[Le professeur Jalaguier s’arrêtait surtout à deux objections qui, pour être nouvelles à l’époque où il enseignait, n’en étaient pas moins partout : l’une historique, la prétendue ignorance des Pères apostoliques sur l’inspiration ; l’autre dogmatique, l’erreur supposée des écrivains du Nouveau Testament relativement à la seconde venue du Seigneur.
Pour la première, nous renvoyons à la brochure de 1851 (p. 122 et suiv.), dans laquelle sont aussi examinées les autres objections tirées du Nouveau Testament :
- Occasionnalité des écrits.
- Plusieurs des livres ne sont pas apostoliques.
- Diversité de style et de conception.
- Inexactitudes dans les récits et les citations.
- Erreurs de conduite et de doctrine.
C’est à cette dernière classe qu’appartient l’objection dogmatique proprement dite, objection d’une extrême gravité, puisqu’elle pénètre dans la sphère même de l’inspiration, et à laquelle le professeur s’attachait, par suite, avec un soin tout particulier. Nous publions presque in extenso les développements auxquels donnait lieu sa réfutation. (Edit.)]
… Nous sommes ici en présence d’une opinion née d’hier, mais déjà si accréditée, si sûre d’elle-même, qu’elle se pose fréquemment, sans se donner la peine de se prouver, et que bien des directions qu’elle blesse s’y plient ou s’y résignent, plutôt que de s’y heurter. J’ignore ce qu’en disent les théologiens et les exégètes allemands qui la repoussent, s’il y en a, et il doit y en avoir. Il en est sur cet article comme sur beaucoup d’autres : les résultats négatifs de la critique d’Outre-Rhin, les travaux de démolition sont promptement divulgués et vulgarisés ; l’œuvre de défense, de conservation, d’édification, nous reste plus ou moins inconnue. Redoutable caractère d’un siècle plus épris du nouveau que du vrai, et qui se plaît à voir saper en tous sens les fondements de la foi, qui ne s’intéresse réellement qu’à cela seul, tout en éprouvant le besoin de croire ! Je regrette d’être ainsi laissé à moi-même en face de si grands noms et de telles apparences. J’espère pourtant que le simple examen des textes et des choses pourra enlever à l’objection, sinon sa base, du moins sa portée. N’oublions pas que le crédit d’une opinion n’est pas la garantie certaine de sa vérité.
Expliquons-nous d’abord, afin de prévenir des malentendus faciles. Nous ne contestons point le fait général sur lequel on appuie l’objection, je veux dire la vive attente du retour de Jésus-Christ dans l’Eglise apostolique ; ce fait est positif, il se produit d’un bout à l’autre des Livres sacrés ; nous ne contestons que l’induction qu’on en tire et la notion qu’on s’en forme. La perspective des grandes scènes de l’avenir et de la Parousie, à laquelle elles se rattachent, se pose souvent dans les discours du Seigneur comme concernant ceux-là mêmes à qui il s’adresse. Il en est de même dans la parole des Apôtres qui attirent incessamment de ce côté les esprits et les cœurs. La foi rend présente ce qu’on espère, et visible ce qu’on ne voit point (Hébreux 11.1). L’Eglise, vivant alors, beaucoup plus qu’elle ne l’a fait depuis, de la vie cachée avec Christ en Dieu, associait étroitement aux humiliations de la première venue du Seigneur les gloires de son second avènement ; elle se plaisait dans cette contemplation où elle voyait d’ailleurs son propre triomphe. Elle s’en nourrissait, soit pour obéir à l’ordre qu’elle avait reçu (Veillez, car vous ne savez, etc.), soit pour se soutenir dans ses épreuves et s’armer contre le monde et contre le mal. Cette grande attente circule partout dans la langue, comme dans la croyance de ces temps ; et ce qu’elle fut alors, elle l’a été à toutes les époques de ferveur. De là une terminologie spéciale, dont il s’agit de déterminer le sens réel. Faut-il la prendre littéralement et, pour ainsi parler, matériellement ? Ou renferme-t-elle, sous sa signification première, une signification plus profonde, essentiellement mystique ou pratique et, par là même, infiniment compréhensive ? S’adapte-t-elle à des faits multiples, reliés entre eux par une analogie interne ; ou faut-il la rapporter à un seul ? N’y a-t-il pas ce qui a lieu ailleurs, en particulier dans la prophétie messianique où le symbolisme joue un si grand rôle ? N’en serait-il pas du jour de Christ dans le Nouveau Testament, comme dans l’Ancien du jour de Dieu, qui est proprement celui des rétributions finales, et qui se révèle partout dans tous les jugements providentiels ?
Voilà la question. Et il importe de la bien poser. Que les premiers chrétiens aient attendu le retour du Seigneur dans un avenir plus ou moins prochain, c’est incontestable. Mais l’ont-ils attendu, dans sa vraie et pleine réalité, à une époque positivement marquée par la parole apostolique, et fixée au terme de cette génération ou à la ruine de Jérusalem ; car s’il y a eu une époque précisée, c’est évidemment celle-là ? Ce sont deux choses fort différentes qu’une perspective vague et une détermination formelle des temps. Dans ce dernier cas, il y aurait eu l’erreur matérielle dont on argumente. Dans le premier, il n’y a que cette représentation indistincte de l’Avenir, qui existe généralement dans la prophétie, spécialement dans la prophétie messianique, à laquelle ce sujet appartient, et où les événements les plus distincts paraissent se toucher : l’avènement du Royaume de Dieu, son triomphe sur la terre, son accomplissement dans le Ciel ne formant quelquefois qu’un seul tableau, et se plaçant sur le même plan. Les Prophètes déclarent eux-mêmes, ça et là, qu’ils n’ont qu’une vue confuse des temps. Saint Pierre les représente cherchant à découvrir dans quelles conjonctures se réaliserait ce que l’esprit de Christ, qui était en eux, leur faisait connaître de ses souffrances et des gloires dont elles seraient suivies (1 Pierre 1.11). Or, dans cette question, ne l’oublions pas, nous sommes au cœur de la grande prophétie messianique, qui a dû conserver, pour ce qui concerne le second avènement du Seigneur, les mêmes formes générales qu’en ce qui concerne le premier.
Il y a donc là une distinction capitale à établir ; car les conséquences du fait sont tout autres selon les caractères sous lesquels il s’est produit : selon qu’il s’agit d’une croyance indéfinie, d’une attente indéterminée ou d’une donnée expresse, d’un terme précis, d’une date proprement dite. Ne faisons-nous pas, aujourd’hui une différence bien tranchée entre la foi qui, appuyée sur les promesses, contemple avec une pleine assurance, dans un avenir plus ou moins rapproché, le triomphe universel de l’Evangile, la terre entière devenue la conquête de Christ, et les théories millénaires qui prétendent marquer le jour et le moyen de cette immense révolution humanitaire ? La première de ces opinions, ou de ces vues, est-elle atteinte par les démentis que le mouvement des choses donne, d’année en année, à la seconde, en déjouant ses calculs ? La question moderne du chiliasme est, à bien des égards, l’ancienne question de la parousie.
De plus, si la terminologie dont nous avons à nous rendre compte a des acceptions diverses (et c’est un autre côté important du sujet), si elle est employée tantôt au sens propre et littéral, tantôt dans un sens figuré, si elle est parénétique autant ou plus que dogmatique, ce serait chercher et créer l’erreur que de la réduire à une seule application. Il s’agit, en effet, non de ce qu’elle signifie en elle-même, mais de ce qu’elle signifiait dans la langue de l’Eglise primitive et des écrivains sacrés ; il s’agit de l’ensemble d’idées ou de sentiments qu’y attachait la foi, et non de la valeur grammaticale des mots. (Ne sait-on pas ce que les grands mouvements religieux et politiques font souvent de certains termes qu’ils consacrent ?) Encore une fois, voilà la question.
Notons jusqu’où irait l’interprétation, objet de notre examen- ; car les principes et les systèmes se jugent aussi par leurs conséquences. Elle atteint le Seigneur lui-même, en accusant d’erreur un article général des révélations chrétiennes. Les textes des Evangiles sont tout aussi formels que ceux des Epîtres, et peut-être plus. « Je vous dis en vérité que cette génération ne passera point… que le Fils de l’homme ne soit venu. » (Matthieu 10.23 ; 24.34, 42, 44, etc.). Est-il rien de plus précis, ou d’aussi précis, dans la parole des Apôtres ? J’ignore comment les écoles qui reconnaissent la révélation de Dieu en Christ, au sens supranaturaliste, détournent du Maître le coup qu’elles aident le rationalisme à faire tomber sur les disciples : elles ne peuvent guère y réussir que par des procédés plus ou moins arbitraires, qui compromettent ce qu’elles veulent sauvegarder. L’erreur est partout ou elle n’est nulle part. Elle n’emporte l’inspiration apostolique qu’en emportant la divine autorité de la parole de Jésus-Christ, et, par suite, tout le Christianisme surnaturel, c’est-à-dire le Christianisme réel. C’est là qu’elle va finalement.
Dirait-on que sur ce point, comme sur d’autres, et tout particulièrement sur l’eschatologie dont il dépend, les disciples, trompés par leurs préventions, ont mal saisi la pensée de Jésus-Christ et reproduit inexactement sa parole ? — Cette supposition, toute gratuite, mène plus loin qu’on ne veut. Le Nouveau Testament la renverse ou elle annule le Nouveau Testament. Tous les Evangiles attribuent cette doctrine au Seigneur, celui de saint Jean, comme les Synoptiques (Jean ch. 14). Elle règne partout dans les Actes et dans les Epîtres. Elle fait partie intégrante de la foi et de la vie dans ce qu’on nomme les tendances pauliniennes et johanniennes, aussi bien que dans ce qu’on nomme les tendances judéo-chrétiennes. Tous les dépositaires de la pensée de Jésus-Christ, tous les interprètes de sa parole l’auraient-ils donc faussée à cet égard ? Où cela conduirait-il, si c’était décidément établi et qu’il fallût l’admettre ? Si cette partie de l’enseignement de Jésus-Christ a été ainsi altérée à sa source, quelle est celle dont nous puissions être certains, car il n’en est aucune qui ait un témoignage plus général et plus positif ?
Nous dira-t-on que, quoi qu’il en soit, il s’agit d’une donnée historique ou exégétique, et que nous ne pouvons l’écarter par l’argumentation a priori, ou par une sorte de procès de tendance ; que nous le pouvons moins que personne, nous qui faisons profession de nous attacher simplement et pleinement aux faits ? Sans doute. — Si c’est réellement une donnée biblique, et qu’elle soit telle qu’on la représente, telle qu’on nous l’oppose, il faut l’admettre, quoi qu’il en advienne, et l’admettre intégralement, avec tous ses caractères constitutifs, avec toutes ses conséquences nécessaires. Ceux qui reconnaissent le divin de la parole de Jésus-Christ, comme celui de sa personne et de son œuvre, n’ont pas plus le droit de la restreindre que nous de la nier. Ou elle n’est pas ce qu’ils la disent, ou elle est plus qu’ils ne la font. Dès qu’ils la tiennent pour évidente, ils doivent lui laisser toute sa portée ; et elle sape la Révélation chrétienne dans le sens où ils l’entendent, non moins que dans le sens où nous l’entendons ; visiblement descendue du Maître aux disciples, elle remonte d’eux à lui. Mais, en prenant ces effrayantes proportions, elle réveille une légitime défiance, car elle soulève contre elle tous les faits divins où le Christianisme a sa base et sa preuve ; elle ne peut être vraie qu’autant que ces faits seraient faux, puisqu’elle aboutirait à les ruiner. Il y a là, on en conviendra, de justes sujets de doute ou, tout au moins, de sérieux motifs de circonspection.
Examinons donc l’assertion de l’exégèse moderne, et voyons s’il n’est pas possible de tout rassurer, sinon de tout éclairer.
Mais quelques réflexions préjudicielles, qui s’offrent ici naturellement, méritent d’être notées (out d’abord :
1° L’opinion que nous avons à juger, s’est, si je ne me trompe, produite pour la première fois, à la fin du siècle dernier, dans le mouvement rationaliste de l’Allemagne, et elle étonna autant qu’elle scandalisa. Il paraît étrange, en effet, qu’une telle découverte se soit faite si tard dans un tel Livre, et qu’amis et ennemis aient, pendant dix-huit cents ans, glissé, sans rien apercevoir, sur une erreur qu’on voit aujourd’hui partout.
2° Si les choses s’étaient passées comme cette opinion le suppose et l’affirme, c’eût été pour la communauté chrétienne tout entière une immense déception, qui aurait dû y produire un trouble indicible, en marquant du sceau de l’erreur l’un des points les plus saillants de sa foi, celui, à vrai dire, auquel se seraient attachés et comme suspendus tous les autres. Se figure-t-on que le corps des disciples, appuyé sur des révélations expresses, se soit attendu à être témoin de la fin du monde, de la glorieuse apparition du Seigneur, de la résurrection et du jugement ; qu’il ait lié ces scènes eschatologiques, centre vital de son espérance, à la chute de Jérusalem ou à l’extinction de la génération dont il faisait partie ; qu’il ait subordonné toutes ses autres croyances à celle-là, ainsi qu’on le soutient, et qu’il ait vu tomber la ville sainte, passer la génération désignée, sans s’émouvoir d’un semblable mécompte ? Un tel démenti donné par les faits à une croyance à la fois dogmatique et pratique, sur laquelle tout aurait porté d’après l’hypothèse, était de nature à mettre tout en question. Il devait en résulter une grande apostasie, ou tout au moins un grand abattement. Conçoit-on que l’Eglise s’en soit si peu ressentie, et que cette crise, qui aurait dû l’ébranler jusque dans ses fondements, se soit dissipée sans laisser même des traces sensibles dans ses souvenirs ?
3° Après la ruine de Jérusalem, lorsque l’erreur, démontrée par l’événement, aurait dû faire rompre avec tout ce qui l’avait produite, en particulier avec la terminologie où elle avait sa racine et son aliment, cette terminologie persiste ; elle est employée comme auparavant avec une parfaite simplicité, sans restrictions ni explications, sans scrupules ni réserves d’aucune espèce. Quand saint Jean écrivit son Evangile et son Epître, la fausseté de l’attente était constatée ; Jérusalem était tombée, la génération marquée avait été remplacée par une autre, et la parousie n’avait pas eu lieu, et nul signe n’en expliquait le retard ou n’en annonçait l’approche : les espérances, supposé qu’elles fussent ce qu’on les fait, étaient décidément et complètement déçues. Dès lors, la nécessité des choses, aussi bien que les intérêts de la foi, poussaient naturellement l’Apôtre à répudier ou à modifier le langage des premiers temps. Eh bien ! il n’y pense pas le moins du monde. Il s’exprime comme tous les autres écrivains sacrés. IL fait dire au Sauveur : Quand je m’en serai allé… je reviendrai et je vous prendrai avec moi… (Jean 14.2-3), et ailleurs (Jean 21.22-23) : Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe. Saint Jean dit lui-même dans sa première épître : Demeurez en lui, afin que quand il paraîtra, etc. (1 Jean 2.28). Nous savons que quand il paraîtra, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons, etc. (1 Jean 3.2). L’Apocalypse fournit bien d’autres textes analogues. Dès qu’elle est reconnue comme étant de saint Jean, et de ses dernières années, le fait que nous indiquons ne saurait être un instant douteux.
C’est, on le voit, le langage primitif dans toute sa confiance et sa naïve candeur. Cela serait-il concevable, cela serait-il possible, avec le démenti des faits et la révolution d’idées qu’un tel désappointement devait avoir produit ? Comprend-on ce libre et calme maintien d’une expression ou d’une croyance qui, battue en brèche par l’événement, aurait tout compromis avec elle ? Ces simples données historiques ne révèlent-elles pas quelque erreur radicale dans l’hypothèse que nous discutons ? Si elles ne disent pas en quoi elle est fausse, elles disent, ce semble, qu’elle ne peut être vraie au sens qu’on entend, ni avoir, par conséquent, la portée qu’on y attache.
Cette induction ou cette impression se confirme, malgré les premières apparences, par l’étude des textes eux-mêmes. Si, au lieu de s’arrêter à la forme de certaines locutions et à la superficie des choses, on embrasse par une vue d’ensemble l’enseignement des Apôtres, de même que celui du Seigneur, on y découvre des traits nombreux, essentiels, positifs, qui montrent que la terminologie dont nous nous occupons n’a pu avoir, et qu’on n’a pu y voir l’étroite pensée à laquelle la réduit l’interprétation actuelle. Bien des déclarations de Jésus-Christ rejettent à une époque indéterminée et lointaine son dernier avènement. Avant qu’il ait lieu, il faut que l’Evangile ait été prêché par toute la terre (Matthieu 24.14 ; Marc 13.10). Les Juifs doivent être dispersés parmi tous les peuples ; Jérusalem doit être foulée par les nations, jusqu’à ce que les temps des nations elles-mêmes soient accomplis (Luc 21.24). L’apparition du Fils de l’homme marquera la fin du monde (Matthieu 24.29) ; le Père seul en sait le moment. Autant d’indices qui distinguent la seconde venue du Seigneur et la consommation des choses de la catastrophe qui allait fondre sur la Judée. Quoique mêlés dans cette relation fragmentaire de l’oracle, quoique représentés sous les mêmes images où ils paraissent se confondre, les deux événements se séparent par des caractères fonciers : l’époque de l’un est précisée : il arrivera avant que cette génération passe ; l’époque de l’autre est un de ces temps dont le Père s’est réservé la disposition et qui ne sauraient être révélés. Loin que tout finisse à la ruine de la Judée, la ville sainte reste avec le peuple sous la domination des Gentils, pendant que se développent sur les Gentils eux-mêmes les desseins du Ciel. Tout cela laisse entrevoir, dans la parole du Seigneur, une longue série d’événements après celui où l’on voudrait qu’elle eût tout arrêté et tout terminé. Les paraboles prophétiques (ivraie — grain de moutarde — levain, etc.), comme le fond général de son enseignement, impliquent que la durée du monde et de l’Eglise s’étendait à ses yeux bien au delà de la génération au milieu de laquelle il vivait. C’est une de ses maximes habituelles que le Royaume de Dieu serait ôté aux Juifs et donné à d’autres. Comment aurait-il lié la fin générale des choses à la chute de la théocratie mosaïque qu’il annonçait comme imminente ? Evidemment on ne saurait se le persuader, et l’on ne peut admettre non plus, dans un tel enseignement, la dualité contradictoire qu’y suppose quelquefois la direction que nous avons devant nous. Quoi qu’il en soit d’une parie de ses expressions, il est positif que Jésus-Christ laisse un long espace au cours des destinées humaines et à cette œuvre de rénovation universelle qui devait grandir lentement, comme la plante dans le sol. Dès qu’on pénètre au cœur de sa doctrine ou de son plan, ou sent qu’il y entre les siècles comme condition essentielle.
Il en est de même des Apôtres en qui, sur ce point comme sur tous les autres, se reflètent la pensée et la parole du divin Maître. S’il y a chez eux de nombreuses locutions qui, prises à la lettre, autoriseraient à conclure qu’ils s’attendaient, avec leurs contemporains, à voir la glorieuse venue du Seigneur, il y a aussi des données formelles qui ne permettent pas de l’entendre ainsi. Et remarquons que les passages qu’on allègue, et qui semblent impliquer cette espérance trompeuse, se trouvent dans la partie purement parénétique de leurs Epîtres, où ils n’ont d’autre but que de soutenir, d’animer, de fortifier la vie spirituelle par les perspectives de la foi, sans préoccupation aucune de la détermination dogmatique dont il s’agit ; tandis que dans les passages qu’on laisse trop souvent à l’écart, ils ont réellement en vue la question qui nous occupe, parce qu’elle se posait occasionnellement devant eux. Là est l’exhortation et le langage impressif, mais indéfini, de la piété ; ici est l’enseignement direct, avec sa terminologie plus exacte, plus positive, quoiqu’encore indéterminée à bien des égards. C’est donc essentiellement dans ces derniers textes (quelque rares qu’ils soient), que nous devons chercher leur vraie pensée. Eh bien ! ils y rectifient justement l’induction qu’on tire aujourd’hui de leur expression générale et que certaines personnes en tiraient déjà de leur temps. Ils ont, en fait, repoussé d’avance l’opinion que leur impute la science actuelle. Quelle explication croirons-nous, de la sienne ou de la leur ?
Ouvrons la première Epître aux Thessaloniciens, 1 Thessaloniciens 4.15-18 (Cf. 1 Thessaloniciens 2.19 ; 3.13) … Voilà bien l’un des textes les plus formels qu’on puisse citer, et c’est bien aussi un de ceux qu’on place en première ligne.
Mais ouvrons la deuxième Epître, 2 Thessaloniciens 2.1-8… Respectant les ombres qui recouvrent les faits sur lesquels les Thessaloniciens avaient reçu des éclaircissements que nous n’avons pas (Ne vous souvient-il pas, etc.), nous ne cherchons point à déterminer ce qu’est ce mystère d’iniquité dont parle l’Apôtre ; le seul point qui importe ici, et ce point là ne saurait être douteux, c’est que le fond général de la description, l’ensemble des expressions et des choses, indique manifestement que le règne de l’homme de péché devait s’étendre sur une longue période ; et encore ne pouvait-il s’établir qu’après la chute d’une force qui s’opposait à son apparition ou à son extension (v. 6-7). Ces grands revirements du monde ou de l’Eglise, ces immenses péripéties religieuses embrassaient nécessairement, aux yeux de l’Apôtre, plus d’espace que n’en laisse l’opinion qui nous occupe. Tout y porte par delà. C’est une vue des temps, analogue à celle des prédictions et des paraboles des Evangiles, quoique marquée par des traits particuliers.
En face de ces assertions et de ces perspectives, il est impossible d’entendre, comme on le fait, notre premier texte, puisque saint Paul proteste qu’en l’interprétant ainsi on y insère une autre pensée que la sienne. C’est l’attente qu’on suppose à l’Eglise apostolique, que ces paroles avaient éveillée chez les Thessaloniciens ; c’est cette attente que l’Apôtre se hâte de déclarer sans fondement. « Ne vous laissez pas troubler… comme si le jour de Christ était proche, (ὡς ὅτι ἐνέστηκεν ἡ ἡμέρα τοῦ χριστοῦ). » On peut expliquer à son gré ces énergiques expressions ; mais ce qu’on ne peut légitimement, ce qu’on ne peut sans donner un démenti à l’Apôtre, c’est de continuer à croire qu’il attendait la venue immédiate du Seigneur, lorsqu’il affirme si positivement le contraire, et que les événements qu’il annonce le disent d’ailleurs d’eux-mêmes. Sa déclaration est expresse et tout la confirme dans son exposition. L’étude comparative de ces deux passages démontre que l’attente du jour de Christ avait aux yeux de saint Paul, qu’il veut lui imprimer ou lui conserver auprès de ses disciples, ce caractère indéterminé que nous indiquions, et qui la fait tout autre qu’on ne la représente. Il faut distinguer chez lui, comme chez Jésus-Christ, le point de vue parénétique du point de vue dogmatique. Pour animer le zèle des Thessaloniciens, il leur avait rappelé le grand événement qui doit changer le sort des hommes en changeant l’état du monde, et qui attire incessamment, par cela même, les regards de la foi ; il les avait conviés à cette contemplation de l’invisible et de l’éternel, soutien de la vie spirituelle contre les inclinations et les tentations terrestres, en même temps que source de consolation au sein des épreuves. Le but de l’Apôtre est de faire agir ce fait, qui était parfaitement connu et cru, comme stimulant de la piété et de la constance chrétiennes. Apprenant ensuite qu’on abuse de quelques-unes de ses expressions pour troubler les âmes, et qu’on lui fait dire que le jour suprême va venir, il se hâte de s’expliquer (car ce fut bien là le motif ou l’un, des motifs de sa seconde Epître, voy. 2 Thessaloniciens 2.2) ; il déclare qu’il n’a point annoncé cette proximité du jour de Christ, que ce serait une erreur d’y croire, que d’importants.événements, qu’il fait entrevoir, doivent précéder cette glorieuse et redoutable apparition. Accordons que, dans ce rapide tableau des destinées de l’Eglise et du monde, l’Apôtre, semblable en cela aux anciens Prophètes, n’avait pas une vue précise des distances et des choses, une conscience claire des temps et des événements prédits ; il n’en est pas moins positif, d’après la nature et l’ordre des faits, que celui qui doit tout terminer parce qu’il doit tout accomplir, ne pouvait lui apparaître que dans un lointain qu’il appartenait à Dieu seul de fixer. Il me paraît impossible d’enlever à sa parole cette signification ou celle intention, et au fond des choses qu’il décrit, cette portée. Dès lors, il a repoussé l’opinion qu’on l’accuse d’avoir professée avec tout le siècle apostolique.
On objecte que saint Paul se place formellement parmi ceux qui seront encore sur la terre lorsque le Seigneur viendra (nous gui vivrons et qui resterons, 1 Thessaloniciens 4.17 ; 1 Corinthiens 15.51, 52). Mais l’expression citée ne doit, ni ne peut être entendue littéralement. Saint Paul se place ailleurs parmi ceux qui seront ressuscités (1 Corinthiens 6.14 ; 2 Corinthiens 4.14). Il parle, en divers endroits, de sa fin en la séparant bien nettement de celle du monde (Actes 20.24-25 ; Philippiens 1.20-24 ; 2 Timothée 4.6-8). Il faut choisir entre ces déclarations opposées. Or, le choix serait-il douteux ? La première lient visiblement à une figure de langage fort commune (κοινωσις), par laquelle on s’unit aux personnes dont on parle, sans être réellement de leur nombre, et dont on a des exemples dans saint Paul lui-même. (Cf. Tite 3.3, « Nous avons été nous-mêmes insensés, égarés, assujettis à toutes sorte s de passions et de voluptés, etc. » avec Philippiens 3.6, « A l’égard de la justice de la loi, étant sans reproche. » Est-il croyable que saint Paul ait réellement entendu se désigner lui-même par le nous du premier de ces passages ? est-il quelque exégète qui l’interprète ainsi ?
Dira-t-on que dans le sujet dont il s’agit les deux assertions sont également littérales, la première appartenant à la conception judéo-chrétienne qui constitua d’abord la foi de saint Paul, comme de tous les disciples, et qu’il abandonna à mesure que sa notion de l’Evangile devint plus spirituelle et plus pure en devenant plus profonde et plus intime ? Mais cette explication, choyée par l’esprit du temps qui l’emploie à mille fins, est aussi gratuite qu’irrévérencieuse. Tout la repousse dans les faits. Saint Paul donne-t-il à entendre quelque part, permet-il de supposer par quelque côté de sa conduite ou de son enseignement que sa doctrine eût changé, et changé, comme on le veut, sur des points aussi considérables que la christologie, la sotériologie, l’eschatologie ? En posant son Evangile comme une révélation, ne le pose-t-il pas comme toujours le même ; ne réclame-t-il pas qu’on le retienne jusqu’à la fin tel qu’on l’a reçu au commencement ? (1 Corinthiens 15.2 ; Galates 1.1-12). D’ailleurs, une simple remarque aurait dû empêcher de naître ou faire tomber immédiatement l’hypothèse où l’on se réfugie : les deux déclarations, qu’on place aux deux pôles de la vie de saint Paul, se lisent dans la même Epître (Cf. 1 Corinthiens 15.51 avec 1 Corinthiens 6.14 rapprochez de 2 Corinthiens 4.14).
Ajoutons que, chez saint Paul, comme chez Jésus-Christ, la conception générale du Royaume de Dieu ici-bas, les évolutions et les destinées du Christianisme, la série d’épreuves et de victoires, de chutes et de relèvements que doit traverser l’Eglise jusqu’à son triomphe final, impliquent une prolongation indéfinie de l’ordre actuel des choses. (Cf. 2 Thessloniciens 2.4-8 ; 1 Timothée 4.1-3 ; 2 Timothée 3.1-3 ; 1 Corinthiens 15.24-26 ; Romains ch. 11 ; 1 Thessaloniciens 2.16, etc.). L’Apôtre s’incline devant la profondeur du plaît divin. Ce mystérieux avenir dans lequel il plonge son regard, et dont il ne distingue que les grands traits, n’a-t-il pas dû s’étendre indéfiniment devant lui ? A-t-il pu croire que les quelques années qui lui restaient suffisaient à de tels événements ? Non, assurément ; et à l’herméneutique des mots, nous opposons l’herméneutique des choses. Il en est de saint Paul comme du Seigneur. Appliquez à saint Pierre le même examen comparatif. (1 Pierre 1.5, 7, 13 ; 4.7 ; 5.4 ; Actes 3.21. Cf. 2 Pierre 1.13-15 ; 2.3-4). L’auteur de la seconde Epître veut qu’entretenant religieusement l’attente du jour de Christ, on se hâte, en quelque sorte, au-devant de lui ; il oppose à l’argument des hommes légers qu’il combat, d’abord le fait du déluge, qui surprit aussi un monde incrédule et railleur, ensuite ces deux principes ; a) la patience du Seigneur a pour motif sa miséricorde et pour objet le salut du monde ; b) pour lui, mille ans sont comme un jour, et un jour comme mille ans. Ce n’est donc pas sur la mesure humaine des temps qu’il faut établir ici nos jugements ou nos appréciations, c’est sur la mesure divine. Dieu est patient, parce qu’il est éternel. Dans tous les cas, il est fidèle ; le ciel et la terre passeront, mais sa parole ne passera point. Son jour vient. « Faites donc tous vos efforts, afin qu’il vous trouve sans tache et sans reproche dans la paix ». Ainsi toujours : à la superficie, cette contemplation pratique qui semble espérer une réalisation immédiate, et au fond, des indications générales qui ne permettent pas de l’entendre ainsi ; toujours cette indétermination du temps qu’il s’agissait d’établir. Notez le mot qui caractérise l’esprit de l’attente comme celui de la promesse : Mille ans sont devant Dieu, etc..,.
En somme, le rapprochement des deux Epîtres de saint Pierre reproduit, et confirme par cela même, le résultat que nous a donné le rapprochement des deux Epîtres de saint Paul aux Thessaloniciens.
En argumentant de la seconde Epître de saint Pierre, nous n’oublions point le verdict d’inauthenticité dont elle a été frappée de nos jours. Mais sur ce point, ainsi que sur bien d’autres, le jugement de la science moderne pourrait bien être révisé et infirmé. Il commence à l’être, même en Allemagne. Du reste, en supposant prouvé que cette Epître fût un apocryphe du deuxième siècle, à la place de l’argument qu’elle nous a fourni et qui nous serait enlevé, elle nous en fournirait un autre moins direct, mais pourtant réel. Elle rendrait manifeste que la foi de la primitive Eglise n’a pu être ce qu’on la fait, puisque cet écrit nous la montre toujours la même, entretenant les mêmes espérances et les mêmes perspectives, à une époque où, trompée par l’événement, elle aurait dû ou disparaître ou se transformer. Nous croyons avoir établi que, s’il y eut chez les premiers chrétiens une vive attente du jour de Christ, il n’y eut pas dans leur pensée, et surtout dans celle des hommes apostoliques, cette détermination formelle des temps qu’on leur impute aujourd’hui. Dès lors, l’objection est désarmée, sinon entièrement dissipée.
Passons au second côté de la question, que nous pouvons préciser de cette manière : Est-il licite de réduire, comme on le fait, à une signification unique, une locution que le Nouveau Testament emploie visiblement dans un sens fort indéfini, où tout annonce que le réalisme et le symbolisme se mêlent et se superposent sans cesse l’un à l’autre ? IL faut se souvenir, ici que l »Ecriture a, sous beaucoup de rapports, sa langue propre, des locutions toutes spéciales pour des faits d’un genre ou d’un caractère tout spéciala… cette langue est marquée par un symbolisme profond, dont l’un des caractères est que, dans une série d’événements de la même nature, l’événement principal et final devient la dénomination générale et sert à désigner ou à décrire tous les autres, de sorte que les termes qui proprement le concernent seul, passent à la série entière…
a – Voy. 5.3.3 : « Prophéties à double application, »
Les textes dont nous avons à nous rendre compte ne font que reproduire ce principe ou ce langage consacré. L’oracle le plus étendu du Nouveau Testament, celui qui constitue la base de la terminologie évangélique, objet de notre étude (Matthieu ch. 24 et parallèles : Marc ch. 3 ; Luc ch. 21), n’est, à vrai dire, que la continuation du procédé des anciens Voyants. Ce sont les mêmes images. Le jour de Christ, marqué par le bouleversement des cieux et de la terre, s’y associe à la chute de Jérusalem, comme dans Esaïe le jour de Dieu à la catastrophe de Babylone ou de l’Idumée. Dans la parole du Seigneur, comme dans celle du Prophète, les deux événements se mêlent au point de ne faire qu’un ; le jugement de la Judée et le jugement du monde se rattachent également à la venue du Fils de l’homme…
C’est, au fond, dans les deux Testaments, la même prophétie générale avec les mêmes caractères constitutifs, et un de ces caractères, non moins saillant que celui que nous venons de signaler, est que les temps y restent d’ordinaire indistincts (1 Pierre 1.5 ; Actes 1.7). Il en est sous ce rapport, redisons-le, de la prophétie eschatologique comme de la prophétie messianique, dont elle est la prolongation ; l’une ayant trait à la première venue du Seigneur et à la fondation de son Royaume sur la terre, l’autre à sa seconde venue et à son Royaume dans le Ciel. Dans la prophétie messianique, quoique ça et là des traits de lumière révèlent un long espace, le premier établissement du règne de Dieu et son triomphe final paraissent généralement se loucher, les Prophètes voyant et montrant à la fois l’ensemble des choses. L’Eglise, comme la Synagogue, s’abandonnant à cette impression primesautière des oracles, a dû croire, avant les enseignements de l’expérience, au développement et à l’achèvement rapide du Royaume des Cieux ici-bas, alors même qu’elle ne pouvait faire abstraction des vives attaques et des longues résistances du monde. D’où, d’un côté la ferveur de l’attente qui anticipait l’événement, et, d’un autre côté, l’incertitude de l’époque, voilée aux anges comme aux hommes dans les Conseils divins ; d’où aussi l’acception pratique ou mystique des termes qui, d’après l’esprit des Saintes Ecritures, se mêle incessamment à l’acception littérale et outrepasse l’interprétation rigoriste de nos jours, où elle s’efface, tandis qu’elle domine tout dans le Nouveau Testament.
Voilà, croyons-nous, la simple explication des textes dont il s’agit. Elle s’offre d’elle-même aux humbles disciples de l’Ecriture, qui s’y sont spontanément et universellement arrêtés ; elle ouvre une vue générale qui éclaire et justifie la locution que nous avons devant nous, surtout quand on n’oublie pas que la Bible a pour objet essentiel, non la science, mais la foi et la vie. Comprenant alors que cette locution ait acquis dans la langue chrétienne le sens étendu inhérent au symbolisme prophétique et eschatologique, on ne s’étonne plus qu’elle s’applique à des faits divers, dès qu’il s’y trouve à quelque degré le caractère de l’événement dont elle est l’expression, savoir un acte de justice ou de grâce exercé par le Sauveur et le Juge du monde. Il est incontestable qu’elle se présente fréquemment avec ces acceptions secondaires. Ainsi Éphésiens 2.17 : Etant venu, il a prêché, etc. ; Jean 14.2-3 : Il y a plusieurs demeures, etc… Là, l’appel de la mort est la venue du Seigneur pour les disciples. Et remarquons que plusieurs de ceux à qui s’adressaient ces paroles avaient déjà passé de ce monde à l’autre quand le quatrième Evangile fut écrit ; que, par conséquent, l’interprétation mystique s’imposait d’elle-même aux lecteurs du livre comme à son auteur. (Lire Matthieu 24.37-51 ; Marc 13.34-37 ; Luc 21.34-36) Les appels de la mort sont pour chaque homme la venue du Seigneur, comme la catastrophe de la Judée l’était pour Israël. L’un est pris, l’autre laissé. (Lire Matthieu 25.1-13, la parabole des Vierges et celle des Talents, Matthieu 25.14-30, où les trois idées de la venue du Fils de l’homme, du jugement et de la mort sont également invoquées pour animer la vigilance, et s’échangent l’une contre l’autre.) Il se montre de toutes parts dans la parole de Jésus-Christ ce mélange du sens propre et du sens spirituel, dominant l’un ici, l’autre là, s’appelant en quelque manière, s’unissant ou se remplaçant sans transition marquée.
Cela est reconnu chez le Seigneur, même par les écoles les plus rigoureuses contre les Apôtres. D’après M. Reussb, l’expression dont nous nous occupons a, dans l’enseignement de Jésus-Christ, deux objets très distincts : l’un, relatif ou individuel, la carrière de chaque homme aboutissant à sa mort et à la fixation de ses destinées dans le monde à venir ; l’autre, absolu et général, savoir la marche de l’humanité s’avançant graduellement vers son terme final, la réalisation du Royaume de Dieu. M. Schérerc distingue trois sens dans l’expression du Sauveur : 1° le sens propre ou eschatologique ; 2° le sens symbolique, d’après lequel le retour de Jésus-Christ « est une manifestation plutôt qu’une apparition, une loi de l’histoire plutôt qu’un fait particulier, une révélation de puissance judiciaire, dont la ruine de Jérusalem fut un exemple, mais que cette catastrophe n’épuise pas ; » 3° le sens spirituel, où il n’est question que d’une action ou d’une présence mystique du Seigneur. Il est vrai que M. Schérer ramène ensuite le sens propre au sens symbolique et le sens symbolique au sens spirituel, en vertu de ce qu’il nomme, sans expliquer ce qu’il entend par là, « la force critique de l’Evangile, » ne laissant, en fin de compte, aucune réalité à cette grande apparition, si souvent annoncée par Jésus-Christ, et toujours attendue par l’Eglise. Mais, sans discuter l’explication finale, que nous pouvons livrer à l’appréciation de tout lecteur, non prévenu, du Nouveau Testament, prenons note de la détermination exégétique et de la triple signification qu’elle constate dans le texte sacré.
b – Histoire de la Théologie chrétienne, t. I, p. 257.
c – Revue de Strasbourg, janv. 1803, p. 18.
Il est donc bien certain que le Seigneur fait fréquemment de sa venue, couronnement de son œuvre de miséricorde et de justice, un emploi symbolique et mystique. Il la lie et aux destinées générales de l’Eglise, et aux destinées individuelles des croyants, et aux grandes scènes de la résurrection et du jugement, et aux appels de la mort, l’introduisant au cœur de la vie chrétienne, comme un des éléments ou des mobiles de la foi, de sorte que, sous sa signification première et propre, l’expression a des significations secondaires et figurées.
Or, si cette large acception existe dans la parole du Maître, elle a dû, naturellement, passer dans celle des disciples, et de là, dans la langue de l’Eglise. Le premier fait établi, le second en sort par une sorte de nécessité logique, et doit être reconnu pour peu qu’il soit indiqué. Et ne l’est-il pas dans les Epîtres par la nature même des textes qui, parénétiques bien plus que dogmatiques, ont essentiellement pour but de nourrir l’esprit de renoncement et de dévouement par là perspective des temps prédits ? Ne l’est-il pas Éphésiens 2.17 ; Apocalypse 2.5, 16 ; 3.3 ; Jean 14.2-3, où l’application spirituelle est manifeste ? Elle est chez les écrivains sacrés comme chez Jésus-Christ. Ainsi consacrée, elle ne pouvait que rester. Et une fois introduite, elle devait primer, d’après le caractère des Ecritures, où tout se résout en pratique. Dès lors, la locution évangélique échappe à l’exégèse littéraliste, qui la réduit à une signification unique et, en quelque sorte, matérielle. Elle participe à la fois du réalisme et du symbolisme. Le Seigneur viendra dans sa gloire, et l’Eglise doit l’attendre avec un sentiment mêlé de confiance et de crainte religieuse. Mais il vient pour chaque âme qui passe de ce monde à l’autre et qui se trouve devant lui. Juge et Sauveur, il vient dans les actes incessants de sa justice et de sa miséricorde ; il vient quand il frappe la révolte (Matth. ch. 24), ou l’erreur (Apoc. ch. 2 et 3), et quand il retire les siens dans son éternel repos (Jean ch. 14). Il peut venir, d’un instant à l’autre, pour nous tous ; c’est pourquoi nous devons nous tenir prêts, attentifs à sa recommandation suprême : « Veillez et priez, car vous ne savez, etc. » Jésus-Christ ayant imprimé cette haute et large signification à la locution qui traverse le Nouveau Testament, elle a dû conserver partout son acception symbolique, à côté de son acception eschatologique ; de telle sorte que la première acception domine, en réalité, là même où l’on ne veut voir aujourd’hui que la seconde, là où l’on devrait la voir, en effet, si l’on ignorait le sens compréhensif de la terminologie consacrée et la multiplicité de ses applications…
Peut-être, ne serait-il pas inutile de faire remarquer que cette forme du langage évangélique tient en fait à une des données les plus profondes de la pensée scripturaire et du sens intime. Il est dit de mille manières et d’un bout à l’autre des Livres saints, que Dieu s’approche ou s’éloigne de nous, selon que nos cœurs s’ouvrent ou se ferment à son action ; il est dit qu’il nous visite, quand il nous frappe ou qu’il nous bénit. Ce genre de locution, basé sur les inspirations de l’âme humaine, comme sur les révélations bibliques, se rencontre partout dans le langage de la piété ; il est de tous les temps et de tous les cultes. Comment s’étonner qu’il se soit attaché, sous des formes spéciales, aux mystérieux rapports que soutient avec nous Celui qui a paru pour nous sauver et qui reparaîtra pour nous juger, qui est notre Emmanuel, par qui tout se fait dans le Royaume des Cieux, que nous trouvons partout dans la vie et dans la mort, sur le trône de la Grâce ou sur le tribunal de la Justice ? Outre que celle terminologie se relie par bien des côtés à la langue des Ecritures, elle n’est, à vrai dire, que l’application chrétienne d’un des principes généraux de la conscience religieuse.
N’y a-t-il pas là de quoi nous mettre en garde contre les assertions de la science actuelle ? Du fond divin du Nouveau Testament un style spécial, et de la méconnaissance du fond d’inévitables méprises sur le style.
Nous trouvons donc, en définitive : 1° que, sous sa signification première et directe, la locution que nous avons dû examiner a des significations secondaires et indirectes, devenues de très bonne heure partie intégrante du langage chrétien ; 2° que, quant à la venue proprement dite du Seigneur, elle tint, en effet, une large place dans la pensée de cet âge, mais que l’époque en resta indéterminée, et que, lorsque certaines personnes se figurèrent qu’elles allaient en être témoins, les Apôtres, loin de s’associer à ces espérances ou à ces craintes, mirent au contraire leurs soins à les dissiper. Il y eut une vue confuse des temps, et, par là même, une vive attente et une ardente anticipation, il n’y eut pas l’erreur formelle et matérielle qu’on prétend.
Je me suis arrêté à cette objection parce qu’elle est tellement répandue, tellement accréditée, qu’une certaine orthodoxie l’adopte elle-même à ses risques et périls. — Qu’à première vue, elle paraisse porter, je l’accorde. — Qu’il soit difficile de lui enlever tous ses fondements, en lui enlevant un à un les textes sur lesquels elle s’appuie, je l’accorde encore. — Je crois pourtant que les considérations que j’ai indiquées, quelque imparfaites qu’elles soient, suffisent, sinon pour la forcer à se rendre, du moins pour la désarmer… cette grande découverte du siècle pourrait bien ne reposer que sur une conception étroite et superficielle des Ecritures, et n’être, en fin de compte, qu’une grosse méprise. La haute exégèse en a fait bien d’autres, dans les deux directions, philosophico-théologiques auxquelles elle a successivement obéi sous nos yeux… Son rigorisme, à l’endroit dont nous nous occupons, présentant, de prime abord, quelque chose d’excessif qui permet tout au moins de s’en défier, il ne saurait infirmer réellement le fait que nous avons vu ressortir des données historiques et doctrinales du Nouveau Testament, savoir le charisme supérieur reconnu de tout temps chez les fondateurs du Christianisme, et désigné sous le nom d’inspiration ou de théopneustie.
Nous tenant simplement à ce fait en dehors des opinions traditionnelles et des théories théologiques, nous pouvons, nous devons dire du Nouveau Testament, ce, que l’Apôtre dit de l’Ancien : « Toute l’Ecriture est divinement inspirée » ; parole aussi vraie assurément des écrits de la Nouvelle Alliance que de l’Ancienne, et qui, prise dans le sens qu’y attachait saint Paul, fonde à elle seule le dogme ecclésiastique.