éloigné de Dieu, mais qui hait même les serviteurs de Dieu sans raison. « Et il le ferma, dit-il, et le scella sur lui, afin qu’il ne séduisît plus les nations jusqu’à ce que mille ans fussent accomplis ». Il le ferma sur lui, c’est-à-dire il lui défendit d’en sortir. Ce qu’ajoute saint Jean, qu’il le scella, signifie, selon moi, que Dieu ne veut pas qu’on sache quels sont ceux qui appartiennent au démon ou ceux qui ne lui appartiennent pas, et c’est une chose tout à fait incertaine en cette vie, parce qu’il est incertain si celui qui semble être debout ne tombera point, et si celui qui semble être tombé ne se relèvera point. Or, le diable est ainsi lié et enfermé pour être incapable de séduire les nations qui appartiennent à Jésus-Christ et qu’il séduisait auparavant. « Dieu », comme dit l’Apôtre, « a résolu, avant la naissance du monde, de les délivrer de la puissance des ténèbres[10] et de les faire passer dans le royaume du Fils de son amour[1]1 ». Les fidèles ignorent-ils que maintenant même le démon séduit les nations et les entraîne avec lui au supplice éternel ? mais ce ne sont pas celles qui sont prédestinées à la vie bienheureuse.

Il ne faut pas s’arrêter à-ce que le diable séduit souvent ceux mêmes qui, régénérés en Jésus-Christ, marchent dans les voies de Dieu ; car « le Seigneur connaît ceux qui sont à lui[12] » ; et de ceux-là, Satan n’en séduit aucun jusqu’à le faire tomber dans la damnation éternelle. Le Seigneur les connaît comme Dieu, c’est-à-dire comme celui à qui rien de ce qui doit arriver n’est caché, et non comme un homme, qui ne voit un autre homme que quand il est présent, si toutefois on peut dire qu’il voit celui dont il ne voit pas le cœur, et dont il ne sait pas ce qu’il doit devenir ensuite, non plus que lui-même. Le diable est donc lié et enfermé dans l’abîme, afin qu’il ne séduise pas les nations qui composent l’Eglise et qu’il séduisait auparavant, lorsque l’Eglise n’était pas encore. Il n’était pas dit, en effet, « afin qu’il ne séduisît plus personne », mais : « afin qu’il ne séduisît plus les nations », par lesquelles l’Apôtre a voulu sans doute qu’on entendît l’Eglise. – « Jusqu’à ce que mille ans fussent accomplis », c’est-à-dire ce qui reste du sixième jour qui est de mille ans, ou bien ce qui reste de la durée du monde.

Et ces mots : « Afin qu’il ne séduisît plus les nations, jusqu’à ce que mille ans fussent accomplis », il ne faut pas les entendre comme s’il devait plus tard séduire les nations qui composent l’Eglise des prédestinés. Car ou bien cette expression est semblable à celle-ci : « Nos yeux sont arrêtés sur le Seigneur « notre Dieu, jusqu’à ce qu’il ait pitié de nous[13] » ; où il est clair que, lorsque Dieu aura pris pitié de ses serviteurs, ils ne laisseront pas de jeter les yeux sur lui ; ou bien voici l’ordre de ces paroles : « Et il ferma l’abîme et il le scella sur lui, jusqu’à ce que mille ans fussent accomplis », de sorte que ce qu’il ajoute : « afin qu’il ne séduisît plus les nations », doit s’entendre, indépendamment du reste, comme si toute période était conçue ainsi : « Et il ferma l’abîme, et il le scella sur lui, jusqu’à ce que mille ans fussent accomplis, afin qu’il ne séduisît plus les nations ». En d’autres termes, c’est afin qu’il cesse de séduire les nations que l’abîme est fermé jusqu’à la révolution de mille ans.

[1] II Pierre, III, 8.

[2] Voyez les sermons de saint Augustin, Serm. CCLIX.

[3] Kiliastas.

[4] C’est aussi le nom que leur donne saint Jérôme.

[5] Marc, III, 27.

[6] Matt. XIX, 29 ; Marc, X, 30.

[7] II Cor. VI, 10.

[8] Prov. XVII, 7 suiv. LXX.

[9] Ps. CIV, 8.

[10] Éph. I, 4.

[11] Coloss. I, 13.

[12] II Tim. II, 19.

[13] Ps. CXXII, 2.

CHAPITRE VIII

DU DIABLE ENCHAÎNÉ ET DÉLIÉ DE SES CHAÎNES.

« Après cela », dit saint Jean, « il doit être délié pour un peu de temps[1] ». Si le diable est lié et enfermé, afin qu’il ne puisse pas séduire l’Eglise, sa délivrance consistera-telle à le pouvoir ?. A Dieu ne plaise ! Il ne séduira jamais l’Eglise prédestinée et élue avant la création du monde, dont il est dit que « Le Seigneur connaît ceux qui sont à lui[2] ». Cependant il y aura ici-bas une Eglise, au temps que le diable doit être délié, comme il y en a toujours eu une depuis Jésus-Christ. Saint Jean dit un peu après, que le diable, une fois délié, portera les nations qu’il aura séduites dans le monde entier, à faire la guerre à l’Eglise, et que le nombre de ses ennemis égalera les sables de la mer : « Et ils se répandirent, dit-il, sur la terre, et ils environnèrent le camp des saints et la Cité bien-aimée de Dieu. Mais Dieu fit tomber un feu du ciel qui les dévora ; et le diable, qui les séduisait, fut jeté dans un étang de feu et de soufre avec la bête et le faux prophète, pour y être tourmentés jours et nuit dans les siècles des siècles[3] ». Ce passage regarde le dernier jugement, et néanmoins j’ai été bien aise de le rapporter, de peur qu’on ne s’imagine que, dans le peu de temps que le diable doit être délié, il n’y aura point d’Eglise en ce monde, soit qu’il ne l’y trouve plus, soit qu’il la détruise par ses persécutions. Le diable n’a donc pas été lié dans tout ce temps que comprend l’Apocalypse, savoir : depuis le premier avènement de Jésus-Christ jusqu’à la fin du monde où se fera le second. Et c’est ce que saint Jean appelle mille ans, en sorte que l’Ecriture entend par là que le diable ne séduira pas l’Eglise pendant cet intervalle, puisqu’il ne la séduira pas non plus lorsqu’il sera délié. En effet, il est indubitable que si c’est être lié pour lui que de pouvoir séduire l’Eglise, il le pourra faire quand il sera délié. Être lié par rapport au diable, c’est donc n’avoir pas permission de tenter les hommes autant qu’il peut, par adresse ou par violence, pour les faire passer à son parti. Si cela lui était permis pendant un si long espace de temps, la faiblesse des hommes est telle qu’il ferait tomber un grand nombre de fidèles et qu’il empêche. rait beaucoup d’hommes de le devenir, ce que Dieu ne veut pas. Aussi est-ce pour l’en empêcher qu’il l’a lié.

Mais il sera délié quand il ne restera que peu de temps. L’Ecriture nous apprend que le démon et ses complices tourneront toute leur rage contre l’Eglise pendant trois ans et demi ; et ceux à qui il aura affaire seront tels qu’il ne les pourra surmonter ni par force, ni par artifice. Or, s’il n’était jamais délié, on ne connaîtrait pas si bien sa puissance et sa malignité, ni la patience de la cité sainte, non plus que la sagesse admirable avec laquelle le Tout-Puissant a su se servir de la malice du diable, soit en ne l’empêchant pas de séduire les saints, afin d’exercer leur vertu, soit en ne lui permettant pas d’user de toute sa fureur, de peur qu’il ne triomphât d’une infinité d’hommes faibles qui devaient grossir les rangs de l’Eglise. Il sera donc délié sur la fin des temps, afin que la Cité de Dieu reconnaisse, à la gloire de son Rédempteur et de son Libérateur, quel adversaire elle aura surmonté. Que sommes-nous en comparaison des chrétiens qui seront alors, puisqu’ils surmonteront un ennemi déchaîné, que nous avons bien de la peine à combattre, tout lié qu’il est ? Néanmoins, il n’y a point de doute que pendant cet intervalle même, Dieu n’ait eu et n’ait encore des soldats si braves et si expérimentés que, fussent-ils vivants quand le diable sera délié, ils ne craindraient ni ses efforts, ni ses ruses.

Or, le diable n’a pas seulement été lié lorsque l’Eglise a commencé de se répandre de la Judée parmi les nations ; mais il l’est encore maintenant et le sera jusqu’à la fin des siècles, où il doit être délié. Nous voyons encore tous les jours des personnes quitter leur infidélité dans laquelle le démon les retenait, et embrasser la foi ; et il y en aura toujours sans doute qui se convertiront jusqu’à la fin du monde. Le fort est lié de même à l’égard de chacun des fidèles, lorsqu’ils lui sont enlevés comme sa proie ; comme, d’autre part, l’abîme où il a été enfermé n’a pas été détruit par la mort des premiers persécuteurs de l’Eglise ; mais à ceux-là d’autres ont succédé et leur succéderont jusqu’à la fin des siècles, afin qu’il soit toujours enfermé dans ces cœurs pleins de passion et d’aveuglement, comme en un abîme profond. Or, c’est une question de savoir si, pendant ces trois dernières années et demie que le démon exercera toute sa fureur, il y aura encore quelques hommes, au milieu des fidèles, qui embrasseront la foi. Comment celte parole se justifierait-elle : « Personne ne peut entrer dans la maison du fort et lui « enlever ses biens, qu’il ne l’ait d’abord lié[4] », si on les lui enlève lors même qu’il est délié ? Il semble donc que cela nous oblige à croire qu’en ce peu de temps l’Eglise ne fera aucune nouvelle conquête, mais que le diable combattra seulement contre ceux qui se trouveront déjà chrétiens ; et si quelques-uns de ceux-là sont vaincus, il faut dire qu’ils -n’étaient pas du nombre des prédestinés. Ce n’est pas en vain que le même saint Jean, qui a écrit l’Apocalypse, a dit de quelques-uns dans une de ses Epîtres : « Ils sont sortis d’avec nous, mais ils n’étaient pas d’entre nous ; car s’ils eussent été d’entre nous, ils y seraient demeurés[5] ». Mais que dirons-nous des petits enfants ? Il n’est pas croyable que cette dernière persécution n’en trouve point parmi les chrétiens qui ne soient pas baptisés, et que même il ne leur en naisse pendant ce temps, et en ce cas que leurs parents ne les baptisent. Comment donc enlèvera-t-on ces biens à Satan, puisqu’il sera délié, et que, selon la parole du Seigneur : « Personne n’entre en sa maison et ne lui enlève ses biens, qu’il ne l’ait lié auparavant ? ». Croyons donc plutôt que, même pendant ce temps, les apostasies ne manqueront point, non plus que les conversions, et que les parents auront assez de courage pour baptiser leurs enfants, aussi bien que les nouveaux convertis, qu’ils vaincront ce fort, tout délié qu’il sera, c’est-à-dire quoiqu’il emploie contre eux des ruses et des manœuvres qu’il n’avait point encore mises en usage, tellement qu’ils lui seront encore enlevés, quoiqu’il ne soit pas lié. Néanmoins, la parole de l’Evangile subsistera toujours « Que personne ne peut entrer dans la maison du fort, ni lui enlever ses biens, qu’il ne l’ait lié auparavant ». Cet ordre a été, en effet, observé. On a lié d’abord le fort, et on lui a ensuite enlevé ses biens dans toutes les nations, pour en composer l’Eglise, qui s’est depuis accrue et fortifiée au point de devenir capable de dépouiller le démon, lors même qu’il sera délié. De même qu’il faut avouer que la charité de plusieurs se refroidira, parce que le crime sera triomphant, et que plusieurs, qui ne sont pas écrits au livre de vie, succomberont sous les persécutions inouïes du diable déjà délié, de même il faut croire que non-seulement les véritables chrétiens, mais que quelques-uns de ceux mêmes qui seront hors de l’Eglise, aidés de la grâce de Dieu et de l’autorité des Ecritures, qui ont prédit la fin du monde qu’ils verront arriver, seront plus disposés à croire ce qu’ils ne croyaient pas, et plus forts pour vaincre le diable, tout déchaîné qu’il sera. Disons, dans cet état de choses, qu’il a été lié afin qu’on lui puisse enlever ses biens, lors même qu’il sera délié, suivant cette parole du Sauveur : « Comment peut-on entrer dans la maison du fort pour lui enlever ses biens, qu’on ne l’ait lié auparavant ?[6] »

[1] Apoc. XX, 3.

[2] II Tim, II, 19.

[3] Apoc. XX, 8-10.

[4] Matt. XII, 29.

[5] Jean, II, 19.

[6] Matt. XXV, 12.

CHAPITRE IX

EN QUOI CONSISTE LE RÈGNE DES SAINTS AVEC JÉSUS-CHRIST, PENDANT MILLE ANS, ET EN QUOI IL DIFFÈRE DU RÈGNE ÉTERNEL.

Pendant les mille ans que le diable est lié, c’est-à-dire pendant tout le temps qui s’écoule depuis le premier avènement du Sauveur jusqu’au second, les saints règnent avec lui. Et, en effet, si, outre le royaume dont il doit dire à la fin des siècles : « Venez, vous que mon Père a bénis, prenez possession du royaume qui vous a été préparé[1] » ; ses saints, à qui il dit : « Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde[2] », n’en avaient, dès maintenant, un autre où ils règnent avec lui, certes l’Eglise ne serait pas appelée son royaume ou le royaume des cieux. Car c’est à cette heure que le docteur de la loi, dont parle l’Evangile, « qui tire de son trésor de nouvelles et de vieilles choses[3] », est instruit dans le royaume de Dieu ; et c’est de l’Eglise que les moissonneurs doivent arracher l’ivraie que le père de famille avait laissé croître parmi le bon grain jusqu’à la moisson. Notre-Seigneur explique ainsi cette parabole : « La moisson, c’est la fin du siècle. Comme donc on ramasse l’ivraie et on la jette au feu la même chose arrivera à la fin du monde. Le Fils de l’homme enverra ses anges, et ils arracheront de son royaume tous les scandales[4] ». Sera-ce du royaume où il n’y a pas de scandales ? Non, sans doute. Ce sera donc de celui d’ici-bas, qui est son Eglise. Il dit plus haut : « Celui qui violera l’un de ces moindres commandements et qui enseignera aux hommes à le suivre sera le dernier dans le royaume des cieux ; mais celui qui l’accomplira et qui l’enseignera sera grand dans les cieux[5] ». Il les place tous deux dans le royaume des cieux, tant celui qui ne fait pas ce qu’il enseigne que celui qui le fait ; mais l’un est très-petit et l’autre très-grand. Il ajoute aussitôt : « Car je vous dis que si votre justice n’est pas plus grande que celle des Scribes et des Pharisiens (c’est-à-dire que la justice de ceux qui ne font pas ce qu’ils enseignent, puisqu’il déclare d’eux dans un autre endroit : Qu’ils disent ce qu’il faut faire et qu’ils ne le font pas[6]), vous n’entrerez point dans le royaume des cieux[7] ». Il faut donc entendre d’une autre manière le royaume des cieux où sont et celui qui ne pratique pas ce qu’il enseigne et celui qui le pratique, et le royaume où n’entre que celui qui pratique ce qu’il enseigne. Ainsi le premier, c’est l’Eglise d’ici-bas, et le second, c’est l’Eglise telle qu’elle sera, quand les méchants n’y seront plus. L’Eglise est donc maintenant le royaume de Jésus-Christ et le royaume des cieux, de sorte que dès à présent les saints de Dieu règnent avec lui, mais autrement qu’ils ne régneront plus tard. Néanmoins l’ivraie ne règne point avec lui, quoiqu’elle croisse dans l’Eglise avec le bon grain. Ceux-là seuls règnent avec lui qui font ce que dit l’Apôtre : « Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, goûtez les choses du ciel, où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu ; cherchez les choses du ciel et non celles de la terre[8] ». Il dit d’eux encore que leur conversation est dans le ciel[9]. Enfin, ceux-là règnent avec lui, qui sont tellement dans son royaume qu’ils sont eux-mêmes son royaume. Or, comment ceux-là sont-ils le royaume de Jésus-Christ, qui, bien qu’ils y soient jusqu’à la fin du monde et des scandales, y cherchent leurs intérêts et non pas ceux de Jésus-Christ[10] ?

Voilà comment l’Apocalypse parle de ce royaume, où l’on a encore des ennemis à combattre ou à retenir dans le devoir, jusqu’à ce qu’on arrive dans le royaume paisible où l’on régnera sans trouble et sans traverses.

Voilà comment elle s’explique sur cette première résurrection qui se fait maintenant. Après avoir dit que le diable demeurera lié pendant mille ans, et qu’ensuite il doit être délié pour un peu de temps, aussitôt reprenant ce que l’Eglise fait pendant ces mille ans ou ce qui se passe dans l’Eglise : « Et je vis, dit-il, des trônes et des hommes assis sur ces trônes ; et on leur donna le pouvoir de juger ». Il ne faut pas s’imaginer que ceci soit dit du dernier jugement, mais il s’agit des trônes des chefs et des chefs qui gouvernent maintenant même l’Eglise. Quant au pouvoir de juger qui leur est donné, il semble qu’on ne le puisse mieux entendre que de cette promesse : « Ce que vous lierez sur la terre sera lié au ciel, et ce que vous délierez sur la terre sera délié au ciel[11] ». Ce qui fait dire à l’Apôtre : « Qu’ai-je affaire de juger ceux qui sont hors de l’Eglise ? N’êtes-vous pas juges de ceux qui sont dedans[12] ? » – « Et les âmes », continue saint Jean, « de ceux qui ont été mis à mort pour avoir rendu témoignage à Jésus ». Il faut sous-entendre ce qu’il dit ensuite : « Ont régné mille ans avec Jésus[13] » ; c’est-à-dire : Les âmes des martyrs encore séparées de leur corps. En effet, les âmes des justes trépassés ne sont point séparées de l’Eglise, qui maintenant même est le royaume de Jésus-Christ. Autrement on n’en ferait point mémoire à l’autel dans la communion du corps de Jésus-Christ ; et il ne servirait de rien dans le danger de recourir à son baptême, pour ne pas sortir du monde sans l’avoir reçu, ou à la réconciliation, lorsqu’on a été séparé de ce même corps par la pénitence ou par la mauvaise vie. Pourquoi ces saintes pratiques, sinon parce que les fidèles, tout morts qu’ils sont, ne laissent pas d’être membres de l’Eglise ? Dès lors leurs âmes, quoique séparées de leurs corps, règnent déjà avec Jésus-Christ pendant ces mille ans ; d’où vient qu’on lit dans le même livre de l’Apocalypse : « Bienheureux sont les morts qui meurent dans le Seigneur ! l’Esprit leur dit déjà qu’ils se reposent de leurs travaux, car leurs œuvres les suivent[14] ». L’Eglise commence donc par régner ici avec Jésus-Christ dans les vivants et dans les morts ; car, comme dit l’Apôtre : « Jésus-Christ est mort afin d’avoir empire sur les vivants et sur les morts[15] ». Mais saint Jean ne fait mention que des âmes des martyrs, parce que ceux-là règnent principalement avec Jésus-Christ après leur mort, qui ont combattu jusqu’à la mort pour la vérité ; ce qui n’empêche point qu’en prenant la partie pour le tout, nous ne devions entendre que les autres morts appartiennent aussi à l’Eglise, qui est le royaume de Jésus-Christ.

Les paroles qui suivent : « Et tous ceux qui n’ont point adoré la bête ni son image, ni reçu son caractère sur le front ou dans leur main », doivent être entendues des vivants et des morts. Pour cette bête, quoique cela demande un plus long examen, on peut fort bien l’expliquer par la cité impie et par le peuple infidèle, contraires au peuple fidèle et à la Cité de Dieu. J’entends par son image le déguisement de ceux qui, faisant profession de foi, vivent comme des infidèles. Ils feignent d’être ce qu’ils ne sont pas, et ne sont chrétiens que de nom. En effet, non-seulement les ennemis déclarés de Jésus-Christ et de sa cité appartiennent à la bête, mais encore l’ivraie qui doit être ôtée à la fin du monde de son royaume, qui est l’Eglise. Et qui sont ceux qui n’adorent ni la bête ni son image, sinon ceux qui font ce que dit l’Apôtre, et qui ne sont point attachés à un même joug avec les infidèles[16] ? Ils n’adorent point, c’est-à-dire ils ne consentent point ; ils ne se soumettent point et ne reçoivent point le caractère, c’est-à-dire le sceau du crime, ni sur le front par leur profession, ni dans leurs mains par leurs actions. Ceux qui sont exempts de cette profanation, qu’ils vivent encore dans cette chair mortelle ou qu’ils soient morts, règnent dès maintenant avec Jésus-Christ pendant tout le temps désigné par mille ans.

« Les autres », dit saint Jean », n’ont point « vécu ; car c’est maintenant le temps que les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et que ceux qui l’entendront vivront ; mais, pour les autres, ils ne vivront point ». Et quant à ce qu’il ajoute : « Jusqu’à ce que mille ans soient accomplis », il faut entendre par là qu’ils n’ont point vécu pendant le temps où ils devaient vivre, « en passant de la mort à la vies. Ainsi, quand le temps de la résurrection des corps sera arrivé, ils ne sortiront point de leurs tombeaux pour vivre, mais pour être jugés et condamnés, ce qui constitue la seconde mort. Car, jusqu’à ce que les mille ans soient accomplis, quiconque, pendant tout ce temps où se fait la première résurrection, n’aura point vécu, c’est-à-dire n’aura point entendu la voix du Fils de Dieu, ni passé de la mort à la vie, passera infailliblement à la seconde mort avec son corps dans la seconde résurrection, qui est celle des corps. Saint Jean ajoute : « Voilà la première résurrection. Heureux et saint est celui qui y participe[17] ! » Or, celui-là seul y participe qui non-seulement ressuscitera en sortant du péché, mais qui encore persévérera dans cet état de résurrection. « La seconde mort, dit-il, n’a point de pouvoir sur ceux-là » ; mais elle en a sur les autres, dont il a dit auparavant : « Les autres n’ont pas vécu, jusqu’à ce que mille ans soient accomplis ». Encore que dans cet espace qu’il nomme mille ans, ils aient vécu de la vie du corps, ils n’ont pas vécu de celle de l’âme en ressuscitant et en sortant de la mort du péché, afin d’avoir part à la première résurrection et de ne pas tomber sous l’empire de la seconde mort.

[1] Ibid. XXV, 31.

[2] Ibid, XXVIII, 20.

[3] Matt. XIII, 52.

[4] Matt. XIII, 40-41.

[5] Matt. V, 19.

[6] Ibid. XXIII, 3.

[7] Ibid. V, 20.

[8] Coloss. III, 1, 2.

[9] Philipp. III, 20.

[10] Ibid. II, 21.

[11] Matt. XVIII, 18.

[12] I Cor. V, 12.

[13] Apoc. XX, 4.

[14] Ibid. XIV, 13.

[15] Rom. XIV, 9.

[16] II Cor. VI, 14.

[17] Apoc. XX, 56.

CHAPITRE X

CE QU’IL FAUT RÉPONDRE À CEUX QUI PENSENT QUE LA RÉSURRECTION REGARDE SEULEMENT LES CORPS, ET NON LES ÂMES.

Il en est qui croient qu’on ne peut parler de résurrection qu’à l’égard des corps, et qui soutiennent que cette première résurrection dont parle saint Jean doit s’entendre de la résurrection des corps. Il n’appartient, disent-ils, de se relever qu’à ce qui tombe ; or, les corps tombent en mourant, d’où vient qu’on les appelle des cadavres[1] ; donc ce ne sont pas les âmes qui ressuscitent, mais les corps. Mais que répondront-ils à l’Apôtre qui admet aussi une résurrection de l’âme ? Ceux-là étaient ressuscites selon l’homme intérieur, et non pas selon l’homme extérieur, à qui il dit « Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, ne goûtez plus que les choses du ciel[2] ». C’est la même pensée qu’il exprime ailleurs en d’autres termes : « Afin, dit-il, qu’à l’exemple de Jésus-Christ qui est ressuscité des morts pour la gloire du Père, nous marchions aussi dans la vie nouvelle[3] ». De là encore cette parole : « Levez-vous, vous qui dormez, levez-vous d’entre les morts, et Jésus-Christ vous éclairera[4] ». Quand ces interprètes disent qu’il n’appartient qu’aux corps de tomber, ils n’entendent pas cette parole : « Ne vous éloignez point de lui, de peur que vous ne tombiez[5] » ; ni celle-ci : « S’il tombe ou s’il demeure debout, c’est pour son maître[6] » ; ni celle-ci encore : « Que celui qui se croit debout prenne garde de tomber[7] ». Assurément cette chute s’entend de l’âme et non du corps.

Si donc c’est à ce qui tombe à ressusciter, et si les âmes tombent comme les corps, il faut convenir qu’elles ressuscitent aussi. Ce que saint Jean ajoute, après avoir dit que la seconde mort n’a point de pouvoir sur ceux-là, savoir, qu’ils seront prêtres de Dieu et de Jésus-Christ, et qu’ils régneront avec lui l’espace de mille ans, cela ne doit pas s’entendre des seuls évêques ou des seuls prêtres, mais de tous les fidèles qu’il nomme prêtres, parce qu’ils sont tous membres d’un seul grand-prêtre, de même qu’on les appelle tous chrétiens, à cause du chrême mystique auquel ils ont tous part. Aussi est-ce d’eux que l’apôtre saint Pierre a dit : « Le peuple saint et le sacerdoce royal[8] ». Il est à remarquer d’ailleurs que saint Jean déclare, bien qu’en peu de mots et en passant, que Jésus-Christ est Dieu, lorsqu’il appelle les chrétiens les prêtres de Dieu et de Jésus-Christ, c’est-à-dire du Père et du Fils. Et de plus, Jésus-Christ, bien qu’il soit fils de l’homme, à cause de la forme d’esclave qu’il a prise, a été aussi fait prêtre éternel selon l’ordre de Melchisédech[9], comme nous l’avons dit plusieurs fois.

[1] Saint Augustin fait venir cadaver de cadere, tomber. Isidore, en ses Origines (lib. II, cap. 2, § 35), donne anse cette étymologie très-hasardée. Comp. saint Augustin, Serm. CCXLII, n. 2. On peut voir aussi les Soirées de Saint-Pétersbourg, où cadaver est ingénieusement dérivé de caro daga vermibus.

[2] Coloss. III, 1.

[3] Rom. VI, 4.

[4] Eph. V, 14.

[5] Eccl. II, 7.

[6] Rom. XIV, 4.

[7] I Cor. V, 12.

[8] I Pierre, II, 9.

[9] Ps. CIX, 4.

CHAPITRE XI

DE GOG ET DE MAGOG QUE LE DIABLE, DÉLIÉ A L’APPROCHE DE LA FIN DES SIÈCLES, SUSCITERA CONTRE L’ÉGLISE.

« Et quand les mille ans seront révolus, Satan sera délivré de sa prison, et il sortira pour séduire les nations qui sont aux quatre coins du monde, Gog et Magog ; et il les portera à faire la guerre, et leur nombre égalera les grains de sable de la mer ». Il les séduira donc alors, pour les attirer dans cette guerre ; car auparavant il les séduisait aussi tant qu’il pouvait par une infinité d’artifices. Mais alors il sortira, c’est-à-dire qu’il fera éclater sa haine et persécutera ouvertement. Cette persécution sera la dernière que l’Eglise souffrira, mais dans toute la terre, c’est-à-dire que toute la cité de Dieu sera persécutée à travers toute la cité des impies. Il ne faut pas entendre par Gog et Magog des peuples barbares d’une certaine contrée du monde, comme ont fait ceux qui pensent que ce sont les Gètes elles Massagètes, à cause des premières lettres de ces noms. En effet, l’Ecriture marque clairement qu’ils seront répandus dans tout l’univers, quand elle dit : « Les « nations qui sont aux quatre coins de la terre » ; et elle ajoute que c’est Gog et Magog. Or, nous avons acquis la certitude que Gog signifie toit, et Magog, du toit ; comme qui dirait « la maison et celui qui en sort[1] ». Ces nations sont donc, comme nous disions un peu plus haut, l’abîme où le diable est enfermé ; et c’est lui-même qui en sort de sorte qu’elles sont « la maison », et lui « celui qui sort de la maison ». Ou bien, si par ces deux mots nous voulons entendre les nations, « elles sont la maison », parce que le diable y est enfermé maintenant, et comme à couvert, et « elles sortiront de la maison », lorsqu’elles feront éclater la haine qu’elles couvent. Quant à ces paroles : « Et ils se répandirent sur la terre et environnèrent le camp des saints et la Cité bien-aimée[2] », il ne faut pas les entendre comme si les ennemis étaient venus ou devaient venir en un lieu particulier et déterminé, puisque le camp des saints et la Cité bien-aimée ne sont autre chose que l’Eglise qui sera répandue sur toute la terre. C’est là qu’elle sera assiégée et pressée par ses ennemis, qui exciteront contre elle une cruelle persécution, et mettront en usage tout ce qu’ils auront de rage et de malice, sans pouvoir triompher de son courage, ni lui faire abandonner, comme le marque le texte sacré, son camp et ses étendards.

[1] Saint Augustin emprunte cette interprétation à saint Jérôme (In Ezech. cap. XXXVIII). Au surplus, rien de plus divers que l’opinion des docteurs sur Gog et Magog. Eusèbe voit dans Gog un empereur romain et dans Magog l’empire romain en général (Demonstr. Evang., lib. IX, cap. 3) ; saint Ambroise (De fide, lib. II, cap. ult.) croit que Gog et Magog désignent les Goths, et il y a ainsi une foule de conjectures également arbitraires.

[2] Apoc. XX, 7, 8.

CHAPITRE XII

SI LE FEU QUE SAINT JEAN VIT DESCENDRE DU CIEL ET DÉVORER LES IMPIES DOIT S’ENTENDRE DU DERNIER SUPPLICE.

Saint Jean ajoute : « Et un feu descendit du ciel, qui les dévora[1] » ; il ne faut pas entendre cela du dernier supplice auquel ils seront voués, quand il leur sera dit : « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel[2] ». Car alors ils seront envoyés dans le feu, et le feu ne tombera pas du ciel sur eux. Or, par le ciel, on peut fort bien entendre ici la fermeté des saints, qui les empêchera de succomber sous la violence de leurs persécuteurs. Le firmament est le ciel, et c’est cette fermeté[3] céleste qui allume dans le cœur des méchants un zèle ardent, un zèle qui les désespère, quand ils se voient dans l’impuissance d’attirer les saints de Jésus-Christ au parti de l’Antéchrist. Voilà le feu qui les dévorera ; « ce feu qui vient de Dieu[4] », parce que c’est sa grâce qui rend les saints invincibles, éternel sujet de tourments pour leurs ennemis. De même qu’il y a un bon zèle, comme celui dont parle le Psalmiste, quand il dit : « Le zèle de votre maison me dévore[5] » ; il y en a aussi un mauvais, ainsi que le dit l’Ecriture : « Le zèle s’est emparé d’une « populace ignorante, et c’est maintenant le « feu qui consume les impies[6] » ; – maintenant, dit le texte sacré, et c’est sans préjudice du feu du dernier jugement. Si saint Jean a entendu par ce feu la plaie qui frappera les persécuteurs de l’Eglise à la venue de Jésus-Christ, lorsqu’il tuera l’Antéchrist du souffle de sa bouche[7], ce ne sera pas non plus le dernier supplice des impies, mais celui qu’ils doivent souffrir après la résurrection des corps.

[1] Apoc. XX, 9.

[2] Matt. XXV, 41.

[3] Nous reproduisons, autant que possible, ce jeu de mots qui roule sur l’analogie de firmamentum et de firmitas.

[4] Ces mots qui viennent de Dieu ont été omis tout à l’heure par saint Augustin. Il les rétablit maintenant, tels que les donne en effet le texte de l’Apocalypse.

[5] Ps. LXVIII, 10.

[6] Isaïe, XXVI, 11 sec. LXX.

[7] II Thess. II, 8.

CHAPITRE XIII

SI LE TEMPS DE LA PERSÉCUTION DE L’ANTÉCHRIST DOIT ÉTRE COMPRIS DANS LES MILLE ANS.

Cette dernière persécution de l’Antéchrist doit durer trois ans et demi, selon l’Apocalypse[83] et le prophète Daniel[84]. Bien que ce temps soit court, on a raison de demander s’il sera compris ou non dans les mille ans de la captivité du diable et du règne des saints. S’il y est compris, le règne des saints s’étendra au-delà de la captivité du diable, et ils régneront avec leur roi, lors même que le diable sera délié et qu’il les persécutera de tout son pouvoir. Comment alors l’Ecriture détermine-t-elle le règne des saints et la captivité du diable par le même espace de mille ans, si le diable doit être délié trois ans et demi avant que les saints cessent de régner ici-bas avec Jésus-Christ ? D’un autre côté, si nous disons que les trois ans et demi ne sont pas compris dans les mille ans, afin que le règne des saints cesse avec la captivité du diable, ce qui semble être le sens le plus naturel des paroles de l’Apocalypse, nous serons obligés d’avouer que les saints ne régneront point avec Jésus-Christ pendant cette persécution. Mais qui oserait dire que les membres du Sauveur ne régneront pas avec lui, lorsqu’ils lui seront le plus étroitement unis, et que la gloire des combattants sera d’autant plus grande et leur couronne plus éclatante, que le combat aura été plus rude et plus opiniâtre ? Ou si l’on prétend qu’il n’est pas convenable de dire qu’ils régneront alors, à cause des maux qu’ils souffriront, il faudra dire aussi que pendant les mille ans mêmes, tous les saints qui ont souffert ne régnaient pas avec Jésus-Christ au temps de leur souffrance, et qu’ainsi ceux qui ont été égorgés pour avoir rendu témoignage à Jésus-Christ et pour la parole de Dieu, ces martyrs dont l’auteur de l’Apocalypse dit qu’il a vu les âmes, ne régnaient pas avec ce Sauveur, quand ils enduraient la persécution, et qu’ils n’étaient pas son royaume, quand il les possédait d’une manière si excellente. Or, il n’est rien de plus faux, ni de plus absurde. Au moins ne peut-on pas nier que les âmes des martyrs ne règnent pendant les mille ans avec Jésus-Christ, et qu’elles ne règnent même après avec lui, lorsque le diable sera délié. Il faut croire aussi, par conséquent, qu’après les mille ans, les saints régneront encore avec ce Sauveur, et qu’ainsi leur règne s’étendra de ces trois ans et demi au-delà de la captivité du diable. Lors donc que saint Jean dit : « Les prêtres de Dieu et de Jésus-Christ régneront avec lui pendant mille ans ; et les mille ans finis, Satan sera délivré de sa prison » ; il faut entendre que les mille ans ne finiront pas le règne des saints, mais seulement la captivité du diable ; ou du moins, comme trois ans et demi sont peu considérables, en comparaison de tout le temps qui est marqué par mille ans, l’Ecriture ne s’est pas mise en peine de les y comprendre. Nous avons déjà vu la même chose, au seizième livre de cet ouvrage[85], au sujet des quatre cents ans, bien qu’il y eût un peu plus : coutume assez fréquente dans les saintes Ecritures, si l’on y veut faire attention.

[1] Apoc. X et XI.

[2] Dan. XII.

[3] Ch. XXIV.

CHAPITRE XIV

DE LA DAMNATION DU DIABLE ET DES SIENS, ET RÉCAPITULATION DE CE QUI A ÉTÉ DIT SUR LA RÉSURRECTION DES CORPS ET LE JUGEMENT DERNIER.

Après avoir parlé de la dernière persécution, saint Jean résume en peu de mots ce que le diable doit souffrir au dernier jugement avec la cité dont il est le prince : « Et le diable, dit-il, qui les séduisait, fut jeté dans un « étang de feu et de soufre, où la bête et le faux prophète seront tourmentés jour et nuit, « dans les siècles des siècles[1] » Nous avons dit plus haut que par la bête, on peut fort bien entendre la cité impie ; et quant à son faux prophète, c’est ou l’Antéchrist, ou cette image, ce fantôme dont nous avons parlé dans le même endroit. L’Apôtre revient ensuite au dernier jugement qui se fera à la seconde résurrection des morts, c’est-à-dire à celle des corps, et déclare comment il lui a été révélé : « Je vis, dit-il, un grand trône blanc, et celui qui était assis dessus, devant qui le ciel et la terre s’enfuirent et disparurent[2] ». Il ne dit pas : Je vis un grand trône blanc, et celui qui était assis dessus, et le ciel et la terre s’enfuirent devant lui, parce que cela n’arriva pas alors, c’est-à-dire avant qu’il eût jugé les vivants et les morts ; mais il dit qu’il vit assis sur le trône celui devant qui le ciel et la terre s’enfuirent dans la suite. Lorsque le jugement sera achevé, ce ciel et cette terre cesseront en effet d’exister, et il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle. Ce monde passera, non par destruction, mais par changement ; ce qui a fait dire à l’Apôtre : « La figure de ce monde passe ; c’est pourquoi je désire que vous viviez sans soin et sans souci de ce monde[3] » ; c’est donc la figure du monde qui passe, et non sa nature. Saint Jean, après avoir dit qu’il vit celui qui était assis sur le trône, devant qui s’enfuient le ciel et la terre, ce qui n’arrivera qu’après, ajoute : « Je vis aussi les morts, grands et petits ; et des livres furent ouverts ; et un autre livre fut ouvert, qui est le livre de la vie de chacun[4], et les morts furent jugés sur ce qui était écrit dans ces livres, chacun selon ses œuvres ». Il dit que des livres furent ouverts, ainsi qu’un autre, « qui est le livre de la vie de chacun ». Or, ces premiers livres sont l’Ancien et le Nouveau Testament, pour montrer les choses que Dieu a ordonné qu’on fit ; et cet autre livre particulier de la vie de chacun est là pour faire voir ce que chacun aura ou n’aura pas fait. A prendre ce livre matériellement combien faudrait-il qu’il fût grand et gros ? ou combien faudrait-il de temps pour lire un livre contenant la vie de chaque homme ? Est-ce qu’il y aura autant d’anges que d’hommes, et chacun entendra-t-il le récit de sa vie de la bouche de l’ange qui lui sera assigné ? A ce compte, il n’y aurait donc pas un livre pour tous, mais pour un chacun. Cependant l’Ecriture n’en marque qu’un pour tous, quand elle dit : « Et un autre livre fut « ouvert »… Il faut dès lors entendre par ce livre une vertu divine, par laquelle chacun se ressouviendra de toutes ses œuvres, tant bonnes que mauvaises, et elles lui seront toutes présentées en un instant, afin que sa conscience le condamne ou le justifie, et qu’ainsi tous les hommes soient payés en un moment. Si cette vertu divine est nommée un livre, c’est qu’on y lit, en quelque sorte, tout ce qu’on se souvient d’avoir fait. Pour montrer que les morts doivent être jugés, c’est-à-dire les grands et les petits, il ajoute, par forme de récapitulation et en reprenant ce qu’il avait omis, ou plutôt ce qu’il avait différé : « Et la mer présenta ses morts, et la mort et l’enfer rendirent les leurs[5] » ; ce qui arriva sans doute avant que les morts fussent jugés, et cependant il ne le rapporte qu’après. Ainsi j’ai raison de dire qu’il reprend ce qu’il avait omis. Mais maintenant il garde l’ordre, et croit devoir répéter ce qu’il avait déjà dit du jugement. Après ces paroles : « Et la mer rendit ses morts, et la mort et l’enfer rendirent les leurs », il ajoute aussitôt : « Et chacun fut jugé selon ses œuvres » ; et c’est ce qu’il avait dit avant : « Les morts furent jugés selon leurs œuvres ».

[1] Apoc. XX, 9, 10.

[2] Ibid. 11.

[3] I Cor. VII, 31, 32.

[4] Ces mots de chacun (unius cujusque) semblent ajoutés au texte par saint Augustin. La Vulgate ne les donne pas, ni les Septante.

[5] Apoc. XX, 13.

CHAPITRE XV

DES MORTS QUE VOMIT LAMER POUR LE JUGEMENT, ET DE CEUX QUE LA MORT ET L’ENFER RENDIRENT.

Mais quels sont ces morts que la mer contenait et qu’elle vomit ? Ceux qui meurent dans la mer échapperaient-ils à l’enfer ? ou bien est-ce que la mer conserve leurs corps ? ou bien, ce qui est encore plus absurde, la mer aurait-elle les bons et l’enfer les méchants ? qui le croira ? Il me semble donc que c’est avec quelque raison qu’on a entendu ici le siècle par la mer. Ainsi saint Jean, voulant dire que ceux que Jésus-Christ trouvera encore vivants seront jugés avec ceux qui doivent ressusciter, les appelle aussi morts, tant les bons que les méchants : les bons, à qui il est dit « Vous êtes morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ[1] » ; et les méchants, dont il est dit : « Laissez les morts ensevelir leurs morts[2] ». On peut aussi les appeler morts en ce qu’ils ont des corps mortels ; ce qui a donné lieu à cette parole de l’Apôtre « Il est vrai que le corps est mort, à cause du « péché ; mais l’esprit est vivant, à cause de la justice[3] » ; montrant par-là que l’un et l’autre est dans un homme vivant : un corps vivant et un esprit qui vit. Il ne dit pas toutefois le corps mortel, mais le corps mort, bien qu’il le dise ensuite[4], comme on a coutume de l’appeler communément. Ce sont ces morts que la mer vomit ; entendez que ce siècle présentera les hommes qu’il contenait, parce qu’ils n’étaient pas encore morts. « Et la mort et l’enfer, dit-il, rendirent aussi leurs morts ». La mer les présenta, selon la traduction littérale, parce qu’ils comparurent dans l’état où ils furent trouvés ; au lieu que la mort et l’enfer les rendirent, parce qu’ils les rappelèrent à la vie qu’ils avaient déjà quittée. Peut-être n’est. ce pas seulement la mort, mais encore l’enfer : la mort, pour marquer les justes qui l’ont seulement soufferte, sans aller en enfer ; et l’enfer à cause des méchants qui y souffrent des supplices. S’il est au fond assez vraisemblable que les saints de l’Ancien Testament, qui ont cru à l’incarnation de Jésus-Christ, ont été, après la mort, dans des lieux, à la vérité, fort éloignés de ceux où les méchants sont tourmentés, mais néanmoins dans les enfers, jusqu’à ce qu’ils en fussent tirés par le sang du Sauveur et par la descente qu’il y fit certainement, les véritables chrétiens, après l’effusion de ce sang divin, ne vont point dans les enfers, en attendant qu’ils reprennent leur corps et qu’ils reçoivent les récompenses qu’ils méritent. Or, après avoir dit : « Et ils furent-jugés chacun selon leurs œuvres », il ajoute en un mot quel fut ce jugement : « Et la mort, dit-il, et l’enfer furent jetés dans un étang de feu » ; désignant par là le diable et tous les démons, attendu que le diable est auteur de la mort et des peines de l’enfer. C’est même ce qu’il a dit avant plus clairement par anticipation : « Et le diable qui les séduisait fut jeté dans un étang de feu et de soufre ». Ce qu’il avait exprimé là plus obscurément : « Où la bête et le faux prophète, etc. », il l’éclaircit ici en ces termes : « Et ceux qui ne se trouvèrent pas écrits dans le livre de vie furent « jetés dans l’étang de feu[5] ». Ce livre n’est pas pour avertir Dieu, comme s’il pouvait se tromper par oubli ; mais il signifie la prédestination de ceux à qui la vie éternelle sera donnée. Dieu ne les lit pas dans ce livre, comme s’il ne les connaissait pas ; mais plutôt sa prescience infaillible est ce livre de vie dans lequel ils sont écrits, c’est-à-dire connus de toute éternité.

[1] Coloss. III, 3.

[2] Matt. VIII, 22.

[3] Rom. VIII, 10.

[4] Ibid. VIII, 11.

[5] Apoc. XX, 14, 15.

CHAPITRE XVI

DU NOUVEAU CIEL ET DE LA NOUVELLE TERRE.

Après avoir parlé du jugement des méchants, saint Jean avait à nous dire aussi quelque chose de celui des bons. Il a déjà expliqué ce que Notre Seigneur a exprimé en ce peu de mots : « Ceux-ci iront au supplice éternel » ; il lui reste à expliquer ce qui suit immédiatement : « Et les justes à la vie « éternelle[1] ». – « Et je vis, dit-il, un ciel nouveau et une terre nouvelle. Car le premier ciel et la première terre avaient disparu ; et il n’y avait plus de mer[2] ». Cela arrivera dans l’ordre que j’ai marqué ci-dessus, à propos du passage où il dit avoir vu celui qui était assis sur le trône, devant qui le ciel et la terre s’enfuirent. Aussitôt que ceux qui ne sont pas écrits au livre de vie auront été jugés et envoyés au feu éternel, dont le lieu et la nature sont, à mon avis, inconnus à tous les hommes, à moins que Dieu ne le leur révèle, alors la figure du monde passera par l’embrasement de toutes choses, comme elle passa autrefois par le déluge. Cet embrasement détruira les qualités des éléments corruptibles qui étaient conformes au tempérament de nos corps corruptibles, pour leur en donner d’autres qui conviennent à des corps immortels, afin que le monde renouvelé soit en harmonie avec les corps des hommes qui seront renouvelés pareillement. Quant à ces paroles : « Il n’y aura plus de « mer », il n’est pas aisé de décider si la mer sera desséchée par l’embrasement universel, ou bien si elle sera transformée. Nous lisons bien qu’il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle ; mais pour une mer nouvelle, je ne me souviens pas de l’avoir jamais lu. Il est vrai que, dans ce même livre, il est parlé d’une sorte de mer semblable à du cristal[3], mais il n’est pas la question de la fin du monde, et le texte ne dit pas que ce fut proprement une mer, mais une sorte de mer. Pourtant, à l’imitation des Prophètes, qui se plaisent à employer des métaphores pour voiler leur pensée, saint Jean, disant « qu’il n’y avait plus de mer », a peut-être voulu parler de cette même mer dont il avait dit auparavant que « la mer présenta les morts qui étaient dans son sein ». En effet, il n’y aura plus alors de siècle plein d’orages et de tempêtes, tel que le nôtre, qu’il a présenté sous l’image d’une mer.

[1] Matt. XXV, 46.

[2] Apoc. XXI, 1.

[3] Apoc. IV, 6 ; XV, 2.

CHAPITRE XVII

DE LA GLORIFICATION ÉTERNELLE DE L’ÉGLISE, À LA FIN DU MONDE.

« Ensuite », dit l’Apôtre, « je vis descendre la grande cité, la nouvelle Jérusalem qui venait de Dieu, parée comme une jeune épouse, ornée pour son époux. Et j’entendis une grande voix qui sortait du trône et disait : Voici le tabernacle de Dieu avec les hommes, et il demeurera avec eux, et ils seront son peuple, et il sera leur Dieu. Il essuiera toutes les larmes de leurs yeux, et il n’y aura plus ni mort, ni deuil, ni cris, ni douleur, parce que le premier état sera fini. Et celui qui était assis sur le trône dit : Je m’en vais faire toutes choses nouvelles[1] ». L’Ecriture dit que cette Cité descendra du ciel, parce que la grâce de Dieu, qui l’a formée, en vient ; elle lui dit par la même raison dans Isaïe « Je suis le Seigneur qui te forme[2] ». Cette Cité, en effet, est descendue du ciel, dès qu’elle a commencé, depuis que ses concitoyens s’accroissent par la grâce du baptême, que leur a communiquée la venue du Saint-Esprit. Mais elle recevra une si grande splendeur à la venue de Jésus-Christ, qu’il ne lui restera aucune marque de vieillesse, puisque les corps mêmes passeront de la corruption et de la mortalité à un état d’incorruptibilité et d’immortalité. Il me semble qu’il y aurait trop d’impudence à soutenir que les paroles de saint Jean doivent s’entendre des mille ans que les saints régneront avec leur roi, attendu qu’il dit très-clairement que « Dieu essuiera toutes les larmes de leurs yeux, et qu’il n’y « aura plus ni mort, ni deuil, ni cris, ni douleur ». Et qui serait assez déraisonnable pour prétendre que, parmi les misères de cette vie mortelle, non-seulement tout le peuple de Dieu, mais qu’aucun saint même soit exempt de larmes et d’ennui ? tandis qu’au contraire, plus on est saint et plein de bons désirs, plus on répand de pleurs dans la prière ! N’est-ce point la Cité sainte, la Jérusalem céleste, qui dit : « Mes larmes m’ont servi de nourriture jour et nuit[3] » ; et encore : « Je tremperai mon lit de pleurs toute la nuit, je le baignerai de mes larmes[4] » ; et ailleurs : « Mes gémissements ne vous sont point cachés[5] » ; et enfin : « Ma douleur s’est renouvelée[6] ». Ne sont-ce pas les enfants de la divine Jérusalem qui gémissent, parce qu’ils voudraient bien, non pas que. leur corps fût anéanti, mais qu’il fût revêtu d’immortalité, en sorte que ce qu’il y a de mortel en eux fût absorbé par la vie[7] ? ne sont-ce pas eux qui, possédant les prémices de l’Esprit, soupirent en eux-mêmes en attendant l’adoption divine, c’est-à-dire la rédemption de leur corps[8] ? Et l’apôtre saint Paul n’était-il pas un citoyen de cette Jérusalem céleste, surtout quand il était saisi d’une profonde tristesse et percé jusqu’au cœur par une douleur poignante et continuelle à cause des Israélites, qui étaient ses frères selon la chair[9] ?. Quand donc la mort ne sera-t-elle plus dans cette Cité, sinon quand on dira : « O mort ! où est ta victoire ? ô mort ! où est ton aiguillon ? or, l’aiguillon de la mort, c’est le péché[10] », lequel ne sera plus alors ; mais maintenant, ce n’est pas un habitant obscur de cette Cité, c’est saint Jean lui-même qui crie dans son épître : « Si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n’est point en nous[11] ». Je demeure d’accord que dans l’Apocalypse il y a beaucoup de choses obscures, propres à exercer l’esprit du lecteur, et un petit nombre de choses claires, propres à faire comprendre les autres, non sans prendre beaucoup de peine. La raison de cette obscurité, c’est surtout la coutume de l’auteur de dire les mêmes choses en tant de manières, qu’il semble qu’il veut parler de différentes choses, lorsque c’est toujours la même, diversement exprimée. Mais quant à ces paroles : « Dieu essuiera toutes les larmes de leurs yeux ; et il n’y aura plus ni mort, ni deuil, ni cris, ni douleur » ; elles regardent si évidemment le siècle à venir, l’immortalité et l’éternité des saints, qui seuls seront délivrés de ces misères, qu’il ne faut rien chercher de clair dans l’Ecriture sainte, si l’on trouve ces paroles obscures.

[1] Apoc, XXI, 2-5.

[2] Isa. XLV, 8, sec. LXX.

[3] Ps. XLI, 4.

[4] Ibid. VI, 7.

[5] Ibid. XXXVII, 10.

[6] Ibid. XXXVIII, 3.

[7] II Cor. V, 4.

[8] Rom, VIII, 23.

[9] Rom. IX, 2.

[10] I Cor, XV, 55, 56.

[11] I Jean, I, 8.

CHAPITRE XVIII

CE QU’ANNONCE SAINT PIERRE TOUCHANT LE JUGEMENT DERNIER.

Voyons maintenant ce que l’apôtre saint Pierre a écrit sur ce jugement : « Dans les derniers jours, dit-il, viendront des séducteurs pleins d’artifices, qui, marchant à la suite de leurs passions, diront : Qu’est devenue la promesse de son avènement ? car, depuis que nos pères sont morts, toutes choses se passent comme au commencement de la création. – Paroles d’insensés qui ne veulent pas savoir que les cieux furent d’abord dégagés des eaux par la parole de Dieu, aussi bien que la terre, et que le monde d’alors périt et fut submergé par les eaux. Mais les cieux et la terre qui existent à présent ont été rétablis par la même parole de Dieu, et sont destinés à être brûlés par le feu au jour du jugement, lorsque les méchants périront. Or, apprenez, mes bien-aimés, que devant Dieu un jour est comme mille ans, et mille ans comme un jour. Ainsi le Seigneur ne diffère point l’accomplissement de sa promesse, comme quelques-uns se l’imaginent, mais il vous attend avec patience, parce qu’il veut, non pas qu’aucun périsse, mais que tous se repentent et se convertissent. Or, le jour du Seigneur viendra comme un larron, et alors les cieux passeront avec un grand fracas, les éléments seront dissous par la violence du feu, et la terre sera consumée avec tous ses ouvrages. Puisque toutes choses doivent périr, il vous convient d’attendre ce moment dans la sainteté et d’aller au-devant du jour du Seigneur, alors que les cieux embrasés seront dissous, et que les éléments périront par le feu. Mais nous attendrons, selon sa promesse, de nouveaux cieux et une nouvelle terre où la justice régnera[1] ». L’Apôtre ne dit rien ici de la résurrection des morts ; mais il s’étend beaucoup sur la ruine du monde, et, parce qu’il dit du déluge, il semble nous avertir de la manière dont l’univers doit périr un jour. Il dit, en effet, que le monde, qui était alors, périt, non-seulement le globe de la terre, mais encore les cieux, c’est-à-dire les espaces-de l’air qui avaient été envahis par la crue des eaux. Il entend, en effet, par les cieux, ce lieu de l’air où souffle le vent, et seulement ce lieu, mais non les cieux supérieurs où sont placés le soleil, la lune et les étoiles. Ainsi toute cette région de l’air avait été changée par l’envahissement de l’eau, et elle périt ainsi, comme la terre avait péri avant elle par le déluge. « Mais, dit-il, les cieux et la terre d’à présent ont été rétablis par la même parole de Dieu, et sont réservés pour être brûlés par le feu, au jour du jugement, lorsque les méchants périront ». Ainsi le monde qui a été rétabli, c’est-à-dire ces cieux et cette terre, -mis à la place du monde qui avait été détruit par le déluge, sont destinés à périr par le feu, au jour du jugement, quand les méchants périront. Il déclare, sans hésiter, que les méchants périront à cause du grand-changement qui leur arrivera, bien que leur nature doive toujours demeurer au milieu des supplices éternels. On dira peut-être : Si le monde est embrasé après le jugement, où seront les saints lors de cet embrasement suprême, avant que Dieu ait remplacé le monde détruit par un ciel nouveau et une terre nouvelle ? car, puisqu’ils auront des corps, il faut bien qu’ils soient quelque part. Nous pouvons répondre qu’ils seront dans les hautes régions où le-feu de l’embrasement n’atteindra pas, non plus qu’autrefois l’eau du déluge ; leurs corps seront tels alors qu’ils pourront demeurer où il leur conviendra. Ils ne craindront pas même le feu de cet embrasement, étant immortels et incorruptibles ; de même que les corps mortels et corruptibles des trois jeunes hommes purent vivre dans la fournaise ardente[2], sans être atteints par le feu.

[1] II Pierre, III, 3-13.

[2] Dan, III, 21.

CHAPITRE XIX

DE L’ÉPÎTRE DE SAINT PAUL AUX HABITANTS DE THESSALONIQUE SUR L’APPARITION DE L’ANTÉCHRIST, APRÈS LEQUEL VIENDRA LE JOUR DU SEIGNEUR.

Je me vois dans la nécessité de négliger un grand nombre de témoignages des évangélistes et des Apôtres sur ce dernier jugement, craignant de donner trop d’étendue à ce livre. Mais je ne puis passer sous silence ce que dit saint Paul dans une épître écrite aux habitants de Thessalonique : « Nous vous prions, mes frères, par l’avènement de Notre Seigneur Jésus-Christ et au nom de notre union en lui, de ne pas vous laisser ébranler légèrement, sur la foi de quelques fausses prophéties ou sur quelque discours et sur quelque lettre qu’on supposerait venir de nous, pour vous faire croire que le jour du Seigneur est proche ; que personne ne vous trompe. Il faut auparavant que l’apostat vienne, et que l’homme de péché se manifeste, ce fils de perdition, qui s’opposera à Dieu, et qui s’élèvera au-dessus de tout ce qu’on appelle Dieu et qu’on adore, jusqu’à s’asseoir dans le temple de Dieu, voulant passer lui-même pour Dieu. Ne vous souvient-il pas que je vous disais tout cela, quand j’étais encore avec vous ? Vous savez bien aussi ce qui empêche qu’il ne vienne, afin qu’il paraisse en son temps. Car le mystère d’iniquité commence à se former. Seulement que celui qui tient maintenant tienne jusqu’à ce qu’il sorte ; et alors se « révélera ce méchant que le Seigneur tuera du souffle de sa bouche, et qu’il dissipera par l’éclat de sa présence ce méchant, dis-je, qui doit venir avec la puissance de Satan et faire une infinité de prodiges et de faux miracles qui séduiront ceux qui doivent périr pour n’avoir point aimé la vérité qui les eût sauvés. C’est pourquoi Dieu leur en verra un esprit d’erreur qui les fera croire au mensonge, afin que tous ceux qui n’ont point cru à la vérité, mais qui ont consenti à l’iniquité, soient condamnés[1] ».

Il est hors de doute que saint Paul a dit ceci de l’Antéchrist et du jour du jugement, qu’il appelle le jour du Seigneur, pour expliquer que le Seigneur ne viendra point avant que celui qu’il appelle l’apostat ne soit venu. Que si l’on peut appeler avec raison tous les impies des apostats, à plus forte raison peut-on nommer ainsi l’Antéchrist. Mais quel est le temple de Dieu où il doit s’asseoir ? On ne peut décider si c’est dans les ruines du temple de Salomon ou dans l’Eglise. S’il s’agissait du temple d’une idole ou du démon, assurément l’Apôtre ne l’appellerait pas le temple de Dieu. Aussi a-t-on voulu que ce passage, qui a rapport à l’Antéchrist, s’entendît non-seulement du prince des impies, mais cri quelque sorte de tout ce qui fait corps avec lui, c’est-à-dire de la multitude des hommes qui lui appartiennent ; et l’on a cru qu’il valait mieux suivre le texte grec et dire, non « dans le temple de Dieu », mais « en temple de Dieu », comme si l’Antéchrist était lui-même le temple de Dieu, qui n’est autre chose que l’Eglise. C’est ainsi que nous disons il « s’assied en ami », c’est-à-dire comme ami, et autres locutions du même genre. Quant à ces paroles : « Vous savez aussi ce qui empêche qu’il ne vienne maintenant », c’est-à-dire vous connaissez la cause du retard de sa venue, « c’est afin qu’il paraisse en son temps ». Comme il dit vous le savez, il ne s’en est pas expliqué plus clairement ; mais nous qui l’ignorons, nous avons bien de la peine à comprendre ce qu’il veut dire, d’autant mieux que ce qu’il ajoute rend plus obscur encore le sens de ce passage. En effet, que signifient ces paroles « Le mystère d’iniquité commence déjà à se former ; seulement que celui qui tient maintenant tienne jusqu’à ce qu’il sorte ; et alors le méchant se manifestera ? ». J’avoue franchement ne pas comprendre ce que cela veut dire ; mais je ne passerai pas sous silence les conjectures de ceux que j’ai pu lire ou entendre.

Il en est qui pensent que saint Paul parle ici de l’empire romain, et que c’est la raison pour laquelle il a affecté d’être obscur, de crainte qu’on ne l’accusât de faire des imprécations contre un empire qu’on regardait comme éternel ; de sorte que par ces paroles « Le mystère d’iniquité commence à se former », il aurait eu en vue Néron, dont on regardait les œuvres comme celles de l’Antéchrist[2]. D’autres pensent même que Néron n’a pas été tué[3], mais seulement enlevé, pour qu’on le crût mort, et qu’il est caché quelque part, vivant et dans la vigueur de l’âge qu’il avait quand on le crut mort, pour reparaître en son temps et être rétabli dans son royaume[4]. Mais cette opinion me semble tout au moins fort singulière. Toutefois, ces paroles de l’Apôtre : « Seulement que celui qui tient maintenant tienne jusqu’à ce qu’il sorte ci, peuvent sans absurdité s’entendre de l’empire romain, comme s’il y avait : « Seulement que celui qui commande, commande jusqu’à ce qu’il sorte », c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il soit retranché. – « Et alors le méchant se découvrira », c’est-à-dire l’Antéchrist, comme tout le monde en tombe d’accord.

Mais d’autres pensent que ces paroles : « Vous savez ce qui empêche qu’il ne vienne ; car le mystère d’iniquité commence déjà à se former », ne doivent s’appliquer qu’aux méchants et aux hypocrites qui sont dans l’Eglise, jusqu’à ce qu’ils soient en assez grand nombre pour fournir un grand peuple à l’Antéchrist, et que c’est ce qu’il appelle le « mystère d’iniquité ci, parce que c’est une chose cachée. Les paroles de l’Apôtre seraient donc une exhortation aux fidèles de demeurer fermes dans leur foi, quand il dit : « Seulement que celui qui tient maintenant tienne jusqu’à ce qu’il sorte », c’est-à-dire jusqu’à ce que le mystère d’iniquité sorte de l’Eglise, où il est maintenant caché. Ceux-là estiment que ce mystère d’iniquité est celui dont parle ainsi saint Jean dans son épître : « Mes enfants, voici la dernière heure ; car, comme vous avez ouï dire que l’Antéchrist doit venir et qu’il y a déjà maintenant plusieurs Antéchrists, cela nous fait connaître que nous sommes arrivés maintenant à la dernière heure. Ils sont sortis d’avec nous, mais ils n’étaient pas des nôtres ; car s’ils eussent été des nôtres, ils seraient demeurés[5] ». De même, disent-ils, que plusieurs hérétiques, que saint Jean appelle des Antéchrists, sont déjà sortis de l’Eglise, à cette heure, qu’il dit être la dernière, ainsi tous ceux qui n’appartiendront pas à Jésus-Christ, mais à l’Antéchrist, en sortiront alors, et c’est alors qu’il se manifestera.

C’est ainsi qu’on explique, ceux-ci d’une manière, ceux-là d’une autre, ces obscures paroles de saint Paul ; mais du moins on ne doute point qu’il n’ait dit que Jésus-Christ ne viendra pas juger les vivants et les morts avant que l’Antéchrist ne soit venu séduire ceux qui seront déjà morts dans l’âme, encore que cette séduction même appartienne au mystère des jugements de Dieu. « L’Antéchrist », comme dit l’Apôtre, « viendra avec la puissance de Satan, et fera une infinité de prodiges et de faux miracles pour séduire ceux qui doivent périr ». Alors en effet Satan sera délié et il agira de tout son pouvoir par d’Antéchrist, en faisant plusieurs miracles trompeurs. On a coutume de demander si l’Apôtre les appelle de faux miracles, parce que ce ne seront que des illusions et des prestiges, ou bien parce qu’ils entraîneront dans l’erreur ceux qui croiront ces prodiges au-dessus de la puissance du diable, faute de connaître ce qu’il peut et surtout ce qu’il pourra, alors qu’il recevra un pouvoir plus grand qu’il ne l’a jamais eu. En effet, lorsque le feu tomba du ciel et consuma la nombreuse famille de Job avec tant de troupeaux, et qu’un tourbillon de vent abattit la maison où étaient ses enfants et les écrasa sous ses ruines, ce n’étaient pas des illusions, et cependant c’étaient des œuvres de Satan, à qui Dieu avait donné ce pouvoir. Quoi qu’il en soit (car nous saurons mieux un jour pourquoi l’Apôtre les appelle de faux miracles), il est certain qu’ils séduiront ceux qui auront mérité d’être séduits, pour n’avoir pas aimé la vérité qui les eût sauvés. L’Apôtre ne dissimule pas que « Dieu leur enverra une erreur si forte et si spécieuse qu’ils auront foi dans le mensonge ! » Il la leur enverra, parce qu’il permettra au diable de faire ces prodiges, et il le lui permettra par un jugement très-juste, bien que le dessein du diable en cela soit injuste et criminel : « Afin », ajoute-t-il, « que tous ceux qui n’ont point cru à la vérité, mais qui ont consenti à l’iniquité, soient condamnés ». Ainsi ils seront séduits par ces jugements de Dieu, également justes et cachés, qu’il n’a jamais cessé d’exercer sur les hommes depuis le péché du premier homme. Après avoir été séduits, ils seront condamnés dans le dernier et public jugement par Jésus-Christ, qui, condamné injustement par les hommes, les condamnera justement.

[1] II Thess. II, 1-11.

[2] C’est le sentiment de saint Jean Chrysostome, de saint Cyrille, de Tertullien et de plusieurs autres Pères. Voyez les témoignages cités par Léonard Coquée en son commentaire sur la Cité de Dieu.

[3] Voyez Sulpice Sévère, Hist. sacr., lib. II, cap. 29.

[4] Cette légende populaire sur Néron est rapportée par Suétone, (Vit. Ner., cap. 57), Tacite (Hist., lib. II, cap. 8) et Lactance (De mort. pers., cap. 2, § 8).

[5] Jean, II, 18, 19.

CHAPITRE XX

CE QUE SAINT PAUL A ENSEIGNÉ SUR LA RÉSURRECTION DES MORTS DANS SA PREMIÈRE ÉPÎTRE AUX HABITANTS DE THESSALONIQUE.

L’Apôtre ne parle pas ici de la résurrection des morts ; mais dans sa première épître aux mêmes habitants de Thessalonique, il dit « Je ne veux pas, mes frères, que vous ignoriez ce qui regarde ceux qui dorment, de peur que vous ne vous affligiez comme font les autres hommes qui n’ont point d’espérance. Car si nous croyons que Jésus-Christ est mort et ressuscité, nous devons croire aussi que Dieu amènera avec Jésus ceux qui sont morts avec lui. Je vous déclare donc, selon la parole du Seigneur, que nous qui vivons « et qui sommes réservés pour l’avènement du Seigneur, nous ne préviendrons point ceux qui sont déjà dans le sommeil de la mort ; mais à la voix de l’archange et au son de la trompette de Dieu, le Seigneur lui-même descendra du ciel ; et ceux qui seront morts en Jésus-Christ ressusciteront les premiers. Ensuite, nous qui sommes vivants et qui serons demeurés jusqu’alors, nous serons emportés avec eux dans les nues et au milieu des airs devant le Seigneur ; et ainsi nous serons pour jamais avec le Seigneur[1] ». Ces paroles de l’Apôtre marquent clairement la résurrection future, lorsque Notre Seigneur Jésus-Christ viendra juger les vivants et les morts.

Mais on a coutume de demander si ceux que le Seigneur trouvera vivants, et que saint Paul figure ici par lui-même et par ceux qui vivaient alors, ne mourront point ; ou bien si, dans le moment où ils seront emportés dans l’air devant le Seigneur, ils passeront par la mort à l’immortalité[2]. On aurait tort de croire que, pendant qu’ils seront portés dans l’air, ils ne pourront mourir et ressusciter. Aussi ne faut-il pas entendre ces paroles : « Et ainsi nous serons pour jamais avec le Seigneur », comme si saint Paul voulait dire par là que nous demeurerons toujours avec lui dans l’air, puisqu’il n’y demeurera pas lui-même, et qu’il y viendra seulement en passant ; mais nous serons pour jamais avec le Seigneur, en ce que nous aurons toujours des corps mortels, dans quelque lieu que nous soyons avec lui. Or, c’est l’Apôtre lui-même qui nous oblige en quelque sorte à croire que ceux que Notre Seigneur trouvera vivants souffriront la mort et recevront l’immortalité incontinent, puisqu’il dit : « Tous vivront en Jésus-Christ[3] » ; et encore « Ce qu’on sème dans la terre ne renaît pas, s’il ne meurt auparavant[4] ». Comment donc ceux que Jésus-Christ trouvera vivants revivront-ils en lui par l’immortalité, s’ils ne meurent pas ? Il est vrai que si l’on ne peut pas dire proprement du corps d’un homme qu’il est semé, à moins qu’il ne retourne à la terre, selon la sentence portée par Dieu contre le premier pécheur : « Tu es terre, et tu retourneras à la terre[5] » ; il faut avouer que ceux que Notre Seigneur trouvera en vie, à son avènement, ne sont pas compris dans ces paroles de l’Apôtre, ni dans celles de la Genèse. Il est clair qu’étant enlevés dans les nues, ils ne seront pas semés en terre et n’y retourneront pas, soit qu’ils ne doivent pas mourir, soit qu’ils meurent momentanément dans l’air.

Mais, d’un autre côté, le même Apôtre, écrivant aux Corinthiens, dit : « Nous ressusciterons tous[6] » ; ou, suivant d’autres leçons : « Nous dormirons tous[7] ». Si donc on ne peut ressusciter sans avoir passé par la mort, comment tous ressusciteront-ils ou dormiront-ils, si tant d’hommes que Jésus-Christ trouvera vivants ne doivent ni dormir ni ressusciter ? J’estime donc qu’il faut nous en tenir à ce que nous venons de dire, que ceux que Jésus-Christ trouvera en vie, et qui seront emportés dans l’air, mourront en ce moment, pour reprendre aussitôt après leurs corps mortels. Pourquoi ne croirions-nous pas que cette multitude de corps puisse être semée en quelque sorte dans l’air et y reprendre à l’heure même une vie immortelle et incorruptible, lorsque nous croyons ce que nous dit le même Apôtre, que la résurrection se fera en un clin d’œil[8], et que la poussière des corps, répandue en cent lieux, sera rassemblée avec tant de facilité et de promptitude ? Quant à cette parole de la Genèse : « Tu es terre, et tu retourneras à la terre » ; il ne faut pas s’imaginer qu’elle ne s’accomplisse pas dans les saints qui mourront dans l’air, sous prétexte que leurs corps ne retomberont pas sur la terre, attendu que ces mots : « Tu retourneras à la terre », signifient ; tu iras, après avoir perdu la vie, là où tu étais avant de la recevoir ; c’est-à-dire, tu seras, quand tu auras perdu ton âme, comme tu étais avant d’en avoir une. L’homme n’était que terre, en effet, quand Dieu souffla sur sa face pour lui donner la vie. C’est donc comme s’il lui disait : Tu es une terre animée, ce que tu n’étais pas ; tu seras une terre sans âme, comme tu étais. Ce que sont tous les corps morts avant qu’ils ne pourrissent, ceux-là le seront s’ils meurent, quelque part qu’ils meurent. Ils retourneront donc à la terre, puisque d’hommes vivants. Ils redeviendront terre ; de même que ce qui devient cendre retourne en cendre, que ce qui devient vieux va à la vieillesse, que la bouc qui durcit revient à l’état de pierre ? Mais toutes nos réflexions à ce sujet ne sont que des conjectures ; et nous ne comprendrons bien qu’au jour suprême ce qui en est réellement. Si nous voulons être chrétiens, nous devons croire à la résurrection des corps, quand Jésus-Christ viendra juger les vivants et les morts. Et ici notre foi n’est pas vaine, bien que nous ne comprenions pas parfaitement ce qu’il en sera, pourvu que nous y croyions. Il nous reste à examiner, comme nous l’avons promis, ce que les livres prophétiques de l’Ancien Testament disent de ce dernier jugement de Dieu ; mais nous n’aurons pas besoin, pour être compris, de nous étendre beaucoup, si le lecteur veut bien se rappeler ce que nous venons de dire.

[1] I Thess. IV, 12-16.

[2] Comp. saint Augustin, Epist, CXLIII ad Mercatorem ; Liber de Octo Dulc. quaest., qu. 3.

[3] I Cor. XV, 22.

[4] Ibid. 36.

[5] Gen. III, 19.

[5] I Cor. XV, 51.

[7] Tertullien suit la première leçon (De Res. carn., cap. 42) ; saint Jérôme préfère la seconde (Epist. CLII ad Minerium ; Comm. In Isaiae cap LI).

[8] I Cor. XV, 52.

CHAPITRE XXI

PREUVES DE LA RÉSURRECTION DES MORTS ET DU JUGEMENT DERNIER, TIRÉES DU PROPHÈTE ISAÏE.

Le prophète Isaïe a dit : « Les morts ressusciteront, et ceux qui sont dans les tombeaux en sortiront, et tous ceux qui sont sur la terre se réjouiront ; car la rosée qui vient de vous est leur santé ; mais la terre des impies tombera[1] ». Tout le commencement du verset regarde la résurrection des bienheureux ; mais quand il dit : « La terre des impies tombera », il faut l’entendre des méchants qui tomberont dans la damnation. Pour ce qui regarde la résurrection des bons, si nous y voulons prendre garde, nous trouverons qu’il faut rapporter à la première ces paroles : « Les morts ressusciteront » ; et à la seconde celles-ci, qui viennent après : « Ceux qui sont dans les tombeaux ressusciteront aussi ». Ces mots : « Et tous ceux qui sont sur la terre se réjouiront ; car la rosée qui vient de vous est leur santé », s’appliquent aux saints que Jésus-Christ trouvera vivants à son avènement. Par la santé, nous ne pouvons entendre raisonnablement que l’immortalité ; car on peut dire qu’il n’y a point de santé plus parfaite que celle qui n’a pas besoin, pour se maintenir, de prendre tous les jours le remède des aliments. Le même Prophète parle encore ainsi du jour du jugement, après avoir donné de l’espérance aux bons et de la frayeur aux méchants : « Voici ce que dit le Seigneur : Je me détournerai sur eux comme un fleuve de paix et comme un torrent qui inondera la gloire des nations. Leurs enfants seront portés sur les épaules et caressés sur les genoux. Je vous caresserai comme une mère caresse son enfant, et ce sera dans Jérusalem que, vous recevrez cette consolation. Vous verrez, et votre cœur se réjouira, et vos os germeront comme l’herbe. On reconnaîtra la main du Seigneur qui va venir comme un feu ; et ses chariots seront comme la tempête, pour exercer sa vengeance dans sa colère et livrer tout en proie aux flammes,. Car toute la terre sera jugée par le feu du Seigneur, et toute chair par son glaive. Plusieurs seront blessés par le Seigneur[2] ». Le Prophète dit que le Seigneur se détournera sur les bons comme un fleuve de paix ; ce qui sans doute leur promet une abondance de paix la plus grande qui puisse être. C’est cette paix dont nous jouirons à la fin et dont nous avons amplement parlé au livre précédent. Voilà le fleuve que le Seigneur détournera sur les bons, à qui il promet une si grande félicité, pour nous faire entendre que dans cette heureuse région, qui est le ciel, tous les désirs seront comblés par lui. Comme cette paix sera une source d’incorruptibilité et d’immortalité qui se répandra sur les corps mortels, il dit qu’il se détournera comme un fleuve sur eux, afin de se répandre d’en haut sur les choses les plus humbles et d’égaler les hommes aux anges. Et par la Jérusalem dont le Prophète parle, il ne faut point entendre celle qui est esclave, ainsi que ses enfants, mais au contraire, avec l’Apôtre, celle qui est libre et notre mère, et qui est éternelle dans les cieux[3], où nous serons consolés après les ennuis et les travaux de cette vie mortelle, et portés sur ses épaules et sur ses genoux comme de petits enfants. Nous serons, en quelque sorte, tout renouvelés pour une si grande félicité et pour les ineffables douceurs que nous goûterons dans son sein. Là nous verrons, et notre cœur se réjouira. Il ne dit point ce que nous verrons ; mais que sera-ce, sinon Dieu ? Alors s’accomplira en nous la promesse de l’Evangile : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, parce qu’ils verront Dieu[4] ». Que sera-ce, sinon toutes ces choses que nous ne voyons point maintenant, mais que nous croyons, et dont l’idée que nous nous formons, selon la faible portée de notre esprit, est infiniment au-dessous de ce qu’elles sont réellement : « Vous verrez, dit-il, et votre cœur se réjouira ». Ici vous croyez, là vous verrez.

Quand il a dit : « Et votre cœur se réjouira », craignant que nous ne pensions que ces biens de la Jérusalem céleste ne regardent que l’esprit, il ajoute « Et vos os germeront comme l’herbe », où il nous rappelle la résurrection des corps, comme s’il reprenait ce qu’il avait omis de dire. Cette résurrection ne se fera pas, en effet, lorsque nous aurons vu ; mais au contraire, c’est quand elle sera accomplie que nous verrons. En effet, le Prophète avait déjà parlé auparavant d’un ciel nouveau et d’une terre nouvelle, aussi bien que des promesses faites aux saints : « Il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle ; et ils ne trouveront que des sujets de joie dans cet heureux séjour. Je ferai que Jérusalem ne soit plus qu’une fête éternelle, et mon peuple la joie même. Et Jérusalem fera tout mon plaisir, et mon peuple toutes mes délices. On n’y entendra plus de pleurs ni de gémissements[5] ». Puis vient le reste, que certains veulent faire rapporter au règne charnel des mille ans. Le Prophète mêle ici les expressions figurées avec les autres, afin que notre esprit s’exerce salutairement à y chercher un sens spirituel ; mais la paresse et l’ignorance s’arrêtent à la lettre, et ne vont pas plus loin. Pour revenir aux paroles du Prophète que nous avions commencé à expliquer, après avoir dit : « Et vos os germeront comme l’herbe », pour montrer qu’il ne parle que de la résurrection des bons, il ajoute : « Et l’on reconnaîtra la main du Seigneur envers ceux qui le servent ». Quelle est cette main, sinon celle qui distingue les hommes qui servent Dieu de ceux qui le méprisent ? Il parle ensuite de ces derniers dans les termes suivants : « Et il exécutera ses menaces contre les rebelles. Car voilà le Seigneur qui va venir comme un feu, et ses chariots seront comme la tempête, pour exercer sa vengeance dans sa colère, et donner tout en proie aux flammes. Car toute la terre sera jugée par le feu du Seigneur, et toute chair par son glaive, et plusieurs seront blessés par le Seigneur ». Par ces mots de feu, de tempête, et de glaive, il entend le supplice de l’enfer. Les chariots désignent le ministère des anges. Lorsqu’il dit que toute la terre et toute chair seront jugées par le feu du Seigneur et par son glaive, il faut excepter les saints et les spirituels, et n’y comprendre que les hommes terrestres et charnels, dont il est dit qu’ils ne goûtent que les choses de la terre[6], et que la sagesse selon la chair, c’est la mort[7] et enfin ceux que Dieu appelle chair, quand il dit : « Mon esprit ne demeurera plus parmi ceux-ci, parce qu’ils ne sont que chair[8] ». Quand il dit que « plusieurs seront blessés par le Seigneur », ces blessures doivent s’entendre de la seconde mort. Il est vrai qu’on peut prendre aussi en bonne part le feu, le glaive elles blessures. Notre-Seigneur dit lui-même qu’il est venu pour apporter le feu sur la terre[9].

Les disciples virent comme des langues de feu qui se divisèrent quand le Saint-Esprit descendit sur eux[10]. Notre-Seigneur dit encore qu’il n’est pas venu sur la terre pour apporter la paix, mais le glaive[11]. L’Ecriture appelle la parole de Dieu un glaive à cieux tranchants, à cause des deux Testaments[12] et dans le Cantique des cantiques, l’Eglise s’écrie qu’elle est blessée d’amour comme d’un trait[13]. Mais ici, où il est clair que Dieu vient pour exécuter ses vengeances, on voit de quelle façon toutes ces expressions doivent s’expliquer.

Après avoir brièvement indiqué ceux qui seront consumés par ce jugement, le Prophète, figurant les pécheurs et les impies sous l’image des viandes défendues par l’ancienne loi, dont ils ne se sont pas abstenus, revient à la grâce du Nouveau Testament, depuis le premier avènement du Sauveur jusqu’au jugement dernier, par lequel il termine sa prophétie. Il raconte que le Seigneur déclare qu’il viendra pour rassembler toutes les nations, et qu’elles seront témoins de sa gloire[14] ; car, dit l’Apôtre : « Tous ont péché et tous ont besoin de la gloire de Dieu[15] ». Isaïe ajoute qu’il fera devant eux tant de miracles qu’ils croiront en lui, qu’il enverra certains d’entre eux en différents pays et dans les îles les plus éloignées, où l’on n’a jamais ouï parler de lui, ni vu sa gloire, qu’ils amèneront à la foi les frères de ceux à qui le Prophète a parlé, c’est-à-dire les Israélites élus, en annonçant l’Evangile parmi toutes les nations, qu’ils amèneront un présent à Dieu, de toutes les contrées du monde, sur des chevaux et sur des chariots (qui sont les secours du ciel et qui se transmettent par le ministère des anges et des hommes), enfin qu’ils l’amèneront dans la sainte Cité de Jérusalem, qui maintenant est répandue par toute la terre dans la sainteté des fidèles. En effet, où ils se sentent aidés par un secours divin, les hommes croient, et où ils croient, ils viennent. Or, le Seigneur les compare aux enfants d’Israël qui lui offrent des victimes dans son temple, avec des cantiques de louange, comme l’Eglise le pratique déjà partout. De nos jours, ne choisit-on pas les prêtres et les lévites, non en regardant la race et le sang, comme cela se pratiquait d’abord dans le sacerdoce selon l’ordre d’Aaron, muais comme il convient à l’esprit du Nouveau Testament, où Jésus-Christ est le souverain prêtre selon l’ordre de Mélchisédech[16], en considérant le mérite que la grâce divine donne à chacun ? ne choisit-on pas, dis-je, des prêtres et des lévites qu’il ne faut pas juger par la fonction dont ils sont souvent indignes, mais par la sainteté, qui ne peut être commune aux bon set aux méchants ?

Après avoir ainsi parlé de cette miséricorde de Dieu pour son Eglise, dont les effets nous sont si sensibles et si connus, Isaïe promet, de la part de Dieu, les fins où chacun arrivera lorsque le dernier jugement aura séparé les bons d’avec les méchants : « Car, de même que le nouveau ciel et la nouvelle terre demeureront en ma présence, dit le Seigneur, ainsi votre semence et votre nom demeureront devant moi ; et ils passeront de mois en mois et de sabbat en sabbat, et toute chair viendra m’adorer en Jérusalem ; et ils sortiront, et ils verront les membres des hommes prévaricateurs. Leur ver ne mourra point, et le feu qui les brûlera ne s’éteindra point ; et ils serviront de spectacle à toute chair[17] ». C’est par là que le prophète Isaïe finit son livre, comme par là aussi le monde doit finir. Quelques versions, au lieu des « membres des hommes », portent les « cadavres des hommes[18] », entendant évidemment par-là la peine des corps damnés, quoique d’ordinaire on n’appelle cadavre qu’une chair sans âme, au lieu que les corps dont il parle seront animés, sans quoi ils ne pourraient souffrir aucun tourment. Cependant il est possible qu’on ait voulu entendre par ces mots des corps semblables à ceux des hommes qui passeront à la seconde mort, d’où vient cette parole du Prophète : « La terre des impies tombera ». Qui ne sait, en effet, que cadavre vient d’un mot latin qui signifie tomber[19] ? De même il est assez clair que par le mot hommes le Prophète veut parler de toutes les créatures humaines en général[20] ; car personne n’oserait soutenir que les femmes pécheresses ne subiront pas aussi leur supplice. Il faut le croire d’autant mieux que c’est de la femme elle-même que l’homme est sorti. Mais voici ce qui importe particulièrement à notre sujet, puisque le Prophète, en parlant des bons, dit : « Toute chair viendra », parce que le peuple chrétien sera composé de toutes les nations, et qu’en parlant des méchants, il les appelle membres ou cadavres, cela montre que le jugement qui enverra à leur fin les bons et les méchants aura lieu après la résurrection de la chair, dont il parle si clairement.

[1] Isa. XXVI, 19, sec. LXX.

[2] Ibid. LXVI, 12, 16, sec. LXX.

[3] Galat. IV, 26.

[4] Matt. V, 8.

[5] Isa. LXV, 16-17, sec. LXX.

[6] Philipp. III, 19.

[7] Rom. VIII, 6.

[8] Gen. VI, 3.

[9] Luc, XII, 49.

[10] Act. II, 3.

[11] Matt. X, 31.

[12] Hébr. IV, 12.

[13] Cant. II, 5, sect. LXX.

[14] Isa. LXVI, 17, 18.

[15] Rom. III, 23.

[16] Ps. CIX, 4.

[17] Isa. LXVI, 21-22, sec. LXX.

[18] C’est la leçon de la Vulgate.

[19] Voyez plus haut, ch. 10.

[20] La Vulgate donne virorum les Septante anthropon.

CHAPITRE XXII

COMMENT IL FAUT ENTENDRE QUE LES BONS SORTIRONT POUR VOIR LE SUPPLICE DES MÉCHANTS.

Mais comment les bons sortiront-ils pour voir le supplice des méchants ? Dirons-nous qu’ils quitteront réellement les bienheureuses demeures, pour passer aux lieux des supplices et être témoins des tourments des damnés ? A Dieu ne plaise ! c’est en esprit, c’est par la connaissance qu’ils sortiront. Ce mot sortir fait entendre que ceux qui seront tourmentés seront dehors : car Notre Seigneur appelle aussi ténèbres extérieures ces lieux opposés à l’entrée qu’il annonce au bon serviteur, quand il lui dit : « Entre dans la joie de ton Seigneur[1] » ; et loin que les méchants y entrent pour y être connus, ce sont plutôt les saints qui sortent en quelque façon vers eux par la connaissance qu’ils ont de leur malheur. Ceux qui seront dans les tourments ne sauront pas ce qui se passera au dedans, « dans la joie du Seigneur » ; mais ceux qui posséderont cette joie sauront tout ce qui se passera au dehors, dans « les ténèbres extérieures ». C’est pour cela qu’il est dit qu’ils sortiront, parce qu’ils connaîtront ce qui se fera à l’égard de ceux mêmes qui seront dehors. Si, en effet, les Prophètes ont pu connaître ces choses, quand elles n’étaient pas encore arrivées, par le peu que Dieu en révélait à des hommes mortels, comment les saints immortels les ignoreraient-ils, alors qu’elles seront accomplies et que Dieu sera tout en tous[2] ? La semence et le nom des saints demeureront donc stables dans la plénitude de Dieu, j’entends cette semence dont saint Jean dit : « Et la semence de Dieu demeure en lui[3] » ; et ce nom dont parle Isaïe : « Je leur donnerai un nom éternel, et ils passeront de mois en mois et de sabbat en sabbat », comme de lune en lune, et de repos en repos. Car les saints seront tout cela, alors que, de ces ombres anciennes et passagères, ils entreront dans les clartés nouvelles et éternelles. Quant à ce feu inextinguible et à ce ver immortel qui feront le supplice des réprouvés, on les explique diversement. Les uns rapportent l’un et l’autre au corps, et les autres à l’âme. D’autres disent que le feu tourmentera le corps, et le ver l’âme, et qu’ainsi il faut prendre le premier au propre et le second au figuré, ce qui ne paraît pas vraisemblable. Mais ce n’est pas ici le lieu de parler de cette différence, puisque nous avons destiné ce livre au dernier jugement qui fera la séparation des bons et des méchants. Nous parlerons en particulier de leurs peines et de leurs récompenses[4].

[1] Isa. LXVI, 21.

[2] I Cor. XV, 28.

[3] Jean, III, 9.

[4] Dans les livres XI et XX.

CHAPITRE XXIII

PROPHÉTIE DE DANIEL SUR LA PERSÉCUTION DE L’ANTÉCHRIST, SUR LE JUGEMENT DERNIER ET SUR LE RÈGNE DES SAINTS.

Daniel prédit aussi ce dernier jugement, après l’avoir fait précéder de l’avènement de l’Antéchrist, et il conduit sa prophétie jusqu’au règne des saints. Ayant vu dans une extase prophétique quatre bêtes, qui figuraient quatre royaumes, dont le quatrième est conquis par un roi, qui est l’Antéchrist, et après cela, le royaume du Fils de l’homme, qui est celui de Jésus-Christ, il s’écrie : « Mon esprit fut saisi d’horreur ; moi, Daniel, je demeurai tout épouvanté, et les visions de ma tête me troublèrent. Je m’approchai donc de l’un de ceux qui étaient présents, et je lui demandai la vérité sur tout ce que je voyais, et il me l’apprit. Ces quatre bêtes immenses, me dit-il, sont quatre royaumes qui s’établiront sur la terre et qui ensuite seront détruits. Les saints du Très-Haut prendront leur place et régneront jusque dans le siècle et jusque dans le siècle des siècles ». – « Après cela, poursuit Daniel, je m’enquis avec soin quelle était la quatrième bête, si différente des autres, et beaucoup plus terrible, car ses dents étaient de fer, et ses ongles d’airain ; elle mangeait et dévorait tout, et foulait tout aux pieds. Je m’informai aussi des dix cornes qu’elle avait à la tête, et d’une autre qui en sortit et qui fit tomber les trois premières. Et cette corne avait des yeux, et une bouche qui disait de terribles choses ; et elle était plus grande que les autres. Je m’aperçus que cette corne faisait la guerre aux saints, et était plus forte qu’eux, jusqu’à ce que l’Ancien des jours vint et donna le royaume aux saints du Très-Haut. Ainsi, le temps étant venu, les saints furent mis en possession du royaume. Alors celui à qui je parlais me dit : La quatrième bête sera un quatrième royaume qui s’élèvera sur la terre et détruira tous les autres ; il dévorera toute la terre et la ravagera et la foulera aux pieds. Ces dix cornes sont dix rois, après lesquels il en viendra un plus méchant que tous les autres, qui en humiliera trois, vomira des blasphèmes contre le Très-Haut, et fera souffrir mille maux à ses saints. Il entre, prendra même de changer les temps et d’abolir la loi ; et on le laissera régner un temps, des temps, et la moitié d’un temps. Après viendra le jugement, qui lui ôtera l’empire « et l’exterminera pour jamais ; et toute la puissance, la grandeur, et la domination souveraine des rois sera donnée aux saints du Très-Haut. Son royaume sera éternel, et toutes ces puissances le serviront et lui obéiront. Voilà ce qu’il me dit. Cependant, j’étais extrêmement troublé, et mon visage en fut tout changé ; mais je ne laissai pas que de bien retenir ce qu’il m’avait dit[1] ». Quelques-uns ont entendu par ces quatre royaumes ceux des Assyriens, des Perses, des Macédoniens et des Romains ; et si l’on veut en avoir la raison, on n’a qu’à lire les commentaires du prêtre Jérôme sur Daniel, qui sont écrits avec tout le soin et toute l’érudition désirables ; mais au moins ne peut-on douter que Daniel ne dise ici très clairement que la tyrannie de l’Antéchrist contre les fidèles, quoique courte, précédera le dernier jugement et le règne éternel des saints. La suite du passage fait voir que le temps, les temps, et la moitié d’un temps signifient un an, deux ans, et la moitié d’un an, c’est-à-dire trois ans et demi. Il est vrai que les temps semblent marquer un temps indéfini ; mais l’hébreu ne désigne que deux temps, car on dit que les Hébreux ont, aussi bien que les Grecs, le nombre duel, que les Latins n’ont pas. Pour les dix rois, je ne sais s’ils signifient dix rois qui existeront réellement dans l’empire romain, quand l’Antéchrist viendra, et j’ai peur que ce nombre ne nous trompe. Que savons-nous s’il n’est pas mis là pour signifier l’universalité de tous les rois qui doivent précéder son avènement, comme l’Ecriture se sert assez souvent du nombre de mille, de cent ou de sept, et de tant d’autres qu’il est inutile de rapporter, pour marquer l’universalité ?

Le même Daniel s’exprime ainsi dans un autre passage : « Le temps viendra où il s’élèvera une persécution si cruelle qu’il n’y en aura jamais eu de semblable sur la terre. En ce temps-là, tous ceux qui se trouveront écrits sur le livre seront sauvés, et plusieurs de ceux qui dorment sous un amas de terre ressusciteront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour une confusion et un opprobre éternels. Or, les sages auront un éclat pareil à celui du firmament, et ceux qui enseignent la justice brilleront à jamais comme les étoiles[2] ». Ce passage de Daniel est assez conforme à un autre de l’Evangile où il est aussi parlé de la résurrection du corps. Ceux que l’Evangéliste dit être « dans les sépulcres », Daniel dit qu’ils sont sous un « amas de terre », ou, comme d’autres traduisent « dans la poussière de la terre ». De même qu’il est dit là qu’ils « sortiront », ici il est dit qu’ils « ressusciteront ». Dans l’Evangile : « Ceux qui auront bien vécu sortiront de leur tombeau pour ressusciter à la vie, et ceux qui auront mal vécu pour ressusciter à la damnation[3] ». Dans le Prophète ; « Les uns ressusciteront pour la vie éternelle, les autres pour une confusion et un opprobre éternels ». Que l’on ne s’imagine pas que l’Evangéliste et le Prophète diffèrent l’un de l’autre, sous prétexte que celui-là dit : « Tous ceux qui sont dans les sépulcres » ; et celui-ci : « Plusieurs de ceux qui sont sous un amas de terre » ; car quelquefois l’Ecriture dit « plusieurs » pour « tous ». C’est ainsi qu’il est dit à Abraham « Je vous établirai père de plusieurs nations », bien qu’il lui soit dit ailleurs : « Toutes les « nations seront bénies eu votre semence[4] ». Et il est dit encore un peu après à Daniel, au sujet de la même résurrection : « Et vous, venez, et reposez ; car il reste encore du temps jusqu’à la consommation des siècles ; et vous vous reposerez, et vous ressusciterez pour posséder votre héritage, à la fin les temps[5] ».

[1] Dan. VII, 15-28.

[2] Dan. XII, 1-3.

[3] Jean, V, 28, 29.

[4] Gen. XVII, 5 ; XXII, 18.

[5] Dan. XII, 1-3.

CHAPITRE XXIV

PROPHÉTIES TIRÉES DES PSAUMES DE DAVID SUR LA FIN DU MONDE ET SUR LE DERNIER JUGEMENT DE DIEU.

Il y a dans les psaumes beaucoup de passages qui regardent le jugement dernier, mais on n’y en parle que d’une manière concise et rapide. Il ne faut pas toutefois que je passe sous silence ce qui y est dit en termes très-clairs sur la fin du monde : « Seigneur », dit le Psalmiste, « vous avez créé la terre au commencement, et les cieux sont l’ouvrage de vos mains. Ils périront, mais pour vous, vous resterez. Ils vieilliront tous comme un vêtement. Vous les changerez de forme comme un manteau, et ils seront transformés. Mais vous, vous êtes toujours le même, et vos années ne finiront point[1] ». D’où vient donc que Porphyre, qui loue la piété des Hébreux et les félicite d’adorer le grand et vrai Dieu, terrible aux dieux mêmes, accuse les chrétiens d’une extrême folie, sur la foi des oracles de ses dieux, parce qu’ils disent que le monde périra[2] ? Voilà cependant que les saintes lettres des Hébreux disent au Dieu devant qui toutes les autres divinités tremblent, de l’aveu même d’un si grand philosophe : « Les cieux sont l’ouvrage de vos mains, et ils périront ». Est-ce donc qu’au temps où les cieux périront, le monde, dont ils sont la partie la plus haute et la plus assurée, ne périra pas ? Si Jupiter ne goûte pas ce sentiment, s’il blâme les chrétiens par la voix imposante d’un oracle d’être trop crédules, comme l’assure notre philosophe[3], pourquoi ne traite-t-il pas aussi de folie la sagesse des Hébreux, qui ont inscrit ce même sentiment dans leurs livres sacrés ? Du moment donc que cette sagesse, qui plait tant à Porphyre qu’il la fait louer par la bouche de ses dieux, nous apprend que les cieux doivent périr, quelle aberration de faire du dogme de la fin du monde un grief contre la religion chrétienne, et le plus sérieux de tous, sous prétexte que les cieux ne peuvent périr que le monde entier ne périsse ? Il est vrai que dans les Ecritures qui sont proprement les nôtres, et ne nous sont pas communes avec les Hébreux, c’est-à-dire dans l’Evangile et les livres des Apôtres, on lit que : « La figure de ce monde passe[4] » ; que : « Le monde passe[5] » ; que : « Le ciel et la terre passeront[6] » ; expressions plus douces, il faut en convenir, que celle des Hébreux, qui disent que le monde périra. De même, dans l’épître de saint Pierre, où il est dit que le monde qui existait alors périt par le déluge, il est aisé de voir quelle est la partie du monde que cet apôtre a voulu désigner[7], et comment il entend qu’elle a péri, et quels sont les cieux alors renouvelés qui ont été mis en réserve pour être brûles par le feu au jour du jugement dernier et de la ruine des méchants. Un peu après il s’exprime ainsi : « Le jour du Seigneur viendra comme un larron, et alors les cieux passeront avec grand fracas, les éléments embrasés se dissoudront, et la terre, avec ce qu’elle contient, sera consumée par le feu ». Et il ajoute : « Donc, puisque toutes ces choses doivent périr, quelle ne doit pas être votre piété[8] ? » On peut fort bien entendre ici que les cieux qui périront sont ceux dont il dit qu’ils sont mis en réserve pour être brûlés par le feu, et que les éléments qui doivent se dissoudre par l’ardeur du feu sont ceux qui occupent cette basse partie du monde, exposée aux troubles et aux orages ; mais que les globes célestes, où sont suspendus les astres, demeureront intacts. Quant « à ces étoiles qui doivent tomber du ciel[9] », outre qu’on peut donner à ces paroles un autre sens, meilleur que celui que porte la lettre, elles prouvent encore davantage la permanence des cieux, si toutefois les étoiles en doivent tomber. C’est alors une façon figurée de parler, ce qui est vraisemblable, ou bien cela doit s’entendre de quelques météores qui se formeront dans la moyenne région de l’air, comme celui dont parle Virgile[10] : « Une étoile, suivie d’une longue traînée de lumière, traversa le ciel et alla se perdre dans la forêt d’Ida ». Mais pour revenir au passage du Psalmiste, il semble qu’il n’excepte aucun des cieux, et qu’ils doivent tous périr, puisqu’il dit que les cieux sont l’ouvrage des mains de Dieu, et qu’ils périront. Or, puisqu’il n’y eu a pas un qui ne soit l’ouvrage de ses mains, il semble aussi qu’il n’y en ait pas un qui ne doive périr. Je ne pense pas, en effet, que nos philosophes veuillent expliquer ces paroles du psaume par celles de saint Pierre, qu’ils haïssent tant[11], et prétendre que, comme cet apôtre a entendu les parties pour le tout, quand il a dit que le monde avait péri par le déluge, le Psalmiste de même n’a entendu parler que de la partie la plus basse des cieux, quand il a dit que les cieux périront. Puis donc qu’il n’y a pas d’apparence qu’ils en usent de la sorte, de peur d’approuver le sentiment de l’apôtre saint Pierre et d’être obligés de donner à ce dernier embrasement autant de pouvoir qu’il en donne au déluge, eux qui soutiennent qu’il est impossible que tout le genre humain périsse par les eaux et le feu, il ne leur reste autre chose à dire, sinon que leurs dieux ont loué la sagesse des Hébreux, parce qu’ils n’avaient pas lu ce psaume.

Le psaume quarante-neuf parle aussi du jugement dernier en ces termes : « Dieu viendra visible, notre Dieu viendra, et il ne se taira pas. Un feu dévorant marchera devant lui, et une tempête effroyable éclatera tout autour. Il appellera le ciel en haut et la terre, afin de discerner son peuple. Assemblez-lui ses saints, qui élèvent son testament au-dessus des sacrifices[12] ». Nous entendons ceci de Notre Seigneur Jésus-Christ, qui viendra du ciel, comme nous l’espérons, juger les vivants et les morts. Il viendra visible pour juger justement les bons et les méchants, lui qui est déjà venu caché pour être injustement jugé par les méchants. Il viendra visible, je le répète, et il ne se taira pas, c’est-à-dire qu’il parlera en juge, lui qui s’est tu devant son juge, lorsqu’il a été conduit à la mort comme une brebis qu’on mène à la boucherie, et qui est demeuré muet comme un agneau qui se laisse tondre, ainsi que nous le voyons annoncé dans Isaïe[13] et accompli dans l’Evangile[14]. Quant au feu et à la tempête qui accompagnent le Seigneur, nous avons déjà dit comment il faut entendre ces expressions, en expliquant les expressions semblables du prophète Isaïe. Par ces mots : « Il appellera le ciel en haut » ; comme les saints et les justes s’appellent avec raison le ciel, le Psalmiste veut dire sans doute ce qu’a dit l’Apôtre : que nous serons emportés dans les nues, pour aller au-devant du Seigneur, au milieu des airs : car à le comprendre selon la lettre, comment le ciel serait-il appelé en haut, puisqu’il ne peut être ailleurs ? A l’égard de ce qui suit : « Et la terre, pour faire la séparation de son peuple », si l’on sous-entend seulement il appellera, c’est-à-dire il appellera la terre, sans sous-entendre en haut, on peut fort bien penser que le ciel figure ceux qui doivent juger avec lui, et la terre ceux qui doivent être jugés ; et alors ces paroles : « Il appellera le ciel en haut », ne signifient pas qu’il enlèvera les saints dans les airs, mais qu’il les fera asseoir sur des trônes pour juger. Ces mots peuvent encore avoir le sens suivant : « Il appellera le ciel en haut », c’est-à-dire qu’il appellera les anges au plus haut des cieux, pour descendre en leur compagnie et juger le monde ; et « il appellera aussi la terre », c’est-à-dire les hommes qui doivent être jugés sur la terre. Mais si, lorsque le Psalmiste dit : « Et la terre, etc. », on sous-entend l’un ou l’autre, c’est-à-dire qu’il appellera et qu’il appellera en haut, je ne pense pas qu’on puisse mieux l’entendre que des hommes qui seront emportés dans les airs au-devant de Jésus-Christ, et qu’il appelle le ciel, à cause de leurs âmes, et la terre, à cause de leurs corps.

Or, qu’est-ce discerner son peuple, sinon séparer par le jugement les bons d’avec les méchants, comme les brebis d’avec les boucs ? Il s’adresse ensuite aux anges, et leur dit : « Assemblez-lui ses saints ci, parce que sans doute un acte aussi important se fera par le ministère des anges. Que si nous demandons quels sont ces saints qu’ils lui doivent assembler : « Ceux, dit-il, qui élèvent son testament au-dessus des sacrifices ». Car voilà toute la vie des justes : élever le testament de Dieu au-dessus des sacrifices. En effet, ou les œuvres de miséricorde sont préférables aux sacrifices, selon cet oracle du ciel : « J’aime mieux la « miséricorde que le sacrifice[15] » ou au moins, en donnant un autre sens aux paroles du Psalmiste, les œuvres de miséricorde sont les sacrifices qui servent à apaiser Dieu, comme je me souviens de l’avoir dit au deuxième livre de cet ouvrage[16]. Les justes accomplissent le testament de Dieu par ces œuvres, parce qu’ils les font à cause des promesses qui sont contenues dans son Nouveau Testament ; d’où vient qu’au dernier jugement, quand Jésus-Christ aura assemblé ses saints et les aura placés à sa droite, il leur dira : « Venez, vous que mon père a bénis, prenez possession du royaume qui vous est préparé dès le commencement du monde ; car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger[17] » ; et le reste au sujet des bonnes œuvres des justes et de la récompense éternelle qu’ils en recevront par la dernière sentence.

[1] Ps, CI, 26, 28.

[2] Voyez plus haut, livre XIX, ch. 23.

[3] Porphyre, et en général L’école d’Alexandrie, soutenait avec force l’éternité de l’univers.

[4] I Cor. VII, 31.

[5] I Jean, II, 17.

[6] Matt. XXIV, 35.

[7] II Pierre, III, 6.

[8] Ibid. 10, 11.

[9] Matt. XXIV, 29.

[10] Enéide livre XIX, v. 694-696.

[11] Voyez plus haut, livre XVIII, ch. 53 et 54, l’oracle où saint Pierre est accusé d’être un magicien.

[12] Ps. XLIX, 3-5.

[13] Isa. LIII, 7.

[14] Matt. XXVI, 63.

[15] Osée, VI, 16.

[16] Au ch. VI.

[17] Matt. XXV, 34.

CHAPITRE XXV

PROPHÉTIE DE MALACHIE ANNONÇANT LE DERNIER JUGEMENT DE DIEU ET LA PURIFICATION DE QUELQUES-UNS PAR LES PEINES DU PURGATOIRE.

Le prophète Malachie ou Malachi appelé aussi Ange, et qui, suivant quelques-uns, est le même qu’Esdras, dont il y a d’autres écrits reçus dans le canon des livres saints (tel est, d’après Jérémie[1], le sentiment des Hébreux), Malachie, dis-je, a parlé ainsi du jugement dernier : « Le voici qui vient, dit le Seigneur tout-puissant ; et qui soutiendra l’éclat de son avènement, ou qui pourra supporter ses regards ? Car il sera comme le feu d’une fournaise ardente et comme l’herbe des foulons ; et il s’assoira comme un fondeur qui affine et épure l’or et l’argent ; et il purifiera les enfants de Lévi, et il les fondra comme l’or et l’argent ; et ils offriront des victimes au Seigneur en justice. Et le sacrifice de Juda et de Jérusalem plaira au Seigneur, comme autrefois dans les premières années. Je m’approcherai de vous pour juger, et je « serai un témoin fidèle contre les enchanteurs, les adultères et les parjures, contre ceux qui retiennent le salaire de l’ouvrier, qui oppriment les veuves par violence, outragent les orphelins, font injustice à l’étranger, et ne craignent point mon nom, dit le Seigneur tout-puissant. Car je suis le Seigneur votre Dieu, et je ne change point[2] ». Ces paroles font voir clairement, à mon avis, qu’en ce jugement il y aura pour quelques-uns des peines purifiantes. Que peut-on entendre autre chose par ce qui suit : « Qui soutiendra l’éclat de son avènement, ou qui pourra supporter ses regards ? Car il sera comme le feu d’une fournaise ardente et comme l’herbe des foulons. Il s’assoira comme un fondeur qui affine et épure l’or et l’argent ; et il purifiera les enfants de Lévi, et il les fondra comme l’or et l’argent ». Isaïe dit quelque chose de semblable : « Le Seigneur fera disparaître les impuretés des fils et des filles de Sion, et ôtera le sang du milieu d’eux par le souffle du jugement et par le souffle du feu[3] ». A moins qu’on ne veuille dire qu’ils seront purifiés et comme affinés, lorsque les méchants seront séparés d’eux par le jugement dernier, et que la séparation des uns sera la purification des autres, puisqu’à l’avenir ils vivront sans être mêlés ensemble. Mais, d’un autre côté, lorsque le Prophète ajoute « qu’il purifiera les enfants de Lévi, et les affinera comme on affine l’or et l’argent, qu’ils offriront des victimes au Seigneur en justice, et que le sacrifice de Juda et de Jérusalem plaira au Seigneur », il fait bien voir que ceux qui seront purifiés plairont à Dieu par des sacrifices de justice, et qu’ainsi ils seront purifiés de l’injustice qui était cause qu’ils lui déplaisaient auparavant. Or, eux-mêmes seront des victimes d’une pleine et parfaite justice, lorsqu’ils seront purifiés. Que pourraient-ils en cet état offrir à Dieu de plus agréable qu’eux-mêmes ? Mais nous parlerons ailleurs de ces peines purifiantes, afin d’en parler plus à fond. Au reste, par les enfants de Lévi, de Juda et de Jérusalem, il faut entendre l’Eglise de Dieu, composée non-seulement des Juifs, mais des autres nations, non pas telle qu’elle est dans ce temps de pèlerinage, dans ce temps où : « Si nous disons que nous n’avons point de péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n’est point en nous[4] », mais telle qu’elle sera alors, purifiée par le dernier jugement, comme une aire nettoyée par le vent. Ceux mêmes qui ont besoin de cette purification ayant été purifiés par le feu, nul n’aura plus à offrir de sacrifice à Dieu pour ses péchés. Sans doute tous ceux qui sacrifient ainsi sont coupables de quelques péchés, et c’est pour en obtenir la rémission qu’ils sacrifient ; mais lorsqu’ils auront fait accepter leur sacrifice, Dieu les renverra purifiés.

[1] Voyez le préambule de saint Jérôme à son commentaire sur Malachie.

[2] Malach. III, 1-6.

[3] Isa. IV, 4.

[4] I Jean, I, 8.

CHAPITRE XXVI

DES SACRIFICES QUE LES SAINTS OFFRIRONT À DIEU, ET QUI LUI SERONT AGRÉABLES, COMME AUX ANCIENS JOURS, DANS LES PREMIÈRES ANNÉES DU MONDE.

Or, Dieu, voulant montrer que sa Cité ne sera point alors en état de péché, dit que les enfants de Lévi offriront des sacrifices en justice. Ce ne sera donc pas en péché, ni pour le péché. D’où l’on peut conclure que ce qui suit : « Et le sacrifice de Juda et de Jérusalem plaira au Seigneur, comme aux anciens jours, dans les premières années », ne peut servir de fondement raisonnable aux Juifs pour prétendre qu’il y a là une promesse de ramener le temps des sacrifices de l’Ancien Testament. Ils n’offraient point alors de victimes en justice, mais en péché, puisqu’ils les offraient, surtout dans l’origine, pour leur péché spécialement. Cela est si vrai, que le grand-prêtre, qui était vraisemblablement plus juste que les autres, avait coutume, selon le commandement de Dieu, d’offrir d’abord pour ses péchés, ensuite pour ceux du peuple[1]. Il faut dès lors expliquer le sens de ces paroles « Comme aux anciens jours, dans les premières années ». Peut-être rappellent-elles le temps où les premiers hommes étaient dans le paradis ; et, en effet, c’est alors que, dans l’état de pureté et d’intégrité, exempts de toute souillure et de tout péché, ils s’offraient eux-mêmes à Dieu comme des victimes très-pures. Mais depuis qu’ils en ont été chassés pour leur désobéissance, et que toute la nature humaine a été condamnée en eux, personne, à l’exception du Médiateur (et de quelques petits enfants, ceux qui ont été baptisés), « personne, dit l’Ecriture, n’est exempt de péché ; pas même l’enfant « qui n’a qu’un jour de vie sur la terre[2] ». Répondra-t-on que ceux-là peuvent passer pour offrir des sacrifices en justice, qui les offrent avec foi, puisque l’Apôtre a dit que « le juste vit de la foi[3] » ; c’est oublier que, selon le même Apôtre, le juste se séduit lui-même, s’il se dit exempt de péché ; il se gardera donc bien de le dire et de le croire, lui qui vit de la foi. Peut-on comparer d’ailleurs le temps de la foi aux derniers temps, où ceux qui offriront des sacrifices en justice seront purifiés par le feu du dernier jugement ? Puisqu’il faut croire qu’après cette purification les justes n’auront aucun péché, ce temps ne peut assurément être comparé qu’avec celui où les premiers hommes, avant leur infidélité, menaient dans le paradis la vie la plus innocente et la plus heureuse. On peut donc très-bien donner ce sens aux paroles de l’Ecriture sur « les « anciens jours et les premières années ». Dans Isaïe, après la promesse d’un ciel nouveau et d’une terre nouvelle, entre autres images et paroles énigmatiques sur la félicité des saints, que nous n’avons point expliquées pour éviter d’être long, on lit : « Les jours de mon peuple seront comme l’arbre de vie[4] ». Or, qui est assez peu versé dans les Ecritures pour ignorer où Dieu avait planté l’arbre de vie, dont les premiers hommes furent sevrés, lorsque leur désobéissance les chassa du paradis et que Dieu plaça auprès de cet arbre un ange terrible avec une épée flamboyante ?

Si l’on soutient que ces jours de l’arbre de vie, rappelés par Isaïe, sont ceux de l’Eglise, qui s’écoulent maintenant, et que c’est Jésus-Christ que le Prophète appelle l’arbre de vie, parce qu’il est la Sagesse de Dieu, dont Salomon a dit : « Elle est un arbre de vie pour tous ceux qui l’embrassent[5] » ; si l’on soutient que les premiers hommes ne passèrent pas des années dans le paradis et n’eurent pas le loisir d’y engendrer des enfants, de sorte qu’on ne puisse rapporter à ce temps les mots : « Comme aux anciens jours, dans les premières années », j’aime mieux laisser cette question, pour n’être point obligé d’entrer dans une trop longue discussion. Aussi bien, je vois un autre sens qui m’empêche de croire que le Prophète nous promette ici, comme un grand présent, le retour des sacrifices charnels des Juifs, aux anciens-jours, dans les premières années. En effet, ces victimes de l’ancienne loi, qui devaient être choisies sans tache et sans défaut dans chaque troupeau, représentaient les hommes justes, exempts de toute souillure, tel que Jésus-Christ seul a été. Or, comme après le jugement, ceux qui seront dignes de purification auront été purifiés par le feu, de telle sorte qu’ils s’offriront eux-mêmes en justice, comme des victimes pures de toute tache et de toute souillure, ils seront certainement semblables aux victimes des anciens jours et des premières années que l’on offrait en image de ces victimes futures. En effet, la pureté que figurait le corps pur de ces animaux immolés sera alors réellement dans la chair et dans l’âme immortelle des saints. Ensuite le Prophète, s’adressant à ceux qui seront dignes, non de purification, mais de damnation, leur dit : « Je m’approcherai de vous pour juger, et je serai un prompt témoin contre les enchanteurs, contre les adultères, etc. » Et après avoir fait le dénombrement de beaucoup d’autres crimes damnables, il ajoute : « Car je suis le Seigneur votre Dieu, et je ne change point », comme s’il disait : Pendant que vous changez, par vos crimes, en pis, par ma grâce, en mieux, moi je ne change point. Il dit qu’il se portera pour témoin, parce qu’il n’a pas besoin, pour juger, d’autres témoins que de lui-même ; et qu’il sera un prompt témoin, ou bien parce qu’il viendra soudain et à l’improviste, quand on le croira encore éloigné, ou bien parce qu’il convaincra les consciences, sans avoir besoin de beaucoup de paroles, comme il est écrit : « Les pensées de l’impie déposeront contre lui[6] » ; et selon l’Apôtre : « Les pensées des hommes les accuseront ou les excuseront au jour que Dieu jugera par Jésus-Christ de tout ce qui est caché dans le cœur[7] ». C’est ainsi que Dieu sera un prompt témoin, parce qu’en un instant il rappellera de quoi convaincre et punir une conscience.

[1] Lévit. XVI, 6 ; Hébr. VII, 27.

[2] Job. XIV, 4, sec. LXX.

[3] Rom. I, 17.

[4] Isa. LXV, 22.

[5] Prov. III, 18.

[6] Sag. I, 9.

[7] Rom. II, 15, 16.

CHAPITRE XXVII

DE LA SÉPARATION DES BONS ET DES MÉCHANTS AU JOUR DU JUGEMENT DERNIER.

Ce que j’ai rapporté sommairement du même Prophète, au dix-huitième livre[1], regarde aussi le jugement dernier. Voici le passage : « Ils seront mon héritage, dit le Seigneur tout-puissant, au jour que j’agirai, et « je les épargnerai, comme un père épargne un fils obéissant. Alors je me comporterai « d’une autre sorte, et vous verrez la différence qu’il y a entre le juste et l’impie, entre celui qui sert Dieu et celui qui ne le sert pas. Car voici venir le jour allumé comme une fournaise ardente et il les consumera . Tous les « étrangers et tous les pécheurs seront comme du chaume, et le jour qui approche les brûlera tous, dit le Seigneur, sans qu’il reste d’eux ni branches, ni racines. Mais pour vous qui craignez mon nom, le soleil de justice se lèvera pour vous, et vous trouverez une abondance de tous biens, à l’ombre de ses ailes. Vous bondirez comme de jeunes taureaux échappés, et vous foulerez aux pieds les méchants, et ils deviendront cendres sous vos pas, dit le Seigneur tout-puissant[2] ». Quand cette différence des peines et des récompenses qui sépare les méchants d’avec les bons, et qui ne se voit pas sous le soleil, dans la vanité de cette vie, paraîtra sous le soleil de justice qui éclairera la vie future, alors sera le dernier jugement.

[1] A la fin du ch. XXXV.

[2] Malach. III, 17, 18 ; IV, 1-3.

CHAPITRE XXVIII

IL FAUT INTERPRÉTER SPIRITUELLEMENT LA LOI DE MOÏSE POUR PRÉVENIR LES MURMURES DAMNABLES DES ÂMES CHARNELLES.

Le même prophète ajoute : « Souvenez-vous de la loi que j’ai donnée pour tout Israël à mon serviteur Moïse, sur la montagne de Choreb[1] ». C’est fort à propos qu’il rappelle les commandements de Dieu, après avoir relevé, la grande différence qu’il y a entre ceux qui observent la loi et ceux qui la méprisent. Il le fait aussi afin d’apprendre aux Juifs à concevoir spirituellement la loi, et à y trouver Jésus-Christ, le juge qui doit faire le discernement des bons et des méchants. Ce n’est pas en vain que le même Seigneur dit aux Juifs : « Si vous aviez foi en Moïse, vous croiriez en moi aussi ; car c’est de moi qu’il a écrit[2] ». En effet ; c’est parce qu’ils comprennent la loi charnellement, et qu’ils ne savent pas que ses promesses temporelles ne sont que des figures des récompenses éternelles, c’est pour cela qu’ils sont tombés dans des murmures ; et qu’ils ont dit : « C’est un folie de servir Dieu ; que nous revient-il d’avoir observé ses commandements et de nous être humiliés en la présence du Seigneur tout-puissant ? N’avons-nous donc pas raison d’estimer heureux les méchants et les ennemis de Dieu ; puisqu’ils triomphent dans la gloire et l’opulence[3] ? » Pour arrêter ces murmures, le Prophète a été obligé en quelque sorte de déclarer le dernier jugement, où les méchants ne posséderont pas même une fausse félicité, mais paraîtront évidemment malheureux, et où les bons ne seront assujettis à aucune misère, mais jouiront avec éclat d’une éternelle béatitude. Il avait rapporté auparavant des plaintes semblables des Juifs : « Tout homme qui fait le mal est bon devant Dieu, et il n’y a que les méchants qui lui plaisent[4] ». C’est donc en entendant charnellement la loi de Moïse qu’ils se sont portés à ces plaintes ; d’où vient, au psaume soixante-douze, ce cri de celui qui a chancelé, et qui a senti ses pieds défaillir en considérant la prospérité des méchants, de sorte qu’il a envié leur condition, jusqu’à proférer ces paroles : « Comment Dieu voit-il cela ? Le Très-Haut connaît-il ces choses ? » et encore : « C’est donc bien en vain que j’ai conservé purs mon cœur et mes mains ». Le Psalmiste avoue qu’il s’est vainement efforcé de comprendre pourquoi les bous paraissent misérables en cette vie, et les méchants heureux : « Je m’efforce en vain, dit-il, il faut que j’entre dans le sanctuaire de Dieu, et que j’y découvre la fin[5] ». En effet, à la fin du monde, au dernier jugement, il n’en sera pas ainsi ; et les choses paraîtront tout autres, quand éclateront au grand jour la félicité des bons et la misère des méchants.

[1] Ibid. IV, 4.

[2] Jean, V, 46.

[3] Malach. III, 14, 15.

[4] Malach. II, 17.

[5] Ps. LXXII, 11, 13, 17.

CHAPITRE XXIX

DE LA VENUE D’ÉLIE AVANT LE JUGEMENT, POUR DÉVOILER LE SENS CACHÉ DES ÉCRITURES ET CONVERTIR LES JUIFS À JÉSUS-CHRIST.

Après avoir averti les Juifs de se souvenir de la loi de Moïse, prévoyant bien qu’ils seraient encore longtemps sans la concevoir spirituellement, l’Ecriture ajoute aussitôt « Je vous enverrai Elie de Thesba, avant que ce grand et lumineux jour du Seigneur arrive, qui tournera le cœur du père vers le fils, et le cœur de l’homme vers son prochain, de peur qu’à mon avènement je ne détruise entièrement la terre[1] ». C’est une croyance assez générale parmi les fidèles, qu’à la fin du monde, avant le jugement, les Juifs doivent croire au vrai Messie, c’est-à-dire en notre Christ, par le moyen de ce grand et admirable prophète Eue, qui leur expliquera la loi. Aussi bien, ce n’est pas sans raison que l’on espère en lui le précurseur de l’avènement de Jésus-Christ, puisque ce n’est pas sans raison que maintenant même on le croit vivant[2]. Il est certain, en effet, d’après le témoignage même de l’Ecriture, qu’il a été ravi dans un char de feu. Lorsqu’il sera venu, il expliquera spirituellement la loi que les Juifs entendent encore charnellement, et « il tournera le cœur du père vers le fils », c’est-à-dire le cœur des pères vers leurs enfants ; car les Septante ont mis ici le singulier pour le pluriel. Le sens est que les Juifs, qui sont les enfants des Prophètes, du nombre desquels était Moïse, entendront la loi comme leurs pères, et ainsi le cœur des pères se tournera vers les enfants et le cœur des enfants vers les pères, lorsqu’ils auront les mêmes sentiments. Les Septante ajoutent que « le cœur de l’homme se tournera vers son prochain », parce qu’il n’y a rien de plus proche que les pères et leurs enfants. On peut encore donner un autre sens plus relevé aux paroles des Septante, qui ont interprété l’Ecriture en prophètes, et dire qu’Elie tournera le cœur de Dieu le Père vers le Fils, non en faisant qu’il l’aime, mais en instruisant les Juifs de cet amour, et les portant par-là eux-mêmes à aimer notre Christ, qu’ils haïssaient auparavant. En effet, de notre temps, au regard des Juifs, Dieu a le cœur détourné de notre Christ, parce qu’ils ne croient pas qu’il soit Dieu, ni Fils de Dieu. Mais alors Dieu aura pour eux le cœur tourné vers son Fils, quand, leur cœur étant changé, ils verront l’amour du Père envers le Fils. Quant à ce qui suit : « Et le cœur de l’homme vers son prochain », comment pouvons-nous mieux interpréter ces paroles qu’en disant qu’Elie tournera le cœur de l’homme vers Jésus-Christ homme ? Car Jésus-Christ étant notre Dieu, sous la forme de Dieu, a pris la forme d’esclave, et a daigné devenir notre prochain. Voilà donc ce que fera Elie : « De peur, dit le Seigneur, qu’à mon avènement je ne détruise entièrement la terre ». C’est que ceux-là sont terre qui ne goûtent que les choses de la terre, comme les Juifs charnels ; et voilà ceux d’où viennent ces murmures contre Dieu : « Les méchants lui plaisent », et : « C’est une folie de le servir[3] »

[1] Malach. IV, 5, 6, sec. LXX.

[2] C’était le sentiment d’un grand nombre de Pères de l’Eglise, dont on peut voir les paroles citées par Léonard Coquée en son commentaire de la Cité de Dieu.

[3] Malach. II, 17 ; III, 14.

CHAPITRE XXX

MALGRÉ L’OBSCURITÉ DE QUELQUES PASSAGES DE L’ANCIEN TESTAMENT, OÙ LA PERSONNE DU CHRIST NE PARAÎT PAS EN TOUTE ÉVIDENCE, IL FAUT, QUAND IL EST DIT QUE DIEU VIENDRA JUGER, ENTENDRE CELA DE JÉSUS-CHRIST.

Il y a beaucoup d’autres témoignages de l’Ecriture sur le dernier jugement, mais il serait trop long de les rapporter, et il nous suffit d’avoir prouvé qu’il a été annoncé par l’Ancien et par le Nouveau Testament. Mais l’Ancien ne déclare pas aussi formellement que le Nouveau que c’est Jésus-Christ qui doit rendre ce jugement. De ce qu’il y est dit que le Seigneur Dieu viendra, il ne s’ensuit pas que ce doive être Jésus-Christ, car cette qualification convient aussi bien au Père ou au Saint-Esprit qu’au Fils. Nous ne devons pas toutefois laisser passer ce point sans preuves. Il est nécessaire pour cela de montrer premièrement, comment Jésus-Christ parle dans ses prophètes, sous le nom de Seigneur Dieu, afin qu’aux autres endroits, où cela n’est point manifeste et où néanmoins il est dit que le Seigneur Dieu doit venir pour juger, on puisse l’entendre de Jésus-Christ. Il y a un passage dans le prophète Isaïe qui fait voir clairement ce dont il s’agit. Voici en effet comment Dieu parla par ce Prophète : « Ecoutez-moi, Jacob et Israël que j’appelle. Je suis le premier et je suis pour jamais. Ma main a fondé la terre, et ma droite a affermi le ciel. Je les appellerai, et ils s’assembleront tous et ils entendront. Qui a annoncé ces choses ? Comme je vous aime, j’ai accompli votre volonté sur Babylone et exterminé la race des Chaldéens. J’ai parlé et j’ai appelé ; je l’ai amené, et je l’ai fait réussir dans ses entreprises. Approchez-vous de moi, et écoutez-moi. Dès le commencement, je n’ai point parlé en secret ; j’étais présent, lorsque ces choses se faisaient. Et maintenant le Seigneur Dieu m’a envoyé, et son Esprit[1] ». C’est lui-même qui parlait tout à l’heure comme le Seigneur Dieu, et néanmoins on ne saurait pas que c’est Jésus-Christ, s’il n’ajoutait : « Et maintenant le Seigneur Dieu m’a envoyé, et son Esprit ». Il dit cela, en effet, selon la forme d’esclave, et parle d’une chose à venir, comme si elle était passée. De même, en cet autre passage du même prophète : « Il a été conduit à la mort, comme une brebis que l’on mène à la boucherie[2] » ; il ne dit pas : « Il sera conduit », mais il se sert du passé pour le futur, selon le langage ordinaire des Prophètes. Il y a un autre passage dans Zacharie, où il dit clairement que le Tout-Puissant a envoyé le Tout-Puissant. Or, de qui peut-on entendre cela, sinon de Dieu le Père qui a envoyé Dieu le Fils ? Voici le passage : « Le Seigneur tout puissant a dit : Après la gloire, il m’a envoyé vers les nations, qui vous ont pillé. Car vous toucher, c’est toucher la prunelle de son œil. J’étendrai ma main sur eux, et ils deviendront les dépouilles de ceux qui étaient leurs esclaves et vous connaîtrez que c’est le Seigneur tout-puissant qui m’a envoyé[3] ». Voilà le Seigneur tout puissant qui dit qu’il est envoyé par le Seigneur tout-puissant. Qui serait entendre ces paroles d’un autre que de Jésus-Christ, qui parle aux brebis égarées de la maison d’Israël ? Aussi dit-il dans l’Evangile. « Je n’ai été envoyé que pour les brebis perdues de la maison d’Israël[4] », qu’il compare ici à la prunelle des yeux de Dieu, pour montrer combien il les chérit. Parmi ces brebis, il faut compter les Apôtres mêmes, mais « après la gloire », c’est-à-dire après sa résurrection glorieuse, car avant, comme dit saint Jean l’évangéliste : « Jésus n’était point encore glorifié[5] ». Il fut aussi envoyé aux nations, en la personne de ses Apôtres ; et ainsi fut accompli ce qu’on lit dans le psaume : « Vous me délivrerez des rébellions de ce peuple ; vous m’établirez chef des nations[6] » ; afin que ceux qui avaient pillé les Israélites, et dont les Israélites avaient été les esclaves, devinssent eux-mêmes les dépouilles des Israélites ; car c’est ce qu’il avait promis aux Apôtres en leur disant : « Je vous ferai pêcheurs d’hommes[7] » ; et à l’un deux : « Dès ce moment ton emploi sera de prendre des hommes[8] ». Ils deviendront donc les dépouilles, mais en un bon sens, comme sont celles qu’on enlève dans l’Evangile à ce Fort armé, après l’avoir lié de chaînes encore plus fortes que lui[9].

Le Seigneur parlant encore par les Prophètes : « En ce jour-là, dit-il, j’aurai soin d’exterminer toutes les nations qui viennent contre Jérusalem, et je verserai sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem l’esprit de grâce et de miséricorde ; ils jetteront les yeux sur moi, parce qu’ils m’ont insulté ; et ils se lamenteront, comme ils se lamenteraient au sujet d’un fils bien-aimé ; ils seront outrés de douleur, comme ils le seraient pour un fils unique[10] ». A qui appartient-il, sinon à Dieu seul, d’exterminer toutes les nations ennemies de la cité de Jérusalem, « qui viennent contre elle », c’est-à-dire qui lui sont contraires, ou, selon d’autres versions, qui « viennent sur elle », c’est-à-dire qui veulent l’assujettir ? et à qui appartient-il de répandre l’esprit de grâce et de miséricorde sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem ? Sans doute cela n’appartient qu’à Dieu ; et aussi est-ce à Dieu que le Prophète le fait dire. Et toutefois Jésus-Christ fait voir que c’est lui qui est ce Dieu qui a fait toutes ces merveilles, lorsqu’il ajoute : « Et ils jetteront les yeux sur moi, parce qu’ils m’ont insulté, et ils se lamenteront, comme ils se lamenteraient au sujet d’un fils bien-aimé, et ils seront outrés de douleur, comme ils le seraient pour un fils unique ». Car en ce jour-là, les Juifs mêmes, qui doivent recevoir l’esprit de grâce et de miséricorde, jetant les yeux sur Jésus-Christ, qui viendra dans sa majesté, et voyant que c’est, lui qu’ils ont méprisé dans son abaissement, en la personne de leurs pères, se repentiront de l’avoir insulté dans sa passion. Quant à leurs pères qui ont été les auteurs d’une si grande impiété, ils le verront bien-aussi, quand ils ressusciteront ; mais ce ne sera que pour être punis de leur attentat, et non pour se convertir. Ce n’est donc pas d’eux qu’il faut entendre ces paroles : « Je répandrai sur la maison de David et sur les habitants de Jérusalem l’esprit de grâce et de miséricorde ; et ils jetteront les yeux sur moi, à cause qu’ils m’ont insulté » ; et pourtant, ceux qui croiront à la prédication d’Elie doivent descendre de leur race. Mais de même que nous disons aux Juifs : Vous avez fait mourir Jésus-Christ, quoique ce crime soit l’ouvrage de leurs ancêtres ; de même ceux dont parle le Prophète s’affligeront d’être en quelque sorte les auteurs du mal que d’autres ont accompli. Ainsi, bien qu’après avoir reçu l’esprit de grâce et de miséricorde, ils ne soient point enveloppés dans une même condamnation, ils ne laisseront pas de pleurer le crime de leurs pères, comme s’ils en étaient coupables. Au reste, tandis que les Septante ont traduit : « Ils jetteront les yeux sur moi, à cause qu’ils m’ont insulté », l’hébreu porte : « Ils jetteront les yeux sur moi qu’ils ont percé[11] » ; expressions[12] qui rappellent encore mieux Jésus-Christ crucifié. Toutefois « l’insulte », suivant l’expression adoptée par les Septante, embrasse en quelque sorte l’ensemble de la passion. En effet, Jésus-Christ fut insulté par les Juifs, et quand il fut pris, et quand il fut lié, et quand il fut jugé, et quand il fut revêtu du manteau d’ignominie, et quand il fut couronné d’épines, frappé sur la tête à coups de roseau, adoré dérisoirement le genou en terre, et quand il porta sa croix, et enfin quand il y fut attaché. Ainsi, en réunissant l’une et l’autre version, et en lisant qu’ils l’ont insulté et qu’ils l’ont percé, nous reconnaîtrons mieux la vérité de la passion du Sauveur.

Quand donc nous lisons dans les Prophètes que Dieu doit venir juger, il le faut entendre de Jésus-Christ ; car, bien que ce soit le Père qui doive juger, il ne jugera que par l’avènement du Fils de l’homme. Il ne jugera personne visiblement ; il a donné tout pouvoir de juger au Fils, qui viendra pour rendre le jugement, comme il est venu pour le subir. De quel autre que de lui peut-on entendre ce que Dieu dit par Isaïe, sous le nom de Jacob et d’Israël, dont le Christ est issu selon la chair : « Jacob est mon serviteur ; je le protégerai ; Israël est mon élu ; c’est pourquoi mon âme l’a choisi. Je lui ai donné mon esprit ; il prononcera le jugement aux nations. Il ne criera point, il ne se taira point ; et sa voix ne sera point entendue au dehors. Il ne brisera point le roseau cassé ; il n’éteindra point la lampe qui fume encore ; mais il jugera en vérité. Il sera resplendissant, et ne pourra être opprimé jusqu’à ce qu’il établisse le jugement sur la terre ; et les nations espéreront en lui[13] ». L’hébreu ne porte pas Jacob et Israël ; mais les Septante, voulant nous montrer comment il faut entendre le mot de serviteur que porte le serviteur, c’est-à-dire le profond abaissement où a daigné se soumettre le Très-Haut, ont mis le nom de celui dans la postérité duquel il a pris cette forme de serviteur. Le Saint-Esprit lui a été donné, et nous le voyons descendre sur lui dans l’Evangile, sous la forme d’une colombe[14]. Il a prononcé le jugement aux nations, parce qu’il a prédit l’accomplissement futur de ce qui leur était caché. Sa douceur l’a empêché de crier ; et toutefois il n’a pas cessé de prêcher la vérité. Mais sa voix n’a point été entendue au dehors, et ne l’est pas encore, parce que ceux qui sont retranchés de son corps ne lui obéissent pas. Il n’a point brisé ni éteint les Juifs, ses persécuteurs, qui sont comparés ici tour à tour à un roseau cassé, parce qu’ils ont perdu leur fermeté, et à une lampe fumante, parce qu’ils n’ont plus de lumière. Il les a épargnés, parce qu’il n’était pas encore venu pour les juger, mais pour être jugé par eux[15]. Il a prononcé un jugement véritable, leur prédisant qu’ils seraient punis, s’ils persistaient en leur malice. Sa face a été resplendissante sur la montagne[16], et son nom célèbre dans l’univers ; et il n’a pu être opprimé par ses persécuteurs, ni dans sa personne, ni dans son Eglise. Ainsi, c’est en vain que ses ennemis disent : « Quand est-ce que son nom sera aboli et périra ? jusqu’à ce qu’il établisse le jugement sur la terre[17] ». Voilà ce que nous cherchions et ce qui était caché car c’est le dernier jugement qu’il établira sur la terre, quand il descendra du ciel. Nous voyons déjà accompli ce que le Prophète ajoute : « Et les nations espéreront en son nom ». Que ce fait, qui ne peut pas être nié, soit donc une raison pour croire ce que l’on nie impudemment. Car qui eût osé espérer cette merveille dont sont témoins ceux-là mêmes qui refusent de croire en Jésus-Christ, et qui grincent des dents et sèchent de dépit, parce qu’ils ne peuvent les nier ? qui eût osé espérer que les nations espéreraient au nom de Jésus-Christ, quand on le prenait, quand on le liait et le bafouait, quand on l’insultait et le crucifiait, et enfin quand ses disciples même avaient perdu l’espérance qu’ils commençaient à avoir en lui ? Ce qu’à peine un seul larron crut alors sur la croix, toutes les nations le croient maintenant, et, de peur de mourir à jamais, elles sont marquées du signe de cette croix sur laquelle Jésus-Christ est mort.

Il n’est donc personne qui doute de ce jugement dernier, annoncé dans les saintes Ecritures, sinon ceux qui, par une incrédulité aveugle et opiniâtre, ne croient pas en ces Ecritures mêmes, bien qu’elles aient déjà justifié devant toute la terre une partie des vérités qu’elles annoncent. Voilà donc les choses qui arriveront en ce jugement, ou vers cette époque : l’avènement d’Elie, la conversion des Juifs, la persécution de l’Antéchrist, la venue de Jésus-Christ pour juger, la résurrection des morts, la séparation des bons et des méchants, l’embrasement du monde et son renouvellement. Il faut croire que toutes ces choses arriveront ; mais comment et en quel ordre ? l’expérience nous l’apprendra mieux alors que toutes nos conjectures ne peuvent le faire maintenant. J’estime pourtant qu’elles arriveront dans le même ordre où je viens de les rappeler.

Il ne me reste plus que deux livres à écrire pour terminer cet ouvrage et m’acquitter de mes promesses avec l’aide de Dieu. Dans le premier des deux je traiterai du supplice des méchants ; dans l’autre, de la félicité des bons ; et j’y réfuterai les vains raisonnements des hommes qui se croient sages en se raillant des promesses de Dieu, et qui méprisent comme faux et ridicules les dogmes qui nourrissent notre foi. Mais pour ceux qui sont sages selon Dieu, sa toute-puissance est le grand argument qui leur fait croire toutes les vérités qui semblent incroyables aux hommes, et qui néanmoins sont contenues dans les saintes Ecritures, dont la véracité a déjà été justifiée de tant de manières. Ils tiennent pour certain qu’il est impossible que Dieu ait voulu nous tromper, et qu’il peut faire ce qui parait impossible aux infidèles.

[1] Isa. XLVIII, 12-16.

[2] Isa. LIII, 7, sec. LXX.

[3] Zach. II, 8, 9.

[4] Matt. XV, 24.

[5] Jean, VII, 39.

[6] Ps. XVII, 44.

[7] Matt. IV, 19.

[8] Luc, V, 10.

[9] Matt. XII, 29.

[10] Zach. XII, 9, 10.

[11] Jean, V, 22.

[12] Ce sont celles de la Vulgate.

[13] Isa. XLII, 1-4, sec. LXX.

[14] Matt. III, 16.

[15] Comp. saint Jérôme, commentant Isaïe, Epist. CLI ad Algasiam.

[16] Matt. XVII, 1, 2.

[17] Ps. XL, 6.

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