Importance de la question. — Vues providentielles spéciales. — Dieu abandonne les hommes à leur endurcissement volontaire. — Explication insuffisante.
Causation
La Bible ne distingue pas entre la Cause première et les causes secondes. — Principe d’interprétation en parfaite analogie avec l’emploi du verbe actif dans l’Ecriture. — Les auteurs sacrés rapportent le même fait tantôt à la causalité humaine, tantôt à la causalité divine, parce qu’il s’y trouve à la fois une action de Dieu et une action de l’homme, la Providence et la liberté. — D’après l’enseignement biblique le mal ne saurait venir du Saint des Saints et du seul Bon.
Le dogme de la Providence établi dans sa généralité, nous aurions à examiner bien des questions théologiques qui s’y rattachent. Nous nous bornerons à quelques observations sur une de celles qui intéressent la religion et la foi aussi bien que la science et que nous ne pouvons reléguer, comme les autres, parmi les spéculations qu’il est loisible d’abandonner ou de négliger. On s’est demandé si Dieu concourt dans les mauvaises œuvres de la même manière que dans les bonnes ?
On a distingué trois faits dans la Providence divine : la prescience (προγνωσις), le décret (προδεσινς), l’exécution (διοίκησις). Dans la προδεσις on distingue encore la permission et la détermination, distinction fondamentale pour les uns, et absolument vaine pour les autres (Calvin). — Dans la διοίκησις on distingue aussi deux actes : la conservation et le gouvernement. Par le premier, Dieu maintient la matière et la forme du monde, les causes secondes et les lois générales ; par le second, il dirige tout ce qui arrive conformément au but final qu’il s’est proposé en créant.
On a dit que cette dernière distinction n’a de réalité que dans notre esprit, et que Dieu conserve et gouverne par un seul acte de sa volonté toute-puissante. — C’est possible ; mais quoi qu’il en soit, nous divisons cet acte, d’abord parce qu’il se rapporte à deux objets différents, au moins pour nous, car nous pouvons concevoir la conservation sans le gouvernement ; ensuite à cause des limites de notre intelligence, qui a besoin d’étudier à part chaque face d’une même chose, chaque partie d’un même tout.
Quelques théologiens et quelques philosophes voient dans la distinction de la conservation et de la création un effet de la faiblesse de l’esprit humain, une tendance anthropomorphique, une conséquence du préjugé qui place la formation du monde et les autres actes divins dans le temps. — Nous répondrons encore : cette distinction est naturelle ; et quand elle ne serait pas fondée au point de vue objectif, il suffit pour la retenir qu’elle le soit au point de vue subjectif. Notre science de Dieu de ses perfections et de ses œuvres est nécessairement analogique…
D’autres personnes font, relativement à la Providence, les mêmes raisonnements que les théologiens et les philosophes susmentionnés relativement à la conservation du monde ; ils veulent identifier aussi l’acte providentiel et l’acte créateur. Pour eux création, conservation, Providence sont des termes à peu près synonymes et s’appliquent à un seul et même fait divin… — Pour nous, qui nous en tenons humblement aux simples données de la raison commune et de l’enseignement scripturaire, création, conservation, gouvernement sont des faits distincts, ou, si l’on veut, des faces distinctes du même fait.
Les anciens théologiens distinguaient encore la conservation et le gouvernement du concours. Ils nommaient concours une influence divine plus intime sur les mouvements et les actes des êtres, surtout des êtres libres et de l’homme en particulier. Là dessus ils établissaient des distinctions et élevaient des questions sans nombre : ils divisaient le concours en concomitant et déterminant, naturel et surnaturel, médiat et immédiat, etc., etc.
Cette question est d’autant plus grave que dans beaucoup de passages le mal paraît attribué directement à Dieu. Je doute qu’une question de cette nature s’élève d’elle-même chez les personnes qui lisent l’Ecriture sans influence étrangère ni préoccupation dogmatique, qui la méditent non pour satisfaire une curiosité vaine, mais simplement pour nourrir leur foi et leur piété ; tant la Bible enseigne et fait entendre partout que le péché ne saurait en aucun sens venir réellement de Dieu. Mais enfin la question est là ; elle est devenue vulgaire, et nous ne saurions passer sous silence les passages auxquels elle s’est greffée. Les voicia :
a – Cette étude critique a paru, en grande partie, dans la Revue théologique de Montauban : IIe année, p. 321 et suiv. (Edit.).
Genèse 50.20 ; Exode 7.13 ; 9.12 ; 10.1, 20, 27 ; 14.8 ; Deutéronome 2.30 ; Josué 11.20 ; 2 Samuel 12.11 ; 16.10 ; 24.1 ; 1 Rois 11.23 ; 12.15 ; 22.20-23 ; 2 Rois.24.2 ; Psaumes 81.12 ; 105.25 ; Proverbes 16.4 ; Ésaïe 6.10 ; 63.17 ; Ézéchiel 14.9 ; Marc 4.12 ; Jean 12.40 ; Romains 1.24, 26, 28 ; 9.18 ; 11.7-8 ; 2 Thessaloniciens 2.11 ; 1 Pierre 2.8.
Si ces passages étonnent la raison, ils blessent et scandalisent beaucoup de cœurs : c’est ce qui en fait surtout la gravité et ce qui en rend l’examen plus nécessaire.
Nous n’exposerons pas ici les différentes interprétations qu’on en a données, les spéculations dont ils ont été l’occasion ou le prétexte, les applications souvent étranges qu’on en a faites, les conséquences qu’on en a voulu tirer en faveur de certains systèmes. Ce travail ne serait pas sans intérêt, mais il aurait peu d’utilité réelle. Nous préférons nous borner à une étude directe de ces passages qui ont été tant tourmentés et qui ont tant tourmenté eux-mêmes.
Disons d’avance qu’on ne saurait prétendre à dissiper toutes les ténèbres qui les recouvrent, toutes les difficultés qu’élèvent à leur sujet l’intelligence et la curiosité humaine ; ils touchent à des questions insolubles sous beaucoup de rapports :l’existence du mal, l’action de Dieu sur les êtres moraux, le rapport de la Providence et de la grâce avec la liberté et la responsabilité de l’homme, etc. Mais si nous restons, avec le respect de la foi, dans les limites de la sagesse et de l’humilité, sans vouloir pénétrer au-delà de ce qu’il nous importe réellement de connaître, nous obtiendrons, par une étude attentive du texte, les lumières dont nous avons vraiment besoin ; nous verrons disparaître tout ce qui pouvait alarmer la religion, inquiéter la conscience ou troubler l’âme, en paraissant porter atteinte à la notion naturelle et biblique de Dieu.
Peut-être est-ce un tort de réunir ces déclarations en une seule masse, sans ordre et sans choix, de les détacher de l’ensemble de circonstances dont le contexte les environne, de les enlever du milieu qui les éclaire et les détermine. Car d’abord leur impression est tout autre quand on les considère ainsi en bloc, que quand on les rencontre çà et là enchassés en quelque sorte dans la série des révélations bibliques ; ensuite ces textes sont de différente nature et ils doivent souvent s’expliquer par des principes différents.
Il y en a qui tiennent à des vues providentielles toutes spéciales, par exemple Genèse 50.20 : Ce que vous aviez pensé en mal contre moi, Dieu l’a pensé en bien comme vous le voyez maintenant, pour conserver un grand peuple. Nous avons là une dispensation extraordinaire, d’où par conséquent nous ne saurions déduire avec certitude le principe général des voies divines envers nous. De plus il n’est point dit que Dieu eût inspiré en aucune sorte aux frères de Joseph leur projet criminel ; tout ce qui est affirmé, c’est la doctrine scripturaire que le Seigneur tire le bien du mal par sa sagesse. Ce texte n’appartient donc pas à notre sujet. Loin de là, nous pouvons y constater au contraire la pleine liberté de la pensée ou de l’action de l’homme, à côté de la pensée ou de l’action de Dieu. C’est d’eux-mêmes que les fils de Jacob forment leur dessein : l’intention et l’exécution, la volonté et l’acte leur appartiennent ; Dieu n’intervient que dans les résultats.
D’autres textes tiennent à l’économie particulière sous laquelle se trouvait le peuple d’Israël et qui, étant essentiellement miraculeuse, ne peut nous donner la marche ordinaire des choses humaines, la loi commune de la Providence. Ils semblent porter sur des faits extra-naturels à bien des égards et par cela même exceptionnels. Dans cette catégorie se rangent Deutéronome 2.30 ; Josué 11.20 ; 1 Rois.11.23 ; 12.15 ; 2 Rois 24.2, ainsi que les innombrables passages des livres historiques et prophétiques où Dieu est représenté comme opérant immédiatement soit les délivrances des Israélites, soit les revers qu’ils éprouvent, comme amenant lui-même leurs ennemis, leur inspirant le dessein de monter contre son peuple, et dirigeant leurs résolutions et leurs voies pour réaliser ses menaces. Du reste les faits dont il est là question sont de l’ordre politique, plutôt que de l’ordre moral ; ils ne nous intéressent guère, pour la plupart, que comme témoignage de l’action de Dieu sur l’homme, action généralement reconnue et par la théologie chrétienne et par la théologie naturelle elle-même. Nous verrons d’ailleurs que les faits de cette classe peuvent rentrer avec tous les autres dans un même principe général d’interprétation.
On aura remarqué, sans doute, que dans la grande majorité des textes qui touchent à la moralité proprement dite, si ce n’est dans tous, il se trouve explicitement ou implicitement une menace, une peine, un jugement de Dieu. Dès lors l’explication qui s’offre d’elle-même et à laquelle bien des personnes s’arrêtent, est celle-ci : lorsque les hommes résistent obstinément aux lumières et aux grâces qui leur ont été accordées, Dieu, par une dispensation terrible mais juste, les laisse dans leur aveuglement et dans leur endurcissement, il les abandonne à la malice de leur cœur, il leur retire cette assistance intérieure, vrai principe de la vie spirituelle, sans laquelle la créature morale n’a plus de goût pour la vérité ni pour la sainteté, et s’enfonce de plus en plus dans l’erreur et dans le mal. Mais, souverain Maître du monde, tout en livrant les pécheurs à leur sens dépravé, il les tient toujours sous sa main et les fait servir à l’accomplissement de ses desseins éternels. A ce point de vue, ces passages ne renferment plus rien qui heurte la doctrine générale de l’Ecriture relativement à Dieu et à ses rapports avec nous, rien qui choque la raison, blesse le sens moral et inquiète la religion ou la foi. Celui qui résiste au Saint-Esprit, celui qui le contriste par ses oppositions et ses désobéissances, finit par l’éteindre en lui. Ainsi, privé par sa propre faute de la lumière et de la force d’En-haut, il tombe dans les ténèbres et dans les liens de la corruption, par un progrès continu, en sens inverse de celui qui reporte les fidèles vers la glorieuse liberté des enfants de Dieu. C’est une loi du monde moral, que donne déjà la conscience, que proclame l’expérience individuelle et générale et que nous trouvons partout dans la Bible ; car elle n’est au fond qu’une des manifestations ou des applications de la grande loi de l’épreuve : On donnera à celui qui a déjà et il aura encore davantage, mais pour celui qui n’a pas, cela même qu’il a lui sera été (Matthieu 13.12). La terre, souvent abreuvée par la pluie, qui ne produit que des épines et des chardons, est abandonnée et près d’être maudite (Hébreux 6.4-8 ; 10.26).
Olshausen (à propos d’Ésaïe 6.10, cité dans saint Jean 12.42) s’exprime ainsi : « Ces passages ne sont point isolés dans les Ecritures. Bien au contraire, nous voyons partout que l’aveuglement — et un aveuglement voulu de Dieu, — est la malédiction du péché ; que le péché croît et se développe jusqu’à ce que tout tact pour le bien se perde dans l’âme ; et qu’ainsi d’après la loi inviolable de la justice, les plus magnifiques manifestations divines se changent en condamnation, pour qui persévère dans le mal. Cette effrayante idée court à travers toute la Bible et y fait retentir ses redoutables menaces, tandis qu’à côté souffle le vent doux et paisible de l’Evangile de la rédemption. Ce sont deux séries parallèles, dont l’une aboutit à la vie éternelle, l’autre à la mort spirituelle… Mais de ce que Dieu punit le péché par l’aveuglement, il n’en résulte nullement qu’il ait prédestiné les hommes au péché… La triste prérogative de la créature est de pouvoir pécher, de créer le péché. Mais une fois le péché là, il faut qu’il croisse ; et même il ne peut être guéri que s’il porte ses fruits. Car c’est quand il arrive à sa maturité que l’homme s’en effraie, apprend à le connaître, se repent et saisit le salut que Dieu lui offre dans sa grâce. Mais si le pécheur résiste à la grâce, c’est sa prérogative de devenir essentiellement insensible à la vérité, et de ne plus pouvoir, quand il lui plaît, revenir au bien ; lorsque Dieu punit l’aveuglement par l’aveuglement, le péché par le péché, il ne fait que suivre les lois de sa justice. »
Cette doctrine est la clef d’un grand nombre de nos textes. Il est dit, par exemple Psaumes 81.12, que Dieu avait abandonné les Israélites à la dureté de leurs cœurs ; mais les versets 12 et 13 nous en montrent la raison dans l’indocilité volontaire de ce peuple. Si les gentils sont livrés à leurs convoitises, c’est en punition de leurs erreurs, et ces erreurs elles-mêmes ont leur première origine dans la négligence des lumières et des ressources qu’ils possédaient ; c’est pour cela qu’ils sont inexcusables (Romains 1.19-32). Si Israël a été endurci (Romains 11.7-8), c’est à cause de son incrédulité (Romains 9.30-33 ; 10.3 ; 11.20). Ce principe embrasse dans ses applications un grand nombre de nos passages ; chacun peut aisément le vérifier.
Il faut pourtant reconnaître que la solution qu’il fournit n’est pas complète. Le mal n’est pas toujours rapporté à Dieu négativement, indirectement, comme le suppose ce principe d’interprétation ; il l’est dans bien des cas positivement, directement. Il n’est pas dit que Dieu le permet, qu’il ne l’empêche pas, ou qu’il l’occasionne simplement par le retrait de sa grâce ; il est dit qu’il l’opère. Il endurcit le cœur de Pharaon (Exode 7.13 ; 9.12 ; 10.1, 20, 27 ; 14.8). Il endurcit qui il veut, de même qu’il fait miséricorde à qui il veut (Romains 9.18). Il donne un esprit d’étourdissement, des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne point entendre (Romains 11.7-8 ; Ésaïe 6.10 ; Jean 12.40). Il séduit les prophètes et le peuple (1 Rois 22.21 ; Ézéchiel 14.9 ; Jérémie 4.10 ; 20.7) ; il envoie une efficace d’erreur, en sorte qu’on croit au mensonge (2 Thessaloniciens 2.11) ; il dit à Simhi : maudis David (1 Samuel 12.11 ; 16.10) ; il fait le méchant pour le jour de la calamité (Proverbes 16.4) ; il fait séduire Achab (1 Rois 22.22) ; il fait égarer les Israélites (Ésaïe 63.17), etc., etc.
Le principe proposé est donc insuffisant, car il laisse inexpliqué ce langage des Ecritures. La difficulté a reculé, si l’on veut, elle a perdu une partie de sa gravité, mais elle persiste encore.
Il nous semble qu’elle se lève (autant du moins que nous pouvons l’attendre en sondant ces profondeurs de Dieu) par la terminologie ou la théorie biblique de la causation.
Nous avons eu déjà occasion d’indiquer les caractères généraux du style de l’Ecriture, style populaire à un si haut degré, et de montrer combien il importe de s’en souvenir en exégèse. Nous avons vu qu’en mille circonstances on tomberait dans les plus graves méprises, si l’on voulait partout prendre la Bible au pied de la lettre et y chercher cette précision rigoureuse de pensée et d’expression à laquelle nous sommes accoutumés aujourd’hui. Nous avons cité, entre autres erreurs nées de cette cause, l’anthropomorphisme qui s’est souvent produit chez les Juifs et chez les chrétiens, et qui, avec la méthode littéraliste, a pour lui des passages si nombreux, si forts, si décisifs. S’il n’y a pas identité parfaite entre ce cas et celui dont nous nous occupons, il y a du moins une grande analogie. Dans l’un il s’agit de la nature divine, dans l’autre de l’action divine ; dans l’un, de ce que Dieu est, dans l’autre, de ce qu’il fait ; là il se trouve des expressions en opposition avec une doctrine formelle (spiritualité, invisibilité de Dieu, impossibilité de le représenter par rien) ; ici il existe aussi, parallèlement aux déclarations qui semblent faire Dieu auteur du mal, un dogme contraire (Que personne ne dise quand… car Dieu ne tente personne). (Jacques 1.13-17 ; Matthieu 13.25-27), dogme fréquemment proclamé et partout impliqué. Comment procède-t-on à l’égard du premier fait ? on explique le langage des Ecritures par leur esprit ou leur enseignement catégorique, on explique la forme par le fond. Il est évident que cette règle peut s’appliquer aussi au second fait. Dès lors les expressions qui nous occupent peuvent n’avoir pas la signification et la portée qu’on leur supposerait à première vue.
Si cet exemple ne lève pas directement la difficulté, il l’éclaire cependant et en fait entrevoir la solution possible. Il prouve qu’on ne saurait, sans autre étude, s’appuyer avec confiance sur l’interprétation littérale qui peut décidément n’être pas fondée ici, puisqu’elle ne l’est pas ailleurs.
La théorie biblique de la causation, examinée avec quelque soin, changera la possibilité en certitude ; d’autant plus qu’elle n’est qu’une application à notre sujet spécial de la forme générale d’enseignement et de langage que nous venons de signaler. La théorie est indéterminée comme l’est le langage et l’indétermination de l’une tient à l’indétermination de l’autre.
Le fait de la causation, quel qu’en soit le degré ou le mode, est généralement exprimé de la même manière dans l’Ecriture. Nous sommes accoutumés aujourd’hui à établir une différence essentielle entre la cause première et la cause seconde ou instrumentale, entre la cause efficiente et la cause occasionnelle ; nous distinguons entre permettre, vouloir et faire : laisser accomplir un acte, ne point l’empêcher ou le prévenir, ne pas ôter les moyens de l’exécuter, ce n’est pas pour nous le produire. Mais la Bible, étrangère à nos habitudes intellectuelles, à nos distinctions et à nos définitions métaphysiques, ne recherche pas cette rigoureuse exactitude de pensée et d’expression à laquelle nous tenons tant aujourd’hui : tandis que nos langues actuelles, filles de l’entendement et organes de la science, s’attachent pardessus tout à la vérité abstraite et logique ; la langue de la Bible, fille du sentiment et de l’imagination, organe de la foi, comme toutes les langues primitives, s’attache de préférence à la vérité vivante ; elle s’adresse au cœur autant qu’à l’intelligence ; ce qui la caractérise, c’est moins la précision que la majesté et l’énergie. La notion de cause en particulier n’est pas analysée dans les Livres saints comme elle l’est parmi nous : elle ne s’y présente, si je puis ainsi dire, que sous forme concrète ; les ordres, les degrés, les modes divers de causation, que nous sommes si soigneux de séparer, s’y trouvent confondus au moins quant au langage ; l’action divine, quelle qu’en soit la nature ou l’étendue, de quelque manière qu’elle intervienne, y est décrite avec les mêmes expressions et les mêmes images.
Ce caractère général de renseignement et du style biblique est ici d’une haute importance ; il nous paraît fournir une solution simple et naturelle de la difficulté qui nous occupe et être la véritable clef des passages que nous discutons. Efforçons-nous de le bien constater dans quelques-unes de ses applications principales.
Plaçons-nous d’abord dans le monde matériel et social, où nos recherches seront moins influencées parues préoccupations ou des préventions dogmatiques.
Les phénomènes de l’univers matériel sont le produit immédiat des lois physiques, des forces naturelles, des causes secondes. Personne, je pense, ne le contesterait aujourd’hui. Sans doute ces forces, ces causes agissent sous la direction souveraine de Celui qui conserve et gouverne tout, après avoir tout créé ; mais elles agissent pourtant, nous connaissons leurs opérations, nous calculons leurs effets, nous nous les approprions d’avance ; leur action est si positive et si sensible qu’elle absorbe souvent l’attention, dérobe la Providence et empêche de s’élever à Dieu. Les hommes de nos jours sont tellement frappés de ce merveilleux enchaînement de causes et d’effets, de cette constance, de cette harmonie universelle, qu’ils s’y arrêtent sans remonter à la main d’où partent l’ordre et la vie ; ils semblent, faute de foi, considérer cet ordre admirable comme une sorte de déroulement mécanique et nécessaire ; ou s’ils conservent l’idée de la Providence, s’ils en prononcent encore le nom, ils la font tellement générale qu’elle n’est plus elle-même que le jeu des forces naturelles.
Ouvrons la Bible, et nous y verrons un procédé, un principe, un langage tout différents. La marche de l’univers, l’ordre général des choses, s’y montrent sous un tout autre aspect. Ici les causes secondes, les forces et les lois de la nature, loin de rester sur le premier plan, disparaissent en quelque sorte ; Dieu seul opère, les intermédiaires dont il se sert s’oublient et s’effacent, tout est de lui, par lui et pour lui. il accomplit tout directement et immédiatement. Il dit à la neige : sois sur la terre, il le dit aussi aux ondées de la pluie. Le Dieu fort par son souffle donne la glace, et les eaux qui se répandaient sont resserrées ; il épuise les nuées à force d’arroser, il écarte les nuées par sa lumière, et elles font plusieurs tours selon ses desseins pour faire tout ce qu’il leur a commandé sur la face de la terre (Job 37.6, 10-13 ; Psaumes 147.8,16). L’Eternel tonna des cieux, le Souverain jeta sa voix avec de la grêle et des charbons de feu (Psaumes 18.13 ; 29.3). Il conduit les fontaines par les vallées, il fait sortir le pain de la terre, il amène les ténèbres et la nuit vient, toutes les créatures reçoivent de sa main leur nourriture, elles s’animent ou défaillent selon qu’il leur donne ou leur retire son souffle (Psaumes 104 et 107). Il nourrit les oiseaux des cieux et revêt les lys des champs (Matthieu 6.26-30). Inutile de multiplier les citations. Il n’est pas de lecteur tant soit peu attentif de la Bible, qui n’ait remarqué ce caractère, cette forme de son langage, surtout dans l’Ancien Testament. La Bible franchit, pour ainsi parler, les causes secondes, afin que l’action et la volonté de Dieu soient seules manifestées, contemplées et magnifiées. Elle élève ce que le monde abaisse ou oublie, et elle néglige ce que le monde place en première ligne. Les lois et les forces naturelles, auxquelles s’arrête le monde, paraissent à peine, et la Providence, dont le monde tient si peu de compte, se montre presque seule. Les causes secondes, volontaires ou involontaires, animées ou inanimées, semblent rentrer dans la Cause première, elles s’y fondent et s’y perdent ; ce qu’elles font, c’est elle qui le fait ; le miracle ne se distingue plus du phénomène, l’intervention surnaturelle de l’intervention naturelle ; ce qui dérive des lois générales de la création est de Dieu comme ce qui part immédiatement de sa main ; il est dit qu’il opère tout, par cela seul que tout demeure sous sa dépendance et sous son contrôle. Manifestation sensible de ce que nous avons nommé la théorie scripturaire de la causation.
Même principe et même langage pour le monde politique que pour le monde physique — et je ne crains pas de ramener ici une comparaison déjà faite et des exemples déjà donnés. — Lisez dans l’histoire générale, celle des peuples et des rois favorables ou défavorables aux Israélites, celle des Assyriens ou des Perses, celles de Nébucadnetsar ou de Cyrus ; vous voyez là le sort d’Israël et de Juda s’unissant au sort des autres nations, s’enchaînant dans la marche commune des idées et des choses, dépendant des évènements qui se développent, des chances de la guerre, des desseins de l’ambition ; les destinées du peuple de Dieu se mêlent et se croisent de mille manières avec les destinées des peuples voisins ; elles en suivent la loi, se déroulent concurremment et n’occupent même qu’une place très secondaire. Nébucadnetsar qui détruit Jérusalem, Cyrus qui la relève, agissent envers cette ville comme envers une foule d’autres, ils exécutent librement leurs projets, ils ne consultent que leurs intérêts et leurs plans. — Lisez la Bible, et tout prend une autre face, tout se fait par l’intervention directe et immédiate du Seigneur ; ces rois, ces peuples ne sont que les agents dont il se sert, que les instruments de sa justice ou de sa miséricorde, ils ne veulent et n’exécutent que ce qu’il veut, ils ne se meuvent que dans la direction qu’il leur imprime ; Cyrus, Nébucadnetsar sont les serviteurs de l’Eternel aussi bien que les Israélites et les prophètes ; rien n’est d’eux, tout est de lui (Jérémie 27.4-8 ; Ézéchiel 30.24-25) ; la série des causes secondes, les calculs de la politique, la marche naturelle des événements, la libre activité des hommes, les plans qu’ils forment, les motifs qui les déterminent, tout cela s’efface, il ne reste que le conseil et la main de Dieu (Jérémie 25.9 ; Ésaïe 44.27-28 ; 45.1-3 ; 2 Chroniques 26.15-22).
A l’inverse des historiens ordinaires, qui méconnaissent ou négligent la Providence, les écrivains sacrés la font apparaître seule ; ils ne voient et ne montrent qu’elle dans les mouvements des nations, les desseins et les actes des princes. Mais ces mouvements, ces desseins, ces actes qu’une puissance supérieure domine et règle, n’en ont pas moins leurs causes et leurs lois naturelles ; ces peuples et ces rois, quoique sous la main de Dieu, quoique accomplissant à leur insu les décrets de sa sagesse, n’en sont pas moins des êtres libres, des agents moraux, qui suivent leurs propres pensées. Les révélations de la Bible n’anéantissent pas les dépositions de l’histoire ; ce sont deux aspects des annales humaines, et il y a vérité, réalité aux deux points de vue. Sous la dépendance et la direction de la volonté divine, la volonté de l’homme conserve pleinement sa spontanéité ; à défaut d’autres preuves, nous en trouverions dans la parole même des prophètes, qui supposent constamment la liberté et la responsabilité morale, en rattachant et rapportant tout à ces décrets d’En-haut, qu’ils avaient mission de dévoiler.
Une fois la théorie scripturaire de la causation constatée dans l’ordre politique et physique, il est naturel de penser qu’elle s’étend à tout ; nous devons nous attendre à rencontrer le même principe, ou, si l’on veut, la même forme et la même loi de langage dans l’ordre religieux et moral. Dieu règne sur le monde spirituel autant que sur le monde matériel. Son action peut donc y être relevée aussi, de manière à se montrer seule, lors même que celle de l’homme est reconnue et demeure entière et pleinement libre. Dans l’esprit et au point de vue biblique, non seulement cela peut être, mais cela doit être, car le but des Ecritures est de nous manifester Dieu en toutes choses afin de nous tenir unis et soumis à lui. L’action divine paraît souvent être seule dans les bonnes œuvres ; ces actes volontaires, produits spontanés de ceux qui les font, et à cause de cela objets de louange et de récompense, sont en divers passages attribués à Dieu comme s’ils venaient immédiatement et uniquement de lui : c’est qu’ils sont les fruits de sa grâce et de son Esprit, en même temps que les effets de la volonté régénérée des justes. Si donc il y a, quant au bien, une intervention divine qui laisse absolument intacte l’activité, la liberté, la responsabilité humaine, et qui est pourtant seule indiquée par l’Ecriture en plusieurs circonstances ; si dans ces cas le fait de l’homme est représenté comme étant le fait de Dieu, par l’unique raison qu’il l’est à certains égards, l’analogie ne conduit-elle pas à penser que cette terminologie passera dans la sphère du mal, pour peu que l’intervention divine y existe en quelque manière, quoique le mal n’ait en réalité son origine que dans le libre arbitre des agents moraux ?
Or, Dieu est là en effet, car il est partout et en tout, son action y est donc aussi ; il faut l’y reconnaître malgré qu’on en ait : elle y est négative et positive ; négative, en tant qu’il retire les secours et les dons de son Esprit, ainsi que nous l’avons déjà montré ; positive, parce que tout ayant en lui la vie, le mouvement et l’être, c’est lui qui a donné aux méchants les forces et les facultés dont ils abusent, et qui les leur conserve, c’est lui qui les a placés dans les tentations et les épreuves auxquelles ils succombent, c’est lui qui les a environnés des lumières et des grâces qui ne servent qu’à les endurcir par suite de leur résistance. Aussi a-t-on dit, en métaphysique, que Dieu concourt au mal quant au matériel. De plus, par des voies insondables, Dieu emploie les méchants et leurs œuvres à l’accomplissement de ses desseins, il les fait entrer dans les plans de sa sagesse ; sous sa main, toutes choses marchent ensemble vers le but final de la création ; il a tout prévu, et en un sens tout voulu, puisqu’il l’a permis. C’est un mystère, mais c’est un fait que révèle l’Ecriture et que la raison est forcée d’admettre sous peine de tronquer la vraie notion de Dieu.
Cette action de Dieu sur le mal ne fait pas, sans doute, qu’il en soit l’auteur ; loin de là, elle le laisse tout entier à la charge de l’homme ; mais elle est suffisante pour que, d’après sa théorie de la causation, la Bible paraisse quelquefois le lui attribuer, quand elle veut exalter sa souveraineté ou sa justice, de la même manière qu’elle rapporte à son opération directe les événements politiques et les phénomènes physiques, quoique les uns soient les libres produits de la volonté de l’homme, et les autres les effets immédiats des lois et des forces de la nature. Comparez, par exemple, ce qui est dit de Cyrus Esaïe ch. 45 et ailleurs, avec ce qui est dit d’Absalon 2 Samuel 15.11-12 ; 16.21.
Ce procédé biblique jette sur notre sujet une vive lumière. Le mystère reste, sans doute, il restera toujours à quelque degré, mais il ne s’y trouve plus rien qui ne se concilie aisément avec les doctrines générales de la révélation et les données de la religion naturelle.
Le principe d’interprétation que nous proposons se légitime et se confirme par d’autres considérations, également simples et frappantes.
Ce principe est dans une analogie parfaite avec l’emploi du verbe actif dans l’Ecriture.
Nos auteurs sacrés se servent de ce verbe pour marquer simplement la volonté, le désir, le dessein, l’essai ; ils expriment l’intention par l’action. Il est dit, Exode 8.18, à l’occasion de la troisième plaie : Les magiciens firent la même chose, mais ils ne purent ; c’est-à-dire qu’ils tentèrent vainement d’imiter Moïse, aussi traduit-on généralement : ils voulurent faire la même chose, etc. Il est dit Ézéchiel 24.13 : Je t’avais nettoyée, et tu n’as pas été nettoyée, où l’on traduit aussi : j’avais voulu te nettoyer, etc.
Ils disent faire une chose pour déclarer qu’elle est, ou annoncer qu’elle sera. Le sacrificateur le regardera et le déclarera souillé, proprement le souillera. (Lévitique 13.3, 6, 8, 11, 13, 17, 20). Ne considère pas comme souillé ce que Dieu a purifié, mot à mot : ne souille pas (σὺ μὴ κοίνου). (Actes 10.15), etc.
Ils disent faire pour permettre : Je t’ai cherché de tout mon cœur, ne me fais pas égarer de tes commandements, c’est-à-dire ne permets pas que je m’égare, selon la traduction commune (Psaumes 119.10).
Ils disent faire pour donner lieu de faire, exprimant la cause occasionnelle de la même manière que la cause efficiente. Jéroboam fit pécher Israël. (1 Rois 15.16). Judas acheta un champ du prix de son crime (Actes 1.18). Or Jéroboam, en érigeant les veaux d’or, ne fut que l’occasion du péché d’Israël, car il n’exerça aucune influence directe sur les volontés et sur les cœurs ; et Judas en rapportant les trente pièces d’argent qu’il avait reçues, ne fit non plus que fournir aux sacrificateurs le motif et le moyen d’acquérir le champ du potier, etc.
Ils se servent aussi du verbe actif, dans une acception analogue à la précédente, pour désigner simplement la tendance à l’action, la faculté de la produire. Dans ces paroles : Comme le Père ressuscite les morts et leur donne la vie (ἐγείρει, ζωοποιεῖ) (Jean 5.21), il s’agit évidemment non de l’acte même de la résurrection des morts, mais du pouvoir de l’opérer. Quand l’Apôtre dit : Les gentils connaissant Dieu (γνόντες) (Romains 1.21), il veut dire qu’ils avaient la faculté, le moyen de le connaître, comme le montre la suite de ses idées, puisque en fait ils ne le connaissaient pas. Quand il dit (Romains 2.4) que la bonté de Dieu conduit, mène à la repentance (ἄγει), il veut dire qu’elle est de nature à le faire, que c’est son but, que ce devrait être son effet ; car il s’adresse à des gens qu’elle laissait dans l’impénitence et jetait dans l’endurcissement.
Cet emploi du verbe actif dans l’Ancien et le Nouveau Testament est sans cesse rappelé par les commentateurs, qui en ont fait un principe d’exégèse, il n’est point particulier à nos Livres saints ; il se retrouve plus ou moins partout dans le langage populaire. Mais il nous montre combien la phraséologie générale de la Bible est en rapport avec sa théorie de la causalité. Il n’existe, ni dans l’une ni dans l’autre, la précision rigoureuse qu’on a souvent voulu y chercher : il ne faut donc les presser rigoureusement ni l’une ni l’autre. Si c’est faire, que d’occasionner, de vouloir, de permettre, d’annoncer, etc., nous avons alors de la causation une notion infiniment plus indéterminée et plus compréhensive que celle qu’on s’en forme aujourd’hui. Dès lors aussi ce qui est dit de l’intervention divine dans le mal n’est plus de nature à troubler la foi, car rien n’oblige plus à y voir cette action directe et positive que la conscience et le cœur repoussent invinciblement, et qui serait d’ailleurs en opposition avec l’enseignement formel des Ecritures elles-mêmes.
On remarquera que le principe biblique et le langage biblique, relativement à la causation, se reflètent l’un dans l’autre ; ce sont deux faits collatéraux qui se produisent, s’éclairent et se prouvent mutuellement, ou, pour mieux dire, c’est un seul et même fait sous deux formes ou deux faces différentes.
Ajoutons une autre remarque, qui achèverait de dissiper les difficultés et les doutes, s’il en restait. Le même fait est attribué à des causes diverses, selon le point de vue spécial sous lequel il est considéré ou présenté. Ainsi, 2 Samuel 24.1, Dieu incite David à dénombrer Israël, et 1 Chroniques 21.1, c’est Satan. — Exode 9.12, etc., Dieu endurcit le cœur de Pharaon, et Exode 7.13-14. etc., c’est Pharaon qui endurcit son cœur. — 2 Samuel 16.10, l’Eternel dit à Simhi : Maudis David, et 2 Samuel 19.19, c’est la méchanceté de Simhi qui l’a excité à le faire. — En certains passages, Dieu endurcit Israël (Romains 2.7-8) ; dans d’autres, c’est Israël qui s’endurcit (2 Chroniques 36.13), ou, pour employer une expression synonyme, qui roidit son cou (2 Rois 17.14 ; Jérémie 7.26 ; 19.15). Dieu prépare des vases de colère pour la perdition (Romains 9.22) ; et ce sont les hommes qui deviennent eux-mêmes des vaisseaux de déshonneur ou de gloire (2 Timothée 2.20, 21). Dieu envoie une efficace d’erreur pour croire au mensonge, à ceux qui n’ont pas l’amour de la vérité (2 Thessaloniciens 2.20-21) ; et c’est l’esprit du mal qui aveugle ceux pour qui l’Evangile reste couvert (2 Corinthiens 4.3-4).
Partout ce double point de vue, dans la sphère du bien comme dans celle du mal. Nous devons nous convertir (Deutéronome 10.16) ; nous faire un nouveau cœur (Ézéchiel 18.31), et c’est Dieu qui nous convertit (Deutéronome 10.6), qui nous donne un esprit nouveau et un cœur nouveau (Ézéchiel 36.26). La foi, la repentance, la charité, toutes les dispositions et les vertus évangéliques, sont des dons, et elles sont pourtant aussi des devoirs. Elles sont le fruit de l’Esprit, et elles sont en même temps l’œuvre de l’homme, le résultat de la prière, de la vigilance, de l’activité morale. Partout cette sorte d’antinomie ; partout les mêmes faits s’offrant sous une double face, tantôt comme de Dieu, tantôt comme de l’homme. Il y a donc erreur dans les systèmes qui les prennent, dans un sens absolu, ou comme uniquement de Dieu, ou comme uniquement de l’homme, méconnaissant l’étendue, le caractère indéterminé de la notion scripturaire de cause, et portant atteinte, soit à la souveraineté divine, soit à la liberté humaine, que l’Ecriture tient dans une constante union.
Il est intéressant et instructif d’étudier l’usage que les écrivains du Nouveau Testament font de certaines déclarations de l’Ancien. — Christ est tout à la fois une pierre de relèvement et de chute, de salut et de scandale. Cette image part d’Ésaïe 8.14 ; 28.16. Elle est employée à plusieurs reprises dans le Nouveau Testament ; elle l’est par le Seigneur (Matthieu 21.43-44) ; par saint Paul (Romains 9.32) ; par saint Pierre (1 Pierre 2.6-7). Or, tantôt ce sont les hommes qui vont broncher et se briser sur cette pierre de l’angle, tantôt c’est la pierre qui tombe sur eux et qui les écrase (Matthieu 21.44) ; tantôt c’est leur incrédulité, leur infidélité qui les fait heurter contre elle (Romains 9.32) ; tantôt il est dit qu’ils étaient destinés à cela, si du moins nous suivons la version commune de 1 Pierre 2.8.
Bien plus, le même passage est traduit diversement, selon le rapport ou le but particulier de son application. Prenons pour exemple Ésaïe 6.9-10 : Va et dis à ce peuple : En entendant, vous entendrez et vous ne comprendrez point ; et en voyant, vous verrez et vous ne discernerez point. — Engraisse le cœur de ce peuple-ci, et rends ses oreilles pesantes, et bouche ses yeux, en sorte qu’il ne voie pas de ses yeux, et qu’il n’entende pas de ses oreilles, et que son cœur ne comprenne pas, et qu’il ne se convertisse pas, et qu’il ne recouvre pas la santé.
En suivant les citations de ce passage dans le Nouveau Testament, où il est plusieurs fois reproduit (Matthieu 13.14-15 ; Marc 4.12 ; Jean 12.40 ; Actes 28.26-27), nous verrons relevé ici le fait divin, là le fait humain, marqués, ce semble, l’un et l’autre par le prophète, le v. 9 n’étant qu’une prédiction fondée sur la disposition des Israélites, et le v. 10 renfermant l’ordre de punir cette disposition criminelle en l’accroissant. Nous observerons aussi que les paroles d’Esaïe ne sont nulle part rendues avec une entière exactitude, et que l’endurcissement ou l’aveuglement est rapporté à Dieu dans une partie des citations, et dans l’autre au peuple lui-même. « La comparaison de ces textes est pleine d’instructions, dit M. Stuartb ; dans Ésaïe 6.10, le prophète est représenté comme endurcissant les Juifs, parce qu’en résistant à la Parole divine qu’il leur annonce, leur âme s’appesantit de plus en plus ; dans Jean 12.40, c’est Dieu qui endurcit (ce qui paraît être aussi le sens de Marc 4.12) ; mais dans Matthieu 13.15, et Actes 28.26-27, la doctrine formelle est que ce sont les Juifs qui s’endurcissent eux-mêmes. Nous avons donc ici un seul fait présenté sous trois aspects différents : 1° Le prophète endurcit les Juifs ; 2° Dieu les endurcit ; 3° Ils s’endurcissent d’eux-mêmes. Ces trois aspects sont-ils également vrais, ou l’un contredit-il et exclut-il l’autre ? Nous pouvons répondre sans crainte : tous sont vrais. Le prophète est dit endurcir les Israélites, simplement parce qu’il leur porte le message d’En-haut, et que l’abus qu’ils en font les rend plus insensibles et plus coupables. Dieu les endurcit, en tant que par sa providence il prolonge leur vie, leur conserve l’usage de leurs facultés, les fait exhorter et reprendre, et les place dans des circonstances où ils sont forcés d’entendre ces exhortations et ces reproches qui doivent les pervertir davantage, s’ils ne les améliorent pas. C’est en ce sens, et en ce sens seulement, que l’Ecriture semble affirmer que Dieu concourt à l’endurcissement de l’homme. Les Juifs enfin s’endurcissent eux-mêmes, parce qu’ils abusent librement des bienfaits de la Providence, des dons de la miséricorde, et qu’ils deviennent par là plus corrompus et plus impies. »
b – Commentary on the Epistle to the Romans, Excursus XI.
Le rapprochement de ces textes offre deux traits importants, deux points dignes d’une attention sérieuse :
1° Dans l’exposition d’un même acte, dans l’application d’un même passage, les auteurs sacrés relèvent alternativement le côté, l’aspect humain, ou le côté et l’aspect divin ; le même fait est spécialement rapporté par les uns à la causalité humaine, par les autres à la causalité divine, sans qu’ils soupçonnent qu’il y ait là, ou qu’on puisse y voir, la moindre contradiction. C’est qu’il s’y trouve en effet, à un degré qui n’est point marqué, une action de Dieu et une action de l’homme, la liberté et la Providence, et que l’on peut, selon l’occasion, faire ressortir l’une ou l’autre en restant pleinement dans la vérité.
2° L’Ecriture ne nous dit pas expressément en quel sens elle attribue à Dieu l’endurcissement des cœurs ; mais elle nous dit ou plutôt nous montre en quel sens elle l’attribue au prophète. Le prophète n’a pas d’action immédiate et positive sur les dispositions intérieures du peuple. C’est évident ; il ne fait que proclamer la Parole sainte, et cette parole n’étant pas reçue avec une foi humble et docile, étant même rejetée et méprisée, devient ainsi fatale aux âmes ; on ne veut pas être éclairé, converti, sanctifié par elle, et cette résistance criminelle aveugle l’entendement, appesantit le cœur, cautérise la conscience et accroît de plus en plus la corruption ; la vérité devient, de moyen de salut, moyen de perdition, selon cette redoutable loi indiquée dans la parole de Siméon à Marie : Cet enfant est placé pour être une occasion de chute et de relèvement à plusieurs (Luc 2.34).
Mais l’action du prophète nous révèle celle de Dieu, car le prophète n’est que l’instrument dont Dieu se sert ; ce que fait le prophète c’est ce que Dieu fait, ce que Dieu fait c’est ce que fait le prophète, à tel point que cela même qui est attribué au prophète dans l’Ancien Testament est attribué à Dieu dans le Nouveau. Et nous savons que le prophète n’agit que par sa parole. C’est le mépris que les Juifs font de ses instructions et de ses avertissements qui accroît leur impiété ; c’est par là uniquement qu’il les aveugle et tes endurcit. La simple occasion est ici érigée en cause, conformément au caractère ou au principe susmentionné du langage biblique. Or, l’action de Dieu étant ici la même que celle du prophète, et le prophète n’endurcissant qu’en tant qu’on refuse de croire et de se soumettre à sa parole, (incrédulité, insoumission qui développe la corruption intérieure), c’est donc dans un sens analogue que Dieu endurcit, c’est-à-dire aussi en tant qu’on résiste à ses avertissements, à ses dispensations et à ses grâces. Il n’est pas plus nécessaire de supposer une influence directe et positive sur les esprits dans un cas que dans l’autre, puisqu’il ne s’agit en dernière analyse que d’une seule et même action.
Ces remarques s’appliquent également à l’histoire de Pharaon ; elles nous aident à comprendre comment il est dit tantôt que c’est Dieu qui l’endurcit, tantôt qu’il s’endurcit lui-même. Pharaon ayant résisté obstinément aux ordres d’En-haut, aussi bien qu’aux prodiges où les magiciens eux-mêmes avaient été contraints de reconnaître le doigt de Dieu, ces manifestations providentielles durent nécessairement étendre les dispositions irréligieuses de son cœur, et c’en est assez pour légitimer l’expression de l’Ecriture à son égard. Ainsi saint Paul parle (Romains 7.5) des passions du péché qui sont par la loi (τὰ διὰ τοῦ νόμου) quoique la loi n’eût été, comme il l’explique lui-même, (v 8 et 11) qu’une occasion de manifester et d’exciter ces passions criminelles ; car, loin de les favoriser, la loi tendait à les détruire.
Si ces réflexions ne dissipent pas entièrement le nuage qui enveloppe les déclarations bibliques, objet de notre examen, elles l’éclairent pourtant assez pour satisfaire le sentiment religieux, et c’est tout ce qu’il est essentiel et possible d’obtenir. Souvenons-nous que ce sujet touche par bien des points à des questions décidément insolubles. La difficulté ne se présente pas seulement dans le christianisme ; elle se rencontre aussi dans la religion naturelle, elle existe aussi dans tout système où l’on reconnaît la souveraineté absolue du Dieu qui sait tout, et peut tout, et a tout ordonné selon ses conseils éternels. Rien n’arrivant sans sa volonté, le moral lui-même est nécessairement sous sa dépendance. Ce fait, que toute saine théologie est forcée d’admettre, quoiqu’elle soit à jamais dans l’impossibilité de le comprendre et de l’expliquer pleinement, est le seul au fond qu’affirment les passages dont nous nous sommes occupés. On en demeure convaincu pour peu qu’on veuille tenir compte des caractères et des principes généraux du style scripturaire. Dès lors ces passages ne renferment rien qui soit en opposition réelle avec les données de la conscience ni avec les doctrines de la Bible ; car la Bible, remarquons-le bien, déclare comme la conscience que le mal ne saurait venir du Saint des Saints et du seul Bon, du Père des lumières, de qui descendent toute grâce excellente et tout don parfait. Les serviteurs du Père de famille vinrent lui dire : Seigneur n’avais-tu pas semé de la bonne semence dans ton champ ? D’où vient donc qu’il y a de l’ivraie ? Et il leur répondit : C’est l’ennemi qui a fait cela (Matthieu 13.27-28). — Que personne ne dise, quand il est tenté, c’est Dieu qui me tente ; car comme Dieu ne peut être tenté par aucun mal, aussi ne tente-t il personne. Mais chacun est tenté, quand il est attiré et amorcé par sa propre convoitise (Jacques 1.13-14). Tout ce qui est dans le monde, savoir : la convoitise de la chair, la convoitise des yeux et l’orgueil de la vie, ne vient point du Père, mais du monde (1 Jean 2.16). La Bible nous dit que Dieu prend plaisir, non à la mort du pécheur, mais à sa conversion et à sa vie ; qu’il ne veut pas qu’aucun périsse, mais que tous se repentent ; qu’il veut que tous soient sauvés et qu’ils parviennent à la connaissance de la vérité. Elle nous crie : Ton mal vient de toi, ô Israël ! Elle nous montre le péché naissant de la volonté libre de l’homme, et Dieu le combattant sans cesse par ses dispensations et ses révélations. Elle redouble ses menaces contre ceux qui essaient d’excuser leurs désordres en les rejetant à quelque degré et en quelque manière sur le Seigneur (Romains 3.5-7). Ces doctrines si positives nous révéleraient à elles seules le vrai sens de nos passages, quand nous ne l’aurions pas trouvé par une étude directe. Car il est bien évident que ces doctrines, ces grands principes de l’enseignement biblique, ne sauraient céder aux quelques déclarations qui peuvent au premier abord paraître les contredire, et que ce sont les déclarations isolées qui doivent céder aux principes.
Aussi, là même où l’intervention divine est le plus expressément affirmée, ceux qui pèchent sont frappés comme si cette intervention mystérieuse n’existait pas, ce qui nous en révèle encore la vraie nature, puisque l’homme ne peut rester ainsi pleinement responsable qu’autant qu’il demeure libre (Matthieu 26.24). Les Juifs, en crucifiant le Seigneur, ne font qu’accomplir ce que le conseil de Dieu avait auparavant déterminé (Actes 4.27-28) ; mais ils n’en sont pas moins coupables : « Vous l’avez pris et fait mourir avec des mains criminelles, » leur dit saint Pierre, (διὰ χειρῶν ἀνόμων) (Actes 2.23). On traduit souvent : par la main des méchants. Mais cette traduction est inexacte, elle exigerait τῶν ἀνόμων.
Prenons l’Ecriture dans son ensemble ; souvenons-nous des traits constitutifs, des lois fondamentales de son langage ; préservons-nous de ces tendances extrêmes qui veulent en annuler une partie au profit de l’autre, renversant la Providence par la liberté ou la liberté par la Providence, qui bornent la souveraineté de Dieu en enlevant certains événements et certains êtres à son contrôle, ou compromettent sa sainteté et sa bonté, en le faisant en quelque sorte complice des méchants, et portent également atteinte à sa gloire. Gardons-nous et de cet aride naturalisme qui relègue le Créateur hors de l’univers, à force de l’élever au-dessus, et de ce mysticisme panthéistique qui, à force de mettre Dieu en toutes choses, arrive jusqu’à détruire la notion du bien et du mal, et anéantirait la religion sous prétexte de l’étendre.