En fait de popularité et de vive impression du moment, M. Renan a éclipsé tous les biographes antérieurs du Christ. Sa Vie de Jésus, dont la première édition parut en 1863, a eu tout le succès d’un roman de sensation ; et elle obtiendra probablement, avant dix ans, le sort réservé à ce genre de littérature30. Nous pouvons être bref à son sujet ; car, en réfutant Strauss, nous lui avons aussi répondu.
30 – Joseph-Ernest Renan est né le 27 février 1823 à Tréguier, en Bretagne, et a été élevé dans le séminaire théologique de Saint-Sulpice, à Paris. Mais avant de recevoir les ordres sacrés, il fut contraint de quitter cette Institution à cause de difficultés religieuses que ses supérieurs ou ne voulurent ou ne purent pas résoudre. Il se voua dès lors à l’étude comparée des langues sémitiques, pour lesquelles il voulait essayer de faire ce que le professeur Bopp, à Berlin, a exécuté avec tant de succès, pour la famille des langues indo-germaniques ou aryennes. En 1847, il obtint le prix Volney pour un mémoire qui a pris depuis lors les proportions d’une histoire des langues sémitiques, et s’acquit la réputation de l’un des premiers orientalistes vivants de l’Europe. En 1856, il fut élu membre de l’Institut à la place laissée vacante par Augustin Thierry. Quatre ans plus tard, l’Empereur lui confia une mission archéologique en Orient, dont le but était de rechercher les positions présumées des villes phéniciennes, et dont il a fait connaître les résultats dans une grande collection d’épigraphes du temps de la domination assyrienne jusqu’à celle des Séleucides. A son retour il fut nommé professeur d’hébreu au Collège de France ; mais son discours d’installation, où il attaquait, au nom de la libre science, l’orthodoxie traditionnelle du parti clérical et le dogme vénérable de la divinité du Christ, lui fit perdre cette position.
Sa Vie de Jésus a été écrite presque en entier pendant ce voyage un Orient qu’il fit avec sa sœur, fort près des lieux mêmes où Jéius naquit et se développa, vérifiée et contrôlée dans le détail à Paris, et publiée en 1863, comme le premier des quatre livres qu’il se propose de composer sur les Origines du christianisme. Elle marque une époque dans la littérature religieuse de la France, et elle a trouvé un accueil sans pareil sur le continent européen, en Angleterre, et même en Amérique, où il en a paru une traduction anglaise et deux allemandes.
Ce livre est un chef-d’œuvre de composition esthétique et oratoire, élégante et à effet, et surpasse de beaucoup, sous ce rapport, les ouvrages allemands. Il possède tous les charmes d’un roman religieux, et il se pourrait bien que tel Français frivole, qui ne s’était jamais douté que Jésus fût un intéressant personnage, séduit, entraîné par ces ravissants tableaux, se soit mis à lire et à étudier le Nouveau Testament. Ainsi du mal peut sortir le bien, n’en doutons pas. Mais, au point de vue de la critique et de la science, il est, au fond, sans valeur. Dans l’introduction, l’auteur renvoie pour les détails critiques, entre autres écrits, à la Vie de Jésus, de Strauss, dont M. Littré a donné une traduction française, et il se contente d’exprimer ses vues avec une assurance d’oracle, et de citer un certain nombre de passages du Nouveau Testament et du Talmud, dont quelques-uns prouvent juste le contraire de ce qu’il soutient dans son texte. Il ne dit pas un mot des nombreuses réfutations qu’on a publiées contre Strauss. Il a fait encore une plus petite édition de sa Vie de Jésus, où il le dépeint, comme il dit, en marbre blanc, — il aurait dû dire en massepain, — sans taches et sans fautes, pour l’édification du peuple. Parmi les nombreuses réponses à M. Renan, citons celle de M. de Pressensé, celle de Van Oosterzée, en Hollande, de Luthardt, en Allemagne, et de H.-B. Smith aux Etats-Unis.
Au fond, comme nous l’avons déjà dit, notre auteur, est en parfait accord avec Strauss, auquel il s’en réfère expressément comme à sa principale autorité en ce qui touche les études critiques de détail et la démonstration. Mais il remarque avec justesse que le terme de mythe s’applique mieux à l’Inde et à la Grèce antique qu’aux traditions des Hébreux et des peuples sémitiques en général ; aussi préfère-t-il celui de légende ou de récit, légendaire, qui, en accordant une plus large part au jeu ou à l’influence des opinions, permet à l’action et au caractère personnel de Jésus de se déployer parfaitement à l’aise. Il place l’histoire évangélique au même rang que celle de saint François d’Assise et d’autres saints miraculeux de l’Eglise romaine, quoiqu’il préfère, par une étrange inconséquence, paralléliser la légende de Jésus avec le mythe de son favori Çakya-Mouni, le fondateur du bouddhisme, ce qui le ramène à la théorie mythique2. Il estime que la prétendue légende chrétienne est « le fruit d’une grande conspiration, toute spontanée, qui s’élaborait autour de Jésus, de son vivant. » Car, à ses yeux, « aucun grand événement de l’histoire ne s’est passé sans donner lieu à un cycle de fables ; et Jésus n’eût pu, quand il l’eût voulu, couper court à ces créations populaires. » Toutefois, il diffère de Strauss en ce qu’il reconnaît un caractère authentique aux fragments capitaux des Evangiles, y compris celui de Jean, le plus contesté de tous ; concession aussi dangereuse pour sa propre théorie que pour celle des mythes, et qu’aussi Strauss signale comme l’erreur fondamentale de M. Renan. Il laisse donc subsister dans la vie de Jésus un plus grand nombre de faits à l’aide desquels il entreprend, à sa façon, de la reconstruire, s’efforçant de revêtir de chair et de sang le fantôme nuageux de Strauss, le maigre squelette du Jésus mythique.
2 – Dans son Mémoire sur les historiens critiques de Jésus, p. 175, M. Renan dit ; « La légende du Bouddha Çakya-Mouni est celle qui ressemble le plus, par son mode de formation, à celle du Christ, comme le bouddhisme est la religion qui ressemble le plus, par la loi de son développement, au christianisme. » L’ignorance relative du monde civilisé à l’égard de ce nébuleux Çakya-Mouni fait, de sa comparaison répétée avec Jésus, une chose tout simplement ridicule, sinon blasphématoire.
Dans son Etude sur les historiens critiques de Jésus, il cite, en l’approuvant, la remarque suivante de M. Colani contre Strauss : « Sans doute, une fois que les apôtres ont cru à la messianité de Jésus, ils ont pu ajouter à son image réelle quelques traits empruntés à la prophétie mais comment en sont-ils venus à croire à la messianité ? Strauss ne l’a nullement expliqué. Ce qu’il laisse subsister des Evangiles est insuffisant pour motiver la foi des apôtres et l’on a beau admettre chez eux la disposition à se contenter d’un minimum de preuves, il faut que ces preuves aient été bien fortes pour vaincre les doutes navrants occasionnés par la mort sur la croix. Il faut, en d’autres termes, que la personne de Jésus ait singulièrement dépassé les proportions ordinaires ; il faut qu’une grande partie des récits évangéliques soit vraie. » On rencontre, en outre, dans la Vie de Jésus de M. Renan, des passages remplis d’une vénération vraiment éloquente et poétiquement enthousiaste pour Jésus, et ces précieux aveux, ou bien renversent toute son hypothèse légendaire, ou bien ne sont plus que de vaines déclamations.
Nous pouvons donc considérer à cet égard l’écrit français comme une édition revue et corrigée du volumineux ouvrage allemand, et comme un progrès qu’a fait le monde sceptique dans la voie de la vérité.
Mais si M. Renan, avec sa claire intelligence, sa vive imagination, et sa fraîche intuition de la Terre Sainte, qu’il appelle le cinquième évangile, l’emporte sur Strauss par le prix qu’il attache au caractère historique du récit des Evangiles, il l’égale dans sa guerre contre les miracles qui, d’après lui, ne sont qu’un tissu d’illusions et de fraudes ; et il lui est fort inférieur en fait d’érudition, de logique, et même de moralité. En parlant de moralité, il va de soi qu’il s’agit ici de sa théorie, et non de son caractère et de sa vie privée, qui ne sont point en cause. Comparé à son maître, M. Renan n’est qu’un dilettante ou un charlatan. Il n’essaie jamais de prouver ses assertions nouvelles et arbitraires ; il aime mieux s’en rapporter, une fois pour toutes, à Strauss et à quelques autres auteurs. Il ignore complètement la réfutation qu’on en a faite, ainsi que toute la littérature apologétique des trente dernières années ; et prenant un ton d’oracle, il gratifie le monde de ses aphorismes et de ses déclamations à effet. Son livre ne s’élève jamais à la hauteur, à la dignité de la vraie science. C’est un roman religieux dont Jésus, accommodé au goût du monde fashionable de Paris, est le héros31.
31 – Tous les juges compétents paraissent unanimes à faire peu de cas du livre de M. Renan, sous le rapport scientifique et critique. le DrH.-B Smith, de New-York, dans sa critique distinguée de la Vie de Jésus, de M. Renan (American presbyterian and theological Review, janvier 1864, p. 145), remarque à bon droit : « Par l’érudition, l’intelligence et la logique le livre allemand de Srauss est incomparablement supérieur au roman facile et frivole de l’auteur français. » — Le professeur Fisher, de New-Englænder, exprime cette même opinion, 1864 : « L’attaque de M. Renan contre le christianisme n’a rien de dangereux. Sa doctrine est trop destituée de science, pour produire une impression durable. Son livre, comparé à celui de Strauss, est de peu d’importance : nous ne doutons pas que le dernier résultat du mouvement qu’il aura provoqué, et de l’examen auquel on le soumettra, ne soit de montrer plus vivement que jamais combien il est difficile de renverser les preuves de la révélation. » Marcus Dods, dans la préface d’une traduction de la Vie de Jésus, par Lange, appelle, au vol. 1ier, p. 14, le livre de M. Renan : « la plus pitoyable bévue littéraire de notre siècle », et remarque « que le public français doit être bien ignorant en ces choses, pour qu’un tel livre, qui serait trop vieux de vingt ans en Allemagne, puisse exciter un tel intérêt. » — Sam.-J. Andrews, dans la préface de la nouvelle édition de sa Vie de notre Seigneur sur la terre, New-York, 1864, livre sans prétention, mais sagace, soigneux et excellent, refuse à l’écrit de M. Renan tout mérite critique, et ajoute : « Je ne me rappelle pas même un seul point où il enrichisse notre connaissance de l’histoire évangélique, ne fût-ce que dans ses traits extérieurs ; encore moins nous offre-t-il quelque secours pour mieux comprendre son sens profond. »
D’après M. Renan, Jésus, né à Nazareth et non à Bethléem, a pris le titre de Fils de David parce que ce titre était une condition nécessaire de succès. Il grandit, paysan inculte mais doué d’un génie extraordinaire et d’une vertu sans tache, au milieu des charmes enivrants de la Galilée. C’était un rabbi incomparable, délicieux, d’une beauté ravissante, prêchant la loi morale la plus pure, et guérissant diverses maladies de corps et d’esprit. Mais quand il crut que le moment était venu de répondre aux espérances messianiques de son peuple ou de renoncer à sa mission, il céda à ses amis, et s’engagea dans les artifices d’une illusion délicate et salutaire. Par une transformation de son caractère, aussi soudaine qu’inexplicable, cet homme, le plus grand de tous ceux qui sont nés de femme, devint un fanatique maladif, trompé dans ses attentes, un thaumaturge et un charlatan qui se prêta, à propos de la résurrection prétendue de Lazare, à l’imposture la plus manifeste, et qui paya son erreur de son sang32. Sa vie fut, au début, une charmante idylle de bergers et d’amour, et à son terme, une horrible tragédie qui finit, avec son dernier soupir, sur la croix. Mais l’impression que ce héros sublime et cet esprit puissant, quoique égaré, avait faite, était si profonde, qu’il ressuscita dans la tête hallucinée de ses disciples ignorants et crédules. Et voilà comment la mort de l’homme Jésus devint l’origine de son adoration en qualité de Dieu fait homme. « Nous ignorerons à jamais l’exacte vérité sur la résurrection, dit M. Renan, faute de documents contradictoires. Disons cependant que la forte imagination de Marie de Magdala joua dans cette circonstance un rôle capital. Pouvoir divin de l’amour ! s’écrie notre auteur dans un élan de déclamation, moments sacrés où la passion d’une hallucinée donne au monde un Dieu ressuscité3 ! »
32 – « Jésus ne fut thaumaturge que tard et à contre-cœur… Il ne fut thaumaturge et exorciste que malgré lui. Le miracle est d’ordinaire l’œuvre du public bien plus que de celui à qui on l’attribue… Les miracles de Jésus furent une violence que lui fit son siècle, une concession que lui arracha la nécessité passagère. Aussi l’exorciste et le thaumaturge sont tombés ; mais le réformateur religieux vivra éternellement. » (Chap. XVI.)
« Désespéré, poussé à bout, il ne s’appartenait plus. Sa mission s’imposait à lui, il obéissait au torrent. Comme cela arrive toujours dans les grandes carrières divines, il subissait les miracles que l’opinion exigeait de lui, bien plus qu’il ne les faisait … Intimement persuadés que Jésus était thaumaturge, Lazare et ses deux sœurs purent aider un de ses miracles à l’exécuter, comme tant d’hommes pieux qui, convaincus de la vérité de leur religion, ont cherché à triompher de l’obstination des hommes par des moyens dont ils voyaient bien la faiblesse. L’état de leur conscience était celui des stigmatisées, des convulsionnaires, des possédées de couvent, entraînées par l’influence du monde où elles vivent et par leur propre croyance à des actes feints. Quant à Jésus, il n’était pas plus maître que saint Bernard, que saint François d’Assise, de modérer l’avidité de la foule et de ses propres disciples pour le merveilleux. La mort, d’ailleurs, allait dans quelques jours lui rendre sa liberté divine et l’arracher aux fatales nécessités d’un rôle qui chaque jour devenait plus exigeant, plus difficile à soutenir. » (Chap. XXII.) Voilà comment Jésus se fit lui-même un instrument de fraude pieuse ! La politesse française ou la vulgaire prudence n’auraient pas permis de dire crûment que Jésus fut un imposteur ; mais l’insinuation est assez transparente pour tout lecteur réfléchi.
3 – Voyez à la fin du xxvie chapitre.
Et quel Dieu ! Un Dieu qu’un idolâtre païen, qu’une imagination impure, ou qu’un esprit égaré pourraient seuls adorer ! un Jésus que, d’une part, l’on divinise comme un homme parfait, dont la légende a provoqué des larmes sans fin, et dont, l’adoration et le respect se renouvelleront sans cesse ; et que, de l’autre, on accuse de vanité, d’illusion, d’amourette sentimentale, de fanatisme et de supercherie !
On en croit à peine ses yeux quand on voit ce grand orientaliste exhumer du tombeau de l’infamie et du mépris, et produire comme le dernier mot de la science l’hypothèse surannée et odieuse de la fraude ; et quand on lit que la résurrection de Lazare fut une fourberie pieuse, secrètement concertée entre sœurs et lui, que Jésus approuva et sanctionna, dans l’espoir de faire une impression triomphante sur les Juifs incrédules. Et cependant cette pauvreté est encore surpassée par une découverte tout à fait neuve dont ni Reimarus, ni Paulus, ni Strauss, ni Celse n’avaient jamais eu l’idée. M. Renan ne rougit point d’insulter aux sentiments de toute la chrétienté, et de se salir lui-même, en profanant la sainte agonie de Gethsémané par un tableau digne de figurer, comme une nouvelle d’amour, dans quelque feuille indécente de Paris33. Que Dieu lui pardonne cette page coupable d’une imagination déréglée, devant laquelle toute âme pieuse recule d’horreur et de dégoût, comme à l’ouïe d’un blasphème qui touche à l’impardonnable péché ! Il vaudrait mieux mille fois refuser, avec Strauss, toute valeur historique à cette douloureuse scène du Jardin des Oliviers, que couvrir ainsi de boue et de moqueries le Rédempteur agonisant, lorsque, dans son amour sans bornes, il portait sur son cœur fraternel la dette entière du genre humain !
33 – Le lecteur ne le croirait pas, s’il ne lisait lui-même le passage que nous transcrivons ici à contre-cœur : « Se rappela-t-il, (en Gethsémané), les claires fontaines de la Galilée où il aurait pu se rafraîchir ; la vigne et le figuier sous lesquels il avait pu s’asseoir ; les jeunes filles qui auraient peut-être consenti à l’aimer ? Maudit-il son âpre destinée, qui lui avait interdit les joies concédées à tous les autres ? Regretta-t-il sa trop haute nature, et, victime de sa grandeur, pleura-t-il de n’être pas resté un simple artisan de Nazareth ? » (chap. XXIII.) M. Renan place la scène de Gethsémané plusieurs jours avant la nuit de la Passion de Jésus ; mais c’est complètement arbitraire de sa part, et non moins opposé au témoignage unanime des synoptiques, et à la vraisemblance telle qu’elle ressort de la nature de la chose. Du reste, les opinions de ce critique sont, sur ce point, destituées de toute valeur. Les jeunes filles de la Galilée et de la Judée jouent un rôle capital dans cette nouvelle de Jésus, et lui donnent une tournure assaisonnée au goût français. Voici ce qu’on lit au chapitre V : « Le sentiment extrêmement délicat qu’on remarque en lui pour les femmes ne se sépara point du dévouement exclusif qu’il avait pour son idée. Il traita en sœurs, comme François d’Assise et François de Sales, les femmes qui s’éprenaient de la même œuvre que lui ; il eut ses sainte Claire, ses Françoise de Chantal. Seulement il est probable que celles-ci aimaient plus lui que l’œuvre ; il fut sans doute plus aimé qu’il n’aima. Ainsi qu’il arrive souvent dans les natures très élevées, la tendresse du cœur se transforma chez lui en douceur infinie, en vague poésie, en charme universel. Ses relations intimes et libres, mais d’un ordre tout moral, avec des femmes d’une conduite équivoque, s’expliquent de même par la passion qui l’attachait à la gloire, de son Père, et lui inspirait une sorte de jalousie pour toutes les belles créatures qui pouvaient y servir. Pour prouver ce langage, impie, il cite Luc 7.37 ; Jean 4.7 ; 8.3. M. Guizot, dans un chapitre de ses Méditations, consacré évidemment en vue de M. Renan, à Jésus et aux femmes, dit que nulle part il n’est moins question de l’homme et plus de Dieu que dans les relations de Jésus avec les saintes femmes qui l’approchaient, et dans la pureté absolue qui caractérise ses déclarations sur l’adultère et la sainteté du mariage (Comp. Matthieu 5.27-28 ; 19.4-9).
Le Jésus de M. Renan est le caractère le plus contradictoire et le plus impossible qu’un homme ait jamais pu imaginer. Il y a, dans le monde, bien des inconséquences heureuses ou malheureuses ; il est même vrai de dire que des hommes grands et excellents présentent parfois dans leur caractère des anomalies étranges. Mais ne confondons pas les inconséquences avec les contradictions absolues. Or, jusqu’à ce que nous voyions toutes les lois de la logique et de la psychologie jetées par-dessus le bord ; jusqu’à ce que nous voyions le feu et l’eau, le poison et le remède fraterniser en paix, on ne fera pas croire à des hommes qui pensent, qu’une même personne puisse être sentimentale, enthousiaste, fanatique, et porter dans ses plis un fourbe, un sage, un charmant rabbi, un saint sans égal, un Dieu incarné !
Le Christ des Evangiles réclame la foi ; mais le Jésus de M. Renan exige le plus haut degré de crédulité, la foi du charbonnier. Le Christ de l’histoire est un miracle moral ; mais le Christ du romancier est un monstre moral et une absurdité. M. Renan s’expose au choc réuni de toutes les objections que nous avons élevées, dans les pages précédentes, contre les fausses théories de l’histoire évangélique. Son portrait contradictoire de Jésus, dépouillé des charmes séducteurs d’un style brillant et d’une divinisation sentimentale des héros, est une offense au bon sens et un outrage à la dignité humaine ; il blesse et il irrite à juste titre les plus nobles instincts de notre nature, et ne mérite pas, au fond, une réfutation sérieuse. Pour l’exposer dans toute sa nudité, pour le condamner et le rejeter, il n’y a qu’à le montrer.
A ne voir en lui-même que l’artiste, M. Renan a fait un fiasco réel, parce qu’il manque à son héros les qualités essentielles, je veux dire la vérité de conception, l’unité et l’harmonie. N’imputons pas ce défaut au manque du talent d’exposition, que notre auteur possède à un si haut degré, mais à ce châtiment inévitable, qui frappe quiconque ose entrer, les mains impures, dans le sanctuaire de l’histoire, pour peindre la figure du plus pur parmi les purs, le plus saint parmi les saints34 !
34 – Le DrH-B. Smith, de New-York, apprécie le livre de M. Renan à sa juste valeur, quand il dit : « Pour exprimer son jugement sur un tel écrit, il n’est pas besoin d’user de détours ou de belles phrases : c’est un livre outrageux et commun. Il attaque l’honorabilité et la crédibilité de Jésus. Il fait du succès la règle. C’est l’essence du jésuitisme. Sa façon de disculper est aussi superficielle que honteuse. La plus mauvaise morale des livres français ne va pas plus loin. N’est-ce pas le comble de la frivolité que de diviniser, après tout cela, un tel héros, et d’en faire la perfection de l’humanité ! Et puis on jette, au milieu de ces descriptions des mots comme ceux-ci : notre sérieux le plus profond, — stricte délicatesse de conscience, — sincérité absolue, par opposition aux illusions qu’on attribue à Jésus. N’est-ce point là pousser à l’extrême une invention commune devant laquelle tout honnête homme recule involontairement, et que tout chrétien croyant ne peut que flétrir comme un blasphème ? Il aurait mieux valu mille fois pour Jésus, — considéré comme un simple homme, — être mort inconnu, que de se livrer lui-même à des supercheries, le sachant et le voulant, et d’avoir servi à une conspiration fondée sur le mensonge et sur le fanatisme. Et cependant ce n’est pas tout ; il y a pis encore. Le rôle de Messie imposait à Jésus la nécessité de se poser en exorciste et en thaumaturge. Le charlatanisme devait couronner l’œuvre que l’exaltation avait commencé… Le Jésus de M. Renan est une invention du naturalisme, un produit monstrueux de l’imagination, que l’on ne peut ni se représenter ni réaliser. Il a la forme extérieure ainsi que l’essence de la vie humaine, mais il n’y a pas même, dans cette existence, une conscience personnelle et immortelle, et, en dernière analyse, nous n’avons que l’ombre de la mort. Et c’est là que gît l’essence du naturalisme. Le Jésus des Evangiles, des épîtres et de l’Eglise, est humain et divin ; il est roi et pontife dans un royaume éternel ; il est l’essence du supranaturalisme ; et il faut que le naturalisme chasse le Christ du cœur et de l’Eglise, de la con- science et de la vie, avant qu’il puisse bannir le supranaturalisme de l’histoire humaine. »