Et Jésus poussant un grand cri, dit : Père, entre tes mains je remets mon esprit !
Quelle nuit de fatigue et d’angoisse pour le Seigneur que celle qui précéda le jour de son supplice !
Après avoir pris son dernier repas avec ses disciples et leur avoir adressé ses dernières instructions avant sa mort, il s’était rendu avec eux dans le jardin de Gethsémané. Arrivé là, il avait dit à ses disciples : Asseyez-vous ici jusqu’à ce que j’aie prié. Puis prenant avec lui Pierre, Jacques et Jean, les mêmes qu’il avait choisis comme témoins de sa transfiguration, il avait commencé à être triste et abattu d’après Matthieu 26.37 (λυπεῖσϑαι καὶ ἀδημονεῖν), ou épouvanté et abattu d’après Marc 14.33 (ἐκϑαμβεῖσϑαι καὶ ἀδημονεῖν) et il leur avait dit lui-même : Mon âme est extrêmement triste jusqu’à la mort, demeurez ici et veillez avec moi (Matthieu 26.38 ; Marc 14.34). Et ayant été un peu plus loin tout seul, il s’était jeté la face contre terre, disant : Mon Père, s’il est possible que cette coupe passe loin de moi ! Toutefois non pas ce que je veux, mais ce que tu veux (Matthieu 26.39) ! Après être revenu vers ses disciples et les avoir trouvés endormis, il s’était éloigné de nouveau et avait prié, disant : Mon Père, si elle ne peut pas s’éloigner sans que je la boive, que ta volonté se fasse (Matthieu 26.42) ! — Revenant une seconde fois vers ses disciples et les trouvant encore endormis, il avait adressé la même prière. Sa faiblesse et son angoisse avaient été telles que, d’après Luc 22.43-44, un ange lui était apparu pour le fortifier et qu’étant en agonie (γενόμενος ἐν ἀγωνίᾳ), sa sueur était devenue comme des gouttes de sang qui tombaient à terre.
Bientôt Judas était arrivé avec une nombreuse troupe armée d’épées et de bâtons, et Jésus avait été saisi et garrotté (Jean 18.12). Il avait été conduit d’abord chez Anne, beau-père de Caïphe, et là il avait subi un premier interrogatoire et reçu un premier soufflet d’un des serviteurs d’Anne (Jean 18.13-23). Anne l’avait ensuite envoyé toujours garrotté à Caïphe (Jean 18.24), le souverain sacrificateur (Jean 18.13), et Jésus avait comparu devant le Sanhédrin (Matthieu 26.57 ; Marc 14.53). Quand la condamnation à mort eut été prononcée à la suite de la propre déclaration de Jésus qu’il était le Christ, le Fils de Dieu, il avait été l’objet d’indignes traitements de la part des sénateurs et de ceux qui le gardaient (Matthieu 26.67-68 ; Marc 14.65 ; Luc 22.63-65).
Le coq avait chanté pour la seconde fois pendant cette première séance du Sanhédrin (Jean 18.24-27 ; Marc 14.72), d’où il ressort que cette séance avait lieu en pleine nuit, dans la troisième veille appelée le chant du coq et comprise entre minuit et trois heures.
La seconde séance, où l’on avisa aux moyens d’exécuter la sentence, eut lieu au point du jour, aussitôt que le matin approcha, dit Marc 15.4, lorsque le matin fut venu, dit Matthieu 27.4, en se servant d’une expression moins précise. N’oublions pas que ce qu’on appelait alors proprement le matin (προωΐα) était la quatrième veille de la nuit, soit de trois à six heures. C’était encore le matin, lorsque les membres du Sanhédrin conduisirent Jésus à Pilate (Jean 18.28).
Après une première comparution devant Pilate, Jésus fut envoyé par le gouverneur romain chez Hérode (Luc 23.6-12), qui finit par se joindre à ses soldats pour le traiter avec mépris et le renvoya ironiquement orné d’un vêtement éclatant.
Lorsque Jésus revint vers Pilate, celui-ci s’efforça de le sauver sans se compromettre aux yeux des Juifs, en le leur faisant choisir comme le criminel qui devait être gracié à la fête de Pâques. Cette tentative n’ayant pas réussi, Pilate fit fouetter Jésus. C’était la coutume de faire fouetter ceux qui allaient être crucifiés, et la flagellation était déjà un cruel supplice. Si elle était prolongée, elle pouvait amener instantanément la mort.
Matthieu et Marc parlent de la flagellation comme ayant eu lieu immédiatement avant la crucifixion (Matthieu 27.26 ; Marc 15.15) ; Luc et Jean la représentent moins comme un préliminaire de la crucifixion que comme une dernière tentative que fit Pilate pour sauver Jésus (Luc 23.16 ; Jean 19.1,4-12) : il espérait qu’elle apaiserait la fureur du peuple.
Ce fut après avoir été fouetté que Jésus se vit en butte, dans le prétoire, aux brutales railleries des soldats romains, qu’il fut couronné d’épines, revêtu d’un manteau de pourpre, qu’on lui mit entre les mains un sceptre de roseau et qu’il fut souffleté, conspué (Matthieu 27.27-30 ; Marc 15.16-19 ; Jean 19.2-3).
Jésus fut conduit à Golgotha, portant lui-même sa croix (Jean 19.17), suivant l’usage. Mais il paraît qu’épuisé par toutes les souffrances qu’il avait déjà endurées, il succombait sous le fardeau, car durant le trajet, on obligea un nommé Simon, qui revenait des champs, à rebrousser chemin et à se charger de la croix (Matthieu 27.32 ; Marc 15.21 ; Luc 23.26).
Il semble impossible de déterminer avec précision l’heure où Jésus fut crucifié. D’un côté, Marc 15.25 dit que c’était alors la troisième heure, c’est-à-dire neuf heures du matin, selon notre manière décompter les heures à partir de minuit et non du lever du soleil. De l’autre, Jean 19.4 rapporte que Pilate était assis sur son tribunal et allait définitivement livrer Jésus à la mort, lorsqu’il était environ la sixième heure, c’est-à-dire midi. Tholuck, Ewald et d’autres résolvent la difficulté en supposant que Jean comptait les heures comme nous, mais, jusqu’ici du moins, cette hypothèse ne se présente point à nous comme suffisamment fondée. Saint Augustin, qui certes savait bien comment les Romains comptaient les heures, n’en dit pas un mot dans la longue explication qu’il donne sur les deux passages (De consensu Evangelistarum, 3.13). D’ailleurs, en admettant que la sentence fut prononcée environ à six heures du matin, n’arriverait-on pas à une heure trop matinale, si l’on tient compte de tout ce qui a dû se passer entre la première comparution devant Pilate et le départ pour Golgotha ?
Il nous semble préférable de rappeler que les anciens ne pouvaient pas être si exacts que nous dans la détermination de leurs heures et qu’ils divisaient ordinairement le jour comme la nuit en quatre parties de trois heures chacune : aussi n’est-il guère parlé dans le Nouveau Testament que de la troisième, de la sixième et de la neuvième heure. Nous pouvons donc interpréter la donnée de Marc dans ce sens que Jésus fut crucifié après la troisième heure, entre la troisième et la sixième (c’est-à-dire entre neuf heures et midi), et l’indication de Jean comme signifiant que Jésus fut condamné par Pilate vers la sixième heure, plus près de la sixième que de la troisième (c’est-à-dire plus près de midi que de neuf heures), de telle sorte que rien dans les deux passages n’empêcherait d’admettre que Jésus ait été crucifié vers onze heures ou onze heures et demie, d’après notre manière de compter.
Telle est aussi l’opinion de Lange, Riggenbach, Godet, de Pressensé. Lange et Godet insistent en outre sur le rapport étroit que Matthieu et Marc établissent entre la flagellation et la crucifixion ; ils pensent que l’heure indiquée par Marc était proprement celle de la flagellation, et il est positif que l’heure mentionnée par Jean suivit ce premier supplice.
Matthieu, Marc et Luc rapportent unanimement que tandis que Jésus était sur la croix, de la sixième heure à la neuvième (de midi à trois heures), il y eut des ténèbres sur tout le pays (Matthieu 27.45 ; Marc 15.33 ; Luc 23.44). Matthieu et Marc se servent d’une expression qui signifie proprement : sur toute la terre, mais qui peut avoir le sens que nous lui avons donné.
D’après Matthieu et Marc, vers la neuvième heure, Jésus fit entendre un grand cri, disant : Eloï, Eloï, lama sabachtani ! (Matthieu 27.46 ; Marc 15.34) Les mêmes Évangélistes racontent qu’après cette douloureuse exclamation, un des assistants approcha de la bouche de Jésus une éponge remplie de vinaigre et attachée à un roseau. Jean fait précéder cette action charitable d’une cinquième parole prononcée par Jésus : J’ai soif ! Puis il raconte que lorsque Jésus eut rafraîchi ses lèvres par ce breuvage des soldats, il dit : C’est accompli ! et qu’ayant penché la tête, il rendit l’esprit (Jean 19.28-30).
Matthieu et Marc rapportent que Jésus, après ce breuvage, jeta un grand cri et expira. Luc mentionne aussi ce cri suprême et il y rattache une dernière parole de Jésus : Père, entre tes mains je remets mon esprit ! (Luc 23.46)
Et voici, le rideau du sanctuaire fut déchiré en deux, de haut en bas, et la terre fut ébranlée et les rochers furent fendus et les sépulcres s’ouvrirent et plusieurs corps des saints qui étaient morts, furent ressuscités, et étant sortis de leurs sépulcres, après sa résurrection, ils entrèrent dans la ville sainte et apparurent à plusieurs (Matthieu 27.51-53).
Marc et Luc parlent aussi de ce déchirement de l’épais rideau qui dans le temple de Jérusalem séparait le lieu saint du lieu très saint (Luc, déjà après avoir mentionné les ténèbres qui survinrent de la sixième à la neuvième heure).
Matthieu, Marc et Luc rapportent ensuite que le centenier qui gardait les trois crucifiés rendit alors ouvertement témoignage à l’innocence et même à la divinité de Jésus. Matthieu 27.54 : Mais le centenier et ceux qui gardaient Jésus avec lui, ayant vu le tremblement et ce qui était arrivé, furent très effrayés, disant : Vraiment, celui-ci était Fils de Dieu ! — Marc 15.39 : Et le centenier, qui se tenait en face de lui, ayant vu qu’il était ainsi expiré en criant (ou : expiré en criant ainsi), dit : Vraiment cet homme était Fils de Dieu ! — Luc 23.47 : Mais le centenier, voyant ce qui était arrivé, glorifia Dieu, disant : Réellement cet homme était juste !
Luc seul ajoute que les foules qui étaient venues là pour contempler le sanglant spectacle, ayant vu ce qui était arrivé, s’en retournèrent en se frappant la poitrine.
Nous apprenons par Jean 19.25 que pendant que les soldats se partageaient les vêtements de Jésus et que celui-ci respirait encore, sa mère et la sœur de sa mère : Marie, femme de Cléopas, et Marie-Madeleine et avec elles le disciple que Jésus aimait, se tenaient près de la croix. Lorsque Jésus eut dit à Marie : Femme, voilà ton fils ! et au disciple : Voilà ta mère ! l’Évangéliste semble indiquer que le disciple l’emmena aussitôt chez lui (Jean 19.27). Nous retrouvons plus tard à une certaine distance de la croix Marie-Madeleine et d’autres pieuses femmes. Après avoir parlé du témoignage rendu par le centenier, Matthieu continue en disant : Or il y avait là, regardant de loin, plusieurs femmes, qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée, en le servant. Parmi elles se trouvaient Marie-Madeleine et Marie, mère de Jacques et de Joses, et la mère des fils de Zébédée (Matthieu 27.55-56) — Marc dit de même, sauf qu’il caractérise la seconde de ces Marie comme étant la mère de Jacques le petit (ou le mineur), et qu’il désigne simplement par son nom de Salomé, la mère des fils de Zébédée. Luc désigne ici de la manière la plus vague ces pieuses femmes, mais il les représente comme n’étant pas seules : Tandis que les foules retournaient à Jérusalem en se frappant la poitrine, dit-il, tous ceux de sa connaissance, ainsi que les femmes qui l’avaient accompagné depuis la Galilée, se tenaient là pour voir ces choses (Luc 23.49).
Si Jean avait quitté un moment Golgotha pour emmener chez lui celle qu’il devait désormais regarder comme sa mère, il ne tarda pas à y revenir, car voici ce qu’il raconte dans son Évangile (Jean 19.31-37) :
Les Juifs donc (parce que c’était la préparation), afin que les corps ne demeurassent pas sur la croix pendant le sabbat (car c’était un grand jour que le jour de ce sabbat), demandèrent à Pilate qu’on leur rompît les jambes et qu’on les enlevât. Les soldats vinrent donc et rompirent les jambes du premier et celles de l’autre, qui avait été crucifié avec lui ; mais en venant à Jésus, comme ils virent qu’il était déjà mort, ils ne lui rompirent pas les jambes, mais un des soldats lui perça le flanc avec une lance, et il en sortit aussitôt du sang et de l’eau. Et celui qui l’a vu en rend témoignage, et son témoignage est véritable, et il sait qu’il dit vrai, afin que vous croyiez, car cela arriva afin que l’Écriture fût accomplie : Aucun de ses os ne sera brisé, et une autre Écriture dit encore : Ils verront celui qu’ils ont transpercé.
Après que le corps de Jésus eut été ainsi percé d’un coup de lance, Joseph d’Arimathée, membre considéré du Sanhédrin et disciple secret de Jésus, vint vers Pilate ; il lui demanda et il obtint la permission d’enlever le corps de Jésus, ainsi que le racontent à la fois les quatre Évangélistes. Marc seul transmet le détail suivant : Pilate s’étonna qu’il fût déjà mort et, ayant appelé le centurion, il lui demanda s’il était déjà mort, et l’ayant appris du centurion, il fit don du corps à Joseph (Marc 15.44-45).
Avant de passer aux renseignements fournis par les Évangiles sur la sépulture que reçut le Seigneur, il faudrait peut-être insister sur les preuves qui établissent que Jésus était bien mort lorsqu’il fut enseveli. Nous ne le ferons point cependant pour ne pas allonger, et nous y sommes d’autant plus autorisé que si l’ancienne école rationaliste de Paulus cherchait à montrer que la mort de Jésus avait été purement apparente, qu’il n’y avait eu qu’une simple léthargie, cette thèse a été dès lors complètement abandonnée. Qu’il nous suffise donc de rappeler qu’on en trouve de solides réfutations dans Winer, Bibl. Real-Wœrterb., Art. Jesus ; Neander, Leben Jesu, et la traduction de cet ouvrage par M. Goy ; Hase, Leben Jesu, 5e édit.
Indiquons encore, en terminant ce chapitre, une explication physiologique de la mort de Jésus qui aiderait à comprendre la promptitude de cette mort et plusieurs des détails transmis par les Évangiles, en particulier le grand cri qui précéda le dernier soupir, ainsi que l’eau et le sang qui s’échappèrent du flanc percé. D’après cette explication, Jésus serait mort subitement d’une rupture du cœur. Cette opinion fut émise en 1847 par un médecin anglais, le Dr Stroudt, « après vingt-cinq ans de réflexions et d’études, » dit-ila. Elle a été reproduite dans l’ouvrage de Hanna sur Le dernier jour de la Passion, ouvrage qui a été accueilli avec empressement en Ecosse et en Angleterre et qui a été traduit dans notre langue en 1865. Il renferme plusieurs lettres de médecins écossais distingués qui se déclarent du même avis que le Dr Stroudt. Stroudt rattache cette rupture du cœur, qui amena selon lui la mort du Seigneur, aux violentes émotions qu’il venait de ressentir et qu’avaient déjà manifestées à un si haut degré les angoisses de Gethsémané ; nous aimons à y voir aussi un effet de la libre volonté du Seigneur. N’avait-il pas dit à l’avance : Mon Père m’aime, parce que je donne ma vie, afin de la reprendre. Personne ne me l’ôte, mais moi je la donne de moi-même. J’ai le pouvoir de la donner et j’ai le pouvoir de la reprendre. J’ai reçu cet ordre de mon Père (Jean 10.17-18) ? Et au moment même où il allait rendre le dernier soupir, ne s’était-il pas écrié : C’est accompli (Jean 19.30) ? L’œuvre de ses souffrances étant terminée, il pouvait quitter lui-même cette vie et en la quittant, accomplir encore la volonté de son Père. Sa mort ainsi comprise apporte une nouvelle confirmation de la vérité de ces belles paroles de Bunsen : « Ce n’est pas une souffrance imposée que nous avons à contempler ici, mais surtout une action, une action difficile et pleine de souffrances, mais accomplie aussi avec une élévation et une dignité divines. Le plus grand acte qui ait été accompli dans l’histoire du monde, provint de la plus complète et de la plus pure soumission de la volonté personnelle à la volonté de Dieu, mais il manifesta en même temps la plus haute énergie de l’esprit et le degré le plus élevé de la force morale de l’âme. »
a – William Stroudt, A treatise on the physical cause of the death of Christ, London.