Or comme l’expérience monstre qu’il y a une semence de religion plantée en tous par inspiration secrète de Dieu, aussi d’autre part en trouvera-on à grand’peine de cent l’un qui la nourrisse en son cœur, pour la bien faire germer : mais on n’en trouvera pas un seul auquel elle meurisse, tant s’en faut que le fruit en reviene en la saison. Car soit que les uns s’esvanouissent en leurs folles superstitions, soit que les autres malicieusement et de propos délibéré se destournent de Dieu, tant y a que tous s’esgarent de la vraye cognoissance d’iceluy : dont il advient qu’il n’y demeure nulle piété bien reiglée au monde. Ce que j’ay dit qu’aucuns déclinent et tombent en superstitions par erreur, ne doit pas estre entendu comme si leur simplicité les justifioit de crime, veu que l’aveuglement duquel ils sont occupez, est quasi toujours enveloppé en présomption orgueilleuse, et en outrecuidance. La vanité, voire conjointe avec orgueil, est assez convaincue, en ce que nul pour chercher Dieu ne s’eslève pardessus soy comme il est requis : mais tous le veulent mesurer selon la capacité de leur sens charnel, qui est du tout stupide. D’avantage, en mesprisant de s’enquérir à bon escient pour parvenir à quelque fermeté, ils ne font que voltiger par leur curiosité en spéculations inutiles. Parquoy ils n’appréhendent point Dieu tel qu’il s’offre, mais l’imaginent tel qu’ils l’ont forgé par leur témérité. Ce gouffre estant ainsi ouvert, de quelque costé qu’ils mettent le pied, il faut, qu’ils se précipitent en ruine : et quoy qu’ils brassent puis après pour l’honorer et servir, ne sera point alloué en ses contes : pource que ce n’est pas luy qu’ils honorent, mais en son lieu leurs songes et resveries. Ceste perversité est expressément taxée par S. Paul, quand il dit que les hommes appétans d’estre sages ont esté du tout insensez Rom. 1.27. Il avoit dit un petit auparavant, qu’ils se sont esvanouis en leur pensées : mais afin que nul ne les excusast de coulpe, il adjouste qu’ils ont esté aveuglez à bon droict : veu que ne se contentans point de sobriété et modestie, ils se sont usurpé plus qu’il ne leur estoit licite : et par ce moyen sciemment et de leur bon gré ils se fourrent en ténèbres : mesme par leur perversité et arrogance ils se rendent insensez. Dont il s’ensuit que leur folie n’est point excusable, laquelle procède non-seulement de vaine curiosité, mais aussi d’un appétit desbordé de plus sçavoir que leur mesure ne porte, joint une fausse présomption dont ils sont pleins.
Quant à ce que David dit, que les meschans et insensez pensent en leur cœur qu’il n’y a point de Dieu Ps. 14.1 : premièrement il se doit appliquer à ceux qui ayans estouffé la clarté de nature, s’abrutissent à leur escient : comme derechef nous verrons tantost. Et de faict il s’en trouve plusieurs, lesquels s’estans endurcis à pécher par audace et coustume, rejettent avec une rage toute mémoire de Dieu, laquelle toutesfois leur est remise au devant par leur sens naturel, et ne cesse de les soliciter au dedans. Or pour rendre leur fureur tant plus détestable, il dit que précisément ils nient Dieu : non pas pour luy ravir son essence, mais d’autant qu’en le despouillant d’office de juge et gouverneur, ils l’enferment au ciel comme oisif. Car puis qu’il n’y a rien moins convenable à Dieu, que de quitter le régime du monde pour laisser tout aller à l’aventure, et faire du borgne pour laisser tous péchez impunis, et donner occasion aux malins de se desborder, il appert que tous ceux qui se pardonnent et flattent, et en repoussant tout souci de venir à conte, s’anonchalissent, nient qu’il y ait un Dieu ; et c’est une juste vengence du ciel que les cœurs des meschans soyent ainsi engraissez, afin qu’ayant fermé les yeux, en voyant ils ne voyent goutte. David mesme est très bon expositeur de son intention, en ce passage où il dit que la crainte de Dieu n’est point devant les yeux des malins Ps. 36.2 ; Ps. 10.11 : Item, qu’ils s’applaudissent en leur forfait, d’autant qu’ils se persuadent que Dieu n’y prend point garde. Combien doncques qu’ils soyent contrains de cognoistre quelque Dieu, toutesfois ils anéantissent sa gloire en lui ostant sa puissance. Car comme Dieu ne se peut renier soy-mesme 2Ti. 2.13, ainsi que dit S. Paul, pource qu’il demeure toujours semblable à soy, ainsi ces canailles se forgeans une idole morte et sans vertu, sont justement accusez de renier Dieu. D’avantage il est à noter, combien qu’ils combatent contre leur propre sens, et désirent non-seulement de chasser Dieu de là, mais aussi l’abolir au ciel : toutesfois que la stupidité en laquelle ils se plongent ne gaigne jamais jusques-là, que Dieu, quelquesfois ne les ramène par force à son siège judicial. Toutesfois pource qu’ils ne sont point retenus de nulle crainte qu’ils ne se ruent avec toute impétuosité contre Dieu, cependant qu’ils sont ainsi transportez d’une violence tant aveugle, il est certain qu’ils ont oublié Dieu, et que telle brutalité règne en eux.
Par ce moyen la défense frivole que plusieurs prétendent pour couvrir leur superstition est abatue. Car il leur semble, quand on s’adonne à servir Dieu, que toute affection, quelque desreiglée qu’elle soit, suffit : mais ils ne notent pas que la vraye religion doit estre du tout conforme à la volonté de Dieu, comme une reigle qui ne fleschit point : cependant, que Dieu demeure tousjours semblable à soy, et qu’il n’est pas un fantosme qui se transfigure à l’appétit d’un chacun. Et de faict on peut veoir à l’œil, quand la superstition veut gratifier à Dieu, en combien de folies elle s’enveloppe comme en se jouant. Car en retenant songneusement les choses dont Dieu prononce qu’il ne lui chaut, elle rejette ouvertement ou mesprise celles qu’il recommande comme précieuses. Parquoy tous ceux qui dressent des services à Dieu à leur poste, adorent leurs resveries seulement : pource qu’ils n’oseroyent ainsi apporter à Dieu des menus fatras, sinon que desjà ils l’eussent forgé en leur mousle semblable à eux pour approuver leurs inventions. Parquoy S. Paul prononce qu’une telle conception qu’on a de Dieu vagabonde et erronée, est ignorance de Dieu : Pource que vous ne cognoissiez point Dieu, dit-il, vous serviez à ceux qui n’estoyent point Dieu de nature Gal. 4.8. Et en l’autre passage il dit que les Ephésiens estoient du tout sans Dieu, du temps qu’ils estoient esgarez de celuy qui l’est à la vérité luy seul Eph. 2.12. Et n’y a pas ici grande distance entre les deux, pour le moins en ce poinct, c’est de concevoir un dieu ou plusieurs, pource que tousjours on se destourne du vray Dieu, et quand on l’a délaissé, il ne reste plus qu’une idole exécrable. Par ainsi nous avons à conclure avec Lactance, qu’il n’y a nulle religion, si elle n’est conjointe avec la vérité.
Il y a encores un second mal, c’est que les hommes ne se soucient guère de Dieu, s’ils n’y sont forcez, et ne veulent approcher de luy sinon qu’ils y soyent traînez maugré qu’ils en ayent : mesme alors encore ne sont-ils point induits à crainte volontaire, qui procède d’une révérence de sa majesté, mais seulement d’une crainte servile et contrainte, entant que son jugement la leur arrache : lequel, pource qu’ils ne le peuvent eschapper, ils ont en horreur, toutesfois en le détestant. Car ce qu’un Poète payen a dit compète vrayement à l’impiété seule : asçavoir que la crainte s’est forgé des dieux la première[c]. Ceux qui se voudroyent desborder en despitant Dieu, souhaiteroyent quant et quant que son siège judicial, lequel ils cognoissent estre dressé pour punir les transgressions, fust abatu. Estans menez de ceste affection, ils bataillent contre Dieu, lequel ne peut estre sans son jugement : mais pource qu’ils ne peuvent éviter d’estre accablez par sa puissance, et sentent bien qu’ils ne la peuvent destourner, voylà comment ils sont vaincus de crainte. Parquoy afin qu’il ne semble qu’en tout et partout ils mesprisent celuy duquel la majesté les tient saisis, ils s’acquittent tellement quellement d’avoir apparence de la religion : cependant ils ne laissent pas de se polluer en tous vices, et amasser énormitez les unes sur les autres, jusques à ce qu’ils ayent entièrement violé la loi de Dieu et dissipé toute la justice d’icelle : ou bien ils ne sont pas tellement retenus de ceste feintise de crainte, qu’ils ne se reposent doucement en leurs péchez, s’y flatent et baignent, aimans mieux lascher la bride à l’intempérance de leur chair, que de la restreindre et réprimer pour obéir au S. Esprit. Or pource que tout cela n’est qu’une ombre feinte de religion, mesme à grand’peine mérite-il d’estre appelé ombre, il est aisé de cognoistre combien la vraye piété, que Dieu inspire seulement aux cœurs de ses fidèles, est différente d’une cognoissance si maigre et confuse : dont aussi il appert que la religion est propre aux enfans de Dieu ; et toutesfois les hypocrites par leurs circuits obliques veulent gaigner ce poinct qu’on les pense estre prochains de Dieu, lequel toutesfois ils fuyent. Car au lieu qu’il y doit avoir un train égual d’obéissance en toute la vie, ils ne font nul scrupule de l’offenser en ceci ou en cela, se contentans de l’appaiser de quelque peu de sacrifices : au lieu qu’on le doit servir en saincteté et intégrité de cœur, ils controuvent des menus fatras et cérémonies de nulle valeur pour acquérir grâce envers luy. Qui pis est, ils se donnent tant plus de licence à croupir en leurs ordures, d’autant qu’ils se confient d’effacer leurs péchez par des badinages qu’ils appellent satisfactions : au lieu que toute nostre fiance doit estre enracinée en Dieu seul, ils le rejettent loin et s’amusent à eux ou aux créatures. Finalement ils s’entortillent en un tel amas d’erreur, que l’obscurité de leur malice estouffe et conséquemment esteint les estincelles qui luisoyent pour leur faire appercevoir la gloire de Dieu. Toutesfois ceste semence demeure, laquelle ne peut estre desracinée du tout, c’est qu’il y a quelque divinité : mais la semence qui estoit bonne de son origine, est tellement corrompue, qu’elle ne produit que meschans fruits. Mesme ce que je déba maintenant peut mieux estre liquidé et vérifié : c’est que naturellement il y a quelque appréhension de divinité imprimée aux cœurs des hommes, veu que la nécessité contraint les plus meschans d’en faire confession. Ce pendant qu’ils ont le vent en pouppe, ils plaisantent en se moquant de Dieu, mesmes ils font gloire de brocarder et dire mots de gueule pour abaisser sa vertu : mais si quelque desespoir les presse, il les solicite à y chercher secours, et leur suggère des prières comme rompues, par lesquelles il appert qu’ils n’ont peu du tout ignorer Dieu, mais que ce qui devoit sortir plustost a esté tenu enserré par leur malice et rébellion.
[c] Statius Italicus.