Il y a une conception chrétienne de l’univers. Si la religion a son siège intime dans le cœur et dans la conscience et relève avant tout du sentiment, il n’en est pas moins vrai que toute religion renferme en principe les éléments d’un système général des choses, résultant de la position respective qu’elle assigne aux trois termes en présence : Dieu, le monde et l’homme. Cette philosophie de la nature, nous ne la trouvons formulée nulle part dans nos documents évangéliques, mais elle y est partout supposée, et la foi ne peut se rendre compte d’elle-même sans en voir se dessiner les contours. Le christianisme, tel qu’il a été fondé par Jésus-Christ et prêché par les apôtres, se rattache de la façon la plus étroite et la plus ostensible aux intuitions religieuses de l’Ancien Testament, d’où l’on pourrait conclure qu’il n’existe pas une « cosmologie » spécifiquement chrétienne, mais bien une cosmologie biblique, régnant d’un bout à l’autre du divin recueil et mise particulièrement en relief dans les premiers chapitres de la Genèse.
Toutefois, cette identification, exacte dans ses grands traits, ne doit être acceptée que sous bénéfice d’inventaire. Le christianisme est-il responsable de toutes les opinions énoncées par les écrivains sacrés sur le sujet qui nous occupe ? En est-il solidaire ? La science est-elle autorisée à lui reprocher telle erreur de fait ou telle notion défectueuse qu’elle pourrait signaler dans nos saints livres ? A-t-elle même le droit d’examiner les textes bibliques à la loupe, en se réservant le malin plaisir de les prendre en faute au nom de la physique moderne ou de telle autre branche du savoir ? A ces faciles triomphes, lui sied-il de se gaudir d’aise, comme si la Bible en était diminuée, et comme s’il en devait rejaillir quelque opprobre sur le christianisme tout entier ? La conception de l’univers impliquée dans l’Evangile est-elle indissolublement liée à la lettre des Ecritures ? Et celles-ci, en tant que norme de la foi et source de notre connaissance religieuse, sont-elles justiciables de la science ?
Résoudre cette question de méthode, ce sera circonscrire le débat dans ses vraies limites ; car ce n’est pas du saint volume, à proprement parler, mais du christianisme lui-même que nous avons entrepris de faire l’apologie.
S’il est un problème qui ait suscité de vives et laborieuses controverses dans le passé, et notamment au dix-neuvième siècle, c’est celui des rapports de la Bible et de la science. Au dire des uns, il y a contradiction entre elles ; à en croire les autres, il y a parfait accord ; mais le plus clair de la chose, à nos veux, c’est que la discussion provient d’un malentendu. Le problème n’en serait pas un et la question ne se poserait même pas, si l’on prenait garde à la nature intime et delà Bible et de la science. On parle d’une synthèse a opérer ou à ne pas opérer entre elles. Et qu’est-ce qu’une synthèse ? C’est un pont jeté sur deux rives parallèles et opposées ; or, entre la Bible et la science, il n’y a ni parallélisme, ni opposition, il y a seulement défaut d’analogie.
Il n’est pas douteux que tous les rayons de la lumière intellectuelle, qu’elle soit religieuse ou scientifique, ne doivent, en remontant à leur source, se réunir dans le même soleil ; mais, pour y atteindre, il faut que chacun d’eux suive sa visée et se maintienne à son angle sans se laisser distraire par les autres, car ils ne peuvent coïncider qu’en déviant de la ligne droite. Voyez les beaux-arts ! La qualification de beau s’applique à toutes leurs espèces ; mais chacune d’elles conçoit le beau sous une face particulière et se déploie dans une sphère qui lui est propre, où les autres n’ont pas à s’ingérer. La peinture n’a point à réglementer la musique, ni la musique à morigéner la peinture. Est-ce à l’œil de juger les sons ? Est-ce à l’oreille de discuter les couleurs ? Que chacun se mêle de ce qui le regarde, et tout ira bien !
Entre la Bible et la science, le seul rapport qui existe est qu’elles ont l’une et l’autre pour objectif la vérité, qu’elles considèrent chacune sous un angle spécial. Nous ne parlons pas de la vérité en tant qu’opposée au mensonge, de celle qui consiste dans l’accord parfait de la pensée et de la parole, c’est-à-dire de l’individu avec lui-même. Cette conception subjective du mot est ici sans application. Il s’agit de la vérité prise objectivement. Qu’est-elle ? Elle est toujours le rapport normal entre l’idée et le fait : mais la norme diffère du tout au tout, selon qu’il s’agit de la vie ou de l’intelligence, du domaine pratique ou du domaine théorique. Dans ce dernier, le fait est la norme de l’idée, parce qu’il constitue l’élément fixe, définitif, auquel on ne peut rien changer : ce qui est, est ; on n’invente pas la nature ou l’histoire, on les constate. C’est donc à l’idée de se conformer au fait, pour que le résultat mérite le nom de vérité.
Dans le domaine pratique, c’est l’inverse. Un être vivant n’est dans le vrai que s’il remplit sa destination, s’il obéit à la loi de son être, s’il est conforme à son idée. La réalité est ici l’élément mobile et accidentel, dont l’idée, ou l’idéal, est la norme suprême.
Or, de ces deux sens du mot « vérité, » le premier seul convient à la science, le second seul à la Bible. Chacune d’elles a son domaine propre, où elle peut se déployer à l’aise, sans crainte de gêner sa voisine : il n’y a pas de vérité contraire à la vérité. La Bible a pour objet essentiel ce qui doit être ; elle proclame la vérité qui a pour norme l’idéal. Collection de livres hébreux ou grecs, composés à des époques fort différentes par les auteurs les plus divers, elle forme néanmoins un tout homogène en raison de son divin contenu. Ce qui fait son unité, c’est sa haute inspiration religieuse, c’est le souffle vivifiant qui l’anime et la pénètre avec une intensité croissante, à mesure que se déroulent les phases du développement spirituel auquel elle rend témoignage. Religieuse et divine quant au fond, historique et par conséquent humaine quant à la forme, elle nous montre Dieu cherchant l’homme pour le ramener à lui, Dieu intervenant dans le cours des âges pour réaliser son plan éternel compromis par le péché, Dieu se rapprochant par degrés de notre race, jusqu’à s’unir pleinement à elle en la personne de Jésus-Christ. L’Ecriture sainte est le document de la révélation progressive de Dieu pour le salut de l’humanité. Là est son unique raison d’être. C’est à ce titre seulement que le christianisme est solidaire de ses pages sacrées et qu’elle constitue pour les croyants un recueil canonique (du grec canôn, règle), une règle immuable de leur foi. Lui attribuer une compétence indiscutable en d’autres matières, ce serait méconnaître sa vraie nature et la sortir de son rôle légitime.
Nous ne sommes pas « en commerce de coquetterie réglée avec la science, » selon le mot ironique de M. Brunetière à l’adresse de certains « prédicateurs et prélats, » mais il faut rendre à chacun ce qui lui est dû.
La Bible et la science nous exposant la vérité à deux points de vue totalement différents, les méthodes qu’elles emploient ne sont pas du même ordre. Chez l’une, l’intuition, la foi, l’autorité, le témoignage, c’est-à-dire la conscience ; chez l’autre, l’observation patiente, la réflexion, l’analyse, c’est-à-dire la raison. Non point que, dans la pratique, cette distinction idéale soit aussi tranchée : la Bible affirme bien des choses qui intéressent de près la science, elle met en jeu toutes nos facultés, elle en appelle au cœur, à la raison, au bon sens ; d’autre part, la science subit fréquemment la tutelle de la conscience et le contre-coup des dispositions morales ; tels savants inclineront volontiers vers telle hypothèse parce qu’elle démentirait la Bible, d’autres feront l’inverse. On ne doit point s’en étonner ; notre moi se trahit toujours ; dans chaque opération de notre esprit se révèle quelque chose de notre âme tout entière, et de là sans doute la rareté d’une science vraiment impartiale. Mais ces divers points de contact entre la Bible et la science ne sont que des exceptions qui confirment la règle, ce sont des accidents tenant aux sinuosités de leurs routes respectives, qui ont l’air de se rencontrer parfois, mais dont les détours ne changent rien à la direction générale. La Bible et la science, comme le visible et l’invisible, relèvent de deux mondes qui peuvent se pénétrer, jamais se confondre.
Les chrétiens eux-mêmes ne l’ont pas toujours compris. Attribuant au document sacré une autorité scientifique à laquelle il ne prétend point, ils l’ont exposé aux représailles de la science, obligée de se défendre sur son propre terrain, et ils ont provoqué d’interminables conflits entre les deux puissances devenues rivales. Disciples et adversaires s’entendaient du moins en ceci, qu’ils exigeaient de la Bible qu’elle fût infaillible en histoire naturelle comme en toutes choses, puisqu’elle se dit inspirée. Nos pères croyaient naïvement à la divinité de la lettre des Ecritures ; ils confondaient celle-ci avec la Parole de Dieu ; ils identifiaient le contenant et le contenu ; ils s’imaginaient que les auteurs sacrés avaient composé leurs ouvrages sous la dictée du Saint-Esprit. Leur foi, si admirablement virile comme principe d’action, était un peu massive par le côté intellectuel, parce qu’il leur manquait beaucoup de lumières dans le champ des sciences naturelles et historiques.
Aujourd’hui, de pareilles méprises sont devenues à peu près impossibles. Grâce à mille informations nouvelles, on connaît mieux la Bible et le genre de confiance qu’elle mérite.
Dans l’Ecriture sainte, le terme « Parole de Dieu » ne sert jamais à désigner la Bible comme telle. Les deux notions, loin de se couvrir l’une l’autre ou d’être tenues pour équivalentes, y apparaissent foncièrement dissemblables. Comparée le plus souvent à un « grain de semence, » ou même à la personne du Christ, la Parole de Dieu est toujours quelque chose de vivant, un principe créateur émané de Dieu même ; ce sont les manifestations de sa sainteté et de son amour, ses commandements, ses promesses, ses menaces, les oracles des prophètes, le témoignage des apôtres, en un mot l’Evangile, le message du salut, accompagné de « la démonstration d’esprit et de puissance. » Dire que la Bible est la Parole de Dieu, c’est user d’une métonymie familière et commode où la partie désigne le tout, amplification peut-être permise, mais qui prêterait gravement à l’équivoque, si l’on cessait d’y voir une figure de langage : ce serait prendre le narré des faits pour le drame lui-même, le document pour la vie. En soi la Parole de Dieu est un fiat lux illuminant le chaos ; elle n’est pas une collection de parchemins, un volume sacré : elle est un verbe, c’est-à-dire un acte, dont la plus haute expression est le « Verbe fait chair. »
L’attitude de l’Ecriture sainte à l’endroit de la science n’est pas moins digne d’attention. Elle a sans doute des mots sévères pour les penseurs qui veulent en savoir plus que Dieu même et croient à leur propre infaillibilité ; elle proteste contre les abus de la dialectique et les subtilités des faux docteurs ; elle déclare que « la science enfle, mais que la charité édifie. » N’a-t-elle pas raison ? Qui oserait nier que la science ne puisse devenir une idole à laquelle on sacrifie tout ? une perfide sirène, dont la voix enchanteresse attire les imprudents et les entraîne, fascinés et aveugles, sur les plages désolées du scepticisme où s’évanouit toute notion du bien et du mal ? Que d’hommes distingués n’a-t-elle pas conduits aux abîmes ? « Le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre ! » avait dit l’illustre Taine. Parole dont on a, il est vrai, exagéré le cynisme, mais qui n’en blessait pas moins le sens moral, parce qu’elle avait l’air d’impliquer le déterminisme absolu et matérialiste. Or, on sait que, dans les dernières années de sa vie, cet esprit sérieux songeait avec inquiétude aux conséquences possibles de sa doctrine et répétait volontiers qu’il aurait dû donner son enseignement en latin, aux seuls initiés, afin de ne pas risquer de faire du mal aux autres.
Singulière différence entre les prédicateurs de l’Evangile et les apôtres de l’erreur ! On a reproché à ceux-là de devoir dire à leurs ouailles : « Faites ce que je dis, non ce que je fais ! » Les seconds, au contraire, s’ils ont encore souci du bonheur des hommes, sont obligés de dire à leurs adeptes : « Ecoutez ce que je dis, mais n’en faites rien ! » La recherche exclusive du savoir est donc un travers plus funeste que l’ignorance elle-même, une faute qui porte en soi son propre châtiment. Elle favorise l’aristocratique indifférence des lettrés pour le vulgaire ; elle engendre cet égoïsme satisfait que n’émeuvent plus les intérêts supérieurs ni les souffrances de l’humanité ; elle blase et rétrécit le cœur, en y tarissant la source des dévouements et des affections généreuses.
Sur le terrain biblique, voyez saint Paul à Athènes ! Ce foyer de la pensée hellénique, où la philosophie et les arts avaient rayonné d’un si vif éclat, où se concentraient toutes les lueurs du génie humain ; cette « ville des lumières » lui apparaissait de loin brillante comme un mirage.… De près, il ne vit plus qu’un désert aride, un sol impropre à toute culture, où il ne réussit même pas à fonder une Eglise, et qui devait rester pendant plusieurs siècles encore le repaire obstiné du paganisme expirant. Ah ! si les Socrate et les Platon avaient eu l’honneur d’entendre l’apôtre, nous avons lieu de croire qu’ils lui eussent fait un autre accueil, mais les Protagoras l’avaient emporté, en définitive, sur les penseurs sérieux ; l’esprit des sophistes, superficiel et hâbleur, avait desséché les âmes à son souffle glacé. La passion d’idéal avait fait place au « renanisme, » cette maladie de toutes les époques de décadence ; à la recherche loyale et désintéressée du vrai avait succédé le « dédain transcendantal » et la curiosité profane. On philosophait en oisifs, pour se distraire ou pour tuer le temps ; on était à l’affût des nouveautés, de tout ce qui pouvait charmer l’oreille ou amuser l’esprit. (Actes 17.21) Mais, la vérité elle-même, on n’en avait cure, que dis-je ? on eût été fort chagrin de la rencontrer. Quand on s’en fait un jeu, on la hait comme un joug, et l’on redoute à l’égal d’un trouble-fête quiconque en appelle à l’impératif catégorique.
Voilà pourquoi la Bible nous met en garde contre les séductions de cette « science faussement ainsi nommée, » dont le résultat frivole ou purement négatif n’est pas un gain, mais un leurre et une perte.
En revanche, pour accuser l’Ecriture sainte d’être hostile au progrès des connaissances humaines, il faut l’avoir mal lue ou ne l’avoir pas comprise. Quand elle flétrit l’orgueil des sages du présent siècle et déclare que, « se disant sages, ils sont devenus fous, » il s’agit des stériles prétentions de la philosophie païenne à expliquer l’univers en se passant du vrai Dieu ; elle a en vue une sagesse mondaine qui se pose en adversaire de la religion révélée ; mais elle n’a pas un mot de blâme pour l’étude sincère et approfondie des phénomènes de la nature et ne condamne nullement les recherches de la science impartiale. Au contraire, elle les approuve et les stimule, comme il est aisé de s’en convaincre par les trois considérations suivantes :
1° D’après la Bible tous les talents naturels, ceux du savant comme ceux de l’artiste, l’intelligence et le génie, sont des dons de Dieu, des charismes que la Providence confie à l’homme et qu’il serait coupable de ne pas faire valoir.
Lorsqu’il fallut construire le tabernacle au désert, Moïse convoqua tous les hommes de bonne volonté ; et ceux qui possédaient des aptitudes spéciales furent chargés de mener l’entreprise à bonne fin. Et voici comment, d’après l’Ecriture, l’Eternel parle de ces artisans et en particulier de Bethsaléel, le plus distingué d’entre eux :
Je l’ai rempli de l’Esprit de Dieu, de sagesse, d’intelligence et de savoir pour toutes sortes d’ouvrages… J’ai mis de l’intelligence dans l’esprit de tous ceux qui sont habiles, pour qu’ils fassent tout ce que je t’ai ordonné. (Exode 31.)
Salomon a été l’un des esprits les plus vastes et les plus cultivés de l’antiquité. Poète, savant, philosophe, « il surpassait en sagesse tous les fils de l’Orient, et l’on venait de tous les pays voisins pour l’entendre. » L’auteur du livre des Rois lui rend ce témoignage plus précis :
« Il a prononcé trois mille sentences et composé mille et cinq cantiques. Il a parlé sur les arbres, depuis le cèdre du Liban jusqu’à l’hysope qui sort de la muraille ; il a aussi parlé sur les animaux, sur les oiseaux, sur les reptiles et sur les poissons. »
Or, quoique sa renommée intellectuelle ait fini, semble-t-il, par lui donner le vertige et qu’il ait terni sa gloire par les turpitudes de sa vieillesse, l’Ecriture ne laisse pas de porter sur ses capacités hors ligne ce jugement significatif :
Dieu donna à Salomon de la sagesse, une très grande intelligence et des connaissances multipliées comme le sable qui est au bord de la mer. (1 Rois 4.29)
2° D’après la Bible (Genèse 1 ; Psaumes 8, etc.), l’homme est le roi de la création visible. La terre et la mer, l’innombrable variété des objets et des êtres qui s’y trouvent, « toutes choses ont été mises sous ses pieds » par la volonté suprême ; de sorte qu’il en est le propriétaire légitime et peut en user librement pour son bien-être physique et son développement intellectuel et social. Il est sans doute responsable des jouissances qu’il en tire, des procédés qu’il emploie, même de la façon dont il traite les animaux ; Dieu lui demandera compte de toutes les formes de son activité en raison de la suprématie absolue de l’ordre moral. Mais, cette réserve faite, il a un pouvoir discrétionnaire sur la nature qui l’entoure. Elle n’a pas de merveille qui soit refusée à ses ambitions, ni de secrets qu’il n’ait le droit de lui arracher.
Bien plus, ce n’est pas seulement un privilège que Dieu lui accorde, c’est une obligation qu’il lui impose. L’homme ne ressemble pas à l’héritier d’un trône, qui exerce la souveraineté comme une chose acquise dès le jour de son avènement, mais au hardi pionnier, tenu de transformer la forêt vierge en sillons fertiles, sous peine de mourir de faim. La seigneurie qu’il a sur le monde n’est pas effective dès le début, elle n’est que virtuelle. A lui de la réaliser par son travail ! A lui d’exploiter son domaine et de lui ravir ses richesses ! A lui de conquérir son royaume les armes à la main, de dompter les éléments, de maîtriser les forces de la matière, pour les faire servir aux triomphes de l’esprit ! « Remplissez la terre et l’assujettissez ! » Voilà quelle est sa tâche.
Or, pour l’accomplir, il faut bien qu’il étudie le cosmos, qu’il observe les phénomènes et en découvre les lois, en un mot qu’il s’adonne à la science, celle-ci n’étant autre chose que la prise de possession de la nature par l’intelligence. Il ne suffit donc pas de dire que Dieu a permis la science, il faut dire qu’il l’a expressément voulue et qu’elle est née de son commandement positif.
3° D’après la Bible, enfin, le spectacle de l’univers est une révélation de Dieu, non moins authentique ni moins certaine que la révélation salutaire contenue dans nos saints livres. « Les cieux racontent la gloire du Dieu fort. » (Psaumes 19.2) « Les perfections invisibles de Dieu se voient comme à l’œil dans les ouvrages de la création. » (Romains 1.20) C’est sa « parole » qui préside aux mouvements des corps célestes et au cours des saisons, qui envoie la pluie et la neige, qui fond les glaces au printemps, renouvelle la face de la terre, crée et alimente la vie de tous les êtres animés. (Psaumes 147) Les « lois de la nature » sont donc autant de paroles de Dieu déchiffrées par l’homme ; et chaque fois qu’il en découvre de nouvelles, dûment constatées, ce sont des pensées de l’Eternel qui lui deviennent intelligibles. Sur ce point, nous sommes pleinement d’accord avec M. H. Spencer, qui dit dans ses Premiers principes :
« Qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas d’autre révélation, nous en avons une dans la science : c’est la révélation de l’ordre de l’univers par l’intelligence de l’hommed. »
d – Les premiers principes, traduits par Cazelles, 7e édit., p. 16. Paris, Akan, 1894.
En conséquence, deux livres également divins sont ouverts devant nous, dans lesquels nous pouvons lire la « parole de Dieu. » D’une part, la révélation cosmique, où nous contemplons les actes de la volonté créatrice et dont la science est l’organe providentiel ; d’autre part, la révélation historique, où nous voyons se dérouler le plan de la volonté rédemptrice et dont l’Ecriture sainte est le document providentiel. Or, « Dieu n’est pas homme pour mentir, » c’est lui qui parle dans les deux cas, il ne saurait être en dissentiment avec lui-même.
Comment, dès lors, y aurait-il conflit entre les deux sources d’informations ? Ce sont des sphères divergentes et, en principe, absolument distinctes ; de sorte que la Bible n’est pas plus compétente pour légiférer dans la première que la science n’est qualifiée pour s’occuper de la seconde. Toute assertion des écrivains sacrés qui serait contraire à la science acquise ne serait évidemment qu’une parole humaine inspirée par les préjugés de leur époque ; et toute affirmation scientifique, ou soi-disant telle, qui porterait atteinte à la religion de la Bible, serait par là-même condamnée comme une hypothèse tendancielle inspirée par l’a priori.
Ainsi, la Bible et la science sont deux autorités d’ordre différent, et la seule attitude qui leur convienne dans leurs relations réciproques est celle d’une bienveillante neutralité. N’oublions pas que les partisans de la première ont dû modifier maintes fois les dogmes qu’ils déduisaient de ses enseignements, et que, maintes fois aussi, la science a fait volte-face même sur des questions qui semblaient résolues. Mais, à mesure que les deux révélations, celle que nous discernons dans la nature et celle que nous puisons dans la Bible, s’approchent de leur terme commun en suivant chacune sa voie, la distance qui les sépare diminue, l’angle se rétrécit : elles se rejoindront un jour et l’unité sera consommée. Si l’on avait toujours envisagé les choses de ce point de vue, on n’aurait pas persécuté Galilée pour avoir appris à notre planète qu’elle tourne autour du soleil, et Voltaire mieux inspiré n’eût pas écrit tant de volumes.
Ajoutons que, faux en théorie, le préjugé qui voit une opposition irréductible entre l’esprit de la Bible et l’esprit scientifique a été réfuté cent fois par les faits eux-mêmes. La liste serait longue des savants du premier ordre qui ont prouvé par leur exemple que les deux esprits en question peuvent coexister dans la même intelligence et s’y pénétrer l’un l’autre. Ceux qui nient cette possibilité ignorent-ils que les Newton et les Kepler, les Pascal et les Leibnitz, les Euler, les Haller, les Huber, les Lavater, les Linné, les Ampère et les Faraday, les Oswald Heer et les Arnold Guyot, les Pasteur et tant d’autres encore, ne se sont pas moins distingués par la fermeté de leurs convictions religieuses que par les services qu’ils ont rendus à la science ?
On dira : « C’est malgré leurs croyances qu’ils ont été de grands savants !… » Erreur ! L’opinion inverse serait déjà plus soutenable. Loin de gêner l’essor de leur génie, leur foi l’a plutôt favorisé en leur donnant une impulsion féconde et, dans bien des cas, un fil conducteur. Grâce à elle, ils ont eu des intuitions que l’expérience a confirmées après coup, un pressentiment de certaines vérités qu’ils n’eussent peut-être jamais constatées en dehors de ses suggestions. On le comprend sans peine. Le matérialiste, lui, n’a aucun motif de s’attendre à rencontrer de l’ordre et de l’harmonie dans l’univers, et j’imagine que le merveilleux agencement des lois physiques doit lui causer parfois de singuliers étonnements. A quels ingénieux tours de force ne faut-il pas qu’il ait recours pour se persuader à lui-même que tout cela est le produit du hasard ou d’une aveugle nécessité ? Le croyant, au contraire, trouve tout naturel que Dieu ait organisé le cosmos avec « nombre, poids et mesure. » Les effets les plus grandioses obtenus par les causes les moins compliquées, l’extrême sobriété des moyens aboutissant à la diversité infinie des phénomènes, en un mot l’économie des forces, voilà ce qu’il admire dans le magnifique chef-d’œuvre de la création. Il est notoire que les hypothèses du grand Newton, prélude de ses découvertes dans le champ de l’astronomie, ont eu leur point de départ dans cette idée éminemment chrétienne que la structure générale du monde doit être d’une parfaite simplicité, parce que Dieu est souverainement sage.
La Bible et la science n’ont donc pas de compte à se rendre, et il est bon d’affirmer envers et contre tous leur indépendance mutuelle. Elles tendent vers le même point de l’horizon, là où le soleil se lève ; mais leurs moyens d’action, mais les sphères où elles se meuvent sont d’essence différente. A l’une la terre, à l’autre le ciel ! Celle-là va à pied, c’est la science ; celle-ci a des ailes, c’est la religion ; et, quoiqu’il soit impossible de tracer entre elles une limite absolue et de déterminer le niveau où elles se doivent tenir, il est dans l’intérêt de l’une et de l’autre qu’elles demeurent distinctes et autonomes : il ne sied pas à l’oiseau de vouloir ramper, ni au reptile de vouloir voler. Que la science ne cherche pas querelle à la Bible ! Celle-ci, d’un coup d’aile, se met à l’abri de ses atteintes ; car, aussi longtemps qu’il y aura dans le monde des cœurs pour souffrir et des consciences pour déplorer le péché, la Bible sera vraie.
Et que la Bible, de son côté, — ou plutôt ceux qui la représentent, car elle est bien innocente des intolérances qui se couvrent de son nom, — que la Bible n’abuse pas de sa haute position pour nuire à la science et aggraver la lenteur de sa marche ! La science, elle aussi, a sa mission providentielle, et, s’il en est une « faussement ainsi nommée, » c’est qu’il en existe une bien nommée. Laquelle ? C’est celle qui va droit son chemin, libre de toute idée préconçue et n’ayant souci que de la vérité ; les à priori, de quelque part qu’ils viennent, de la Bible ou du Coran, de la foi ou de l’incrédulité, de la haine ou de l’ignorance, les à priori sont les fléaux de la science : nous n’avons pas deux poids et deux mesures.
On ne saurait faire abstraction totale de ses plus chères croyances ; mais ce n’est pas non plus nécessaire. Elles sont un capital bon à exploiter par la science et qu’elle ne peut feindre d’ignorer, mais devant lequel elle se réserve toute liberté d’examen. Que si elle les accueille provisoirement comme vraies, ce n’est jamais qu’à titre d’hypothèses ; car, pour faire honneur à son mandat, elle doit poursuivre son but active et sereine, maîtresse d’elle-même et affranchie de toute entrave, sans s’inquiéter d’être en harmonie ou en désaccord avec les dogmatiques sacrées ou profanes. C’est son droit, et j’ajoute que c’est son devoir. Elle ne peut y faillir sans se renier elle-même, sans cesser de mériter son nom, sans devenir, par conséquent, une « science faussement ainsi nommée. »
Notre tâche est maintenant définie et à certains égards simplifiée. Nous n’avons pas à prendre la défense de textes isolés ou d’opinions qui, pour avoir fleuri sur le sol de la Palestine, n’en sont pas moins surannées, mais de la conception générale des choses qui ressort logiquement des principes de l’Evangile. Au reste, mettre la Bible hors de cause et donner carte blanche à la science dans son propre domaine, ce n’est pas écarter d’avance toute éventualité de conflit entre celle-ci et la foi chrétienne, puisqu’elles se rencontrent nécessairement sur le terrain anthropologique.
Les destinées de notre globe et celles de l’humanité qui l’habite sont étroitement unies tant pour la science que pour la religion ; mais, tandis que cette dernière ne s’occupe du cosmos qu’à propos de l’homme, celle-là fait l’inverse : le jugement qu’elle porte sur l’homme dépend du résultat de ses investigations sur le cosmos. Or, entre celui-ci et l’homme, c’est notre corps, c’est-à-dire la terre, qui forme le trait d’union. La signification de notre petite planète dans l’ensemble des choses, le rang qu’il faut lui assigner dans l’évolution universelle, tel est donc le point délicat où la conception chrétienne et la conception scientifique risqueront d’être aux prises et de paraître incompatibles.
La question est double. Elle se pose d’abord dans sa relation avec l’idée de temps : quelle a été l’histoire de notre globe ? D’où vient-il ? Quelle fut sa genèse ? C’est le problème des origines. Puis elle se pose par rapport à l’espace : quelle est la place de notre globe dans le vaste univers ? Quelle est sa valeur en face de l’immensité ? C’est le problème « géocentrique. »