M. Mercier à Lucile
Réponse à quelques objections.
J’ai reçu la nouvelle lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. J’y crois pouvoir démêler, à travers toutes les agitations de votre âme, les symptômes d’une foi naissante ; et j’y vois dans tous les cas un désir ardent de connaître la vérité et de la suivre. Cela suffit pour me rassurer ; il est écrit : « Celui qui cherche trouve. » Mais calmez-vous, Madame, j’ose vous en prier ; vous en parviendrez plus sûrement au but, et plus promptement ; il est encore écrit : « Demeure tranquille, te confiant à l’Éternel, et l’attends. »
Mes raisons vous frappent, mais vous êtes retenue par des difficultés qu’on croit inséparables de la doctrine que je vous ai exposée. Il y a des difficultés dans le principe que j’ai soutenu, j’en conviens ; mais je dis avec M. l’Abbé : « Difficulté n’est pas doute ; » et une difficulté, même insoluble, ne saurait ébranler une proposition bien établie. Appliquez cette sage maxime au sujet de notre correspondance et vous ne serez plus troublée par les discours que vous me rapportez. Admettons que je ne puisse pas répondre à tous les comment de ce prêtre : Dieu a permis, a prescrit la lecture de la Bible à tous, c’est assez pour que vous puissiez le faire en paix.
Voici d’ailleurs une réflexion qu’il est bon d’avoir présente à l’esprit dans toute cette discussion. On vous dit que sans un tribunal infaillible vous aurez telle et telle difficulté : fort bien, mais l’a-t-on soi-même, ce tribunal infaillible ? Ce qui importe évidemment, ce n’est pas d’avoir un tribunal réputé infaillible, mais d’en avoir un qui le soit en réalité. Car ce dont vous avez besoin, ce n’est pas de vous croire sauvée, mais de l’être. Un tribunal réputé infaillible, et qui ne le serait pas, pourrait être fort commode pour l’âme qui s’y fie aveuglément, mais il serait fort dangereux. Il pourrait lui donner la sécurité, mais il ne la mettrait pas en sûreté ; et la sécurité sans la sûreté, c’est le bonheur de dormir au bord d’un précipice. L’assurance qu’un tel tribunal donnerait aux fidèles pourrait être illusoire ; l’autorité qu’on lui accorderait pourrait être exercée en faveur de l’hérésie ; l’unité qu’il produirait dans l’Église pourrait être celle de l’erreur ; et le ministère pastoral qu’il sanctionnerait pourrait être un ministère d’ignorance ou de séduction. Cette observation est si simple qu’elle peut sembler superflue ; elle ne l’est pourtant point. L’esprit de l’homme prend aisément le change en pareille matière, et l’on raisonne souvent comme si le tribunal visible de M. l’Abbé était infaillible, par cela seul qu’il se donne pour tel. Si je pensais qu’il le fût, je me rangerais à l’instant de son côté ; mais je crois vous avoir fait voir qu’il ne l’est pas.
Toutefois, Madame, je crois pouvoir diminuer les doutes qui vous préoccupent. Ils ne seront complètement dissipés que lorsque vous aurez la lumière du Saint-Esprit ; c’est cette lumière qui vous manque, comme elle manque à ce prêtre ; de là toutes ces questions. Mais je vais essayer de vous faire voir dès à présent que les difficultés dont il se plaint sont beaucoup moins considérables qu’il ne pense. Je ne me propose pas d’entrer ici dans d’aussi longs développements que je l’ai fait en discutant les preuves de M. l’Abbé ; si mes premières réponses sont solides, et je les crois telles, quelques mots suffiront pour chacun des points secondaires sur lesquels vous me consultez aujourd’hui.
Pénétrez-vous bien d’abord de cette pensée, qu’il s’agit avant tout ici de votre salut personnel. « Que dois-je faire pour être sauvé ? » voilà ce que demandait le geôlier de Philippes (Actes 16.30), et ce que vous devez demander aussi. Cette question est précise et simple ; ne l’engageons pas dans celle de l’Eglise qui est complexe et embarrassée. Ne négligez pas cette précaution ; vous ne sauriez croire combien elle éclaircira votre chemin. Aussi bien, le fidèle est avant l’Église, comme les arbres sont avant la forêt ; et Adam, par exemple, s’il a cru à la promesse de grâce, a été sauvé par la foi avant qu’il y eût une Église dans le monde ; la Parole de Dieu fait les croyants, et les croyants font l’Église. Commencez donc par la question du salut ; celle de l’Église viendra plus tard.
Il est juste d’ajouter que nous n’avons pas sous les yeux tous les éléments nécessaires pour décider cette dernière question d’après les faits, comme ce prêtre vous y engage. Il en appelle à l’état des Églises dissidentes. Mais chacun sait que l’Église réformée de France n’est pas aujourd’hui dans son état normal. Ses conducteurs eux-mêmes en gémissent et en accusent le malheur des temps, le refroidissement général de la foi au siècle dernier, hélas ! et la persécution ; car ils font remonter le mal à la révocation de l’Édit de Nantes. C’est une époque que nous autres catholiques, Madame, nous avons besoin de couvrir d’un voile ; et il y aurait trop de dureté et d’injustice à rendre les principes de l’Église protestante responsables d’une condition que nous l’avons contrainte à subir dans le sang et dans les larmes. Si je suis bien informé, l’Église protestante de France avait autrefois une forte organisation, et une sorte d’hiérarchie presbytérienne qui pourrait bien valoir notre hiérarchie de prélats. Chaque Église, me dit-on, était soumise à un consistoire ; plusieurs consistoires réunis à un colloque ; les colloques d’une province à un synode provincial ; et les synodes provinciaux à un synode national qui s’assemblait tous les ans, et dont la juridiction s’étendait sur toute la France, tellement qu’il fallait obéir à ses décisions sous peine d’être rejeté de l’Église. Aujourd’hui même, à mesure que la foi se réveille et s’étend dans les Églises protestantes françaises, on y sent le besoin d’un meilleur ordre, et, comme l’exprimait récemment en public un de leurs organes, « d’un centre d’unité et d’autorité tel qu’il existe déjà dans l’Église épiscopale d’Angleterre, ou dans l’Église presbytérienne d’Écosse. » Il y aurait témérité de ma part à me jeter plus avant dans des questions si difficiles par elles-mêmes, et d’ailleurs si nouvelles pour moi. Je n’en ai touché un mot que pour vous faire sentir qu’il ne nous est pas permis de juger du protestantisme sur l’état de lÉglise protestante de France, dans un moment de crise et de transition ; et je me hâte de rentrer dans la question personnelle, qui est à la fois la plus utile pour vous, Madame, et la seule qui soit à ma portée. Venons maintenant à vos difficultés.
On nous dit d’abord : Vous ne sauriez goûter une tranquillité solide si vous n’êtes assuré que vous possédez la vérité qui sauve, et vous ne pouvez pas l’être sans un tribunal infaillible.
Et pourquoi pas je vous prie ? L’Esprit de Dieu ne peut-il pas me donner l’assurance intérieure que « la grâce dans laquelle je suis établi est la véritable ? » (1 Pierre 5.12) La meilleure preuve qu’il le peut, c’est qu’il le fait : il nous l’atteste lui-même, en plusieurs endroits des Écritures. Saint Jean écrit, dans une épître catholique, c’est-à-dire adressée à tous les fidèles : « A ceci nous connaissons que Jésus-Christ demeure en nous, par l’Esprit qu’il nous a donné. » (1 Jean 3.24.) Il leur écrit encore : « A ceci nous connaissons que nous demeurons en lui, et lui en nous, c’est qu’il nous a donné de son Esprit. » (1 Jean 4.13.) Saint Paul écrit aux Romains : « Vous n’avez point reçu un esprit de servitude pour être encore dans la crainte ; mais vous avez reçu l’Esprit d’adoption par lequel nous crions Abba, c’est-à-dire Père ! C’est ce même Esprit qui rend témoignage avec notre esprit que nous sommes enfants de Dieu. » (Romains 8.15-16.) Lorsque Dieu daigne assurer lui-même nos cœurs que nous lui appartenons, avons-nous besoin que son témoignage nous soit garanti par les hommes ? Certes, quand la pauvre pécheresse eut entendu dire au Sauveur : « Va en paix, tes péchés te sont pardonnés, » il ne lui fallut pas autre chose ; et le Sanhédrin en corps, la rencontrant au sortir de là, ne lui eût rien ôté en lui contestant son pardon, ni rien donné en le lui confirmant. Et bien ! Madame, avec le Saint-Esprit vous avez autant, vous avez plus que n’avait la pauvre pécheresse. Je vous ai déjà fait voir ce merveilleux passage, mais je me plais à vous le montrer encore : « Il vous vaut mieux que je m’en aille ; car si je ne m’en vais le Consolateur ne viendra point à vous, mais si je m’en vais je vous l’enverrai. » Et « c’est lui, dit-il aussi, qui rendra témoignage de moi. » (Jean 15.26.)
Et où a-t-on vu qu’il ne puisse y avoir de tranquillité pour l’âme, qu’à la condition que la sentence de grâce aura retenti aux oreilles du corps ? Ah ! le Seigneur a pour parler à notre cœur une voix qui se fait entendre sans le secours des organes, et qui va remuer l’âme en silence jusque dans ses plus intimes profondeurs. Voici un homme qui était livré à de vives angoisses, et qui s’écriait à la vue de ses péchés : Avec quoi me présenterai-je devant mon juge ? Le voici qui a trouvé la paix de Dieu, et qui répète avec joie ce bienheureux témoignage d’un apôtre : « Je sais en qui j’ai cru. » Que s’est-il passé dans cet homme ? vous n’avez rien vu, rien entendu4. C’est le Saint-Esprit qui lui a parlé, Madame ; et tandis qu’un prêtre aveuglé refuse de croire à un pardon qui n’a rien dit à ses sens, l’âme fidèle en appelle en secret à Dieu lui-même ; elle se dit : « Mon témoin est dans les cieux ; » et vous lui persuaderiez aussi facilement qu’il fait nuit à midi, que vous réussiriez à la faire douter qu’elle ait Dieu pour Père, Jésus-Christ pour Sauveur, et le Saint-Esprit pour guide. Voilà la véritable assurance ; et loin de dire qu’avec le Saint-Esprit, sans le tribunal visible, on ne saurait être certain d’être reçu en grâce, il faut convenir, au contraire, que le Saint Esprit peut seul nous donner une tranquillité bien établie.
4 – Le vent (ou l’esprit) souffle où il veut, et tu en entends le son, mais tu ne sais d’où il vient ni où il va ; il en est de même de tout homme qui est né de l’Esprit » (Jean 3.8).
Remarquez, Madame, que l’assurance dont je parle ici, c’est l’assurance du salut, non une assurance d’infaillibilité. Je ne dis pas que l’âme fidèle sera tellement éclairée sur toutes les questions de doctrine, qu’elle ne pourra tomber dans aucune erreur sur aucun point ; je dis seulement qu’elle sera tellement éclairée sur le fondement de la foi, qu’elle ne pourra s’y méprendre. Car il y a des points fondamentaux, qui sont essentiels au salut ; et il y en a d’autres qui, tout importants qu’ils sont à leur place (car rien n’est indifférent dans la Parole de Dieu), peuvent pourtant, être ignorés sans que cette ignorance entraîne la perte de l’âme. Il ne faut pas. se scandaliser de cette distinction. Tout le monde est obligé de la faire ; et M. l’abbé Favien, par exemple, regarde bien Fénelon et Bossuet comme de vrais chrétiens tous les deux, quoiqu’ils ne soient pas entièrement d’accord entre eux ; comment cela, si ce n’est que les points qui les unissent sont plus considérables à ses yeux que ceux qui les séparent ?
[La doctrine des points fondamentaux est établie par saint Paul (1 Corinthiens 3.10-15) ; car il suit de ce passage qu’on ne saurait ignorer « le fondement, lequel est Jésus-Christ, » sans se perdre ; mais qu’il y a d’autres points sur lesquels on peut errer, « et pourtant se sauver, quoique comme par le feu. »
Mais qui se chargera de dresser la liste des points fondamentaux ? C’est une question favorite chez les controversistes de l’Église catholique romaine. A cela on peut répondre deux choses.
D’abord, ce soin ne serait pas aussi difficile qu’on paraît le croire. Le travail se trouve tout fait dans l’Écriture, et il ne faut que distinguer ce qu’elle a distingué. Ainsi, quand saint Paul, interrogé par le geôlier de Philippes, sur ce qu’il faut faire pour être sauvé, lui répond : « Crois au Seigneur Jésus-Christ et tu seras sauvé, » évidemment il s’agit là d’un point fondamental ; et quand ce même saint Paul écrit à des hommes croyants et convertis : « Nous tous qui sommes parfaits, ayons un même sentiment ; et si en quelque chose vous pensez autrement Dieu vous fera connaître ce qui en est. » Évidemment il fait, allusion à des points qui ne sont pas fondamentaux. On pourra s’aider dans cette recherche, en prenant les symboles les plus accrédités dans les diverses communions chrétiennes, par exemple, celui du concile de Nicée, celui du concile de Trente, celui de l’Église réformée de France, celui de l’Église anglicane, celui de l’Église luthérienne, et en en recueillant les articles qui leur sont communs à tous.
Mais ce soin, et c’est ici notre seconde réflexion, ne serait pas absolument nécessaire. Il l’est bien pour qui veut instruire les autres, mais il ne l’est pas quand il ne s’agit que de notre salut personnel. Car il peut y avoir, et il y a sans aucun, doute, des personnes qui connaissent tout ce qui est nécessaire au salut, sans pouvoir expliquer exactement quels sont les articles nécessaires. Autre chose est de croire, autre chose est de pouvoir formuler ce qu’on croit. Qu’une mère donne à son enfant une nourriture saine et suffisante, sans lui apprendre à analyser les diverses substances qui en font partie, ni à apprécier le besoin plus ou moins grand qu’il peut avoir de chacune d’elles, l’enfant en sera-t-il moins nourri ? Le point capital, c’est que la mère ne s’y trompe pas. Il nous suffit aussi, à la rigueur, que Dieu connaisse parfaitement les points fondamentaux et ceux qui ne le sont pas. Quand nous ne serions pas capables nous-mêmes de ce discernement, c’est assez que Dieu sache le faire et qu’il ait promis de ne pas nous laisser ignorer ce qui est nécessaire pour notre salut ; et il l’a promis en cent endroits.]
S’il est vrai que Bossuet ait demandé à Claude si une pauvre vieille femme peut avoir raison contre un concile, et que Claude ait été embarrassé de cette question, ce fut de sa part un défaut de foi ; il aurait dû répondre hardiment : « Oui, » car il se peut que cette pauvre vieille femme ait l’Esprit de Dieu, et que cette assemblée d’évêques ne l’ait pas. Que signifie sans cela cette prière du Sauveur : « Je te célèbre, ô Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et que tu as révélées aux petits enfants ; il en est ainsi, ô mon Père, parce que telle a été ta bonne volonté ! » (Matthieu 11.25-26.) La pieuse veuve de Sarepta a raison contre tous les sacrificateurs et tous les prophètes presque de son temps (1 Rois 17.10, rapproché de 1 Rois 19.10.) Rahab a raison contre tout le peuple de Jéricho, son roi et ses prêtres. Lydie a raison contre tous les magistrats de Philippes ; et le brigand crucifié à côté du Sauveur a raison contre tout le Sanhédrin, qui était le concile de l’Église juive. Oui, Madame, et cette pauvre vieille femme, méprisée du sage Bossuet, pourra être tellement affermie par la Parole de Dieu, qu’elle pourra dire avec Saint Paul : « Je suis assurée que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni les puissances, ni les choses présentes, ni les choses à venir, ni la hauteur ni la profondeur, ni aucune autre créature ne nous pourra séparer de l’amour de Dieu, qu’il nous a montré en Jésus-Christ, notre Seigneur. » (Romains 8.38-39.) Oh ! Madame, quand ce langage sera-t-il le vôtre ?
Mais supposons, poursuit votre prêtre, que vous ayez en effet la vérité et le Saint-Esprit qui vous l’atteste. Comment prouverez-vous aux autres que vous l’avez, s’il n’y a pas dans l’Église un centre d’autorité, un juge des controverses, en un mot un tribunal infaillible ? Car, ni votre assurance intérieure, ni le Saint-Esprit caché dans votre cœur ne peuvent servir de preuve pour autrui.
Il n’est pas exact de dire qu’on ne puisse avoir, sans le tribunal infaillible, un centre d’autorité ; outre qu’il y a d’autres preuves qu’on pourrait fournir sans recourir à un centre d’autorité, supposons-nous en effet dans l’Église organisée comme l’était autrefois l’Église protestante de France ; voici ce que nous ferons dans l’hypothèse de ce prêtre.
Nous commencerons par prendre notre Bible, et nous chercherons à convaincre par elle les contredisants, que nous avons la Parole de Dieu pour nous. Car enfin, nous ne sommes pas des mystiques ; ce que le Saint-Esprit nous enseigne, ce ne sont pas des choses qui ne se puissent montrer nulle part. La Bible dans les mains, nous pouvons justifier notre croyance par des témoignages clairs et positifs ; et je pense que nous en pourrons persuader aussi la vérité à ceux qui reçoivent sincèrement la Bible comme un livre dicté par l’Esprit de Dieu.
Que si nous n’y réussissons pas, il nous reste la ressource de l’Église ; de l’Église, qui n’est pas infaillible, selon nous, mais qui n’en a pas moins des promesses spéciales ; de l’Église enfin, dont le Seigneur a dit : « Si quelqu’un n’écoute pas l’Église, qu’il te soit comme un païen et un péager. » Nous en appellerons au consistoire, au colloque, au synode provincial, enfin au synode national, et nous épuiserons tous les degrés de la juridiction ecclésiastique, pour montrer que nous sommes dans la vérité. Dans le cours ordinaire des choses, nous avons lieu d’espérer que cette vénérable autorité se déclarera pour la bonne cause, et que nous pourrons condamner par son témoignage ceux qui s’élèvent contre les maximes de la foi.
Mais enfin, mettons les choses au pis. Supposons que l’autorité ecclésiastique, même dans son degré supérieur, se trompe, ce qui est rigoureusement possible, puisque nous ne la croyons pas infaillible ; ou bien encore, supposons que l’autorité ecclésiastique prononce en faveur de la vérité, mais que ceux qui s’y opposent refusent de se soumettre à sa décision. Comment pourrons-nous leur fermer la bouche, et leur prouver que c’est nous qui avons raison ? Eh bien ! Madame, cette réponse va vous étonner peut-être, nous prendrons notre parti de ne pas le leur prouver. Après tout, cela n’est pas indispensable ; car ce qui importe pour moi, c’est d’avoir la vérité, non de prouver que je l’ai. Si je l’ai, Dieu le saura toujours : « Le Seigneur connaît ceux qui sont siens ; » c’est le point capital, puisque enfin c’est Dieu qui doit nous juger, non les hommes. « Pour moi, dit saint Paul dans sa première épître aux Corinthiens, il m’importe fort peu d’être jugé de vous, ou d’aucun jugement d’homme, et aussi je ne me juge point moi-même. Celui qui me juge, c’est le Seigneur. C’est pourquoi ne jugez point avant le temps, jusqu’à ce que le Seigneur vienne, qui aussi mettra en lumière les choses cachées dans les ténèbres, et qui manifestera les conseils des cœurs ; et alors Dieu rendra à chacun sa louange, » (1 Corinthiens 4.3-5.) Que les hommes me croient damné, qu’ai-je à y perdre si je suis sauvé ? Ou que les hommes me canonisent, qu’ai-je à y gagner si je suis en enfer ?
Cette objection tient à une erreur commune et profonde : l’homme, porté à marcher par la vue et impatient dans ses jugements, voudrait anticiper sur la sentence de Dieu5. On transporte alors sur la terre et dans le temps un jugement qui est réservé au ciel et à l’éternité ; on le ravit au Créateur pour le donner à la créature. Rappelez-vous toujours que le salut de votre âme doit se régler entre Dieu et vous, non entre vous et vos semblables, Jean Huss, brûlé par le concile de Constance, peut être tranquille malgré les anathèmes de toute une assemblée, s’il possède une assurance intérieure et bien fondée qu’il appartient à Jésus-Christ. Et nous, Madame, pourvu que nous soyons dans la vérité et que nous en puissions « assurer nos cœurs devant Dieu » (1 Jean 3.19), nous n’avons pas besoin d’une autorité humaine qui nous fournisse le moyen de le prouver au reste du monde.
5 – Cette impatience est la source de beaucoup de maux : « Parce que la sentence contre les mauvaises actions ne s’exécute pas incontinent, à cause de cela le cœur des hommes est plein au dedans d’eux d’envie de mal faire » (Ecclésiaste 8.11)
Aussi bien, Madame, le tribunal infaillible lui-même, que pourra-t-il faire dans ce cas, fût-il infaillible en effet ? Pourra-t-il fermer la bouche à ceux qui s’opposent contre la vérité ? Cela est douteux, mais en tout cas, il ne pourra leur ouvrir le cœur, et dès lors il n’exerce qu’une autorité illusoire, et n’a de plus que nous que les apparences. Par cela seul qu’il est visible et extérieur, ce tribunal infaillible ne possède aussi qu’une action visible et extérieure. Or, la religion de Jésus-Christ, s’adressant au cœur et demandant qu’on adore Dieu « en esprit et en vérité, » une influence purement extérieure ne peut jamais la servir ; elle la fausse, au contraire, et la dénature. Que la querelle de Fénelon avec Bossuet soit décidée à Rome contre le premier, Fénelon pourra bien retirer son livre, il pourra le rétracter, il pourra le brûler ; mais pensez-vous qu’il puisse intérieurement abandonner sa persuasion, seulement parce qu’elle a été condamnée à Rome ? Il le pourrait, s’il eût été convaincu d’erreur par le Saint-Esprit, parce que le Saint-Esprit eût en même temps imprimé dans son esprit une vue nouvelle de la question ; mais il ne le peut pas avec le tribunal visible de Rome, qui n’a point d’empire sur les cœurs. Ainsi, cette autorité infaillible si vantée, ce juge des controverses qui les doit toutes terminer, ne termine rien en réalité. Ses droits finissent où la vraie religion commence ; il s’arrête à la porte du sanctuaire ; il règle tout, excepté le cœur, qui est la première chose qu’il faudrait régler ; le cœur, que Dieu a commandé de « garder plus que tout ce qu’on garde. » Il décrète, il canonise, il excommunie ; il tue et il torture quelquefois ; mais il ne touche pas, il ne convertit pas, il ne soumet pas ; tout cela n’appartient qu’au Saint-Esprit.
J’en viens à votre troisième difficulté, qui, si j’en dois juger par ma propre expérience, est la plus considérable de toutes et celle que ce prêtre a dû faire le plus valoir. Comment y aura-t-il unité dans l’Église sans un tribunal visible ?
Ce point ne mérite pourtant pas toute l’importance qu’on lui donne ; celui qui nous occupait tantôt, la certitude d’être dans la vérité, en a bien davantage. Car la vérité, c’est l’union avec Dieu ; l’unité, c’est l’union avec les hommes. La vérité sans l’unité nous sauverait toujours, mais l’unité dans l’erreur nous perdrait. Toutefois, je suis loin de le nier, l’unité est une chose très précieuse et vivement recommandée par l’Écriture ; mais en quoi consiste cette unité voulue de Jésus-Christ pour son Église ?
Il y a une unité extérieure et visible ; et il y a une unité intérieure et invisible. La première est celle qui existe entre deux hommes qui appartiennent à la même dénomination religieuse, qui suivent les mêmes pasteurs, qui communient à la même table. La seconde est celle qui existe entre deux hommes qui ont les mêmes sentiments, le même esprit, le même cœur. On peut concevoir ces deux unités réunies, et ce serait un beau spectacle sans doute ; mais on voit souvent l’une sans l’autre. Deux hommes peuvent être unis extérieurement et visiblement dans une même communion, bien que l’un ait la foi dans le cœur et que l’autre ne l’ait pas, si bien que l’un suit le chemin du ciel et l’autre celui de l’enfer ; c’est une réunion terrestre et temporaire, qui finit par une éternelle séparation. Deux autres hommes peuvent être unis intérieurement et invisiblement, ayant tous deux la foi dans le cœur, bien qu’ils appartiennent à des communions différentes ; n’importe, l’un et l’autre vont au ciel ; s’ils n’y vont pas en se donnant la main, ils se la donneront quand ils y seront arrivés ; c’est une séparation momentanée qui finit par une réunion éternelle. De ces deux unités, Madame, quelle est selon vous celle à laquelle Jésus-Christ a le plus tenu pour ses disciples ? La seconde, sans contredit. Certes, on est plus uni quand on va tous deux au ciel avec des noms différents, que quand on va avec le même nom, l’un au ciel, l’autre en enfer. Aussi, l’Église primitive elle-même n’a pas joui complètement de l’unité extérieure : entre les chrétiens venus de la synagogue et ceux qui étaient sortis du paganisme, il y a eu quelque diversité d’opinion et de pratique ; et les apôtres se sont moins attachés à la faire disparaître qu’à maintenir « l’unité de l’Esprit par le lien de la paix. » (Éphésiens 4.3-6.)
Or, Madame, quelle est l’espèce d’unité dont on peut manquer avec nos principes ? C’est l’unité extérieure. Je l’avoue, si chacun lit l’Écriture sainte en implorant l’assistance du Saint-Esprit et sans recourir à un tribunal visible, il pourra se former quelques Églises distinctes, suivant le temps, le génie des nations, le caractère des pasteurs ; il pourra y avoir une Église luthérienne en Allemagne, une anglicane en Angleterre, une presbytérienne en Écosse et en France. Au surplus, ces diversités-là existeront partout, parce qu’elles sont dans la nature des choses ; et l’Église catholique elle-même ne présente pas les mêmes caractères en Italie, en Espagne et en France. Mais dans une Église donnée, par exemple dans l’Église réformée de France, qu’est-ce qui empêche qu’il n’y ait beaucoup d’unité, je dis d’unité même extérieure ? N’y a-t-il pas une unité admirable dans l’ordre de cette Église, telle que je la décrivais tantôt ? Et pourquoi cet ordre ne lui serait-il pas rendu ?
Mais l’unité intérieure, celle des esprits, bien loin d’être empêchée par notre marche, en sera le fruit nécessaire, car le Saint-Esprit est un. Il a promis à tous ceux qui l’implorent le secours de sa lumière, et cette lumière est une. Il leur montre le chemin de la vie, et ce chemin est un. Il leur inspire la charité, et la charité est une. Il leur révèle « un seul Dieu, » Père de tous, « un seul Seigneur, » Sauveur de tous, et se révèle lui-même à eux comme « un seul Esprit. » Deux âmes qui sortent de cette école et qui ont réellement profité, ne peuvent qu’avoir, pour le fond, la même doctrine, « la même espérance, la même foi, le même baptême, les mêmes sentiments, le même langage. »
C’est ce que demandait un Père de l’Église : In necessariis unitas, c’est-à-dire l’unité dans les choses essentielles.
Cette unité subsistera, Madame, malgré certaines différences sur des points d’une importance secondaire. L’expérience même des Églises protestantes le prouve. Les diverses confessions de foi qu’elles ont publiées au seizième siècle sont tout à fait d’accord pour le fond de la doctrine. J’ai lu dernièrement des extraits de ces confessions ; vraiment, il règne entre elles une telle harmonie que les différences s’y perdent. Il me semblait lire toujours le même symbole, et après tout ce que j’avais entendu dire des variations des protestants, j’ai été confondu de cette merveilleuse unité.
Qu’un Otahitien converti à la foi chrétienne par les instructions d’un missionnaire anglican ou luthérien vienne me voir, je vous garantis d’avance que je me trouverai un avec lui. Nous nous trouverons avoir, à deux mille lieues l’un de l’autre, fait les mêmes expériences, acquis les mêmes lumières, appris à invoquer le même Dieu, le même Sauveur, le même Esprit ; et quand nous nous serons réjouis ensemble dans la charité de Jésus-Christ, quand nous aurons fléchi le genou ensemble devant lui, quand nous lui aurons rendu grâces ensemble de ce qu’il nous a donné « un même cœur et une même âme, » pensez-vous que je fusse refroidi pour mon frère, en apprenant qu’il porte un nom différent du mien, et qu’il ne suive pas avec moi le Maître qu’il suit comme moi, et mieux que moi ?
Il y a plus encore : non seulement cette divergence sur des objets secondaires peut exister sans que l’union des cœurs en soit troublée, mais elle peut la nourrir à sa manière. Elle exerce le support ; elle humilie notre orgueil ; elle excite à sonder les Écritures avec une sainte émulation ; elle nous oblige à nous attacher d’autant plus à ce fond qui nous est commun, « Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié. » C’est pourquoi, en attendant que le Chef de l’Église fasse de tout son peuple « un seul troupeau sous un seul pasteur, » nous pouvons affirmer que des hommes réellement conduits par le Saint-Esprit seront unis par le cœur, et qu’ils le seront d’autant plus qu’ils auront plus de piété et de charité. J’ajoute que cette unité-là est le meilleur moyen de parvenir à l’autre, et que c’est en commençant par n’avoir qu’un seul esprit qu’on finira par ne former qu’un seul corps.
Enfin, Madame, il vous semble, ou plutôt il semble au prêtre qui vous inspire vos objections, que si chacun peut lire les Écritures sous la direction du Saint-Esprit, le ministère des pasteurs devient inutile.
Que les pasteurs ne soient pas infaillibles, qu’ils ne soient pas non plus tellement nécessaires qu’on ne puisse être sauvé sans eux, d’accord ; mais cela n’empêche pas qu’ils ne soient utiles, et très utiles ; infaillibilité et utilité sont deux. Vous ne vous croyez pas, Madame, une mère infaillible, ni tellement indispensable à vos enfants que tout moyen d’instruction leur manquât s’ils avaient le malheur de vous perdre : en concluez-vous que vos soins leur soient inutiles ? Il n’y a point de docteur infaillible dans aucune science : est-il inutile pour cela qu’il y ait des maîtres et des professeurs ? Est-il inutile aussi qu’il y ait des juges, des magistrats et des princes, parce qu’ils ne sont pas infaillibles dans leurs décisions ?
On se fait une fausse idée du ministère pastoral. On croit voir dans les ministres de la religion une classe d’êtres à part qu’environne une sorte d’auréole mystérieuse, et qui servent de médiateurs entre Dieu et les hommes ; mais ce n’est pas sous ces traits que les dépeint l’Écriture. Dieu a établi partout une hiérarchie et a donné une autorité aux uns sur les autres : cet ordre est dans la famille, il est dans l’État, il est aussi dans l’Église, de là le ministère pastoral. Les pasteurs sont tout simplement les conducteurs des Églises.
Sous l’Ancien Testament, une tribu était réservée pour le service du temple, et une famille de cette tribu pour l’immolation des victimes ; mais comme il n’existe plus aujourd’hui un temple dans lequel l’Éternel veuille être invoqué à l’exclusion du reste de la terre, il n’y a plus aussi de sacrificateurs. Le voile du temple est déchiré, et le saint des saints est ouvert à tout le peuple. Aussi Jérémie s’exprime-t-il ainsi en prédisant les temps de l’Évangile : « Chacun d’eux n’enseignera plus son prochain, ni chacun son frère en disant : Connaissez l’Éternel ; car ils me connaîtront tous, depuis le plus petit d’entre eux jusques au plus grand, dit l’Éternel, parce que je pardonnerai leur iniquité, et que je ne me souviendrai plus de leur péché » (Jérémie 31.34). Saint Pierre à son tour appelle l’Église chrétienne une race de sacrificateurs : « Vous êtes la race élue, la sacrificature royale, la nation sainte, le peuple acquis, afin que vous annonciez les vertus de celui qui vous a appelés des ténèbres à sa merveilleuse lumière. » (1 Pierre 2.9.) Ce qui appartenait autrefois à une classe privilégiée appartient proprement aujourd’hui à tout le peuple de Dieu : la prédication, les sacrements, la Parole qui lie et qui délie, le discernement de la doctrine, toutes ces grâces sont accordées, sous l’Évangile, non à quelques-uns, mais à tous6. Que si quelques-uns ont mission pour les dispenser, c’est comme représentants de tous. L’office pastoral est une administration, non un sacerdoce, et ce même saint Paul, qui nous montre les pasteurs « établis par le Saint-Esprit » (Actes 20.28), les définit tout simplement : « les conducteurs des Églises » (Hébreux 13.17.)
6 – Cette idée a été admirablement développée par Luther, Sendschreiben wie man Kirchendiener wœhlen, etc. Walch. Th. X, 5, 1835.
On vous dit que des pasteurs réduits à ce rôle ne serviront de rien. Et je dis au contraire : Que de bien peuvent faire des pasteurs qui envisagent leur tâche sous cet humble point de vue ! Il n’est pas à craindre qu’ils se mettent jamais entre le Seigneur et l’âme fidèle, et qu’elle soit ainsi tentée de se décharger sur autrui de sa responsabilité devant Dieu. Loin d’usurper la place de Jésus-Christ, le vrai pasteur aspire à s’effacer pour ne laisser voir que son Maître. L’esprit qui l’anime est celui de Jean-Baptiste, qui disait à ses disciples en leur montrant le Seigneur : « Il faut qu’il croisse et que je diminue » (Jean 3.30) ; humble et touchante parole, qui devrait servir de devise à tous les ministres de l’Évangile ! Un tel pasteur n’a pas de raison de s’en tenir à la simple lecture de la Bible (quoique cette lecture qu’on semble dédaigner soit à ses yeux une fonction très intéressante et très honorable, n’en doutez pas) ; il explique encore la Parole de Dieu, il la prêche. La voix de l’homme, son expérience personnelle, l’accent de la conviction, tout cela est si puissant sur le cœur des peuples ! Ce que le livre n’eût pas fait tout seul, ce qu’il n’eût pas fait peut-être dans la bouche d’un ange, il le fera, développé par un homme pécheur, qui tire de cette infirmité même qu’il partage avec ses auditeurs l’avantage de pouvoir leur dire : « J’ai obtenu miséricorde ; j’ai cru, c’est pourquoi j’ai parlé. » (1 Timothée 1.16 ; 2 Corinthiens 4.12.) Oh ! le beau spectacle, qu’un pécheur sauvé par la grâce annonçant la même grâce à d’autres pécheurs ! Et quand on verra encore le serviteur de Jésus-Christ régler les affaires de l’Église, administrer les sacrements, instruire les jeunes gens et les enfants, visiter les malades, consoler les affligés, et tout cela par cette même Parole de Dieu qui révèle le salut et à lui et à son troupeau, qui oserait accuser son ministère de stérilité ?
En faisant de lui ce que veulent vos prêtres, un sacrificateur, un intermédiaire obligé entre Dieu et le pécheur, on lui ôterait de son utilité, bien loin d’y ajouter ; parce qu’alors, se mettant lui-même en vue, il mettrait dans l’ombre Jésus-Christ et le Saint-Esprit, que son devoir et sa mission est de faire, régner sans partage. Alors il exercerait sur des hommes que l’ignorance lui aurait asservis une domination oppressive ; maintenant il conduit par la Parole de Dieu des hommes que Jésus-Christ a rendus libres. Il se plaît à leur remettre en mémoire ces paroles de Jésus-Christ : « Christ seul est votre docteur ; et pour vous, vous êtes « tous frères » (Matthieu 23.8), d’où il tire cette conséquence, avec saint Cyrille de Jérusalem : « Il ne faut pas me croire sur parole dans ce que je vous dis, sans avoir vu mes enseignements démontrés par les saintes Écritures. » Quelle fidélité, quelle dignité dans ce langage ! et combien il montre chez ceux qui le tiennent de confiance pour la vérité qu’ils annoncent ! Qu’on nous donne des pasteurs tels que ceux-là, et nous leur serons soumis comme Dieu le commande : « Obéissez à vos conducteurs et soyez-leur soumis, car ils veillent pour vos âmes comme en devant rendre compte ; afin que ce qu’ils font, ils le fassent avec joie et non pas à regret, car cela ne vous tournerait pas à profit. » (Hébreux 13.17.) Mais un homme qui s’interpose entre le Seigneur et moi, un homme sans lequel je ne puis communiquer avec Dieu, un homme qui reçoit le Saint-Esprit à ma place, je n’en veux point. Des Juifs ont pu dire à Moïse : « Parle, toi, et que Dieu ne nous parle point » (Exode 20.19) ; mais ce n’est pas là le langage de la foi chrétienne : « Parle, dirons-nous plutôt, parle, Seigneur, tes serviteurs, écoutent ; tes brebis connaissent ta voix ! » (1 Samuel 3.9 ; Jean 10.4.)
Voilà mes réponses, Madame, aux quatre difficultés que vous m’avez proposées. Que les fidèles aient le Saint-Esprit, et ils n’auront besoin ni de l’espérance que peut donner le tribunal visible de M. Favien, ni de l’autorité qu’il peut exercer, ni de l’unité qu’il peut produire, ni du ministère pastoral qu’il autorise. Le Saint-Esprit seul répond à tout, et c’est en le recevant que vous verrez toutes vos difficultés s’évanouir.
Aussi, d’où viennent-elles, ces difficultés ? Seulement de ce qu’on ne croit pas à la promesse du Saint-Esprit. Non, Madame, on n’y croit pas7. On y croit bien pour les prêtres, mais on n’y croit pas pour tous les chrétiens ; et l’Esprit auquel on croit pour les prêtres, on en a des notions fausses. J’ai entendu dire à un curé avec qui je discutais là-dessus : « Je l’ai bien reçu, moi, le Saint-Esprit, puisque je suis dans les ordres. » Certes, Madame, le Saint-Esprit que communiquent nécessairement certaines règles, certains exercices, un certain costume, ce n’est pas celui dont je vous ai parlé dans cette lettre et dans la précédente. Ainsi, on ne croit pas pour les fidèles au Saint-Esprit que Dieu a promis ; et on croit pour les prêtres à je ne sais quel autre Saint-Esprit dont Dieu n’a jamais parlé. Vos objections n’ont pas d’autre cause. On veut une autorité visible, parce qu’on ne connaît pas cette autorité invisible qui réside dans le Saint-Esprit. On veut une assurance visible, parce qu’on ne connaît pas cette assurance invisible que donne le Saint-Esprit. On veut une unité visible, parce qu’on ne connaît pas cette unité invisible que produit le Saint-Esprit. On veut un sacerdoce visible, parce qu’on ne connaît pas ce sacerdoce invisible qu’exerce Jésus-Christ par le Saint-Esprit. En un mot, on veut une économie toute visible, parce qu’on ne connaît pas le Saint-Esprit, et qu’on ne comprend pas que son action invisible, intérieure, spirituelle, est le caractère et le privilège de la nouvelle alliance.
7 – M. Mercier parle ici et dans les pages suivantes de la doctrine de l’Église romaine, telle qu’elle existe dans la pratique et dans la vie réelle. Qu’il y en ait une autre dans les traités de théologie et surtout dans les apologies, c’est possible ; mais cela n’éclaire ni ne sauve le peuple. On l’a remarqué plus d’une fois : l’Église romaine a une doctrine pour la controverse, une autre pour la pratique, et c’est dans la seconde qu’elle découvre son véritable esprit.
Il est écrit dans le Nouveau Testament : « Nous ne regardons point aux choses visibles, mais aux invisibles. » (2 Corinthiens 4.18.) Vos prêtres ont renversé ce précepte. A les entendre, « les choses invisibles » ne sauraient nous contenter ; il nous faut partout « des choses visibles : » un tribunal visible qui interprète l’Écriture, au lieu de cet Esprit invisible qui l’explique au cœur du fidèle ; un chef visible qui « marche devant nous8, » au lieu de ce Roi invisible qui gouverne son Église assis à la droite de Dieu dans le ciel ; un culte tout visible et tout extérieur, au lieu de cette adoration invisible qui s’accomplit « en esprit et en vérité » (Jean 4.24) ; une absolution visible qui frappe les oreilles du corps ; une victime visible que nous puissions contempler de nos yeux, toucher de nos mains, porter à notre bouche ; un signe visible qui applique sur notre poitrine le sacrifice de Jésus-Christ ; une croix visible que nous puissions prendre dans nos mains et baiser de nos lèvres ; des images visibles devant lesquelles nous puissions nous prosterner ; une marque visible de salut sur les mourants.
8 – Que le lecteur poursuive ce rapprochement, il trouvera assez de ressemblance entre l’esprit qui animait dans cette occasion les Israélites, et celui qui paraît dans les arguments des apologistes de l’Église romaine (1 Samuel 12.1-12).
On en appelle constamment à la foi, et en refusant de croire à tout cela vous craignez de manquer de foi : c’est une étrange confusion dans les termes. La foi dont on se vante est toute contraire à celle qui est tant prescrite dans l’Évangile. La foi de l’Évangile est opposée à la vue ; car il est écrit : « Nous marchons par la foi, et non par la vue ; bienheureux ceux qui n’ont pas vu, et qui ont cru ; la foi est une démonstration des choses qu’on ne voit point. » Mais la foi de vos prêtres est tout appuyée sur la vue ; car elle ne s’applique qu’à des choses qu’on voit de ses yeux ou qu’on entend de ses oreilles. Voici l’explication de cette différence : leur (foi, c’est la foi aux hommes ; la foi de l’Évangile, c’est la foi en Dieu. Suivez les conseils de vos prêtres, Madame, et vous aurez beaucoup de foi en effet, mais aux prêtres. Suivez ceux que j’ose vous donner, ou plutôt suivez le commandement de Dieu dans sa Parole, et vous aurez moins de foi aux hommes, mais vous en aurez plus en Dieu. Vous aurez foi en sa Parole ; vous aurez foi aux « choses invisibles qui sont « éternelles ; » vous aurez foi en ce qui est le véritable objet de la foi. Ah ! il n’est pas étonnant que les maximes de vos prêtres entraînent les peuples et que les nôtres les effarouchent : l’homme aime tant à voir et si peu à croire ! Mais ce qui plaît dans leur doctrine fait contre eux, et ce qui étonne dans là nôtre fait pour nous ; la foi qu’on vous recommande sort d’un principe d’incrédulité, et ce qu’on appelle notre incrédulité vient d’un principe de foi. On a beau dire, c’est sous un joug d’homme qu’on veut vous placer. Ce joug est imposé au nom de Dieu, mais il vous met l’homme constamment devant les yeux, et Dieu s’oublie ; nous l’oublions si facilement !
Vos prêtres parlent beaucoup, Madame, des difficultés de la voie où je vous presse d’entrer. Mais quand ces difficultés seraient telles qu’ils vous les représentent, ce que j’ai montré qu’elles ne sont pas, il resterait à savoir si l’on ne trouve pas des difficultés infiniment plus considérables dans la voie où veut vous engager M. Favien. La réponse que je fais ici à ses objections est celle qu’il a faite lui-même aux objections de M. de Lassalle. Les difficultés que vous reprochez au christianisme, disait-il, ne sont rien auprès de celles de l’incrédulité, auxquelles vous ne songez pas. Je dis à mon tour : Les difficultés que vous croyez voir dans la doctrine du Saint-Esprit ne sont pas à comparer à celles qui embarrassent votre tribunal visible9. L’esprit prévenu de M. l’Abbé ne les découvre pas ; mais vous, Madame, pensez-y un moment.
9 – Un côté de cette idée est admirablement développé dans un ouvrage anglais : les Difficultés de la doctrine de Rome, par G. S. Faber. Le même auteur a écrit un livre non moins distingué sur les Difficultés de l’incrédulité. L’un de ces écrits nous a beaucoup servi pour notre première partie, et l’autre pour la seconde. Le premier a été traduit en français, nous désirons beaucoup que le second le soit à son tour.
S’il existe en effet sur la terre un tribunal infaillible établi de Dieu pour l’interprétation des Écritures, et auquel il soit nécessaire de se soumettre pour être sauvé10, comment se fait-il que le siège de cette infaillibilité, le premier point qu’il faudrait connaître, n’ait jamais pu être exactement et certainement déterminé, et qu’on se dispute sans fin pour savoir qui est infaillible, ou les évêques de Rome, ou les conciles, ou je ne sais quelle combinaison des uns avec les autres ? Comment se fait-il qu’on n’ait jamais pu trouver à cette infaillibilité, sur laquelle on prétend appuyer le salut du monde entier, des preuves palpables, solides, naturelles et à la portée de tous les esprits ? Comment se fait-il en particulier que l’Écriture sainte, qui s’explique si clairement, sur toutes les choses fondamentales, ne se soit pas expliquée une seule fois sur l’Église infaillible, et qu’elle ait abandonné les défenseurs de son infaillibilité au témoignage faillible du raisonnement et de la tradition ? Comment se fait-il qu’on ait peur d’un livre qu’on reconnaît pour la Parole de Dieu, qu’on le cache au peuple, qu’on n’en permette la lecture qu’avec des précautions inouïes11, qu’on l’interdise le plus souvent en langue vulgaire, et qu’il y ait tant de prêtres qui le repoussent et qui le brûlent ? Comment se fait-il que les premières autorités de cette Église infaillible, que des papes, que des conciles, se soient trouvés en contradiction flagrante les uns avec les autres, quelquefois même en lutte ouverte, et qu’on ne puisse les accorder qu’en recourant aux distinctions les plus subtiles, les plus insoutenables12 ? Comment se fait-il que cette Église infaillible ait enseigné, qu’elle enseigne encore des doctrines évidemment contraires aux déclarations les plus formelles de l’Écriture sainte; témoin ce culte de Marie et des saints, qu’elle ne peut souffrir d’entendre appeler, idolâtre, mais qu’elle n’a cru pouvoir garantir qu’en supprimant celui des dix commandements qui défend l’idolâtrie, se condamnant ainsi elle-même pour se justifier ? Comment se fait-il qu’un grand nombre des chefs de cette Église infaillible, de ces prétendus vicaires de Jésus-Christ, aient été des des hommes impies, méchants, perfides, débauchés, et que l’histoire des papes soit une des pages les plus honteuses des annales de l’humanité, tandis que les interprètes inspirés de Dieu dans l’Ancien et le Nouveau Testament sont une constellation de saints? Comment se fait-il que cette Église infaillible ait exécuté ou décrété, comme Église et au nom de ses papes ou de ses conciles, quelques-uns des crimes les plus exécrables dont l’histoire des hommes ait gardé le souvenir ; qu’elle ait organisé, ou fait organiser au pouvoir séculier, peu importe, un système d’oppression et de torture qui dépasse tout ce qu’on peut trouver de plus cruel chez les païens eux-mêmes ; qu’elle ait versé plus de sang chrétien que n’a fait la Rome ancienne en dix persécutions impitoyables, et fait mourir dans une seule occasion un million de Français13 ? Comment se fait-il que le concile de Constance, concile général, joignant le parjure à la barbarie, ait brûlé Jean Huss venu à Constance sur la foi d’un sauf-conduit, en s’appuyant de cette détestable maxime que les serments contraires à l’intérêt de l’Église ne sont point obligatoires14 ? Comment se fait-il que cette Église agisse en opposition directe avec le caractère spirituel de l’Évangile ; qu’elle songe plus à régler l’extérieur qu’à réformer le dedans ; qu’elle fasse des hommes de pratiques et de formes plutôt que des hommes de foi et de prière ; qu’elle ait constamment découragé ceux de ses membres qui tenaient le plus à la vie intérieure; qu’elle mette sa gloire dans la pompe et l’éclat du monde quand Jésus-Christ a mis la sienne et celle de son Église dans le renoncement et dans la simplicité; et qu’au lieu de glorifier Dieu et sa Parole, elle tende sans cesse à mettre l’homme à la place de Dieu, que dis-je ? à l’élever en quelque sorte au-dessus de lui15 ? Comment se fait-il qu’il y ait chez la plupart de ceux qui la défendent aujourd’hui un ton léger et profane, des injures, des calomnies dégoûtantes, tant de moyens enfin que la charité et la vérité s’accordent à désavouer, et que les défenses dignes, modérées, charitables, comme celles de M. Favien, soient de très rares exceptions ? Comment se fait-il enfin que les allures de cette Église, son langage, son culte, tout son ordre présente un contraste si frappant avec toutes les idées que l’Évangile nous donne du christianisme des apôtres, et qu’elle ait au contraire une si fatale ressemblance avec cette Église infidèle annoncée par les prophéties, qui doit défendre de se marier, interdire l’usage des viandes, prendre les apparences de la piété tout en reniant la force, et du sein d’une ville assise sur sept collines soumettre à sa domination la chrétienté presque entière ?
10 – Ainsi l’enseigne le concile de Trente : « Je m’engage à retenir et à confesser cette vraie foi catholique, hors de laquelle personne ne peut être sauvé. » Prof. Fid. Trident., in Sykkog. confes., page 5.)
11 – Voyez un décret du concile de Trente que nous avons déjà cité (IVelettre). « Les Écritures, dit Hermanus, valent autant que les fables d’Ésope, si elles sont dépourvues de l’autorité de l’Église. » Un autre auteur s’exprime ainsi : « Les Écritures sont comme un nez de cire auquel tout homme peut facilement donner la forme qu’il lui plaît. » (V. Baill., Tract. I, quæst 17; Albert., Pigh., Hierar. Eccles., lib. III, c. 3.)
12 – On en peut voir des exemples dans Faber, Difficulties of Romanism, page 247 et suivantes.
13 – Les Albigeois au commencement du XIIIe siècle.
14 – Maxime expressément avancée par le troisième concile de Latran : « Des serments qui sont contraires à l’intérêt de l’Église et aux préceptes des saints Pères, ne sont pas de vrais serments, mais des parjures. » Il faut voir dans quel temps le concile de Constance a soutenu à son tour cette doctrine. (Faber, page 258.)
15 – Dans un recueil de cantiques, que nous avons vu entre les mains du peuple à Lyon, on lit ces paroles impies :
Pour un auguste ministère
Dieu se consacre des mortels,
Leur imprime un saint caractère
Et les dévoue à ses autels.
Par eux le pécheur devient juste.
Le ciel est soumis à leurs lois ;
Et dans un sacrifice auguste,
Dieu même obéit à leur voix.
Vous me demandez si je suis protestant, Madame, je ne sais trop que vous dire là-dessus. Vous savez que je suis né catholique ; mon éducation, mes habitudes, mes affections, mes intérêts, mes préjugés, tout est en faveur de l’Église catholique ; mais les arguments que je vous ai développés dans mes diverses lettres m’en ont détaché comme en dépit de moi. Il y a pourtant dans cette Église catholique tant de bonnes choses ; elle a si constamment retenu la nature divine de Jésus-Christ, que plusieurs sectes ont abandonnée ; elle a donné son nom à tant de fondations pieuses et charitables ; elle a compté parmi ses membres tant d’hommes éminents par leurs lumières et leur piété, que j’ai été longtemps combattu. Je craignais aussi, de perdre en me séparant d’elle le peu de crédit que je puis avoir auprès de mes amis, et dont j’ai à cœur d’user pour les éclairer ; vous ne m’auriez pas consulté, Madame, si vous m’eussiez cru protestant déclaré. Mais, enfin, je le sens bien, je suis aujourd’hui protestant dans le fond ; car la Réformation est tout entière dans ce principe que j’ai soutenu en vous écrivant, qu’un chrétien peut et doit lire la Bible lui-même en implorant la lumière du Saint-Esprit. Cet aveu va peut-être vous déplaire. Je n’en suis venu là qu’après beaucoup de combats, et, j’ose le dire, les combats les plus sincères, quelquefois les plus douloureux. Même à l’heure qu’il est, je n’ai pas encore fait profession publique de protestantisme ; soit déférence pour ma famille, soit prudence bien ou mal entendue, je n’ai pu me décider jusqu’à présent à communier dans un temple. C’est un dernier pas qui me reste à faire, je devrais dire peut-être un dernier lien à rompre ; et il me semble que Dieu m’aménage cette correspondance pour m’en faire reconnaître la nécessité et pour m’en donner le courage.
S’il vous appelle également à payer la vérité de quelques sacrifices, s’il vous oblige à vous séparer du bon abbé Favien, eh bien ! il faut vous y résigner, L’Abbé vous est beaucoup, je le conçois, mais votre Sauveur vous est davantage. Aussi bien, celui qui a commencé de vous attirer à Dieu, ce n’est pas l’Abbé, c’est le Saint-Esprit. Oui, Madame, cet Esprit, à la conduite duquel on n’ose vous abandonner, parlait à votre cœur quand vous ne le connaissiez point encore. C’est lui qui vous a adressée à l’Abbé, et qui a ouvert votre esprit à ses preuves ou elles n’eussent jamais pu vous toucher, comme elles ne paraissent malheureusement pas avoir touché M. de Lassalle. C’est lui sans doute aussi qui vous a inspiré la pensée de recourir à mes petites lumières ; car il choisit tout exprès de faibles moyens, pour qu’on n’en puisse attribuer le succès qu’à lui seul. Mais ce même Esprit veut aujourd’hui vous conduire à une autre voix plus puissante que celle des hommes, et qui peut seule changer les cœurs : à la voix du Seigneur Jésus, qui, pour emprunter son touchant langage, « appelle ses propres brebis par leur nom. » Qu’il vous parle lui-même, Madame ! « qu’il illumine les yeux de votre entendement, et qu’il vous fasse passer des ténèbres à sa merveilleuse lumière ! » Alors s’évanouiront d’eux-mêmes tous « ces vains raisonnements conformes à la tradition des hommes et non à la doctrine de Christ. » (Colossiens 2.8.) Alors s’accomplira en vous cette seconde naissance « sans laquelle nul ne verra le royaume de Dieu, » et qui fait de nous « de nouvelles créatures. » (Jean 3.1-8.) Alors enfin, conduite par l’Esprit de Dieu, vous pourrez l’appeler « Abba, c’est-à-dire votre Père, » (Romains 8.15), et jouir de tous les privilèges de ses enfants. Je ne saurais former de vœux plus dignes des sentiments que je vous ai voués.