Jean Calvin, l’homme et l’œuvre

16.
Les derniers jours de Calvin.
Son portrait physique et moral

Comme nous l’avons établi, la situation de Calvin à Genève fut absolument assurée à partir de la défaite des perrinistes en 1555. Les dangers qui dès lors le menacèrent, lui ou son système, vinrent du dehors, non du dedans. Il avait triomphé dans l’intérieur des murs de Genève. Le plan qu’il avait conçu était celui d’une cité obéissant à la volonté de Dieu dans l’Église et dans l’État, desservie par un corps pastoral sérieusement préparé, disciplinée par une surveillance ecclésiastique et par une inspection gouvernementale également sévères, enfin instruite par d’excellentes écoles, et ce plan avait été largement réalisé. Ce n’est pas que le Consistoire n’eût beaucoup à reprendre dans la vie des citoyens et le Petit Conseil souvent à sévir ; la discipline de fer et l’inspection inquisitoriale et sans ménagement de la moralité genevoise atteignirent leur plein développement. Mais l’idéal d’une société atteignant à la perfection, idéal pour lequel Calvin avait lutté, était devenu manifeste, et paraissait, aux yeux d’un grand nombre, plus complètement réalisé qu’à aucune époque antérieure dans l’histoire du christianisme. Dans la pensée d’une grande partie de la chrétienté évangélique, Genève apparaissait comme une communauté chrétienne modèle.

[Les derniers jours de Calvin ont été bien décrits par Colladon et Bèze qui furent des témoins contemporains. Opera, xxi, 95-118, 160-172. Une appréciation faite avec soin, bien que trop critique, est celle de Kampschulte, ii, 354-387. E. Stähelin, Johannes Calvin, ii, 365-471, et Adolf Zahn, Die beiden letzten Lebensjahre von J. Calvin, Leipzig, 1895, en ont donné un aperçu complet, mais trop élogieux.]

Calvin était dès ce moment presque universellement vénéré par les habitants de la ville, non seulement comme son hôte le plus éminent, mais comme un interprète quasi infaillible de cette Parole de Dieu que la nouvelle génération avait appris de lui à considérer comme la règle suprême de la conduite et des convictions publiques et privées. Ceux qui hors de Genève le critiquaient l’appelaient « pape, roi ou calife ». Un bonhomme de réfugié qui parlait du « frère Calvin » s’attira aussitôt la remarque qu’à Genève on ne disait que « maître Calvin ». C’est sa voix qui le plus souvent énonçait les sentences disciplinaires du Consistoire. C’est lui qui transmettait au Petit Conseil les désirs et les critiques des pasteurs. On le consultait souvent dans les affaires d’État. Ses avis exerçaient une grande influence sur les relations politiques de la république.

Pourtant sa réputation et son pouvoir avaient grandi sans modifier en rien son titre ou sa position officielle. Il n’était toujours qu’un des pasteurs de la ville, prédicateur à Saint-Pierre et professeur de théologie. Ses vêtements étaient très simples, sa maison pauvrement meublée pour un homme occupant une semblable situation. Bien qu’il disposât de sommes considérables, surtout de dons pour des réfugiés pauvres, son administration était scrupuleuse à l’excès ; il refusait même les présents du gouvernement, et son traitement suffisait à peine à pourvoir aux besoins très modestes de son propre ménage et aux frais d’une hospitalité exercée libéralement, mais avec une extrême simplicité. Tout son avoir atteignait à peine 200 écus, soit peut-être de 30 000 à 40 000 euros, en y comprenant la valeur de sa bibliothèque. Mais il avait assez toutefois pour subvenir à ses nécessités et il était satisfait de son intérieur dénué de tout apparat.

[Colladon, Opera, xxi, 113, 118, 135. On trouvera un inventaire du mobilier que lui avait fourni la ville. Tous ces détails ont été soigneusement élucidés par Doumergue ; voir aussi les notes des éditeurs strasbourgeois, ibid., xx, 301, et Doumergue, iii, 481-483. Dans son testament, Calvin a fait des legs pour la somme de 225 écus.]

Physiquement Calvin était « de taille moyenne, le teint plutôt pâle et foncé, avec des yeux clairs jusqu’à la mort et qui témoignaient de l’acuité de son esprita ». Très « atténué » sur la fin de sa vie, par la maladie, « du visage il estoit assez peu changé ». Ce visage émacié, aux traits fortement accentués, au front élevé et large, aux yeux brillants, à la barbe peu fournie, doit toujours avoir laissé l’impression d’une culture raffinée. Mais les principaux dons de Calvin étaient ceux de l’intelligence et de l’esprit : la vivacité, la clarté, un sérieux impressionnant, une pénétration sagace, un frappant bonheur d’expression. Les hommes sentaient en lui une maîtrise intellectuelle et morale d’autant plus grande qu’elle contrastait davantage avec l’apparence chétive de son enveloppe physique. La capacité de travail de Calvin était prodigieuse. Lorsqu’il n’était pas extrêmement malade,

a – Bèze, Opera, xxi, 169.

« il preschoit d’ordinaire de deux semaines l’une tous les jours : il lisoit chacune sepmaine trois fois en théologie : il estoit au Consistoire le jour ordonné, et faisoit toutes les remontrances ; tous les vendredis en la conférence de l’Escriture, que nous appelons la Congrégation, ce qu’il adjoustoit après le proposant pour la déclaration, estoit comme une leçon : il ne défailloit point en la Visitation des malades, aux remontrances particulières, et autres infinis affaires, concernans l’exercice ordinaire de son ministèreb ».

b – Colladon, Opera, xxi, 66.

Bèze évaluait le nombre de ses sermons à deux cent quatre-vingt-six par an et celui de ses cours à peine à une centaine de moins. Il faut y ajouter le travail constant que lui imposaient l’Institution et les autres traités théologiques, ses longues et fréquentes consultations avec ceux qui recherchaient ses avis, et, pardessus tout, sa correspondance, à l’étendue de laquelle nous avons déjà fait allusion. Une telle multiplicité de devoirs laissait peu de place pour la préparation proprement dite de ses cours. Il travaillait avec une grande rapidité, et, même dans ses leçons d’exégèse, n’avait devant lui que le texte des Écritures. C’est là que son extraordinaire mémoire lui rendait bon service. Tout ce, qu’il avait une fois lu était à son commandement. Il gardait un souvenir tout aussi précis des hommes. Bien qu’il ne se mêlât guère au peuple d’une façon familière et que pour la masse il ait dû être une figure plutôt réservée et intimidante, il surprenait toujours ses collègues du Consistoire en rappelant les comparutions antérieures de ceux qui y étaient cités, et avec non moins d’exactitude les censures, quelquefois fort anciennes, qu’ils avaient encourues. Une grande partie de ses lettres et de ses livres fut dictée, et les interruptions ne semblaient pas arrêter la suite de ses pensées, ni l’obliger à relire ce qu’il avait dit avant qu’une visite ou toute autre circonstance l’eût obligé à suspendre le travail entrepris.

Très doué au point de vue oratoire, ainsi qu’on l’a vu à propos de la crise de décembre 1547, Calvin parlait en général très simplement, brièvement et en allant droit au but. Il évitait la rhétorique. Sa clarté et sa logique impressionnaient au point de vue intellectuel ceux qui étaient saisis par sa pensée, en même temps qu’ils étaient entraînés par la sincérité manifeste de sa conviction. Il parlait lentement et pouvait par conséquent être aisément suivi par ceux qui prenaient des notes. Une grande partie de ses commentaires ont ainsi été conservés, grâce au zèle que ses élèves mettaient à reproduire ses paroles ; il revoyait ensuite lui-même leur manuscrit en vue de l’impression. Ses prédications et ses cours étaient toujours suivis par une foule d’auditeurs.

Il travaillait fort tard dans son « estude ». « Il dormait fort peu ». A cinq ou six heures du matin on lui apportait ses livres au lit et son secrétaire était prêt. Pendant presque toute la matinée, même les jours de prédication, il restait étendu, trouvant cette position plus favorable à sa digestion difficile ; mais toujours il travaillait. Après le seul repas quotidien qu’il s’accordait pendant la dernière partie de sa vie, il se promenait dans sa chambre pendant un quart d’heure ou au plus une demi-heure, puis retournait au travail. Quelquefois, surtout « à l’incitation de ses familiers amis, il se récréait au palet, à la clef ou autre tel jeu licite. Il n’était pas ennemi de la plaisanterie, ni insensible à la jouissance d’un jardin agréable ou de la belle vue qu’on avait de sa fenêtre. Mais il ne s’accordait que de courts moments de relâche.

[Colladon, Opera, xxi, p. 109, 113. Doumergue, iii, 527-563, a tiré le meilleur parti possible de cette face du caractère de Calvin. Dans le jeu de la « clef », les joueurs poussaient chacun sa clef sur une table en s’efforçant de lui faire atteindre le bord opposé sans la faire tomber sur le sol.]

Le cercle de ses connaissances était très étendu, mais ses amis intimes en petit nombre. Pendant des années il fut en correspondance constante avec Farel, Viret et Bullinger. Dans ses derniers jours Bèze était pour lui comme un fils. Son frère Antoine, les Colladon, de Trie, des Gallars, Michel Cop, Laurent de Normandie, quelques réfugiés et magistrats, jouissaient de toute sa confiance. L’attrait qu’il exerçait sur ses amis fut toujours très réel. S’il n’avait rien de la bonhomie géniale de Luther, il n’était pas misanthrope pour autant. Sa solitude spirituelle relative était celle d’un homme accablé d’un trop grand nombre de fardeaux, contraint d’aller jusqu’à l’extrême limite de ses forces, doué de goûts aristocratiques et n’ayant ni les loisirs ni les dispositions nécessaires pour s’occuper de ce qui ne rentrait pas directement dans l’accomplissement de sa tâche. Il avait toutefois quelques amis vraiment intimes, avec lesquels il entretenait les plus cordiales relations.

A partir de l’époque de sa longue maladie dans l’automne et l’hiver de 1558-59, la santé de Calvin, qui n’avait jamais été florissante, même dans ses meilleurs jours, et qui depuis longtemps était minée par le surmenage, l’anxiété et le manque d’exercice, subit évidemment une grave atteinte. Cette maladie avait laissé derrière elle une sorte de paralysie, parfois très angoissante, et, ce qui était encore plus sérieux, des accès d’hémorragie pulmonaire. L’entérite, dont il souffrait depuis ses années de travail intensif à Paris et à Orléans, s’accentua dès lors au point de le contraindre à faire diète d’une façon persistante, à rester étendu pendant de longues heures, en un mot à vivre de la vie d’invalide que nous avons déjà décrite. Son vieil ennemi, la migraine tenace, sans doute causée par la faiblesse de son estomac, l’attaquait souvent. Vers 1563 sa constitution débilitée déclina rapidement. En automne il fut obligé de garder la chambre pendant deux mois. Ses troubles digestifs se manifestaient par de violentes attaques de coliques. Il souffrait de la pierre et de la goutte, et d’autres symptômes alarmants apparurent.

[Calvin lui-même donne une description détaillée des symptômes de sa maladie dans une lettre de février 1564 adressée aux médecins de Montpellier ; Opera, xxii, 252. Voir aussi Colladon, ibid., xxi, 94. Doumergue soumet ces documents à un examen détaillé, iii, 509-526. Comp. Dr Léon Gautier, Les maladies de Calvin d’après le professeur Doumergue, dans la Revue Médicale de la Suisse romande, Genève, 20 juillet 1905 (et tirage à part).]

Il n’en travaillait pas moins à ses livres et à sa correspondance, et continuait à prêcher et à donner ses leçons, mais avec une difficulté de plus en plus grande. L’esprit plein de vaillance maîtrisait ce corps exténué, et quand il ne pouvait plus marcher il se faisait porter en chaire. Alors il eut des accès d’asthme qu’on prit pour des symptômes de tuberculose pulmonaire avancée. Le 2 février 1564 il fit son dernier cours à l’Académie ; quatre jours plus tard il prêcha son dernier sermon. Il assista encore à la Congrégation du vendredi où il n’était pas obligé de parler longuement. Le 27 mars on le porta à l’hôtel de ville où il parut devant le Petit Conseil pour présenter son ami Nicolas Colladon comme recteur de l’École. Enfin il « se fit porter en une chaire » au service de communion du 2 avril, participa à la sainte cène « et mesme, nonobstant sa courte haleine, chanta le Psaume avec les autres ».

Calvin comprit que la fin était proche. Il était prêt, et avait même hâte de déloger. « Seigneur, jusques à quand ! » était son exclamation habituelle. Il paraissait constamment en prière. Le 25 avril il fit son testament, laissant la majeure partie de son bien à son frère Antoine et aux enfants de ce frère, mais sans oublier l’École et la Bourse des pauvres réfugiés. A deux jours de là le Petit Conseil vint en corps lui faire une visite et reçut de cette voix devenue si familière, une exhortation caractéristique, pleine de gratitude pour tous les bienfaits reçus, pleine également de sentiments amicaux, et dans laquelle il demandait pardon pour ses fautes et « ses affections trop véhémentes » ; mais sans passer sous silence les manquements de ses auditeurs, « chacun ayant ses imperfections », et recommandant l’humble soumission à Dieu. Le lendemain il reçut ses collègues et leur adressa ses adieux, pleins des plus intéressantes allusions autobiographiques :

« Quand je vins premièrement en ceste Église il n’y avoit quasi comme rien. On preschoit et puis c’est tout. On cerchoit bien les idoles et les brusloit-on, mais il n’y avoit aucune réformation. Tout estoit en tumulte. Il y avoit bien le bonhomme Me Guillaume et puis l’aveugle Couraut (non pas né aveugle, mais il l’est devenu à Basle). D’avantage il y avoit Me Anthoine Saulnier, et ce beau prescheur Froment qui ayant laissé son devantier s’en montoit en chaire, puis s’en retournoit à sa boutique où il jasoit et ainsi il faisoit double sermon.

J’ay vescu icy en combats merveilleux, j’ay esté salué par mocquerie le soir devant ma porte de 50 ou 60 coups d’arquebute. Que pensez-vous que cela pouvoit estonner un pauvre escholier timide comme je suis, et comme je l’ay tousjours esté, je le confesse ?

Puis après je fus chassé de cette ville et m’en allay à Strasbourg, où ayant demeuré quelque temps je fus rappelé, mais je n’eus pas moins de peine qu’auparavant en voulant faire ma charge. On m’a mis les chiens à ma queue, criant here, here, et m’ont prins par la robbe et par les jambes. Je m’en allay au Conseil des 200 quand on se combatoit…c et en entrant on me disoit : Monsieur retirés vous : ce n’est pas à vous qu’on en veult. Je leur dis : Non feray, allez meschans, tuez moy, et mon sang sera contre vous, et ces bancqs mesmes le requerront…

c – Allusion au tumulte de décembre 1547.

J’ay eu beaucoup d’infirmités lesquelles il a fallu qu’ayez supportées et mesmes tout ce que j’ay faict n’a rien vallu. Les meschans prendront bien ce mot, mais je dis encores que tout ce que j’ay faict n’a rien vallu, et que je suis une misérable créature. Mais si puis-je dire cela, que j’ay bien voulu, que mes vices m’ont toujours despleu, et que la racine de la crainte de Dieu a esté en mon cœur, et vous pouvez dire cela que l’affection a esté bonne, et je vous prie que le mal me soit pardonné, mais s’il y a du bien que vous vous y conformiez et l’ensuyviez.

Quant à ma doctrine, j’ay enseigné fidellement et Dieu m’a faict la grâce d’escripre, ce que j’ay faict le plus fidellement qu’il m’a esté possible, et n’ay pas corrompu un seul passage de l’Escriture, ne destourné à mon escient ; et quand j’eusse bien peu amener des sens subtils, si je me fusse estudié à subtilité, j’ay mis tout cela soubs le pied et me suis tousjours estudié à simplicité.

Je n’ay escrit aucune chose par haine à l’encontre d’aucun, mais tousjours ay proposé fidellement ce que j’ay estimé estre pour la gloire de Dieu…

Ce sont là les paroles d’un homme déjà brisé par la maladie, se ressouvenant des périls d’autrefois, qui avaient laissé dans son cœur des traces ineffaçables ; mais elles expriment l’humilité caractéristique de Calvin devant Dieu, sa sincérité et sa droiture à l’égard des hommes, enfin et surtout son ambition maîtresse d’exalter la volonté divine. Elles témoignent en même temps d’une extrême sensibilité, facilement ulcérée, et qui s’alliait si remarquablement chez lui à une volonté invariablement tendue vers le même but.

Près d’un mois s’écoula entre ces adieux à ses collègues et sa mort. Le 2 mai, il adressa à Farel, son ami éprouvé, la dernière lettre qu’il ait écrite :

« Bien vous soit, très-bon et très-cher frère : et puisqu’il plaist à Dieu que demeuriez après moy, vivez, vous souvenant de nostre union, de laquelle le fruict nous attend au ciel, comme elle a esté profitable à l’Église de Dieu. Je ne veux point que vous vous travailliez pour moy. Je respire à fort grand peine, et atten d’heure en heure que l’haleine me défaille. C’est assez que je vis et meurs à Christ, qui est gain pour les siens en la vie et en la mort. Je vous recommande à Dieu, avec les frères de par de làd ».

dOpera, xx, 302 ; xxi, 103.

Malgré les infirmités de la vieillessee qui expliquent l’allusion pleine de sollicitude de cette lettre, Farel ne pouvait laisser partir pour toujours son collègue plus jeune sans contempler encore une fois son visage. Il quitta Neuchâtel en toute hâte, arriva chez Calvin, soupa avec lui et prêcha à Genève bien qu’accablé de chagrin. Mais la vie de Calvin n’était pas encore parvenue à son terme. Le 19 mai, jour où les pasteurs genevois accomplissaient le curieux devoir trimestriel de la censure mutuelle dont le réformateur avait fait une partie de sa constitution ecclésiastique, il les réunit dans sa maison, se fit porter au milieu d’eux, échangea quelques paroles avec eux, et s’efforça, bien faiblement, de participer au repas en commun par lequel on avait l’amicale habitude de terminer cette séance plutôt fatigante. Ce fut son dernier effort pour s’acquitter de son devoir pastoral et pour témoigner son estime fraternelle à ses collègues. Dès lors, il ne quitta plus son lit.

e – Farel avait soixante-quinze ans, et faisait à ses amis l’effet d’en avoir davantage ; voir Colladon, Opera, xxi, 103.

La fin vint, le samedi 27 mai 1564, vers huit heures, au moment du coucher du soleil. Ayant gardé jusqu’au dernier soupir sa connaissance et sa présence d’esprit, il s’endormit paisiblement. Le lendemain, comme le voulaient les Ordonnances, « son corps fut cousu en un linceul, et mis en un sarcueil de bois tout simplement : puis, sur les deux heures après-midi, fut porté à la manière accoustumée, comme aussi il l’avoit ordonné, au cemetière commun appelé Plein Palais sans pompe ni appareil quelconques », sa tombe n’étant marquée, comme celle de ses plus humbles compagnons dans la mort, que par un simple tertre de terre. Il avait désiré que ses obsèques fussent aussi simples que possible et qu’aucune pierre n’indiquât son sépulcre ; mais il ne put — et n’aurait sans doute pas voulu — empêcher le concours spontané des habitants de Genève, pasteurs, professeurs, magistrats et citoyens, accourus pour lui rendre les derniers honneurs. C’est là, dans un endroit qu’il n’est plus possible de préciser, de cet ancien cimetière genevois, que reposent les restes mortels du réformateur.

[Colladon, Opera, xxi, 106 ; Bèze, ibid., p. 169. Une pierre, portant les initiales J. C., a été placée, vers 1830, dans le cimetière de Plainpalais par un Hollandais, désireux de rendre hommage à Calvin ; mais l’emplacement de ce modeste monument n’a été déterminé par aucune donnée historique.]



Pierre tombale de Calvin.

Calvin n’avait pas cinquante-cinq ans. Il est naturel de penser que sa carrière s’est terminée prématurément, et que s’il avait vécu davantage, il aurait encore accompli bien plus. Et pourtant, à un degré exceptionnel même pour des existences beaucoup plus longues, son œuvre était accomplie et on peut à bon droit se demander si quelques années supplémentaires auraient matériellement augmenté son efficacité et son importance. Son système théologique était depuis longtemps parachevé. Sa conception de l’Église et de ses relations avec l’État n’était pas seulement depuis des années connue de tous, mais avait été réalisée à Genève aussi pleinement qu’on pouvait espérer qu’elle le serait jamais. Son système de discipline fonctionnait sans entraves. Les écoles de Genève avaient reçu leur couronnement par la fondation de l’Académie. Son idéal de la Réformation était devenu celui d’une partie étendue de l’Europe occidentale et avait gagné l’Allemagne, la Pologne, la Hongrie, mais la direction de ce mouvement dépassait déjà les forces d’un seul homme, quelque doué qu’il fût. Même à Genève il était peut-être désirable que celle de la vie ecclésiastique passât en d’autres mains plus conciliantes. La bataille avait été livrée comme lui seul avait pu le faire. Un autre, fervent adepte des mêmes principes, mais moins combatif, — tel Bèze, — pouvait désormais mieux maintenir ce qui avait été conquis. Dans ses lignes essentielles l’œuvre de Calvin était accomplie.

Le caractère de Calvin est fait de lumière et d’ombres. Il était le fils de son époque et du pays de sa naissance. Il était par son éducation un légiste. A la claire raison du Français il joignait l’habileté de l’avocat et la déférence du juriste pour les constructions systématiques. Il sut tirer parti de toutes ses expériences et de tout son savoir. Comme l’a bien exprimé un de ses derniers biographes :

« Bien peu d’hommes ont aussi peu changé, mais peu se sont autant développés. Chaque crise survenue dans sa carrière lui a enseigné quelque chose et a augmenté ses aptitudes. Ses études sur le stoïcisme lui ont montré la valeur de la morale et lui ont appris à exalter les vertus morales les plus sévères à l’égal des plus humaines, et les plus clémentes au même degré que les plus sublimes. Ses débuts dans l’humanisme firent de lui un savant et un exégète, maniant le latin avec une élégante maîtrise, un orateur lucide et incisif, un écrivain impressif, un historien plein de ressources. Ses études juridiques lui enseignèrent le droit, qui lui servit à interpréter les notions théologiques les plus abstraites et lui donna le goût de l’ordre qui l’amena à organiser son Église. Son imagination, travaillant sur la littérature chrétienne primitive, l’aida à évoquer la religion fondée par Jésus telle que Jésus lui-même la concevait ; alors que toutes les forces apparentes autour de lui — les superstitions, la corruption courante et ne soulevant guère de réprobation, les péchés du peuple aussi facilement absous que commis, les reliques aussi innombrables que controuvées, les éléments et les cérémonies du culte, en particulier les sacrements divinisés et substitués à la divinité — l’amenèrent à considérer le système qui prétendait être l’unique interprète et représentant de Christ comme un audacieux mélange de mensonge et de véritéf. »

f – A.-M. Fairbairn dans The Cambridge Modern History, ii, 363.

On peut à bon droit se demander s’il fut un théologien créateur de premier ordre. Il emprunta beaucoup à saint Augustin et à la conception de Scot, prédominante à la fin du moyen âge. Bucer aussi l’influença fortement. Sans Luther son œuvre n’aurait pu être accomplie. Mais pour la systématisation de la vérité chrétienne il fut sans rival à son époque. Il fournit à ses contemporains la meilleure réponse à opposer aux prétentions romaines ; et son génie logique donna à la théologie une nouvelle expression classique. Mais il était bien plus qu’un théologien. Sa supériorité réside dans sa capacité d’organisation, du moins telle qu’elle se révèle dans ses conceptions. Pour employer l’heureuse expression de Fairbairn, il chercha à répondre à cette question : « Comment faire de l’Église, non seulement une institution destinée au culte de Dieu, mais un moyen de rendre les hommes aptes à l’adorer ? » Sa réponse renfermait des défauts évidents : sa méthode était, pour une large part, celle de la discipline inquisitoriale et de l’appui demandé à l’État, et, pour tout dire, de la contrainte. Mais cette réponse était la meilleure possible pour l’époque.

De lui-même Calvin disait : « Je vous asseure que de ma nature je suis timide et craintif ». Il répète souvent ce jugement, qu’il n’y a aucune raison de ne pas regarder comme l’expression authentique de son sentiment intime. Mais on ne peut davantage douter de son courage moral et même physique. Une fois convaincu de la justice d’un acte projeté, aucun péril ne pouvait l’en faire dévier. L’esprit chez lui dominait la chair et l’âme. Ses principaux défauts furent une susceptibilité exagérée qui lui faisait ressentir beaucoup trop vivement un manque d’égards ou une critique, et une disposition à l’emportement qui souvent lui fit perdre l’empire sur lui-même. Nous avons cité un exemple caractéristique de cette faiblesse. Il en avait parfaitement conscience ainsi que ses amis. Ses nerfs, exaspérés par des luttes incessantes et par une maladie prolongée, étaient aisément démontés. Dans cet état de surexcitation, il s’exprimait souvent avec âpreté, même vis-à-vis de ses intimes. Il était dur et vindicatif à l’égard de ses ennemis, par exemple Castellion et Servet. Une bonne part de cette intolérance était imputable à son état maladif ; mais elle résultait aussi de la conviction — qui d’autre part faisait sa force — que son œuvre était réellement celle de Dieu. Cette identification de ses intérêts personnels avec ceux du Maître qu’il voulait servir était si complète qu’il remerciait son médecin de l’avoir aidé à surmonter la maladie, moins à cause de lui-même qu’à cause du service qu’il avait rendu à l’Église ; et il considérait les attaques auxquelles il était en butte comme menaçantes pour la cause de l’Évangile. Pour un tel tempérament une critique devenait une offense grave et un adversaire ne pouvait être qu’un ennemi de Dieu.

Assurément Calvin apparut à ses contemporains sous des aspects très divers qui depuis lors entraînèrent des appréciations non moins divergentes. Ses adversaires voyaient en lui l’ennemi résolu, inexorable, le « roi, pape ou calife ». Au contraire, pour la plupart de ses adhérents il était le chef admiré, le logicien impeccable, le général dirigeant avec sagesse les intérêts d’une grande cause, l’inspirateur du courage et de la soif du martyre, mais une apparition quelque peu distante et imposante. Enfin, pour ses intimes il était l’ami affectueux, parfois emporté et exigeant, mais digne d’être à la fois aimé et vénéré.

Mais, amis, disciples, ou ennemis, personne ne pouvait méconnaître la supériorité de Calvin. On pouvait le calomnier, ses détracteurs pouvaient lui prêter les motifs les moins avouables, aucun de ceux qui le connaissaient ne pouvait mettre en doute sa consécration à sa cause. Si trop souvent il était plein de hauteur devant les hommes, son esprit était plein d’humilité devant Dieu. Faire et enseigner la volonté divine, tel était évidemment son but principal ; et si trop souvent il identifiait cette volonté avec ses propres désirs, cette erreur n’enlève rien à la sincérité de sa consécration. Il se soumit à sa persistante infirmité physique comme à une dispensation de la divine sagesse. Dans les moments les plus critiques de sa carrière, lors de sa conversion, de son premier établissement à Genève, et de son retour à la tâche difficile qui l’attendait dans cette ville turbulente, il sacrifia ses aises, ses perspectives d’honneurs académiques et ses préférences personnelles à ce qu’il estimait être la voix impérative de Dieu. Il mit Dieu à la première place. Avec l’énergie que lui donnait la conviction que Dieu avait déterminé sa destinée, il livra ses combats et accomplit son œuvre. C’est ce trait, couronnant son caractère, qui s’exprimait dans cette déclaration du Petit Conseil de Genève encore tout en deuil de sa mort récente : « Dieu lui avoit imprimé un caractère d’une si grande majesté »g, et ce sera toujours le meilleur titre de Calvin au respect de la postérité.

g – R. Stæhelin dans Hauck, Realencyclopädie, iii, 683.

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