L’acte de Martin Ier condamnant le Type, alors que l’empereur était maître de Rome, était assurément un coup hardi. Constant II se vengea. Le pape, saisi par l’exarque Théodore Calliopas et conduit à Constantinople, fut relégué à Cherson où il mourut (16 septembre 655). Plusieurs évêques furent molestés ; l’abbé Maxime, mutilé et plusieurs fois exilé pour son attachement au dyothélisme, expira le 13 août 662 : c’était la persécution.
A Rome cependant, Eugène avait succédé à Martin dès le 10 août 654. Il essaya d’un accord, et envoya à Constantinople des apocrisiaires. On les circonvint si bien qu’ils acceptèrent une doctrine hybride reconnaissant en Jésus-Christ trois volontés, deux naturelles et une hypostatique. C’était toujours mettre dans le Verbe le principe de l’activité humaine du Sauveur. A leur retour à Rome, ils furent très mal reçus. Mais Eugène mourut le 2 juin 657, et sous le règne de ses successeurs, Vitalien (657-672), Adéodat (672-676), Donus (676-678), une sorte de modus vivendi, fondé sur un silence réciproque, s’établit avec Constantinople où les patriarches ne faisaient que passer.
Une fois encore, la mort de l’empereur dénoua la situation. En 668, Constantin IV Pogonat succédait à Constant II assassiné. Il ne pressa pas l’acceptation du Type, et dès 678 demanda au pape — qui depuis le 27 juin de cette même année était Agathon — d’envoyer à Constantinople des délégués, pour examiner pacifiquement et de bonne foi la question en litige.
Agathon voulut que ses envoyés emportassent vraiment avec eux la décision de l’Église d’occident et, pour cela, fit tenir dans les différentes provinces des conciles dont quelques documents nous sont restés. Lui-même en tint un à Rome de cent vingt-cinq évêques, vers Pâques 680. Puis, à leur départ, il remit aux délégués deux lettres, l’une écrite en son nom personnel à l’empereur et à ses deux fils, la seconde écrite aux mêmes destinataires au nom du pape et des évêques de son patriarcat. Comme la seconde n’ajoute rien à la première, il suffit de connaître celle-ci. C’était une lettre dogmatique imitant le tome de saint Léon. Agathon y expose la foi de son Église dans une sorte de symbole, et, venant à la question des volontés et des opérations en Jésus-Christ, il dit : « Cum duas autem naturas, duasque naturales voluntates, et duas naturales operationes confitemur in uno domino nostro Iesu Christo, non contrarias eas nec adversas ad alterutrum dicimus… nec tanquam separatas in duabus personis vel substantiis, sed duas dicimus, eumdemque dominum nostrum Iesum Christum sicut naturas ita et naturales in se voluntates et operationes habere, divinam scilicet et humanam. » C’est là, continuait le pape, la foi de cette Église apostolique de Pierre qui ne s’est jamais écartée de la vérité, et dont l’autorité a toujours été suivie par l’Église catholique. Puis il expliquait plus au long la doctrine des deux opérations et des deux volontés, l’établissait par l’Écriture, produisait en sa faveur une série de textes des Pères, comparait à son tour l’erreur monothélite aux erreurs qui lui étaient apparentées et en faisait brièvement l’histoire. Il terminait en demandant que le patriarche de Constantinople acceptât la doctrine exposée, et que les empereurs s’employassent à procurer la paix fondée sur cette acceptation.
Munis des lettres du pape, les envoyés occidentaux arrivèrent à Constantinople le 10 septembre 680 au plus tard. Pogonat fit immédiatement convoquer les évêques des patriarcats de Constantinople et d’Antioche. Il ne comptait pas sur les patriarcats de Jérusalem et d’Alexandrie alors au pouvoir des Arabes, et, dans sa pensée, la réunion devait être une simple conférence dans laquelle on discuterait à l’amiable l’affaire monothélite. Mais, contre toute attente, les deux patriarcats susdits purent être représentés par des fondés de pouvoir. La conférence se trouvât transformée en concile, le VIe général.
Il dura du 7 novembre 680 au 16 septembre 681 et compta dix-huit sessions. Le procès-verbal de la première porte quarante-trois signatures, celui de la dix-huitième en porte cent soixante-quatorze. Les légats du pape sont nommés et souscrivent avant Georges, patriarche de Constantinople. Ce fut d’ailleurs un concile de critiques et de paléographes. On y vérifia l’authenticité et l’intégrité des textes allégués ; on compara les manuscrits ; on remonta aux sources. Les bibliothécaires, archivistes, copistes y jouèrent un rôle considérable. Ces précautions ne furent pas toujours inutiles.
Le récit détaillé de ces opérations n’entre pas, on le comprend, dans l’objet de ce volume : nous ne relèverons que les incidents plus significatifs. Les leaders de l’opposition monothélite étaient le patriarche d’Antioche, Macaire, le moine Etienne son disciple et les deux évêques de Nicomédie et de Claneus, Pierre et Salomon. Le patriarche de Constantinople, de cœur avec eux, attendait les événements. Ils avaient préparé, en faveur de leur opinion, des dossiers patristiques qui furent lus dans les cinquième, sixième, huitième et neuvième sessions ; mais dans les troisième et quatorzième sessions le concile, sur la réclamation des légats et recherches faites, déclara fausses et subrepticement introduites dans les actes du concile de 553 les deux lettres de Vigile à Justinien et à Théodora, affirmant que Jésus-Christ était una operatio, et la lettre de Mennas à Vigile. Dans les septième et dixième sessions, on lut les dossiers patristiques préparés par les légats en faveur du dyothélisme, et dans la huitième, Georges et ses adhérents furent invités à se prononcer. Georges et les évêques de son patriarcat se rallièrent au sentiment des légats ; mais Macaire continua la résistance. Il confessa qu’il reconnaissait seulement ἕν ϑέλημα ὑποστατικὸν ἐπὶ τοῦ κυρίου ἡμῶν Ἰησοῦ Χριστοῦ καὶ ϑεανδρικὴν αὐτοῦ τὴν ἐνέργειαν, cette volonté unique étant d’ailleurs, d’après sa précédente déclaration, aussi celle du Père et du Saint-Esprit. Toute cette doctrine se trouvait développée dans une ἔκϑεσις ou ὁμολογία πίστεως du même Macaire, dont on donna immédiatement lecture. Elle amena, dans la session neuvième (8 mars 681), la déposition de Macaire et du moine Etienne. Dans la treizième session (28 mars), on condamna les lettres dogmatiques de Sergius à Cyrus de Phasis et à Honorius, et la première réponse d’Honorius comme « absolument étrangères aux enseignements apostoliques, et aux décisions des saints conciles et de tous les saints Pères, et comme suivant les fausses doctrines des hérétiques ». Quelques autres écrits, notamment la seconde lettre d’Honorius à Sergius, furent aussi déclarés entachés de la même impiété. Sergius, Cyrus, Pyrrhus, Pierre, Paul, Théodore de Pharan furent’ anathématisés, et avec eux Honorius « parce qu’on a trouvé, par ses écrits à Sergius, qu’il avait suivi en tout l’opinion de ce dernier, et qu’il avait confirmé ses dogmes impies ».
C’était le prélude de la sentence définitive. Elle fut promulguée dans la dix-huitième session, le 16 septembre. Après avoir reproduit les symboles de Nicée et de Constantinople, on acceptait les lettres d’Agathon et de son concile à l’empereur. Puis venait le symbole de Chalcédoine auquel on ajoutait : « Et nous confessons pareillement dans le Christ, selon la doctrine des saints Pères, deux volontés ou vouloirs naturels, et deux opérations naturelles, sans séparation, sans conversion, sans division, sans mélange ; et deux vouloirs naturels non contraires — ce qu’à Dieu ne plaise ! — comme ont dit les hérétiques impies, mais le vouloir humain [de Jésus-Christ] obéissant, ne résistant pas, ne se révoltant pas, mais soumis à sa volonté divine et toute-puissante. La volonté de la chair en effet a dû se mouvoir, mais se soumettre au vouloir divin, suivant le très sage. » A la fin, on frappait de déposition et d’anathème les récalcitrants, prêtres ou laïques.
[Καὶ δύο φυσικὰς ϑελήσεις ἤτοι ϑελήματα ἐν αὐτῷ (Ἰης. Χριστῷ]) καὶ δύο φυσικὰς ἐνεργείας ἀδιαιρέτως, ἀτρέπτως, ἀμερίστως, ἀσυγχύτως, κατὰ τὴν τῶν ἁγίων πατέρων διδασκαλίαν ὡσαύτως κηρύττομεν; καὶ δύο μὲν φυσικὰ ϑελήματα οὐχ᾽ ὑπεναντία, μὴ γένοιτο, καϑὼς οἱ ἀσεβεῖς ἔφησαν αἱρετικοί, ἀλλ᾽ ἑπόμενον τὸ ἀνϑρώπινον αὐτοῦ ϑέλημα, καὶ μὴ ἀντιπίπτον ἢ ἀντιπαλαῖον, μᾶλλον μὲν οὖν καὶ ὑποτασσόμενον τῷ ϑείῳ αὐτοῦ καὶ πανσϑενεῖ ϑελήματι; ἔδει γὰρ τὸ τῆς σαρκὸς ϑέλημα κινηϑῆναι, ὑποταγῆναι δὲ τῷ ϑελήματι τῷ ϑεϊκῷ κατὰ τὸν πάνσοφον Ἀϑανάσιον.]
On lut ensuite l’adresse du concile à l’empereur. Elle reproduisait la même doctrine, et anathématisait Théodore de Pharan, Sergius, Paul, Pyrrhus, Pierre, Cyrus « et avec eux Honorius, évêque de Rome, qui les avait suivis dans leurs erreurs », de plus Macaire, Etienne et Polychronius. La vérité triomphait : Pierre avait parlé par Agathon. Celui-ci fut d’ailleurs, dans une lettre subséquente que le concile lui écrivit pour lui demander de confirmer ce qui avait été fait, reconnu pour le πρωτοϑρόνος τῆς οἰκουμενικῆς ἐκκλησίας, établi sur la pierre solide de la foi.
Le concile était achevé. L’empereur en sanctionna les décisions, et le pape Léon II qui, depuis le 17 août, avait succédé à Agathon, les accepta et les confirma. Il anathématisait lui aussi, avec les monothélites grecs, « Honorius, qui a omis de garder pure cette église apostolique par la doctrine de la tradition apostolique, mais a permis, par une trahison perfide, que l’immaculée fût souillée ».
La condamnation du VIe concile général fut le coup de mort du monothélisme. Il eut bien, de 711 à 713, un court regain de vie avec l’empereur Philippicus, élève du moine Etienne ; mais ce fut pour peu de temps. Hérésie qui avait sa racine dans le monophysisme, mais qui ne se soutenait plus dès qu’on l’en détachait, elle tomba d’elle-même quand lui manqua l’appui du pouvoir séculier. Sa chute marque, en Orient, la fin des controverses christologiquesa. Celles-ci avaient duré trois siècles environ ; et c’est par une sorte de balancement successif et régulier que l’Église avait maintenu, entre les excès qui s’étaient fait jour, l’unité personnelle, mais aussi le caractère intégral de la nature humaine de Jésus-Christ. Si le cinquième concile général avait renforcé l’œuvre d’Éphèse, le sixième avait repris les principes de Chalcédoine, et proclamé de nouveau Jésus homme parfait et libre. Le monophysisme même purement verbal n’avait pas le dernier mot, et c’est une preuve qu’il n’était pas, autant qu’on l’a dit, l’expression authentique de la piété grecque.
a – Des idées monophysites se montrent cependant encore dans la controverse iconoclaste, mais seulement de loin et confusément.
[Les lettres d’Honorius et sa condamnation par le VIe concile général ont soulevé, comme on sait, d’ardentes controverses au sujet de l’infaillibilité des papes, et du droit de les juger qui reviendrait au concile général. Il appartient aux traités de théologie de résoudre ces questions. Mais il semble bien qu’on en ait exagéré les difficultés. La faute d’Honorius était bien plutôt une faute de conduite pratique, due au manque de perspicacité et de réflexion, qu’une erreur doctrinale proprement dite, et c’est bien surtout en l’envisageant ainsi que les papes, ses successeurs, ont approuvé contre lui la sentence du concile, v. la dissertation très objective de J. Chapman, The condemnation of pope Honorius, London, 1907.]