La Cité de Dieu

LIVRE VINGT ET UNIÈME
LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS

Saint Augustin traite en ce livre de la fin justement réservée à la cité du diable, ou, en d’autres termes, du supplice éternel des damnés, et il réfute sur ce point les arguments des incrédules.

CHAPITRE PREMIER

L’ORDRE DE LA DISCUSSION VEUT QUE L’ON TRAITE DU SUPPLICE ÉTERNEL DES DAMNÉS AVANT DE PARLER DE L’ÉTERNELLE FÉLICITÉ DES SAINTS.

Je me propose, avec l’aide de Dieu, de traiter dans ce livre du supplice que doit souffrir le diable avec tous ses complices, lorsque les deux cités seront parvenues à leurs fins par Notre Seigneur Jésus-Christ, juge des vivants et des morts. Ce qui me décide à observer cet ordre et à ne parler qu’au livre suivant de la félicité des saints, c’est que, dans l’un et dans l’autre état, l’âme sera unie à un corps, et qu’il semble moins croyable que des corps puissent subsister parmi des tourments éternels, que dans une félicité éternelle, exempte de toute douleur. Ainsi, quand j’aurai établi le premier point, je prouverai plus aisément l’autre. L’Ecriture sainte ne s’éloigne pas de cet ordre ; car, bien qu’elle commence quelquefois par la félicité des bons, comme dans ce passage : « Ceux qui ont bien vécu sortiront de leur tombeau pour ressusciter à la vie, et ceux qui ont mal vécu en sortiront pour être condamnés », il y a aussi d’autres passages où elle n’en parle qu’en second lieu, comme dans celui-ci : « Le Fils de l’homme enverra ses anges, qui ôteront tous les scandales de son royaume et les jetteront dans la fournaise ardente. C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père[1] ». Et encore : « Ainsi les méchants iront au supplice éternel », et « les bons à la vie éternelle[2] ». Si l’on y veut regarder, on trouvera aussi que les Prophètes ont suivi tantôt le premier ordre, tantôt le second. Mais il serait trop long de le prouver ici ; qu’il me suffise d’avoir rendu raison de l’ordre que j’ai choisi.

[1] Jean, V, 29.

[2] Matt. XIII, 41-43.

CHAPITRE II

SI DES CORPS PEUVENT VIVRE ÉTERNELLEMENT DANS LE FEU.

Que dirai-je pour prouver aux incrédules que des corps humains vivants et animés peuvent non-seulement ne jamais mourir, mais encore subsister éternellement au milieu des flammes et des tourments ? Car ils ne veulent pas que notre démonstration se fonde sur la toute-puissance de Dieu, mais sur des exemples. Nous leur répondrons donc qu’il y a des animaux qui certainement sont corruptibles, puisqu’ils sont mortels, et qui ne laissent pas de vivre au milieu du feu[1], et de plus, que dans des sources d’eau chaude où on ne saurait porter la main sans se brûler, il se trouve une certaine sorte de vers qui non-seulement y vivent, mais qui ne peuvent vivre ailleurs. Mais nos adversaires refusent de croire le fait, à moins de le voir ; ou si on le leur montre, du moins si on le leur prouve par des témoins dignes de foi, ils prétendent que cela ne suffit pas encore, sous prétexte que les animaux en question, d’une part, ne vivent pas toujours, et de l’autre, que, vivant dans le feu sans douleur, parce que cet élément est conforme à leur nature, ils s’y fortifient, bien loin d’y être tourmentés. Comme si le contraire n’était pas plus vraisemblable ! Car c’est assurément une chose merveilleuse d’être tourmenté par le feu, et néanmoins d’y vivre ; mais il est bien plus surprenant de vivre dans le feu et de n’y pas souffrir. Si donc on croit la première de ces choses, pourquoi ne croirait-on pas l’autre ?

[1] Saint Augustin revient un peu plus bas (au ch. IV) sur les animaux qui vivent au milieu du feu, et il cite la salamandre en invoquant l’autorité des naturalistes ; mais la vérité est que les naturalistes les plus célèbres de l’antiquité n’affirment rien à cet égard et se bornent à rapporter une croyance populaire.

CHAPITRE III

LA SOUFFRANCE CORPORELLE N’ABOUTIT PAS NÉCESSAIREMENT À LA DISSOLUTION DES CORPS.

Mais, disent-ils, il n’y a point de corps qui puisse souffrir sans pouvoir mourir[1]. Qu’en savent-ils ? Car qui peut assurer que les démons ne souffrent pas en leur corps, quand ils avouent eux-mêmes qu’ils sont extrêmement tourmentés ? Que si l’on réplique qu’il n’y a point du moins de corps solide ou palpable, en un mot, qu’il n’y a point de chair qui puisse souffrir sans pouvoir mourir, il est vrai que l’expérience favorise cette assertion, car nous ne connaissons point de chair qui ne soit mortelle ; mais à quoi se réduit l’argumentation de nos adversaires ? à prétendre que ce qu’ils n’ont point expérimenté est impossible. Cependant, si l’on prend les choses en elles-mêmes, comment la douleur serait-elle une présomption de mort, puisqu’elle est plutôt une marque de vie ? Car l’on peut demander si ce qui souffre peut toujours vivre ; mais il est certain que tout ce qui souffre vit, et que la douleur ne se peut trouver qu’en ce qui a vie. Il est donc nécessaire que celui qui souffre vive ; et il n’est pas nécessaire que la douleur donne la mort, puisque toute douleur ne tue pas même nos corps, qui sont mortels et doivent mourir. Or, ce qui fait que la douleur tue en ce monde, c’est que l’âme est unie au corps de manière à ne pas résister aux grandes douleurs ; elle se retire donc, parce que la liaison des membres est si délicate que l’âme ne peut soutenir l’effort des douleurs aiguës. Mais, dans l’autre monde, l’âme sera tellement jointe au corps et le corps sera tel que cette union ne pourra être dissoute par aucun écoulement de temps, ni par quelque douleur que ce soit. Il est donc vrai qu’il n’y a point maintenant de chair qui puisse souffrir sans pouvoir mourir ; mais la chair ne sera pas alors telle qu’elle est, comme aussi la mort sera bien différente de celle que nous connaissons. Car il y aura bien toujours une mort, mais elle sera éternelle, parce que l’âme ne pourra, ni vivre étant séparée de Dieu, ni être délivrée par la mort des douleurs du corps. La première mort chasse l’âme du corps, malgré elle, et la seconde l’y retient malgré elle. L’une et l’autre néanmoins ont cela de commun que le corps fait souffrir à l’âme ce qu’elle ne veut pas.

Nos adversaires ont soin de remarquer qu’il n’y a point maintenant de chair qui puisse souffrir sans pouvoir mourir ; et ils ne prennent pas garde qu’il en arrive tout autrement dans une nature bien plus noble que la chair. Car l’esprit, qui par sa présence fait vivre et gouverne le corps, peut souffrir et ne pas mourir. Voilà un être qui a le sentiment de la douleur et qui est immortel. Or, ce que nous voyons maintenant se produire dans l’âme de chacun des hommes se produira alors dans le corps de tous les damnés. D’ailleurs, si nous voulons y regarder de plus près, nous trouvons que la douleur, qu’on appelle corporelle, appartient moins au corps qu’à l’âme ; car c’est l’âme qui souffre et non le corps, lors même que la douleur vient du corps, comme, par exemple, quand l’âme souffre à l’endroit où le corps est blessé. Et de même que nous disons que les corps sentent et vivent, quoique le sentiment et la vie du corps viennent de l’âme, de même nous disons que les corps souffrent, quoique la douleur du corps soit originairement dans l’âme. L’âme donc souffre avec le corps à l’endroit du corps où il se passe quelque chose qui la fait souffrir ; mais elle souffre seule aussi, bien qu’elle soit dans le corps, quand, par exemple, c’est une cause invisible qui l’afflige, le corps étant sain. Elle souffre même quelquefois hors du corps. Car le mauvais riche souffrait dans les enfers, quand il disait : « Je suis torturé dans cette flamme[2] ». Au contraire, le corps ne souffre point sans être animé, et du moment qu’il est animé, il ne souffre point sans avoir une âme. Si donc de la douleur à la mort, la conséquence était bonne, ce serait plutôt à l’âme de mourir, puisque c’est elle principalement qui souffre. Or, souffrant plus que le Corps, elle ne peut mourir ; comment donc conclure que les corps des damnés mourront, de ce qu’ils doivent être dans les souffrances ? Les Platoniciens ont cru que c’est de nos corps terrestres et de nos membres moribonds que les passions tirent leur origine : « Et de là, dit Virgile[3], nos craintes et nos désirs, nos douleurs et nos joies ». Mais nous avons établi, au quatorzième livre de cet ouvrage[4], que, du propre aveu des Platoniciens, les âmes, même purifiées de toute souillure, gardent un désir étrange de retourner dans des corps[5]. Or, il est certain que ce qui est capable de désir est aussi capable de douleur, puisque le désir se tourne en douleur, lorsqu’il est frustré de son attente ou qu’il perd le bien qu’il avait acquis. Si donc l’âme ne laisse pas d’être immortelle, quoique ce soit elle qui souffre seule dans l’homme, ou du moins qui souffre le plus, il ne s’ensuit pas, de ce que les corps des damnés souffriront, qu’ils puissent mourir. Enfin, si les corps sont cause que les âmes souffrent, pourquoi ne leur causent-ils pas la mort aussi bien que la douleur, sinon parce qu’il est faux de conclure que ce qui fait souffrir doit faire mourir. Il n’y a donc rien d’incroyable à ce que ce feu puisse causer de la douleur aux corps des damnés sans leur donner la mort, puisque nous voyons que les corps mêmes font souffrir les âmes sans les tuer. Evidemment, la douleur n’est pas une présomption nécessaire de la mort.

[1] Les adversaires du christianisme empruntaient cette thèse aux écoles de philosophie. Voyez Cicéron, De nat. Deor., lib. III, cap. 13.

[2] Luc, XVI, 24.

[3] Enéide, livre VI, v. 733/

[4] Aux chap. III, V et VI.

[5] Enéide, livre VI, v. 720, 721.

CHAPITRE IV

EXEMPLES TIRÉS DE LA NATURE.

Si donc la salamandre vit dans le feu, comme l’ont affirmé les naturalistes[1], si certaines montagnes célèbres de la Sicile, qui subsistent depuis tant de siècles[2] au milieu des flammes qu’elles vomissent, sont une preuve suffisante que tout ce qui brûle ne se consume pas, comme d’ailleurs l’âme fait assez voir que tout ce qui est susceptible de souffrir ne l’est pas de mourir, pourquoi nous demande-t-on encore des exemples qui prouvent que les corps des hommes condamnés au supplice éternel pourront conserver leur âme au milieu des flammes ; brûler sans être consumés, et souffrir éternellement sans mourir ? Nous devons croire que la substance de la chair recevra cette propriété nouvelle de celui qui en a donné à tous les autres corps de si merveilleuses et que leur multitude seule nous empêche d’admirer. Car quel autre que le Dieu créateur de toutes choses a donné à la chair du paon la propriété de ne point se corrompre après la mort ? Cela m’avait d’abord paru incroyable ; mais il arriva qu’on me servit à Carthage un oiseau de cette espèce. J’en fis garder quelques tranches prises sur la poitrine, et quand on me les rapporta après le temps suffisant pour corrompre toute autre viande, je trouvai celle-ci parfaitement saine ; un mois après, je la vis dans le même état ; au bout de l’année, elle était seulement un peu plus sèche et plus réduite[3]. Je demande aussi qui a donné à la paille une qualité si froide qu’elle conserve la neige, et si chaude qu’elle mûrit les fruits vers.

Mais qui peut expliquer les merveilles du feu lui-même[4], qui noircit tout ce qu’il brûle, quoiqu’il soit lui-même du plus pur éclat, et qui, avec la plus belle couleur du monde, décolore la plupart des objets qu’il touche, et transforme en noir charbon une braise étincelante ? Et encore cet effet n’est-il pas régulier ; car les pierres cuites au feu blanchissent, et, bien que le feu soit rouge, il les rend blanches, tandis que le blanc s’accorde naturellement avec la lumière, comme le noir avec les ténèbres. Mais de ce que le feu brûle le bois et calcine la pierre, il ne faut pas conclure que ces effets contraires s’exercent sur des éléments contraires. Car le bois et la pierre sont des éléments différents, à la vérité, mais non pas contraires, comme le blanc et le noir. Et cependant le blanc est produit dans la pierre elle noir dans le bois par cette même cause, savoir le feu, qui rend le bois éclatant et la pierre sombre, et qui ne pourrait agir sur la pierre, s’il n’était lui-même alimenté par le bois. Que dirai-je du charbon lui-même ? N’est-ce pas une chose merveilleuse qu’il soit si fragile que le moindre choc suffit pour l’écraser, et si fort que l’humidité ne le peut corrompre, ni le temps le détruire ? C’est pourquoi ceux qui plantent des bornes mettent d’ordinaire du charbon dessous, pour le faire servir au besoin à prouver en justice à un plaideur de mauvaise foi, même après une longue suite d’années, que la borne est restée à la place convenue. Qui a pu préserver ce charbon de la corruption, dans une terre où le bois pourrit, sinon ce feu même, qui pourtant corrompt toute chose[5] ?

Considérons maintenant les effets prodigieux de la chaux. Sans répéter ce que j’ai déjà dit, que le feu la blanchit, lui qui noircit tout, n’a-t-elle pas la vertu de nourrir intérieurement le feu ? et lors même qu’elle ne nous Semble qu’une masse froide, ne voyons-nous pas que le feu est caché et comme assoupi en elle ? Voilà pourquoi nous lui donnons le nom de chaux vive, comme si le feu qu’elle recèle était l’âme invisible de ce corps. Mais ce qui est admirable, c’est qu’on l’allume quand on l’éteint. Car, pour en dégager le feu latent[6], on le couvre d’eau, et alors elle s’échauffe par le moyen même qui fait refroidir tout ce qui est chaud. Comme s’il abandonnait la chaux expirante, le feu caché en elle paraît et s’en va, et elle devient ensuite si froide par cette espèce de mort, que l’eau cesse de l’allumer, et qu’au lieu de l’appeler chaux vive, nous l’appelons chaux éteinte. Peut-on imaginer une chose plus étrange ? et néanmoins en voici une plus étonnante encore : au lieu d’eau, versez de l’huile sur la chaux, elle ne s’allumera point, bien que l’huile soit l’aliment du feu. Certes, si l’on nous racontait de pareils effets de quelque pierre de l’Inde, sans que nous en pussions faire l’expérience, nous n’en voudrions rien croire, ou nous serions étrangement surpris. Mais nous n’admirons pas les prodiges qui se font chaque jour sous nos yeux, non pas qu’ils soient moins admirables, mais parce que l’habitude leur ôte leur prix, comme il arrive de certaines raretés des Indes, qui, venues du bout du monde, ont cessé d’être admirées, dès qu’on a pu les admirer à loisir.

Bien des personnes, parmi nous, possèdent des diamants, et on en peut voir chez les orfèvres et les lapidaires. Or, on assure que cette pierre ne peut être entamée ni par le fer ni par le feu[7], mais seulement par du sang de bouc[8]. Ceux qui possèdent et connaissent cette pierre l’admirent-ils comme les personnes à qui on en montre la vertu pour la première fois ? et celles qui n’ont pas vu l’expérience sont-elles bien convaincues du fait ? Si elles y croient, elles l’admirent comme une chose qu’on n’a jamais vue. Viennent-elles à faire l’expérience, l’habitude leur fait perdre insensiblement de leur admiration. Nous savons que l’aimant attire le fer, et la première fois que je fus témoin de ce phénomène, j’en demeurai vraiment stupéfait. Je voyais un anneau de fer enlevé par la pierre d’aimant, et puis, comme si elle eût communiqué sa vertu au fer, cet anneau en enleva un autre, celui-ci un troisième, de sorte qu’il y avait une chaîne d’anneaux suspendus en l’air, sans être intérieurement entrelacés. Qui ne serait épouvanté de la vertu de cette pierre, vertu qui n’était pas seulement en elle, mais qui passait d’anneau en anneau, et les attachait l’un à l’autre par un lien invisible ? Mais ce que j’ai appris par mon frère et collègue dans l’épiscopat, Sévère[9], évêque de Milévis, est bien étonnant. Il m’a raconté que, dînant un jour chez Bathanarius, autrefois comte d’Afrique, il le vit prendre une pierre d’aimant, et, après l’avoir placée sous une assiette d’argent où était un morceau de fer, communiquer au fer tous les mouvements que sa main imprimait à l’aimant et le faire aller et venir à son gré, sans que d’ailleurs l’assiette d’argent en reçut aucune impression. Je raconte ce que j’ai vu ou ce que j’ai entendu dire à une personne dont le témoignage est pour moi aussi certain que celui de mes propres yeux. J’ai lu aussi d’autres effets de la même pierre. Quand en place un diamant auprès, elle n’enlève plus le fer, et si déjà elle l’avait enlevé, à l’approche du diamant elle le laisse tomber[10]. L’aimant nous vient des Indes ; or, si nous cessons déjà de l’admirer, parce qu’il nous est connu, que sera-ce des peuples qui nous l’envoient, eux qui se le procurent aisément ? Peut-être est-il chez eux aussi commun que l’est ici la chaux, que nous voyons sans étonnement s’allumer par l’action de l’eau, qui éteint le feu, et ne pas s’enflammer sous l’action de l’huile qui excite la flamme : tant ces effets nous sont devenus familiers par l’habitude !

[1] Aristote n’a point affirmé cela comme un fait constaté par lui, mais comme une tradition populaire (Hist. anim., lib. V, cap. 19). – Pline n’est pas moine réservé (Hist. nat., lib. XXIX, cap. 23). – Dioscoride déclare la chose impossible (lib. II, cap. 68).

[2] Voyez Pline l’Ancien, livre II, ch. 110.

[3] La viande cuite peut se conserver longtemps, particulièrement dans les pays chauds. Tout dépend du milieu qu’on choisit et des circonstances atmosphériques. Plusieurs momies d’Egypte sont des cadavres humains enterrés dans du sable et qui ont échappé en se desséchant à la putréfaction.

[4] Comp. Pline, Hist. nat., lib. II, cap. 111, et livre XXXVI, cap. 68.

[5] Comp. Pline, Hist. nat., lib. II, cap. 111 ; lib. XXXVI, cap. 68.

[6] Les physiciens modernes appellent ce feu, comme saint Augustin, chaleur latente, et ils n’en ont pas encore expliqué l’origine. Tout au moins reconnaissent-ils dans le fait dont saint Augustin s’étonne un cas particulier d’une loi générale de la nature.

[7] Le diamant est en effet plus dur que le fer, en ce sens qu’il le raye et n’en peut être rayé ; mais il est si peu incombustible qu’il est chimiquement identique au charbon. Au surplus, saint Augustin ne se donne pas pour chimiste, et c’est d’hier que datent les découvertes de Lavoisier.

[8] Tradition populaire que saint Augustin rapporte sans l’avoir, à coup sûr, vérifiée et qui n’a aucun fondement.

[9] Sévère, ami et disciple de saint Augustin,. Milévis, où il était évêque, est une petite ville d’Afrique qui a donné son nom à un concile tenu contre les Pélagiens (Concilium Mélevitanum). Voyez les Lettres de saint Augustin (Ep. LXII, LXIII, CIX, CX, CLXXVI).

[10] Rien de moins vrai que ce prétendu phénomène dont parle aussi Pline en son Histoire naturelle, livre XXXVII, ch. 15.

CHAPITRE V

IL Y A BEAUCOUP DE CHOSES DONT NOUS NE POUVONS RENDRE RAISON ET QUI N’EN SONT PAS MOINS TRÈS-CERTAINES.

Et cependant, lorsque nous parlons aux infidèles des miracles de Dieu, passés ou futurs, dont nous ne pouvons leur prouver la vérité par des exemples, ils nous en demandent la raison ; et comme nous ne saurions la leur donner, les miracles étant au-dessus de la portée de l’esprit humain, ils les traitent de fables. Qu’ils nous rendent donc raison eux-mêmes de tant de merveilles dont nous sommes ou dont nous pouvons être témoins ! S’ils avouent que cela leur est impossible, ils doivent convenir aussi qu’il ne faut pas conclure qu’une chose n’a point été ou ne saurait être, de ce qu’on n’en peut rendre raison. Sans m’arrêter à une foule de choses passées dont l’histoire fait foi, je veux seulement rapporter ici quelques faits dont on peut s’assurer sur les lieux mêmes. On dit que le sel d’Agrigente, en Sicile, fond dans le feu et pétille dans l’eau ; que chez les Garamantès[1] il y a une fontaine si froide, le jour, qu’on n’en saurait boire, et si chaude, la nuit, qu’on n’y peut toucher. Oh en trouve une aussi dans l’Epire, où les flambeaux allumés s’éteignent et où les flambeaux éteints se rallument. En Arcadie, il y a une pierre qui, une fois échauffée, demeure toujours chaude, sans qu’on la puisse refroidir, et qu’on appelle pour cela asbeste[2]. En Egypte, le bois d’un certain figuier ne surnage pas comme les autres bois, mais coule au fond de l’eau ; et, ce qui est plus étrange, c’est qu’après y avoir séjourné quelque temps, il remonte à la surface, bien qu’une fois pénétré par l’eau il dût être plus pesant. Aux environs de Sodome, la terre produit des fruits que leur apparente maturité invite à cueillir, et qui tombent en cendre sous la main ou sous la dent qui les touche[3]. En Perse, il y a une pierre appelée pyrite, ainsi appelée parce qu’elle s’enflamme si on la presse fortement[4], et une autre nommée sélénite, dont la blancheur intérieure croît et diminue avec la lune[5]. Les cavales de Cappadoce sont fécondées par le vent, et leurs poulains ne vivent pas plus de trois années. Dans l’Inde, le sol de l’île de Tylos est préféré à tous les autres, parce que les arbres n’y sont jamais dépouillés de leur feuillage[6].

Que ces incrédules qui ne veulent pas ajouter foi à l’Ecriture sainte, sous prétexte qu’elle contient des choses incroyables, rendent raison, s’ils le peuvent, de toutes ces merveilles. Il n’y a aucune raison, disent-ils, qui fasse comprendre que la chair brûle sans être consumée, qu’elle souffre sans mourir. Grands raisonneurs, qui peuvent rendre raison de tout ce qu’il y a de merveilleux dans le monde ! qu’ils rendent donc raison de ce peu que je viens de rapporter. Je ne doute point que si les faits cités plus haut leur étaient restés inconnus et qu’on vînt leur dire qu’ils doivent arriver un jour, ils n’y crussent bien moins encore qu’ils ne font aux peines futures que nous leur annonçons. En effet, qui d’entre eux voudrait nous croire, si, au lieu d’affirmer que les corps des damnés vivront et souffriront éternellement dans les flammes, nous leur disions qu’il y aura un sel qui fondra au feu et qui pétillera dans l’eau, une fontaine si chaude, pendant la fraîcheur de la nuit, qu’on n’osera y toucher, et si froide, dans la grande chaleur du jour, que personne n’y voudra boire ; une pierre qui brûlera ceux qui la presseront, et une autre, qui, une fois enflammée, ne pourra s’éteindre ? Si nous annoncions toutes ces merveilles pour le siècle futur, les incrédules nous répondraient : Voulez-vous que nous y croyions ? rendez-nous-en raison. Ne faudrait-il pas alors avouer que cela n’est point en notre pouvoir, et que l’intelligence humaine est trop bornée pour pénétrer les causes de ces merveilleux ouvrages de Dieu ? Mais nous n’en sommes pas moins assurés que Dieu ne fait rien sans raison, que rien de ce qu’il veut ne lui est impossible, et nous croyons tout ce qu’il annonce, parce que nous ne pouvons croire qu’il soit menteur ou impuissant. Que répondent cependant ces détracteurs de notre foi, ces grands chercheurs de raisons, quand nous leur demandons raison des merveilles qui existent sous nos yeux et de ces prodiges que la raison naturelle ne peut comprendre, puisqu’ils semblent contraires à la nature même des choses ? Si nous les annoncions comme devant arriver, ne nous défieraient-ils pas d’en rendre raison, comme de tous les miracles que nous annonçons pour l’avenir ? Donc, puisque la raison détaille et que la parole expire devant ces ouvrages de Dieu, que nos adversaires cessent de dire qu’une chose n’est pas ou ne peut pas être parce que la raison de l’homme ne peut l’expliquer. Cela n’empêche pas les faits que nous avons cités de se produire : cela n’empêchera pas les prodiges annoncés par la foi de s’accomplir un jour.

[1] Peuple de l’Afrique.

[2] Asbeste, d’ asbestos, inextinguible. – La vérité est que la pierre d’amianthe, minéral filamenteux dont on peut faire une espèce de toile, résiste à un feu très-intense, comme font d’ailleurs tous les autres silicates.

[3] Voyez l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, tome II, pag. 176 et suiv. – Comparez avec le récit du plus récent voyageur, M. de Sauley, en son livre sur la mer Morte.

[4] Il serait plus exact de dire : si on la frappe fortement.

[5] Il est inutile d’avertir que ce préjugé populaire ne s’appuie sur aucune observation sérieuse.

[6] Tylos est une lie du golfe Persique et non de l’Inde.

CHAPITRE VI

TOUS LES MIRACLES QU’ON CITE NE SONT PAS DES FAITS NATURELS, MAIS LA PLUPART SONT DES IMAGINATIONS DE L’HOMME OU DES ARTIFICES DES DÉMONS.

Mais je les entends s’écrier : Tout cela n’est pas, nous n’en croyons rien ; ce qu’on a dit, ce qu’on a écrit sont autant de faussetés. S’il fallait y croire, il faudrait croire aussi les récits des mêmes auteurs : qu’il y a eu, par exemple, ou qu’il y a un certain temple de Vénus où l’on voit un candélabre surmonté d’une lampe qui brûle en plein air et que les vents ni les pluies ne peuvent éteindre, ce qui lui a valu, comme à la pierre dont nous parlions tout à l’heure, le nom d’asbeste, c’est-à-dire lumière inextinguible. – Je ne serais pas surpris que nos adversaires crussent par ce discours nous avoir fermé la bouche ; car si nous déclarons qu’il ne faut point croire à la lampe de Vénus, nous infirmons les autres merveilles que nous avons rapportées, et si nous admettons, au contraire, ce récit comme véritable, nous autorisons les divinités du paganisme. Mais, ainsi que je l’ai dit au dix-huitième livre de cet ouvrage, nous ne sommes pas obligés de croire tout ce que renferme l’histoire profane, les auteurs eux-mêmes qui l’ont écrite n’étant pas toujours d’accord, et, comme dit Varron, semblant conspirer à se contredire. Nous n’en croyons donc (et encore, si nous le jugeons à propos) que ce qui, n’est point contraire aux livres que nous devons croire. Et quant à ces merveilles de la nature dont nous nous servons pour persuader aux incrédules la vérité des merveilles à venir que la foi nous annonce, nous nous contentons de croire à celles dont nous pouvons nous-mêmes faire l’expérience, ou qu’il n’est pas difficile de justifier par de bons témoignages. Ce temple de Vénus, cette lampe qui ne peut s’éteindre, loin de nous embarrasser, nous donnerait beau jeu contre nos adversaires ; car nous la rangeons parmi tous les miracles de la magie, tant ceux que les démons opèrent par eux-mêmes que ceux qu’ils font par l’entremise des hommes. Et nous ne saurions nier ces miracles sans aller contre les témoignages de l’Ecriture. Or, de trois choses l’une : ou l’industrie des hommes s’est servie de la pierre asbeste pour allumer cette lampe, ou c’est un ouvrage de la magie, ou quelque démon, sous le nom de Vénus, a produit cette merveille. En effet, les malins esprits sont attirés en certains lieux, non par des viandes, comme les animaux, mais par certains signes appropriés à leur goût, comme diverses sortes de pierres, d’herbes, de bois, d’animaux, de charmes et de cérémonies. Or, pour être ainsi attirés par les hommes, ils les séduisent d’abord, soit en leur glissant un poison secret dans le cœur, soit en nouant avec eux de fausses amitiés ; et ils font quelques disciples, qu’ils établissent maîtres de plusieurs. On n’aurait pu savoir au juste, si eux-mêmes ne l’avaient appris, quelles sont les choses qu’ils aiment ou qu’ils abhorrent, ce qui les attire ou les contraint de venir, en un mot, tout ce qui fait la science de la magie. Mais ils travaillent surtout à se rendre maîtres des cœurs, et c’est ce dont ils se glorifient le plus quand ils essaient de se transformer en anges de lumière[1]. Ils font donc beaucoup de choses, j’en conviens, et des choses dont nous devons d’autant plus nous défier que nous avouons qu’elles sont plus merveilleuses. Au surplus, elles-mêmes nous servent à prouver notre foi ; car si les démons impurs sont si puissants, combien plus puissants sont les saints anges ! combien aussi Dieu, qui a donné aux anges le pouvoir d’opérer tant de merveilles, est-il encore plus puissant qu’eux !

Qu’il soit donc admis que les créatures de Dieu produisent, par le moyen des arts mécaniques, tous ces prodiges, assez surprenants pour que ceux qui n’en ont pas le secret les croient divins, comme cette statue de fer suspendue en l’air dans un temple par des pierres d’aimant, ou comme cette lampe de Vénus citée tout à l’heure et dont peut-être tout le miracle consistait en une asbeste qu’on y avait adroitement adaptée. Si tout cela est admis comme vrai ; et si les ouvrages des magiciens, que l’Ecriture appelle sorciers et enchanteurs, ont pu donner une telle renommée aux démons qu’un grand poète n’a pas hésité à dire d’une magicienne : « Elle assure que ses enchantements peuvent à son gré délivrer les âmes ou leur envoyer de cruels soucis, arrêter le coure des fleuves et faire rétrograder les astres ; elle invoque tes mânes ténébreux ; la terre va mugir sous ses pieds et on verra les arbres descendre des montagnes[2]… » combien est-il plus aisé à Dieu de faire des merveilles qui paraissent incroyables aux infidèles, lui qui a donné leur vertu aux pierres comme à tout le reste, lui qui a départi aux hommes le génie qui leur sert à modifier la nature en mille façons merveilleuses, lui qui a fait les anges, créatures plus puissantes que toutes les forces de la terre ! Son pouvoir est une merveille qui surpasse toutes les autres, et sa sagesse, qui agit, ordonne et permet, n’éclate pas moins dans l’usage qu’il fait de toutes choses que dans la création de l’univers.

[1] II Cor. XI, 14.

[2] Enéide, livre IV, v. 487-491.

CHAPITRE VII

LA TOUTE-PUISSANCE DE DIEU EST LA RAISON SUPRÊME QUE DOIT FAIRE CROIRE AUX MIRACLES.

Pourquoi donc Dieu ne pourrait-il pas faire que les corps des morts ressuscitent et que ceux des damnés soient éternellement tourmentés, lui qui a créé le ciel, la terre, l’air, les eaux et toutes les merveilles innombrables qui remplissent l’univers ? L’univers lui-même n’est-il point la plus grande et la plus étonnante des merveilles ? Mais nos adversaires, qui croient à un Dieu créateur de l’univers et qui le gouverne par le ministère des dieux inférieurs également créés de sa main, nos adversaires, dis-je, tout en se plaisant à exalter, bien loin de les méconnaître, les puissances qui opèrent divers effets surprenants (soit qu’elles agissent de heur propre gré, soit qu’on les contraigne d’agir par le moyen de certains rites ou même des invocations magiques), quand nous leur parlons de la vertu merveilleuse de plusieurs objets naturels, qui ne sont ni des animaux raisonnables, ni des esprits, ceux, par exemple, dont nous venons de faire mention, ils nous répondent : C’est leur nature ; la nature leur a donné cette propriété : ce ne sont là que les vertus naturelles des choses. Ainsi la seule raison pour laquelle le sel d’Agrigente fond dans le feu et pétille dans l’eau, c’est que telle est sa nature. Or, il semble plutôt que ce soit là un effet contre nature, puisque la nature a donné au feu, et non à l’eau, la propriété de faire pétiller le sel ; à l’eau, et non au feu, celle de le dissoudre. Mais, disent-ils, la nature de ce sel est d’être contraire au sel ordinaire. Voilà donc encore apparemment la belle explication qu’ils nous réservent de la fontaine des Garamantes, glacée dans le jour et bouillante pendant la nuit, et de cette source extraordinaire qui, froide à la main et éteignant comme toutes les autres les flambeaux allumés, allume les flambeaux éteints ; il en sera de même de la pierre asbeste, qui, sans avoir une chaleur propre, une fois enflammée, ne petit plus s’éteindre, et enfin, de tant d’autres phénomènes qu’il serait fastidieux de rappeler. Ils ont beau être contre nature, on les expliquera toujours en disant que telle est la nature des choses. Explication très-courte, j’en conviens, et réponse très-satisfaisante. Mais puisque Dieu est l’auteur de toutes les natures, d’où vient que nos adversaires, quand ils refusent de croire une chose que nous affirmons, sous prétexte qu’elle est impossible, ne veulent pas convenir que nous-en donnions une explication meilleure que la leur, en disant que telle est la volonté du Tout-Puissant ? car enfin Dieu n’est appelé de ce nom que parce qu’il peut faire tout ce qu’il veut. N’est-ce point lui qui a créé tant de merveilles surprenantes que j’ai rapportées, et qu’on croirait sans doute impossibles, si on ne les voyait de ses yeux, ou du moins s’il n’y en avait des preuves et des témoignages dignes de foi ? Car pour celles qui n’ont d’autres témoins que les auteurs qui les rapportent, lesquels ; n’étant pas inspirés des lumières divines, ont pu, comme tous les hommes, être induits en erreur, il est permis à chacun d’en croire ce qu’il lui plaît.

Pour moi, je ne veux pas qu’on croie légèrement les prodiges que j’ai rapportés, parce que je ne suis pas moi-même assure de leur existence, excepté ceux dont j’ai fait et dont chacun peut aisément faire l’expérience : ainsi, la chaux qui boue dans l’eau et demeure froide dans l’huile ; la pierre d’aimant, qui ne saurait remuer un fétu et qui enlève le fer ; la chair du paon, inaccessible à la corruption qui n’a pas épargné le corps de Platon ; la paille, si froide qu’elle conserve la neige, et si chaude qu’elle fait mûrir les fruits ; enfin le feu qui blanchit les pierres et noircit tous les autres objets. Il en est de même de l’huile qui fait des taches noires, quoiqu’elle soit claire et luisante, et de l’argent qui noircit ce qu’il touche, bien qu’il soit blanc. C’est encore un fait certain que la transformation du bois en charbon : brillant, il devient noir ; dur, il devient fragile ; sujet à corruption, il devient incorruptible. J’ai vu tous ces effets et un grand nombre d’autres qu’il est inutile de rappeler. Quant à ceux que je n’ai pas vus, et que j’ai trouvés dans les livres, j’avoue que je n’ai pu les contrôler par des témoignages certains, excepté pourtant cette fontaine où les flambeaux allumés s’éteignent et les flambeaux éteints se rallument, et aussi ces fruits de Sodome, beaux au dehors, au dedans cendre et fumée. Cette fontaine, toutefois, je n’ai rencontré personne qui m’ait dit l’avoir vue en Epire ; mais d’autres voyageurs m’ont assuré en avoir rencontré en Gaule une toute semblable, près de Grenoble. Et pour les fruits de Sodome, non-seulement des historiens dignes de foi, mais une foule de voyageurs l’assurent si fermement que je n’en puis douter.

Je laisse les autres prodiges pour ce qu’ils sont ; je les ai-rapportés sur la foi des historiens de nos adversaires, afin de montrer avec quelle facilité on s’en rapporte à leur parole en l’absence de toute bonne raison, tandis qu’on ne daigne pas nous croire nous-mêmes quand nous annonçons des merveilles que Dieu doit accomplir, sous prétexte qu’elles sont au-dessus de l’expérience. Nous rendons pourtant, nous, raison de notre foi ; car quelle raison meilleure donner de ces merveilles qu’en disant : Le Tout-Puissant les a prédites dans les mêmes livres où il en a prédit beaucoup d’autres que nous avons vues s’accomplir ? Celui-là saura faire, selon ce qu’il a promis, des choses qu’on juge impossibles, qui a déjà promis et qui a fait que les nations incrédules croiraient des choses impossibles.

CHAPITRE VIII

CE N’EST POINT UNE CHOSE CONTRE NATURE QUE LA CONNAISSANCE APPROFONDIE D’UN OBJET FASSE DÉCOUVRIR EN LUI DES PROPRIÉTÉS OPPOSÉES À CELLES QU’ON Y AVAIT APERÇUES AUPARAVANT.

Mais, disent nos contradicteurs, ce qui nous empêche de croire que des corps humains puissent toujours brûler sans jamais mourir, c’est que nous savons que telle n’est point la nature des corps humains, au lieu que tous les faits merveilleux qui ont été rapportés tout à l’heure sont une suite de la nature des choses. Je réponds à cela que, selon nos saintes Ecritures, la nature du corps de l’homme, avant le péché, était de ne pas mourir, et qu’à la résurrection des morts, il sera rétabli dans son premier état. Mais comme les incrédules ne veulent point admettre cette autorité, puisque s’ils la recevaient, nous ne serions plus en peine de leur prouver les tourments éternels des damnés, il faut produire ici quelques témoignages de leurs plus savants écrivains, qui fassent voir qu’une chose peut devenir, par la suite du temps, toute autre qu’on ne l’avait connue auparavant.

Voici ce que je trouve textuellement dans le livre de Varron, intitulé : De l’origine du peuple romain : « Il se produisit dans le ciel un étrange prodige. Castor[1] atteste que la brillante étoile de Vénus, que Plaute appelle Vesperugo[2], et Homère Hesperos[3], changea de couleur, de grandeur, de figure et de mouvement, phénomène qui ne s’était jamais vu jusqu’alors. Adraste de Cyzique et Dion de Naples, tous deux mathématiciens célèbres, disent que cela arriva sous le règne d’Ogygès[4] ». Varron, qui est un auteur considérable, n’appellerait pas cet accident un prodige, s’il ne lui eût semblé contre nature. Car nous disons que tous les prodiges sont contre nature ; mais cela n’est point vrai. En effet, comment appeler contraires à la nature des effets qui se font par la volonté de Dieu, puisque la volonté du Créateur fait seule la nature de chaque chose ? Les prodiges ne sont donc pas contraires à la nature, mais seulement à une certaine notion que nous avions auparavant de la nature des objets. Qui pourrait raconter la multitude innombrable de prodiges qui sont rapportés dans les auteurs profanes ? mais arrêtons-nous seulement à ce qui regarde notre sujet. Qu’y a-t-il de mieux réglé par l’auteur de la nature que le cours des astres ? qu’y a-t-il au monde qui soit établi sur des lois plus fixes et plus immuables ? Et toutefois, quand celui qui gouverne ses créatures avec un empire absolu l’a jugé convenable, une étoile, qui est remarquable entre toutes les autres par sa grandeur, par son éclat) a changé de couleur, de grandeur, de figure, et, ce qui est plus étonnant encore, de règle et de loi dans son cours. Certes, voilà un événement qui met en défaut toutes les tables astrologiques, s’il en existait déjà, et tous ces calculs des savants, si certains à leurs yeux et si infaillibles qu’ils ont osé avancer que cette métamorphose de Vénus ne s’était pas produite auparavant et ne s’est pas représentée depuis. Pour nous, nous lisons dans les Ecritures que le soleil même s’arrêta au commandement de Jésus Navé[5], pour lui donner le temps d’achever sa victoire, et qu’il retourna en arrière pour assurer le roi Ezéchias des quinze années de vie que Dieu lui accordait[6] ; mais quand les infidèles croient ces sortes de miracles accordés à la vertu des saints, ils les attribuent à la magie, comme je le disais tout à l’heure de cette enchanteresse de Virgile, « qui arrêtait le cours des rivières et faisait rétrograder les astres[7] ». Nous lisons aussi dans l’Ecriture que le Jourdain arrêta le cours de ses eaux et retourna en arrière, pour laisser passer le peuple de Dieu sous la conduite de Jésus Navé[8], et que la même chose arriva au prophète Elie et à son disciple Elisée nous y lisons aussi le miracle de la course rétrograde du soleil en faveur du roi Ezéchias. Mais ce prodige de l’étoile de Vénus, rapporté par Varron, nous ne voyons pas qu’il soit arrivé à la prière d’aucun homme.

Que les infidèles ne se laissent-donc point aveugler par cette prétendue connaissance de la nature des choses. Comme si Dieu n’y pouvait apporter des changements qu’ils ne connaissent pas ! et, à dire vrai, les choses les plus ordinaires ne nous paraîtraient pas moins merveilleuses que les autres, si nous n’étions pas accoutumés à n’admirer que celles qui sont rares. Consultez la seule raison : qui n’admirera que, dans cette multitude infinie d’hommes, tous soient assez semblables les uns aux autres pour que leur nature les distingue de tous les autres animaux, et assez dissemblables pour se distinguer entre eux aisément ? Et cette différence est même encore plus admirable que leur ressemblance ; car il paraît assez naturel que des animaux d’une même espèce se ressemblent ; et pourtant, comme il n’y a pour nous de merveilleux que ce qui est rare, nous ne nous étonnons jamais plus qu’en voyant deux hommes qui se ressemblent si fort qu’on les prendrait l’un pour l’autre et qu’on s’y tromperait toujours.

Mais peut-être nos adversaires ne croiront-ils pas au phénomène que je viens de rapporter d’après Varron, bien que Varron soit un de leurs historiens et un très-savant homme ; ou bien en seront-ils faiblement touchés, parce que ce prodige ne dura pas longtemps et que l’étoile reprit ensuite son cours ordinaire. Voici donc un autre prodige qui subsiste encore aujourd’hui, et qui, à mon avis, doit suffire pour les convaincre que, si clairement qu’ils se flattent de connaître la nature d’une chose, ce n’est pas une raison de défendre à Dieu de la transformer à son gré et de la rendre tout autre qu’ils ne la connaissaient. La terre de Sodome n’a pas toujours été ce qu’elle est aujourd’hui. Sa surface était semblable à celle des autres terres, et même plus fertile, car l’Ecriture la compare au paradis terrestre[9]. Cependant, depuis que le feu du ciel l’a touchée, l’aspect en est affreux, au témoignage même des historiens profanes, confirmé par le récit des voyageurs, et ses fruits, sous une belle apparence, ne renferment que cendre et fumée. Elle n’était pas telle autrefois, et voilà ce qu’elle est maintenant. L’auteur de toutes les natures a fait dans la sienne un changement si prodigieux qu’il dure encore, après une longue suite de siècles.

De même qu’il n’a pas été impossible à Dieu de créer les natures qu’il lui a plu, il ne lui est pas impossible non plus de les changer comme il lui plaît. De là vient ce nombre infini de choses extraordinaires qu’on appelle prodiges, monstres, phénomènes, et qu’il serait infiniment long de rapporter. On dit que les monstres sont ainsi nommés parce qu’ils montrent en quelque façon l’avenir, et on donne aussi aux autres mots une origine semblable[10]. Mais que les devins prédisent ce qu’ils voudront, soit qu’ils se trompent, soit que Dieu permette en effet que les démons les inspirent pour les punir de leur curiosité et les aveugler davantage, soit enfin que les démons ne rencontrent juste que par hasard ; pour nous, nous pensons que ce qu’on appelle phénomènes contre nature, suivant une locution employée par saint Paul lui-même, quand il dit que l’olivier sauvage, enté contre nature sur le bon olivier, participe à son suc et à sa sève[11], nous pensons que ces phénomènes, au fond, ne sont rien moins que contre nature, et servent à Prouver clairement qu’aucun obstacle, aucune loi de la nature, n’empêchera Dieu de faire des corps des damnés ce qu’il a prédit. Or, comment l’a-t-il prédit ? c’est ce que je pense avoir montré suffisamment, au livre précédent, par les témoignages tirés de l’Ancien et du Nouveau Testament.

[1] Castor, né Rhodien ou Galate, était un habile chronographe, contemporain de Varron.

[2] Voyez l’Amphitryon, acte I, sc. 1, v. 119.

[3] Iliade, livre X, v. 318

[4] Sur ce prodige voyez Fréret, dans les Mémoires de l’Académie des Belles-Lettres, tome X, p. 357-376.

[5] Josué, X, 13.

[6] Isa. XXVIII, 8.

[7] Enéide, livre IV, v. 489.4. Josué, IV, 18.

[8] IV Rois, II, 8, 14.

[9] Gen. XII, 10.

[10] Voici ces douteuses étymologies rapportées par saint Augustin : monstrum, de monstrare ; ostentum de ostendere ; portenta de portendere, prœostendere ; prodigia de porro dicere, praedicare.

[11] Rom. XI, 17, 24.

CHAPITRE IX

DE LA GÉHENNE DE FEU ET DE LA NATURE DES PEINES ÉTERNELLES.

Il ne faut donc point douter que la sentence que Dieu a prononcée par son Prophète, touchant le supplice éternel des damnés, ne s’accomplisse exactement. Il est dit : « Leur « ver ne mourra point, et le feu qui les brûlera ne s’éteindra point[1] ». Et c’est pour nous faire mieux comprendre cette vérité que Jésus-Christ, quand il prescrit de retrancher les membres qui scandalisent l’homme, désignant par-là les hommes mêmes que nous chérissons à l’égal de nos membres, s’exprime ainsi : « Il vaut mieux pour vous que vous entriez avec une seule main dans la vie, que d’en avoir deux et d’être jeté dans l’enfer, où leur ver ne meurt point et où le feu qui les consume ne s’éteint point ». Il en dit autant du pied « Il vaut mieux pour vous entrer dans la vie éternelle n’ayant qu’un pied, que d’en avoir deux et d’être précipité dans l’enfer, où leur ver ne meurt point et où le feu qui les brûle ne s’éteint point[2] ». Enfin il parle de l’œil dans les mêmes termes : « Il vaut mieux pour vous que vous entriez au royaume de Dieu n’ayant qu’un œil, que d’en avoir deux et d’être précipité dans l’enfer, où leur ver ne meurt point et où le feu qui les brûle ne s’éteint point[3] ». Il ne s’est pas lassé de répéter trois fois la même chose au même lieu. Qui ne serait épouvanté de cette répétition et de cette menace sortie avec tant de force d’une bouche divine ?

Au reste, ceux qui veulent que ce ver et que ce feu ne soient pas des peines du corps, mais de l’âme, disent que les hommes séparés du royaume de Dieu seront brûlés dans l’âme jar une douleur et un repentir tardifs et inutiles, et qu’ainsi l’Ecriture a fort bien pu se servir du mot feu pour marquer cette douleur cuisante d’où vient, ajoutent-ils, cette parole de l’Apôtre : « Qui est scandalisé, sans que je brûle ? » ils croient aussi que le ver figure la même douleur ; car il est écrit, disent-ils, que « comme la teigne ronge un habit, et le ver le bois, ainsi la tristesse afflige le cœur de l’homme[4] ». Mais ceux qui ne doutent point que le corps ne soit tourmenté en enfer aussi bien que l’âme, soutiennent que le corps y sera brûlé par le feu, et l’âme rongée en quelque sorte par un ver de douleur. Bien que ce sentiment soit probable, car il est absurde de supposer que soit le corps, soit l’âme, ne souffrent pas ensemble dans l’enfer, je croirais cependant plus volontiers que le ver et le feu s’appliquent ici tous deux au corps, et non à l’âme. Je dirais donc que l’Ecriture ne fait pas mention de la peine de l’âme, parce qu’elle est nécessairement impliquée dans celle du corps. En effet, on lit dans l’Ancien Testament : « Le supplice de la chair de l’impie sera le feu et le ver[5] ». Il pouvait dire plus brièvement : « Le supplice de l’impie » ; pourquoi dit-il « le supplice de la chair de l’impie », sinon parce que le ver et le feu seront tous deux le supplice du corps ? Ou, s’il a parlé de la chair, parce que les hommes seront punis pour avoir vécu selon la chair, et tomberont dans la seconde mort que l’Apôtre a marquée ainsi : « Si vous vivez selon la chair, vous mourrez[6] » ; que chacun choisisse, entre les deux sens, celui qu’il préfère, soit qu’il rapporte le feu au corps, et le ver à l’âme, soit qu’il les rapporte tous deux au corps. J’ai déjà montré que les animaux pouvaient vivre et souffrir dans le feu sans mourir et sans se consumer, par un miracle de la volonté de Dieu, à qui on ne saurait contester ce pouvoir sans ignorer qu’il est l’auteur de tout ce qu’on admire dans la nature. En effet, c’est lui qui a produit dans le monde et les merveilles que j’ai rappelées et tontes celles en nombre infini que j’ai passées sous silence, et ce monde enfin dont l’ensemble est plus merveilleux encore que tout ce qu’il contient. Ainsi donc, libre à chacun de choisir des deux sens celui qu’il préfère, et de rapporter le ver au corps, en prenant l’expression au propre, ou à l’âme, en prenant le sens au figuré. Quant à savoir qui a le mieux choisi, c’est ce que nous saurons mieux un jour, lorsque la science des saints sera si parfaite qu’ils n’auront pas besoin d’éprouver ces peines pour les connaître. « Car maintenant nous ne savons les choses que d’une façon partielle, jusqu’au jour où la plénitude s’accomplira[7] ». Il suffit pour le moment de repousser cette opinion que les corps des damnés ne seront pas tourmentés par le feu.

[1] Isa. LXVI, 21.

[2] Marc, IX, 42-47.

[3] II Cor. XI, 29.

[4] Prov. XXV, 20.

[5] Eccli. VII, 19.

[6] Rom. VIII, 13.

[7] I Cor. XIII, 9.

CHAPITRE X

COMMENT LE FEU DE L’ENFER, SI C’EST UN FEU CORPOREL, POURRA BRÛLER LES MALINS ESPRITS, C’EST-À-DIRE LES DÉMONS QUI N’ONT POINT DE CORPS.

Ici se présente une question : si le feu de l’enfer n’est pas un feu immatériel, analogue à la doutent de l’âme, mais un feu matériel, brûlant au contact et capable de tourmenter les corps, comment pourra-t-il servir au supplice des démons qui sont des esprits ? car nous savons que le même feu doit servir de supplice aux démons et aux hommes, suivant cette parole de Jésus-Christ « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel, qui a été préparé pour le diable et pour ses anges[1] ». Il faut donc que les démons aient aussi, comme l’ont pensé de savants hommes, des corps composés de cet air grossier et humide qui se fait sentir à nous, quand il est agité par le vent[2]. En effet, si cet élément ne pouvait recevoir aucune impression du feu, il ne deviendrait pas brûlant, lorsqu’il est échauffé dans un bain ; pour brûler, il faut qu’il soit brûlé lui-même, et il cause l’impression qu’il subit. Au surplus, si l’on veut que les démons n’aient point de corps, il est inutile de se mettre beaucoup en peine de prouver le contraire. Qui nous empêchera de dire que les esprits, même incorporels, peuvent être tourmentés par un feu corporel d’une manière très-réelle, quoique merveilleuse, du moment que les esprits des hommes, qui certainement sont aussi incorporels, peuvent être actuellement enfermés dans des corps, et y sont unis alors par des liens indissolubles ? Si les démons n’ont point de corps, ils seront attachés à des feux matériels pour en être tourmentés ; non qu’ils animent ces feux de manière à former des animaux composés d’âme et de corps ; mais, comme je l’ai dit, cela se fera d’une manière merveilleuse ; et ils seront tellement unis à ces feux, qu’ils en recevront de la douleur sans leur communiquer la vie. Aussi bien, cette union même qui enchaîne actuellement les esprits aux corps, pour en faire des animaux, n’est-elle pas merveilleuse et incompréhensible à l’homme ? et cependant c’est l’homme même » Je dirais volontiers que ces esprits brûleront sans corps, comme le mauvais riche brûlait dans les enfers, quand il disait : « Je souffre beaucoup dans cette flamme[3] » ; mais j’entends ce qu’on va m’objecter : que cette flamme était de même nature que les yeux que le mauvais riche éleva sur Lazare, que la langue qu’il voulait rafraîchir d’une goutte d’eau, et que le doigt de Lazare dont il voulait se servir pour cet office, bien que tout cela se fit dans un lieu, où les âmes n’avaient point de corps. Cette flamme qui le brûlait et cette goutte d’eau qu’il demandait étaient donc incorporelles, comme sont les choses que l’on voit en dormant ou dans l’extase, lesquelles, bien qu’incorporelles, apparaissent pourtant comme des corps. L’homme qui est en cet état, quoiqu’il n’y soit qu’en esprit, ne laisse pas de se voir si semblable à son corps qu’il n’y peut trouver de différence. Mais cette géhenne, que l’Ecriture appelle aussi un étang de feu et de soufre[4], sera un feu corporel, et tourmentera les corps des hommes et des démons ; ou bien, si ceux-ci n’ont point de corps, ils seront unis à ce feu, pour en souffrir de la douleur sans l’animer. Car il n’y aura qu’un feu pour les uns et pour les autres, comme l’a dit la Vérité[5].

[1] Matt. XXV, 41.

[2] C’est le sentiment d’Origène, qui soutient en son traité des Principes (livre II) que Dieu seul est incorporel. Tertullien, distinguant subtilement entre le corps et la chair, veut que les anges soient corporels sans avoir de chair (De Carne Christi, passim). Enfin saint Basile soutient que les anges ont chacun leur corps et un corps visible (De spir. sanct., cap. 16).

[3] Luc, XVI, 24.

[4] Apoc. XX, 9.

[5] Matt. XXV, 41.

CHAPITRE XI

S’IL Y AURAIT JUSTICE À CE QUE LA DURÉE DES PEINES NE FUT PAS PLUS LONGUE QUE LA VIE DES PÉCHEURS.

Mais, parmi les adversaires de la Cité de Dieu, plusieurs prétendent qu’il est injuste de punir les péchés, si grands qu’ils soient, de cette courte vie par un supplice éternel. Comme si jamais aucune loi avait proportionné la durée de la peine à celle du crime ! Les lois, suivant Cicéron, établissent huit sortes de peines l’amende, la prison, le fouet, le talion, l’ignominie, l’exil, la mort, la servitude. Y a-t-il aucune de ces peines dont la durée se mesure à celle du crime, si ce n’est peut-être la peine du talion[1], qui ordonne que le criminel souffre le même mal qu’il a fait souffrir ; d’où vient cette parole de la loi : « Œil pour œil, dent pour dent[2] ». Il est matériellement possible, en effet, que la justice arrache l’œil au criminel en aussi peu de temps qu’il l’a arraché à sa victime ; mais si la raison veut que celui qui a donné un baiser à la femme d’autrui soit puni du fouet, combien de temps ne souffrira-l-il pas pour une faute qui s’est passée en un moment ? La douceur d’une courte volupté n’est-elle pas punie en ce cas par une longue douleur ? Que dirai-je de la prison ? n’y doit-on demeurer qu’autant qu’a duré le délit qui vous y a fait condamner ? mais ne voyons-nous pas qu’un esclave demeuré plusieurs années dans les fers, pour avoir offensé son maître par une seule -parole ou l’avoir blessé d’un coup dont la trace a passé en un instant ? Pour l’amende, l’ignominie, l’exil et la servitude, comme ces peines sont d’ordinaire irrévocables, ne sont-elles pas en quelque sorte semblables aux peines éternelles, eu égard à la brièveté de cette vie ? Elles ne peuvent pas être réellement éternelles, parce que la vie même où on les souffre ne l’est pas ; et toutefois des fautes que l’on punit par de si longs supplices se commettent en très-peu de temps, sans que personne ait jamais cru qu’il fallût proportionner la longueur des tourments à la durée plutôt qu’à la grandeur des crimes. Se peut-il imaginer que les lois fassent consister le supplice des condamnés à mort dans le court moment que dure l’exécution ? elles le font consister à les supprimer pour jamais de la société des vivants. Or, ce qui se fait dans cette cité mortelle par le supplice de la première mort, se fera pareillement dans la cité immortelle par la seconde mort. De même que les lois humaines ne rendent jamais l’homme frappé du supplices capital à la société, ainsi les lois divines ne rappellent jamais le pécheur frappé de la seconde mort à la vie éternelle. Comment donc, dira-t-on, cette parole de votre Christ sera-t-elle vraie : « On vous mesurera selon la mesure que vous aurez appliquée aux autres[3] », si un péché temporel est puni d’une peine éternelle[4] ? Mais on ne prend pas garde que cette mesure dont il est parlé ici ne regarde pas le temps, mais le mal, ce qui revient à dire que celui qui aura fait le mal le subira. Au surplus, on peut fort bien entendre aussi cette parole de Jésus-Christ au sens propre, je veux dire au sens des jugements et des condamnations dont il est question en cet endroit. Ainsi, que celui qui juge et condamne injustement son -prochain soit jugé lui-même et condamné justement, il est mesuré sur la même mesure, bien qu’il ne reçoive pas ce qu’il a donné : il est jugé comme il a jugé les autres ; mais la punition qu’il souffre est juste, tandis que celle qu’il avait infligée était injuste.

[1] Sur la peine du talion imposés par la loi des Douze Tables (Si membrum rupit, nicum eo pacit, talio esto), voyez Aulu. Gelle, Nuits attiques, livre XX, ch. 1.

[2] Exod. XXI, 24.

[3] Luc, VI, 38.

[4] Saint Augustin discute cette même question avec étendue dans une de ses lettres. Voyez Epist. CII, ad Deo gratias, qu. 4, n. 22 et seq.

CHAPITRE XII

DE LA GRANDEUR DU PREMIER PÉCHÉ, QUI EXIGEAIT UNE PEINE ÉTERNELLE POUR TOUS LES HOMMES, ABSTRACTION FAITE DE LA GRÂCE DU SAUVEUR.

Mais une peine éternelle semble dure et injuste aux hommes, parce que, dans les misères de la vie terrestre, ils n’ont pas cette haute et pure sagesse qui pourrait leur faire sentir la grandeur de la prévarication primitive. Plus l’homme jouissait de Dieu, plus son crime a été grand de l’avoir abandonné, et il a mérité de souffrir un mal éternel pour avoir détruit en lui un bien qui pouvait aussi être éternel. Et, de là, la damnation de toute la masse du genre humain ; car le premier coupable a été puni avec toute sa postérité, qui était en lui comme dans sa racine. Aussi nul n’est exempt du supplice qu’il mérite, s’il n’en est délivré par une grâce qu’il ne mérite pas ; et tel est le partage des hommes que l’on voit en quelques-uns ce que peut une miséricorde gratuite, et, dans tout le reste, ce que peut une juste vengeance. L’une et l’autre ne sauraient paraître en tous, puisque, si tous demeuraient sous la peine d’une juste condamnation, on ne verrait dans aucun la miséricorde de Dieu ; et d’autre part, si tons étaient transportés des ténèbres à la lumière, on ne verrait dans aucun sa sévérité. Et s’il y en a plus de punis que de sauvés, c’est pour montrer ce qui était dû à tous. Car alors même – que tous seraient enveloppés dans la vengeance, nul ne pourrait blâmer justement la justice du Dieu vengeur ; si donc un si grand nombre sont délivrés, que d’actions de grâce ne sont pas dues pour ce bienfait gratuit au divin libérateur !

CHAPITRE XIII

CONTRE CEUX QUI CROIENT QUE LES MÉCHANTS, APRÈS LA MORT, NE SERONT PUNIS QUE DE PEINES PURIFIANTES.

Les Platoniciens, il est vrai, ne veulent pas qu’une seule faute reste impunie[1] mais ils ne reconnaissent que des peines qui servent à l’amendement du coupable[2], qu’elles soient infligées par les lois humaines ou par les lois divines, qu’on les souffre dès cette vie ou qu’on ait à les subir dans l’autre pour n’en avoir point souffert ici-bas ou n’en être pas devenu meilleur. De là vient que Virgile, après avoir parlé de ces corps terrestres, et de ces membres moribonds d’où viennent à l’âme « Et ses craintes et les désirs, et ses douleurs et ses joies, enfermée qu’elle est dans une prison ténébreuse d’où elle ne peut contempler le ciel » ; Virgile ajoute « Et lorsqu’au dernier jour la vie abandonne les âmes, leurs misères ne sont pas finies et elles ne sont pas purifiées d’un seul coup de leurs souillures corporelles. Par une loi nécessaire, mille vices invétérés s’y attachent encore et y germent en mille façons. Elles sont donc soumises à des peines et expient dans les supplices leurs crimes passés : les unes suspendues dans le vide et livrées au souffle du vent, les autres plongées dans un abîme immense pour s’y laver de leurs souillures ou pour y être purifiées par le feu[3] »

Ceux qui adoptent ce sentiment ne reconnaissent après la mort que des peines purifiantes ; et comme l’air, l’eau et le feu sont des éléments supérieurs à la terre, ils les font servir de moyens d’expiation pour purifier les âmes que le commerce de la terre a souillées. Aussi Virgile a-t-il employé ces trois éléments : l’air, quand il dit qu’elles sont livrées au souffle du vent ; l’eau, quand il les plonge dans un abîme immense ; le feu, quand il charge le feu de les purifier. Pour nous, nous reconnaissons qu’il y a dans cette vie mortelle quelques peines purifiantes, mais elles n’ont ce caractère que chez ceux qui en profitent pour se corriger, et non chez les autres, qui n’en deviennent pas meilleurs, ou qui n’en deviennent que pires. Toutes les autres peines, temporelles ou éternelles, que la providence de Dieu inflige à chacun par le ministère des hommes ou par celui des bons et des mauvais anges, ont pour objet, soit de punir les péchés passés ou présents, soit d’exercer et de manifester la vertu. Quand nous endurons quelque mal par la malice ou par l’erreur d’un autre, celui-là pèche qui nous cause ce mal ; mais Dieu, qui le permet par un juste et secret jugement, ne pèche pas. Les uns donc souffrent des peines temporelles en cette vie seulement, les autres après la mort ; et d’autres en cette vie et après la mort tout ensemble, bien que toujours avant le dernier jugement. Mais tous ceux qui souffrent des peines temporelles après la mort ne tombent point dans les éternelles. Nous avons déjà dit qu’il y en a à qui les peines ne sont pas remises en ce siècle et à qui elles seront remises en l’autre, afin qu’ils ne soient pas punis du supplice qui ne finit pas.

[1] Voyez particulièrement dans Platon le Gorgias on est exposée la théorie sublime de l’expiation. Même doctrine dans Plotin, Ennéades, III, livre II, ch. 5 et ailleurs.

[2] Ceci ne pourrait points être appliqué justement à Platon, dont les idées sur la pénalité sont beaucoup plus solides et plus étendue, que celles de quelques-uns de ses disciples. Dans plusieurs dialogues, il as montre même favorable à la croyance aux peines éternelles. Voyez le mythe du Gorgias et celui de la République.

[3] Enéide, livre VI, v. 733-742.

CHAPITRE XIV

DES PEINES TEMPORELLES DE CETTE VIE, QUI SONT UNE SUITE DE L’HUMAINE CONDITION.

Ils sont bien rares ceux qui, dans cette vie, n’ont rien à souffrir en expiation de leurs péchés, et qui ne les expient qu’après la mort. Nous avons connu toutefois quelques personnes arrivées à une extrême vieillesse sans avoir eu la moindre fièvre, et qui ont passé leur vie dans une tranquillité parfaite. Cela n’empêche pas qu’à y regarder de près, la vie des hommes n’est qu’une longue peine, selon la parole de l’Ecriture : « La vie humaine sur la terre est-elle autre chose qu’une tentation[1] ? ». La seule ignorance est déjà une grande peine, puisque, pour y échapper, on oblige les enfants, à force de châtiments, à apprendre les arts et les sciences. L’étude où on les contraint par la punition est quelque chose de si pénible, qu’à l’ennui de l’étude ils préfèrent quelquefois l’ennui de la punition. D’ailleurs, qui n’aurait horreur de recommencer son enfance et n’aimerait mieux mourir ? Elle commence par les larmes, présageant ainsi, sans le savoir, les maux où elle nous engage. On dit cependant que Zoroastre, roi des Bactriens, rit en naissant ; mais ce prodige ne lui annonça rien de bon, car il passe pour avoir inventé la magie, qui, d’ailleurs, ne lui fut d’aucun secours contre ses ennemis, puisqu’il fut vaincu par Ninus, roi des Assyriens[2]. Aussi nous lisons dans l’Ecriture : « Un joug pesant est imposé aux enfants d’Adam, du jour où ils sortent du sein de leur mère jusqu’à celui où ils entrent dans le sein de la mère commune[3] ». Cet arrêt est tellement inévitable, que les enfants mêmes, délivrés par le baptême du péché originel, le seul qui les rendit coupables, sont sujets à une infinité de maux, jusqu’à être tourmentés quelquefois par les malins esprits ; mais loin de nous la pensée que ces souffrances leur soient fatales, quand, par l’aggravation de la maladie, elles arrivent à séparer l’âme du corps.

[1] Job, VII, 1, sec. LXX.

[2] Voyez Justin, lib. I, cap. 1, § 1.

[3] Eccli. XL, 1.

CHAPITRE XV

LA GRÂCE DE DIEU, QUI NOUS FAIT REVENIR DE LA PROFONDEUR DE NOTRE ANCIENNE MISÈRE, EST UN ACHEMINEMENT AU SIÈCLE FUTUR.

Aussi bien, ce joug pesant qui a été imposé aux fils d’Adam, depuis leur sortie du sein de leur mère jusqu’au jour de leur ensevelissement au sein de la mère commune, est encore pour nous, dans notre misère, un enseignement admirable : il nous exhorte à user sobrement de toutes choses, et nous fait comprendre que cette vie de châtiment n’est qu’une suite du péché effroyable commis dans le Paradis, et que tout ce qui nous est promis par le Nouveau Testament ne regarde que la part que nous aurons à la vie future ; il faut donc accepter cette promesse comme un gage et vivre dans l’espérance, en faisant chaque jour de nouveaux progrès et mortifiant par l’esprit les mauvaises inclinations de la chair[1] car « Dieu connaît ceux qui sont à lui[2] » ; et « tous ceux qui sont conduits par l’esprit de Dieu sont enfants de Dieu » ; enfants par grâce, et non par nature, n’y ayant qu’un seul Fils de Dieu par nature, qui, par sa bonté, s’est fait fils de l’homme, afin que nous, enfants de l’homme par nature, nous devinssions par grâce enfants de Dieu. Toujours immuable, il s’est revêtu de notre nature pour nous sauver, et, sans perdre sa divinité, il s’est fait participant de notre faiblesse, afin que, devenant meilleurs, nous perdions ce que nous avons de vicieux et de mortel par la communication de sa justice et de son immortalité, et que nous conservions ce qu’il a mis de bon en nous dans la plénitude de sa bonté. De même que nous sommes tombés, par le péché d’un seul homme, dans une si déplorable misère[3], ainsi nous arrivons, par la grâce d’un seul homme, mais d’un homme-Dieu, à la possession d’un si grand bonheur. Et nul ne doit être assuré d’avoir passé du premier état au second, qu’il ne soit arrivé au lieu où il n’y aura plus de tentation, et qu’il ne possède cette paix qu’il poursuit à travers les combats que la chair livre contre l’esprit et l’esprit contre la chair[4]. Or, une telle guerre n’aurait pas lieu, si l’homme, par l’usage de son libre arbitre, eût conservé sa droiture naturelle ; mais par son refus d’entretenir avec Dieu une paix qui faisait son bonheur, il est contraint de combattre misérablement contre lui-même. Toutefois cet état vaut mieux encore que celui où il se trouvait avant de s’être converti à Dieu : il vaut mieux combattre le vice que de le laisser régner sans combat, et la guerre, accompagnée de l’espérance d’une paix éternelle, est préférable à la captivité dont on n’espère point sortir. Il est vrai que nous souhaiterions bien de n’avoir plus cette guerre à soutenir, et qu’enflammés d’un divin amour, nous désirons ardemment cette paix et cet ordre accomplis, où les choses d’un prix inférieur seront pour jamais subordonnées aux choses supérieures. Mais lors même, ce qu’à Dieu ne plaise, que nous n’aurions pas foi dans un si grand bien, nous devrions toujours mieux aimer ce combat, tout pénible qu’il puisse être, qu’une fausse paix achetée par l’abandon de notre âme à la tyrannie des passions.

[1] Rom. VIII, 13.

[2] II Tim. II, 19.

[3] Ibid. V, 12.

[4] Galat. V, 17.

CHAPITRE XVI

DES LOIS DE GRÂCE QUI S’ÉTENDENT SUR TOUTES LES ÉPOQUES DE LA VIE DES HOMMES RÉGÉNÉRÉS.

Telle est la miséricorde de Dieu à l’égard des vases de miséricorde qu’il a destinés à la gloire, que la première et la seconde enfance de l’homme, l’une livrée sans défense à la domination de la chair, l’autre en qui la raison encore faible, quoique aidée de la parole, ne peut combattre les mauvaises inclinations, toutes deux ne laissent pas cependant de passer de la puissance des ténèbres au royaume de Jésus-Christ, sans même traverser le purgatoire, quand une créature humaine vient à mourir à cet âge où elle n’est pas encore capable d’accomplir les commandements de Dieu, pourvu qu’elle ait reçu les sacrements du Médiateur [1]. Car la seule régénération spirituelle suffit pour rendre impuissante à nuire après la mort l’alliance que la génération charnelle avait contractée avec la mort. Mais quand on est arrivé à un âge capable de discipline, il faut commencer la guerre contre les vices, et s’y porter avec courage, de peur de tomber en des péchés qui méritent la damnation. Nos mauvaises inclinations sont plus faciles à surmonter, quand elles ne sont pas encore fortifiées par l’habitude ; si nous les laissons prendre empire sur nous et nous maîtriser, la victoire est plus difficile, et on ne les surmonte véritablement que lorsqu’on le fait par amour de la véritable justice, qui ne se trouve qu’en la foi de Jésus-Christ. Car si la loi commande sans que l’esprit vienne à son secours, la défense qu’elle fait du péché ne sert qu’à en augmenter le désir ; si bien qu’on y ajoute encore par la violation de la loi. Quelquefois aussi on surmonte des vices manifestes par d’autres qui sont cachés et que l’on prend pour des vertus, quoique l’orgueil et une vanité périlleuse en soient les véritables principes. Les vices ne sont donc vraiment vaincus que lorsqu’ils le sont par l’amour de Dieu, amour que Dieu seul donne, et qu’il ne donne que par le Médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme, qui a voulu participer à notre mortalité misérable pour nous faire participer à sa divinité. Or, ils sont en bien petit nombre ceux qui ont atteint l’adolescence sans commettre aucun péché mortel, sans tomber dans aucun excès, dans aucune impiété, assez heureux et assez forts pour avoir comprimé par la grâce abondante de l’esprit tous les mouvements déréglés de la convoitise. La plupart, après avoir reçu le commandement de la loi, l’ont violé, et, s’étant laissé emporter au torrent des vices, ont eu recours ensuite à la pénitence ; de la sorte, assistés de la grâce de Dieu, ils reprennent courage, et leur esprit soumis à Dieu parvient à soumettre la chair. Que celui donc qui veut se soustraire aux peines éternelles, ne soit pas seulement baptisé, mais justifié en Jésus-Christ, afin de passer véritablement de l’empire du diable sous la puissance du Sauveur. Et qu’il ne compte pas sur des peinés purifiantes, si ce n’est avant le dernier et redoutable jugement ! On ne saurait nier pourtant que le feu ; même éternel, ne fasse plus ou moins souffrir les damnés, selon la diversité de leurs crimes ; et qu’il ne doive être moins ardent pour les uns, plus ardent pour les autres, soit que son ardeur varie suivant l’énormité de la peine, soit qu’elle reste égale, mais que tous ne la sentent pas également.

[1] Comp. saint Augustin, Epist. XCVIII ad Bonifacium.

CHAPITRE XVII

DE CEUX QUI PENSENT QUE NUL HOMME N’AURA À SUBIR DES PEINES ÉTERNELLES.

Il me semble maintenant à propos de combattre avec douceur l’opinion de ceux d’entre nous qui, par esprit de miséricorde, ne veulent pas croire au supplice éternel des damnés, et soutiennent qu’ils seront délivrés après un espace de temps plus ou moins long, selon la grandeur de leurs péchés. Les uns font cette grâce à tous les damnés, les autres la font seulement à quelques-uns. Origène est encore plus indulgent : il croit que le diable même et ses anges, après avoir longtemps souffert, seront à la fin délivrés de leurs tourments pour être associés aux saints anges. Mais l’Eglise l’a condamné justement pour cette erreur et pour d’autres encore, entre lesquelles je citerai surtout ces vicissitudes éternelles de félicité et de misère où il soumet les âmes, Eu cela, il se départ de cette compassion qu’il semble avoir pour les malheureux damnés, puisqu’il fait souffrir aux saints de véritables misères, en leur attribuant une béatitude où ils ne sont point assurés de posséder éternellement le bien qui les rend heureux[1]. L’erreur de ceux qui restreignent aux damnés cette vicissitude et veulent que leurs supplices fassent place à une éternelle félicité est bien loin de celle d’Origène. Cependant, si leur opinion est tenue pour bonne et pour vraie, parce qu’elle est indulgente, elle sera d’autant meilleure et d’autant plus vraie qu’elle sera plus indulgente. Que cette source de bonté se répande donc jusque sur les anges réprouvés, au moins après plusieurs siècles de tortures. Pourquoi se répand-elle sur toute la nature humaine et vient-elle à tarir pour les auges ? Mais non, cette pitié n’ose aller aussi loin et s’étendre jusqu’au diable. Et pourtant, si un de ces miséricordieux se risquait à aller jusque-là, sa bonté n’en serait-elle pas plus grande ? mais aussi son erreur serait plus pernicieuse et plus opposée aux paroles de Dieu.

[1] Sur les systèmes d’Origène, voyez Epiphane (Lettre à Jean de Jérusalem), saint Jérôme (Epist. LXI ad Pammachium et LXXV ad Vigilantium) et saint Augustin lui-même, Traité des hérésies, hér. XLIII. Saint Jérôme nous apprend aussi que les sentiments d’Origène furent condamnés par le pape Anastase. Ce ne fut qua plus tard, après la mort de saint Augustin, qu’Origène fut condamné sous le pape Virgile et l’empereur Justinien, au cinquième concile œcuménique. Voyez les actes, de ce concile (act. IV, cap. 11) et Nicéphore Calliste, Lib. XVII, cap. 27, 28.

CHAPITRE XVIII

DE CEUX QUI CROIENT QU’AUCUN HOMME NE SERA DAMNÉ AU DERNIER JUGEMENT, À CAUSE DE L’INTERCESSION DES SAINTS.

D’autres encore, comme j’ai pu m’en assurer dans la conversation, sous prétexte de respecter l’Ecriture, mais en effet dans leur propre intérêt, font Dieu encore plus indulgent envers les hommes. lis avouent bien que les méchants et les infidèles méritent d’être punis, comme l’Ecriture les en menace ; mais ils soutiennent que lorsque le jour du jugement sera venu, la clémence l’emportera, et que Dieu, qui est bon, rendra tous les coupables aux prières et aux intercessions des saints. Car, si les saints priaient pour eux, quand ils en étaient persécutés, que ne feront-ils point, quand ils les verront abattus, humiliés et suppliants ? Et comment croire que les saints perdent leurs entrailles de miséricorde, surtout en cet état de vertu consommée qui les met à l’abri de toutes les passions ? ou comment douter que Dieu ne les exauce, alors que leurs prières seront parfaitement pures ? L’opinion précédente, qui veut que les méchants soient à la fin délivrés de leurs tourments, allègue en leur faveur ce passage du psaume : « Dieu oubliera-t-il sa clémence ? et sa colère arrêtera-t-elle le cours de ses miséricordes[1] ? ». Mais nos nouveaux adversaires soutiennent que ce même passage favorise bien mieux encore leur opinion. La colère de Dieu, disent-ils, veut que tous ceux qui sont indignes de la béatitude éternelle souffrent un supplice éternel, mais pour permettre qu’ils en souffrent un quelconque, si court qu’il soit, ne faut-il pas que sa colère arrête le cours de ses miséricordes ? Et c’est pourtant ce que nie le Psalmiste. Car il ne dit pas : Sa colère arrêtera-t-elle longtemps le cours de ses miséricordes ? mais il dit qu’elle ne l’arrêtera nullement.

Si l’on répond qu’à ce compte les menaces de Dieu sont fausses, puisqu’il né condamnera personne, ils répliquent qu’elles ne sont pas plus faussés que celle qu’il fit à Ninive de la détruire[2], ce qui pourtant n’arriva pas, bien qu’il l’en eût menacée sans condition. En effet, le Prophète ne dit pas : Ninive sera détruite, si elle ne se corrige et ne fait pénitence, mais il dit : « Encore quarante jours, et Ninive sera détruite ». Cette menace était donc vraie, ajoutent-ils, puisque les Ninivites méritaient ce châtiment ; mais Dieu ne l’exécuta point, parce que sa colère n’arrêta pas le cours de ses miséricordes, et qu’il se laisse fléchir à leurs cris et à leurs larmes. Si donc, disent-ils, il pardonna alors, bien que cela dût contrister son prophète, combien sera-t-il plus favorable encore, quand tous ses saints intercéderont pour des suppliants ? Objecte-t-on que l’Ecriture n’a point parlé de ce pardon, c’est, à leur sens, afin d’effrayer un grand nombre de pécheurs par la crainte des supplices et de les obliger à se convertir, et aussi afin qu’il y en ait qui puissent prier pour ceux qui ne se convertiront pas. Ils ne prétendent pas néanmoins que l’Ecriture n’ait rien laissé entrevoir à ce sujet. Car à quoi s’applique, disent-ils, cette parole du psaume : « Seigneur, que la douceur que vous avez cachée à ceux qui vous craignent est grande et abondante[3] ! » Ne veut-elle pas nous faire entendre que cette douceur de la miséricorde de Dieu est cachée aux hommes pour les retenir dans la crainte ? Ils ajoutent que c’est pour cela que l’Apôtre a dit : « Dieu a permis que tous tombassent dans l’infidélité, afin de faire grâce à tous[4] » ; montrant ainsi qu’il ne damnera personne. Toutefois ceux qui sont de cette opinion ne l’étendent pas jusqu’à Satan et à ses anges. Car ils ne sont touchés de compassion que pour leurs semblables ; et en cela ils plaident principalement leur cause, parce que, comme ils vivent dans le désordre et dans l’impiété, ils se flattent de profiter de cette impunité générale qu’ils couvrent du nom de miséricorde. Mais ceux qui l’étendent même au prince des démons et à ses satellites portent encore plus haut qu’eux la miséricorde de Dieu .

[1] Ps. LXXVI, 10.

[2] Jonas, III, 4.

[3] Ps. XXX, 20.

[4] Rom. XI, 32.

CHAPITRE XIX

DE CEUX QUI PROMETTENT L’IMPUNITÉ DE TOUS LEURS PÉCHÉS, MÊME AUX HÉRÉTIQUES, À CAUSE DE LEUR PARTICIPATION AU CORPS DE JÉSUS-CHRIST.

Il y en a d’autres qui ne promettent pas à tous les hommes cette délivrance des supplices éternels, mais seulement à ceux qui, ayant reçu le baptême, participent au corps de Jésus-Christ, de quelque manière d’ailleurs qu’ils aient vécu, et en quelque hérésie, en quelque impiété qu’ils soient tombés. Et ils se fondent sur ce que le Sauveur a dit : « Voici le pain qui est descendu du ciel, afin que celui qui en mangera ne meure point. Je suis le pain descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement[1] ». Il faut donc nécessairement, disent-ils, qu’à ce prix les hérétiques soient délivrés de la mort éternelle, et qu’ils passent quelque jour à l’éternelle félicité.

[1] Jean, VI, 50-52.

CHAPITRE XX

DE CEUX QUI PROMETTENT L’INDULGENCE DE DIEU, NON À TOUS LES PÉCHEURS, MAIS À CEUX QUI SE SONT FAITS CATHOLIQUES, DANS QUELQUES CRIMES ET DANS QUELQUES ERREURS QU’ILS SOIENT TOMBÉS PAR LA SUITE.

Quelques-uns ne font pas cette promesse à tous ceux qui ont reçu le baptême de Jésus-Christ et participé au sacrement de son corps, mais aux seuls catholiques, alors même d’ailleurs qu’ils vivent mal. Ceux-là, disent-ils, sont établis corporellement en Jésus-Christ, ayant mangé son corps, non pas seulement en sacrement, mais en réalité. Et comme dit l’Apôtre : « Nous ne sommes tous ensemble qu’un même pain et qu’un même corps[1] » . Or, bien que les catholiques tombent ensuite dans l’hérésie, ou même dans l’idolâtrie, par cela seul qu’ils ont reçu le baptême de Jésus-Christ étant dans son corps, c’est-à-dire dans l’Eglise catholique, et ayant mangé le corps du Sauveur, ils ne mourront point éternellement, mais ils jouiront quelque jour de l’éternelle félicité. Et la grandeur de leur impiété rendra sans doute leurs peines plus longues, mais elle ne les rendra pas éternelles.

[1] I Cor. X, 17.

CHAPITRE XXI

DE CEUX QUI CROIENT AU SALUT DES CATHOLIQUES QUI AURONT PERSÉVÉRÉ DANS LEUR FOI, BIEN QU’ILS AIENT TRÈS-MAL VÉCU ET MÉRITÉ PAR LÀ LE FEU DE L’ENFER.

Mais d’autres, considérant cette parole de l’Ecriture : « Celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé[1] », ne promettent le salut qu’à ceux qui seront toujours demeurés dans l’Eglise catholique, quoiqu’ils aient d’ailleurs mal vécu. Ils disent qu’ils seront sauvés par l’épreuve du feu, en vertu de ce que dit l’Apôtre : « Personne ne peut établir d’autre fondement que celui qui est posé, savoir, Jésus-Christ. Or, on verra ce que chacun aura bâti sur ce fondement, si c’est de l’or, de l’argent et des pierres précieuses, ou du bois, du foin et de la paille ; car le jour du Seigneur le manifestera, et le feu fera connaître quel est l’ouvrage de chacun : celui dont l’ouvrage demeurera en recevra la récompense ; celui dont l’ouvrage sera brûlé en souffrira préjudice ; il ne laissera pas pourtant d’être sauvé, mais par l’épreuve du feu[2] ». Ils disent donc qu’un chrétien catholique, quelque vie qu’il mène, a Jésus-Christ pour fondement, lequel manque à tout hérétique retranché de l’unité du corps ; et dès lors, dans quelque désordre qu’il ait vécu, comme il aura bâti sur le fondement de Jésus-Christ, bois, foin ou paille, peu importe, il sera sauvé par l’épreuve du feu, c’est-à-dire, après une peine passagère, délivré de ce feu éternel qui tourmentera les méchants au dernier jugement.

[1] Matt. XXIV, 13.

[2] I Cor. III, 10-15.

CHAPITRE XXII

DE CEUX QUI PENSENT QUE LES FAUTES RACHETÉES PAR DES AUMÔNES NE SERONT PAS COMPTÉES AU JOUR DU JUGEMENT.

J’en ai rencontré aussi plusieurs convaincus que les flammes éternelles ne seront que pour ceux qui négligent de racheter leurs péchés par des aumônes convenables, suivant cette parole de l’apôtre saint Jacques : « On jugera sans miséricorde celui qui aura été sans miséricorde[1] ». Celui donc, disent-ils, qui aura fait l’aumône, tout en menant une vie déréglée, sera jugé avec miséricorde, si bien qu’il ne sera point puni, ou qu’il sera finalement délivré ; c’est pour cela, suivant eux, que le Juge même des vivants et des morts ne fait mention que des aumônes, lorsqu’il s’adresse à ceux qui sont à sa droite et à sa gauche[2]. Ils prétendent aussi que cette demande que nous faisons tous les jours dans l’Oraison dominicale : « Remettez-nous nos offenses, comme nous les remettons à ceux qui nous ont offensés[3] », doit être entendue dans le même sens. C’est faire l’aumône que de pardonner une offense. Notre-Seigneur lui-même a donné un si haut prix au pardon des injures, qu’il a dit : « Si vous pardonnez à ceux qui vous offensent, votre Père vous pardonnera vos péchés ; mais si vous ne leur pardonnez point, votre Père céleste ne vous pardonnera pas non plus[4] ». A cette sorte d’aumône se rapporte aussi ce qui a été cité de saint Jacques, que celui qui n’aura point fait miséricorde sera jugé sans miséricorde. Notre-Seigneur n’a point distingué les grands des petits péchés, mais il a dit généralement : « Votre Père vous remettra vos péchés, si vous remettez vos offenses ». Ainsi, dans quelque désordre que vive un pécheur jusqu’à la mort, ils estiment que ses crimes lui sont remis tous les jours en vertu de cette oraison qu’il récite tous les jours, pourvu qu’il se souvienne de pardonner de bon cœur les offenses à qui lui en demande pardon. – Pour moi, je vais, avec l’aide de Dieu, réfuter toutes ces erreurs, et je mettrai fin à ce vingt-unième livre.

[1] Jacques, II, 18.

[2] Matt, XXV, 33 et seq.

[3] Ibid. VI, 12.

[4] Matt. VI, 14, 15.

CHAPITRE XXIII

CONTRE CEUX QUI PRÉTENDENT QUE NI LES SUPPLICES DU DIABLE, NI CEUX DES HOMMES PERVERS NE SERONT ÉTERNELS.

Et premièrement, il faut s’enquérir et savoir pourquoi l’Eglise n’a pu souffrir l’opinion de ceux qui promettent au diable le pardon, même après de très-grands et de très-longs supplices. Car tant de saints si versés dans le Nouveau et dans l’Ancien Testament n’ont envié la béatitude à personne ; mais c’est qu’ils ont vu qu’ils ne pouvaient anéantir ni infirmer cet arrêt que le Sauveur déclare qu’il prononcera au jour du jugement : « Retirez-vous de moi, maudits, et allez dans le feu éternel préparé pour le diable et pour ses anges[1] ». Ces paroles montrent clairement que le diable et ses anges brûleront dans le feu éternel, et c’est aussi ce qui résulte de ce passage de l’Apocalypse : « Le diable qui les séduisait fut jeté dans un étang de feu et de soufre, avec la bête et le faux prophète, et ils y seront tourmentés jour et nuit, dans les siècles des siècles[2] ». L’Ecriture disait tout à l’heure : « Le feu éternel » ; elle dit maintenant : « Pendant les siècles des siècles » : expressions synonymes pour désigner une durée sans fin. Il n’y a donc pas à chercher d’autre raison, de raison plus juste et plus évidente que celle-là de cette croyance fixe et immuable de la véritable piété, qu’il n’y aura plus-de retour à la justice et à la vie des saints pour le diable et pour ses anges. Cela sera ainsi, parce que l’Ecriture qui ne trompe personne, dit que Dieu ne les a point épargnés[3], mais qu’il les a jetés dans les ténébreuses prisons de l’enfer, pour y être gardés jusqu’au dernier jugement, après lequel ils seront précipités dans le feu éternel et tourmentés durant les siècles des siècles. Et maintenant, comment prétendre que tous les hommes, ou même quelques-uns, seront délivrés de cette éternité de peines, après quelques longues souffrances que ce puisse être, sans porter atteinte à la foi qui nous fait croire que le supplice des démons sera éternel ? En effet, si parmi ceux à qui l’on dira : « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel préparé pour le diable et pour ses anges[4] », il en est qui ne doivent pas toujours demeurer dans ce feu, pourquoi voudrait-on que le diable et ses anges y demeurassent éternellement ? Est-ce que la sentence que Dieu prononcera contre les anges et contre les hommes -ne sera vraie que pour les anges ? Oui, si les conjectures des hommes l’emportent sur la parole de Dieu. Mais comme cela est absurde, ceux qui veulent se garantir du supplice éternel ne doivent pas perdre leur temps à disputer contre Dieu, mais accomplir ses commandements, tandis qu’il en est encore temps. D’ailleurs, quelle apparence y a-t-il d’entendre par ces mots : Supplice éternel, un feu qui doit durer longtemps, et, par vie éternelle, une vie qui doit durer toujours, alors que Jésus-Christ, au même lieu, et sans distinction, ni intervalle, a dit : « Ceux-ci iront au supplice éternel, et les justes dans la vie éternelle[5] ». Si les deux destinées sont éternelles, on doit entendre ou que toutes deux dureront longtemps, mais pour finir un jour, ou que toutes deux dureront toujours, pour ne finir jamais. Car les deux choses sont corrélatives : d’un côté, le supplice éternel, de l’autre, la vie éternelle ; de sorte qu’on ne peut prétendre sans absurdité qu’une seule et même expression caractérise une vie éternelle qui n’aurait point de fin, et un supplice éternel qui en aurait une. Puis donc que la vie éternelle des saints ne finira point, il en sera de même du supplice éternel des démons.

[1] Matt. XXV, 41.

[2] Apoc. XX, 9, 10.

[3] II Pierre, II, 4.

[4] Matt. XXV, 41.

[5] Ibid. 46.

CHAPITRE XXIV

CONTRE CEUX QUI PENSENT QU’AU JOUR DU JUGEMENT DIEU PARDONNERA À TOUS LES MÉCHANTS SUR L’INTERCESSION DES SAINTS.

Or, ce raisonnement est aussi concluant contre ceux qui, dans leur propre intérêt, tâchent d’infirmer, les paroles de Dieu, sous prétexte d’une plus grande miséricorde, et qui prétendent que les paroles de l’Ecriture sont vraies, non parce que les hommes doivent souffrir les peines dont il les a menacés, mais parce qu’ils méritent de les souffrir. Dieu se laissera fléchir, disent-ils, à l’intercession des saints, qui, priant alors d’autant plus pour leurs ennemis que leur sainteté sera plus grande, en obtiendront plus aisément le pardon. – Mais pourquoi donc, si leurs prières sont si efficaces, ne les emploieraient-ils pas de même pour les anges à qui le feu éternel est préparé, afin que Dieu révoque son arrêt contre eux et les préserve de ces flammes ? Quelqu’un sera-t-il assez hardi pour aller jusque-là et dire que les saints anges se joindront aux saints hommes, devenus égaux aux anges de Dieu, afin d’intercéder pour les anges et pour les hommes condamnés, et d’obtenir que la miséricorde de Dieu les dérobe aux vengeances de sa justice ? Voilà ce qu’aucun catholique n’a dit et ne dira jamais. Autrement il n’y a plus de raison pour que l’Eglise ne prie pas même dès maintenant pour le diable et pour ses anges, puisque Dieu, qui est son maître, lui a commandé de prier pour ses ennemis. La même raison donc qui empêche maintenant l’Eglise de prier pour les mauvais anges qu’elle sait être ses ennemis, l’empêchera alors de prier pour les hommes destinés aux flammes éternelles. Car maintenant elle prie pour les hommes qui sont ses ennemis, parce que c’est encore, le temps d’une pénitence utile. En effet, que demande-t-elle à Dieu pour eux, sinon, comme dit l’Apôtre : « Qu’ils fassent pénitence et qu’ils sortent des pièges du diable qui les tient captifs et en dispose à son gré[1] ? » Que si l’Eglise connaissait ès à présent ceux qui sont prédestinés à aller avec le diable dans le feu éternel, elle prierait aussi peu pour eux que pour lui. Mais, comme elle n’en est pas assurée, elle prie pour tous ses ennemis qui sont ici-bas, quoiqu’elle ne soit pas exaucée pour tous. Car elle n’est exaucée que pour ceux qui, bien que ses ennemis, sont prédestinés à devenir ses enfants par le moyen de ses prières. Mais prie-t-elle pour les âmes de ceux qui meurent dans l’obstination et qui n’entrent point dans son sein ? Non, et pourquoi cela, sinon parce qu’elle compte déjà au nombre des complices du diable ceux qui pendant cette vie ne sont pas amis de Jésus-Christ ?

C’est donc, je le répète, la même raison qui empêche maintenant l’Eglise de prier pour les mauvais anges qui l’empêchera alors de prier pour les hommes destinés au feu éternel. Et c’est encore pour la même raison que tout en priant maintenant pour les morts en général, elle ne prie pas pourtant pour les méchants et les infidèles qui sont morts. Car, parmi les hommes qui meurent, il en est pour qui les prières de l’Eglise ou de quelques personnes pieuses sont exaucées ; mais ce sont-ceux qui ayant été régénérés en Jésus-Christ, n’ont pas assez mal vécu pour qu’on les juge indignes de cette assistance, ni assez bien pour qu’elle ne leur soit pas nécessaire. Il s’en trouvera aussi, après la résurrection des morts, à qui Dieu fera miséricorde et qu’il n’enverra point dans le feu éternel, à condition qu’ils auront souffert les peines que souffrent les âmes des trépassés. Car il ne serait pas vrai de dire de quelques-uns, qu’il ne leur sera pardonné ni en cette vie, ni dans l’autre, s’il n’y en avait à qui Dieu ne pardonne point en cette vie, mais à qui il pardonnera dans l’autre. Donc, puisque le Juge des vivants et des morts a dit : « Venez, vous que mon Père a bénis, prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès la naissance du monde » ; et aux autres au contraire : « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel préparé pour le diable et ses anges » ; et : « Ceux-ci iront au supplice éternel et les justes à la vie éternelle[2] », il y a trop de présomption à prétendre que le supplice ne sera éternel pour aucun de ceux que Dieu envoie au supplice éternel, et ce serait donner lieu de désespérer ou de douter de la vie éternelle.

Que personne n’explique donc ces paroles du psaume : « Dieu oubliera-t-il sa clémence ? et sa colère arrêtera-t-elle le cours de ses miséricordes[3] ? » comme si la sentence de Dieu était vraie à l’égard des bons et fausse à l’égard des méchants, ou vraie à l’égard des hommes de bien et des mauvais anges, et fausse à l’égard des hommes méchants. Ce que dit le psaume se rapporte aux vases de miséricorde et aux enfants de la promesse, du nombre desquels était ce prophète même qui, après avoir dit : « Dieu oubliera-t-il sa clémence ? et sa colère arrêtera-t-elle le cours de ses miséricordes ? » ajoute aussitôt : « Et j’ai dit : Je commence ; ce changement est un coup de la droite du Très-Haut[4] » ; par où il explique sans doute ce qu’il venait de dire « Sa colère arrêtera-t-elle le cours de ses « miséricordes ? » Car cette vie mortelle où l’homme est devenu semblable à la vanité, et où ses jours passent comme une ombre[5], est un effet de la colère de Dieu. Et cependant, malgré cette colère, il n’oublie pas de montrer sa miséricorde, en faisant lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes[6]. Ainsi sa colère n’arrête pas le cours de ses miséricordes, surtout en ses changements dont parle la suite du psaume : « Je commence ; ce changement est un coup de la droite du Très-haut ». Quelque misérable, en effet, que soit cette vie, Dieu ne laisse pas d’y changer en mieux les vases de miséricorde ; non que sa colère ne subsiste toujours au milieu de cette malheureuse corruption, mais elle n’arrête pas le cours de sa bonté. Et puisque la vérité du divin cantique se trouve ainsi accomplie, il n’est pas besoin d’en étendre le sens au châtiment de ceux qui n’appartiennent pas à la Cité de Dieu. Si donc l’on persiste à l’interpréter de la sorte, qu’on fasse du moins consister la miséricorde divine, non à préserver les damnés de ces peines ou à les en délivrer, mais à les leur rendre plus légères qu’ils ne le méritent[7] : sentiment que je ne prétends pas d’ailleurs établir, me bornant à ne le point rejeter.

Quant à ceux qui ne voient qu’une menace au lieu d’un arrêt effectif dans ces paroles : « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au « feu éternel » ; et dans cet autre passage « Ceux-ci iront au supplice éternel[8] » ; et encore dans celui-ci : « Ils seront tourmentés dans les siècles des siècles[9] » ; et enfin dans cet endroit : « Leur ver ne mourra point, et le feu qui les brûlera ne s’éteindra point[10] » ; ce n’est pas moi qui les combats et qui les réfute, c’est l’Ecriture sainte. En effet, les Ninivites ont fait pénitence en cette vie[11] ; et cela leur a été utile, parce qu’ils ont semé dans ce champ où Dieu a voulu qu’on semât avec larmes pour y moissonner plus tard avec joie[12]. Qui peut nier toutefois que la prédiction de Dieu n’ait été accomplie, à moins de ne pas considérer assez comment Dieu détruit les pécheurs non-seulement quand il est en colère contre eux, mais aussi quand il leur fait miséricorde ? Il les détruit de deux manières : ou comme les habitants de Sodome, en punissant les hommes mêmes pour leurs péchés, ou comme les habitants de Ninive, en détruisant les péchés des hommes par la pénitence. Ce que Dieu avait annoncé est donc arrivé : la mauvaise Ninive a été renversée, et elle est devenue bonne, ce qu’elle n’était pas ; et, bien que ses murs et ses maisons soient demeurés debout, elle a été ruinée dans ses mauvaises mœurs[13]. Ainsi, quoique le Prophète ait été contristé de ce que les Ninivites n’avaient pas ressenti l’effet qu’ils appréhendaient de ses menaces et de ses prédictions[14], néanmoins ce que Dieu avait prévu arriva, parce qu’il savait bien que cette prédiction devait être accomplie dans un plus favorable sens.

Mais afin que ceux que la miséricorde égare comprennent quelle est la portée de ces paroles de l’Ecriture : « Seigneur, que la douceur que vous avez cachée à ceux qui vous craignent est grande et abondante ! » qu’ils lisent ce qui suit : « Mais vous l’avez consommée en ceux qui espèrent en vous[15] ». Qu’est-ce à dire sinon que la justice de Dieu n’est pas douce à ceux qui ne le servent que par la crainte du châtiment, comme font ceux qui veulent établir leur propre justice en la fondant sur la loi ? Ne connaissant pas en effet la justice de Dieu, ils ne la peuvent goûter[16]. Ils mettent leur espérance en eux-mêmes, au lieu de la mettre en lui ; aussi l’abondance de la douceur de Dieu leur est cachée ; parce que, s’ils craignent Dieu c’est de cette crainte servile qui n’est point accompagnée d’amour, car l’amour parfait bannit la crainte[17]. Dieu a donc consommé sa douceur en ceux qui espèrent en lui ; il l’a consommée en leur inspirant son amour, afin qu’étant remplis d’une crainte, chaste que l’amour ne bannit pas, mais qui demeure éternellement[18], ils ne s’en glorifient que dans le Seigneur. En effet, la justice de Dieu, c’est Jésus-Christ « qui nous a été donné de Dieu pour être notre sagesse, notre justice, notre sanctification et notre rédemption, afin que, comme il est écrit, celui qui se glorifie, se glorifie dans le Seigneur[19] ». Cette justice de Dieu, qui est un don de la grâce et non l’effet de nos mérites, n’est pas connue de ceux qui, voulant établir leur propre justice, ne sont point soumis à la justice de Dieu, qui est Jésus-Christ[20]. C’est dans cette justice que se trouve l’abondance de la douceur de Dieu. De là vient cette parole du psaume : « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux[21] ! ». En ce pèlerinage, nous le goûtons plutôt que nous ne pouvons nous en rassasier, ce qui excite plus fortement encore la faim et la soif que nous avons, jusqu’au jour où nous le verrons tel qu’il est[22], et où cette parole du psalmiste sera accomplie : « Je serai rassasié, quand votre gloire paraîtra[23] ». C’est ainsi que Jésus-Christ consomme l’abondance de sa douceur en ceux qui espèrent en lui. Or, si Dieu cache à ceux qui le craignent l’abondance de cette douceur dans le sens où l’entendent nos adversaires, c’est-à-dire afin que la peur d’être damnés engage les impies à bien vivre, de sorte qu’il puisse y avoir des fidèles qui prient pour leurs frères qui vivent mal, comment alors Dieu a-t-il consommé sa douceur en ceux qui espèrent en lui, puisque, selon ces rêveries, c’est par cette douceur même qu’il ne doit pas damner ceux qui n’espèrent pas en lui ? Que le chrétien cherche donc cette douceur que Dieu consomme en ceux qui espèrent en lui, et non celle qu’on s’imagine qu’il consommera en ceux qui le méprisent et le blasphèment ; car c’est en vain qu’on cherche en l’autre vie ce qu’on a négligé d’acquérir en celle-ci. Cette parole de l’Apôtre : « Dieu a permis que tous tombassent dans l’infidélité, afin de faire miséricorde à tous », ne veut pas dire que Dieu ne damnera personne, et, après ce qui précède, le sens en est assez clair. Quand saint Paul écrit aux païens convertis, il leur dit, à propos des Juifs qui devaient se convertir dans la suite : « De même qu’autrefois vous n’aviez point foi en Dieu, et que maintenant vous avez obtenu miséricorde, tandis que les Juifs sont demeurés incrédules, ainsi les Juifs n’ont pas cru pendant que vous avez obtenu « miséricorde, afin qu’un jour ils l’obtiennent eux-mêmes[24] ». Puis il ajoute ces paroles, dont ceux-ci se servent pour le tromper : « Car Dieu a permis que tous tombassent dans l’infidélité, afin de faire grâce à tous ». Qui donc tous, sinon ceux dont il parlait, c’est-à-dire vous et eux ? Dieu a donc laissé tomber dans l’infidélité tous les Gentils et tous les Juifs qu’il a connus et prédestinés pour être conformes à l’image de son fils, afin que, se repentant de leur infidélité et ayant recours à la miséricorde de Dieu, ils pussent s’écrier comme le Psalmiste : « Seigneur, que la douceur que vous avez cachée à ceux qui vous « craignent est grande et abondante ! mais « vous l’avez consommée en ceux qui espèrent », non en eux-mêmes, mais « en vous ». Il fait donc miséricorde à tous les vases de miséricorde. Qu’est-ce à dire à tous ? évidemment, à ceux qu’il a prédestinés, appelés, justifiés et glorifiés d’entre les Gentils et d’entre les Juifs ; c’est de tous ces hommes, et non de tous les hommes, que nul ne sera damné.

[1] II Tim. II, 25, 26.

[2] Matt. XXV, 34, 41, 46.

[3] Ps. LXXVI, 10.

[4] Ibid. 11.

[5] Ps. CXLIII, 4.

[6] Matt. V, 45.

[7] C’est aussi le sentiment plusieurs fois exprimé par saint Jean Chrysostome, notamment dans son homélie XXXVII sur la Genèse, n. 3.

[8] Matt. XXV, 41, 46.

[9] Apoc. XX, 10.

[10] Isa. LXVI, 24.

[11] Jonas, III, 7.

[12] Ps. CXXV, 6.

[13] Comp. saint Augustin, Enarrat. in Ps. L, n. 11.

[14] Jonas, IV, 1-3.

[15] Ps. XXX, 20.

[16] Rom. X, 3.

[17] Jean, IV, 18.

[18] Ps. XVIII, 10.

[19] I Cor. I, 30, 31.

[20] Rom. X, 3.

[21] Ps. XXXII, 9.

[22] I Jean, III, 2.

[23] Ps. XVI, 15.

[24] Rom. XI, 31, 32.

CHAPITRE XXV

SI CEUX D’ENTRE LES HÉRÉTIQUES QUI ONT ÉTÉ BAPTISÉS, ET QUI SONT DEVENUS MAUVAIS PAR LA SUITE EN VIVANT DANS LE DÉSORDRE, ET CEUX QUI, RÉGÉNÉRÉS PAR LA FOI CATHOLIQUE, ONT PASSÉ ENSUITE À L’HÉRÉSIE ET AU SCHISME, ET ENFIN CEUX QUI, SANS RENIER LA FOI CATHOLIQUE, ONT PERSISTÉ DANS LE DÉSORDRE, SI TOUS CEUX-LA POURRONT ÉCHAPPER AU SUPPLICE ÉTERNEL PAR L’EFFET DES SACREMENTS.

Répondons maintenant à ceux qui promettent la remise du feu éternel, non au diable et à ses anges, non à tous les hommes, mais seulement à ceux qui, ayant reçu le baptême de Jésus-Christ, ont participé à son corps et à son sang, de quelque manière qu’ils aient vécu, et en quelque hérésie, en quelque impiété qu’ils soient tombés[1]. L’Apôtre les réfute, lorsqu’il dit : « Les œuvres de la chair sont aisées à connaître, comme la fornication, l’impureté, l’impudicité, l’idolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés, les contentions, les jalousies, les animosités, les divisions, les hérésies, l’envie, l’ivrognerie, la débauche, et autres crimes, dont je vous ai déjà dit et dont je vous dis encore, que ceux qui les commettent ne posséderont « point le royaume de Dieu[2] ». Cette menace de saint Paul est vaine, si des hommes qui ont commis ces crimes possèdent le royaume de Dieu, quelques souffrances qu’ils aient pu endurer auparavant. Mais comme cette menace a pour fondement la vérité, il s’ensuit qu’ils ne le posséderont point. Or, s’ils ne possèdent jamais le royaume de Dieu, ils seront condamnés au supplice éternel ; car il n’y a point de milieu entre le royaume de Dieu et l’enfer.

Il faut donc voir comment on doit entendre ce que dit Notre Seigneur : « Voici le pain qui est descendu du ciel, afin que quiconque en mange ne meure point. Je suis le pain vivant descendu du ciel : si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement[3] ». Les adversaires à qui nous aurons tout à l’heure à répondre, et qui ne promettent pas le pardon à tous ceux qui auront reçu le baptême et le corps de Jésus-Christ, mais seulement aux catholiques, quoiqu’ayant mal vécu, réfutent eux-mêmes ceux à qui nous répondons maintenant. Il ne suffit pas, disent-ils, pour être sauvé, d’avoir mangé le corps de Jésus-Christ sous la forme du sacrement, il faut l’avoir mangé en effet, il faut avoir été véritablement partie de son corps, dont l’Apôtre dit : « Nous ne sommes tous ensemble qu’un même pain et qu’un même corps[4] ». Il n’y a donc que celui qui est dans l’unité du corps de Jésus-Christ, de ce corps dont les fidèles ont coutume de recevoir le sacrement à l’autel, c’est-à-dire membre de l’Eglise, dont on puisse dire qu’il mange véritablement le corps de Jésus-Christ et qu’il boit son sang. Ainsi les hérétiques et les schismatiques qui sont séparés de l’unité de ce corps peuvent bien recevoir le même sacrement, mais sans fruit, et même avec dommage, pour être condamnés plus sévèrement, et non pour être un jour délivrés ; car ils ne sont pas dans le lien de paix représenté par ce sacrement.

Mais, d’autre part, ces derniers interprètes, qui ont raison de soutenir que celui-là qui ne mange pas le corps de Jésus-Christ n’est pas dans le corps de Jésus-Christ, ont tort de promettre la délivrance des peines éternelles à ceux qui sortent de l’unité de ce corps pour se jeter dans l’hérésie ou dans l’idolâtrie. D’abord, il n’est pas supportable que ceux qui, sortant de l’Eglise catholique, ont formé des hérésies détestables, soient dans une condition meilleure que ceux qui, n’ayant jamais été catholiques, sont tombés dans les pièges des hérésiarques. Un déserteur est un ennemi de la foi pire que celui qui ne l’a jamais abandonnée, ne l’ayant jamais reçue. En second lieu, l’Apôtre réfute cette opinion, lorsqu’après avoir énuméré les œuvres de la chair, il ajoute : « Ceux qui commettent ces crimes ne posséderont pas le royaume de Dieu[5] ».

C’est pourquoi ceux qui vivent dans le désordre, et qui, d’ailleurs, persévèrent dans la communion de l’Eglise, ne doivent pas se croire en sûreté, sous prétexte qu’il est dit « Celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé[6] ». Par leur mauvaise vie, en effet, ils abandonnent la justice qui donne la vie, et qui n’est autre que Jésus-Christ, soit en pratiquant la fornication, soit en déshonorant leur corps par d’autres impuretés que l’Apôtre n’a pas voulu nommer, soit enfin en commettant quelqu’une de ces œuvres dont il est dit : « Ceux qui les commettront ne posséderont pas le royaume de Dieu ». Or, ne devant pas être dans le royaume de Dieu, ils seront inévitablement dans le feu éternel. On ne peut pas dire, du moment qu’ils ont persévéré dans le désordre jusqu’à la fin de leur vie, qu’ils aient persévéré en Jésus-Christ jusqu’à la fin, puisque persévérer en Jésus-Christ, c’est persévérer dans la foi. Or, cette foi, selon la définition du même apôtre, opère par amour[7], et l’amour, comme il le dit encore ailleurs, ne fait point le mal[8]. Il ne faut donc pas dire que ceux-ci même mangent le corps de Jésus-Christ, puisqu’ils ne doivent pas être comptés comme membres du corps de Jésus-Christ. A part les autres raisons, ils ne sauraient être tout ensemble les membres de Jésus-Christ et les membres d’une prostituée[9]. Enfin, lorsque Jésus-Christ lui-même dit : « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi en lui[10] », il fait bien voir ce que c’est que manger son corps et boire son sang en vérité, et non pas seulement sous la forme du sacrement c’est demeurer en Jésus-Christ, afin que Jésus-Christ demeure aussi en nous. Comme s’il disait : Que celui qui ne demeure point en moi, et en qui je ne demeure point, ne prétende pas manger mon corps, ni boire mon sang. Ceux-là donc ne demeurent point en Jésus-Christ qui ne sont pas ses membres : or, ceux-là ne sont pas ses membres qui se font les membres d’une prostituée, à moins qu’ils ne renoncent au mal par la pénitence, et qu’ils reviennent au bien par cette réconciliation.

[1] Comp. ce chapitre avec le traité de saint Augustin De la foi et des œuvres.

[2] Galat. V, 19-21.

[3] Jean, VI, 50-52.

[4] I Cor. X, 17.

[5] Galat. V, 21.

[6] Matt. X, 22.

[7] Galat. V, 6.

[8] I Cor. XIII, 4 ; Rom. XIII, 10.

[9] I Cor. VI, 15.

[10] Jean, VI, 57.

CHAPITRE XXVI

CE QU’IL FAUT ENTENDRE PAR CES PAROLES : ÊTRE SAUVÉ COMME PAR LE FEU ET AVOIR JÉSUS-CHRIST POUR FONDEMENT.

Mais les chrétiens catholiques, disent-ils, ont pour fondement Jésus-Christ, de l’unité duquel ils ne se sont pas séparés, quelque mauvaise vie qu’ils aient menée, c’est-à-dire quoiqu’ils aient bâti sur ce fondement une très-mauvaise vie, comparée par l’Apôtre au bois, au foin, à la paille. La vraie foi, qui fait qu’ils ont eu Jésus-Christ pour fondement, pourra les délivrer finalement de l’enfer, non toutefois sans qu’il y ait pour eux quelque punition, puisqu’il est écrit que ce qu’ils auront bâti sera brûlé. – Que l’apôtre saint Jacques leur réponde en peu de mots : « Si quelqu’un dit qu’il a la foi, et qu’il n’ait point les œuvres, la foi pourra-t-elle le sauver[1] ? » Ils insistent et demandent quel est donc celui dont l’apôtre saint Paul dit : « Il ne laissera pas pourtant d’être sauvé, mais comme par le feu[2] ». Voyons ensemble quel est celui-là ; mais toujours est-il très certain que ce n’est pas celui dont parle saint Jacques. Autrement ce serait mettre en opposition deux apôtres, puisque l’un dirait qu’encore qu’un homme ait de mauvaises œuvres, la foi ne le sauvera pas du feu, et l’autre : que la foi ne pourra. sauver celui qui n’aura pas de bonnes œuvres.

Nous saurons quel est celui qui peut être sauvé par le feu, si nous connaissons auparavant ce que c’est que d’avoir Jésus-Christ pour fondement. Or, cette image même nous l’enseigne ; car il suffit de considérer que dans un édifice rien ne précède le fondement. Quiconque donc a de telle sorte Jésus-Christ dans le cœur, qu’il ne lui préfère point les choses terrestres et temporelles, pas même celles dont l’usage est permis, celui-là a Jésus-Christ pour fondement. Mais s’il lui préfère ces choses, bien qu’il semble avoir la foi de Jésus-Christ, il n’a pas Jésus-Christ pour fondement. Combien moins l’a-t-il donc, alors que, méprisant ses commandements salutaires, il ne songe qu’à satisfaire, ses passions ? Ainsi, quand un chrétien aime une femme de mauvaise vie, et, s’attachant à elle, devient un même corps avec elle[3], il n’a point Jésus-Christ pour fondement. Mais quand il aime sa femme légitime selon Jésus-Christ[4], qui doute qu’il ne puisse avoir Jésus-Christ pour fondement ? S’il l’aime selon le monde et charnellement, comme les Gentils qui ne connaissent pas Dieu[5], l’Apôtre lui permet encore cela par condescendance, ou plutôt c’est Jésus-Christ qui le lui permet. Dès lors il peut encore avoir Jésus-Christ pour fondement, puisque, s’il ne lui préfère point son amour et son plaisir, s’il bâtit sur ce fondement du bois, du foin et de la paille, il ne laissera pas d’être sauvé par le feu. Les afflictions, comme un feu, brûleront ses délices et ses amours, qui ne sont pas criminelles, à cause du mariage. Ce feu figure donc les veuvages, les pertes d’enfants, et toutes les autres calamités qui emportent ou traversent les plaisirs terrestres. Ainsi cet édifice fera tort à celui qui l’aura construit, parce qu’il n’aura pas ce qu’il a édifié, et qu’il sera affligé de la perte des choses dont la jouissance le charmait. Mais il sera sauvé par le feu à cause du fondement, parce que, si un tyran lui proposait le choix, il ne préférerait pas ces choses à Jésus-Christ. Voyez dans les écrits de l’Apôtre un homme qui édifie sur ce fondement de l’or, de l’argent et des pierres précieuses : « Celui, dit-il, qui n’a point de femme pense aux choses de Dieu et à plaire à Dieu ». Voyez-en un autre maintenant qui édifie du bois, du foin et de la paille : « Mais celui, dit-il, qui a une femme pense aux choses du monde et à plaire à sa femme[6]. – On verra quel est l’ouvrage de chacun « car le jour du Seigneur le fera connaître » entendez le jour d’affliction ; « car », ajoute l’Apôtre, « il sera manifesté par le feu[7] ». Il donne ici à l’affliction le nom de feu, au même sens où il est dit ailleurs dans l’Ecriture : « La fournaise ardente éprouve les vases du potier, et l’affliction les hommes justes[8] ». Et encore : « Le feu découvrira quel est l’ouvrage de chacun. Celui dont l’ouvrage demeurera (car les pensées de Dieu et le soin de lui plaire demeurent) recevra récompense pour ce qu’il aura édifié » ; ce qui veut dire qu’il recueillera le fruit de ses pensées et de ses afflictions. « Mais celui dont l’ouvrage sera brûlé en souffrira la perte », parce qu’il avait aimé. « Il ne laissera pas pourtant d’être sauvé », parce qu’aucune affliction ne l’a séparé de ce fondement ; « mais comme par le feu[9] » ; car il ne perdra pas sans douleur ce qu’il possédait avec affection. Nous avons trouvé, ce me semble, un feu qui ne damne aucun des deux hommes dont nous parlons, mais qui enrichit l’un, nuit à l’autre, et les éprouve tous deux.

Mais si nous voulons entendre dans le même sens le feu dont Notre Seigneur dit à ceux qui sont à sa gauche : « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel[10] » ; en sorte que nous embrassions dans cet arrêt ceux qui bâtissent sur le fondement du bois, du foin, de la paille, et que nous prétendions qu’ils sortiront du feu par la vertu de ce fondement, après avoir été tourmentés pendant quelque temps pour leurs péchés, que devons-nous penser de ceux qui sont à la droite de Jésus-Christ et à qui il dit : « Venez, vous que mon Père a bénis, prenez possession du royaume qui vous est préparé[11] », sinon que ce sont ceux qui ont bâti sur le fondement de l’or, de l’argent et des pierres précieuses ? Si donc par le feu dont parle l’Apôtre, quand il dit : « Comme par le feu », nous entendons le feu d’enfer, il faudra dire que les uns et les autres, c’est-à-dire ceux qui sont à la droite et ceux qui sont à la gauche, y seront également envoyés. Le feu dont il est dit « Le jour du Seigneur manifestera quel est « l’ouvrage de chacun et le fera connaître[12] » ce feu éprouvera les uns et les autres ; et par conséquent ce n’est pas le feu éternel, puisque celui dont l’ouvrage demeurera, c’est-à-dire ne sera pas consumé par ce feu, recevra récompense pour ce qu’il aura édifié, et que celui dont l’ouvrage sera brûlé trouvera son châtiment dans son regret. Ceux-là seuls qui seront à la gauche seront envoyés au feu éternel par une suprême et éternelle condamnation, au lieu que le feu dont parle saint Paul au passage cité éprouve ceux qui sont à la droite. Mais il les éprouve de telle sorte qu’il ne brûle point l’édifice des uns et brûle celui des autres, sans que cela empêche ces derniers même d’être sauvés, parce qu’ils ont établi Jésus-Christ pour leur fondement, et l’ont plus aimé que tout le reste. Or, s’ils sont sauvés, ils seront certainement assis à la droite et entendront avec les autres ces paroles « Venez, vous que mon Père a bénis, prenez « possession du royaume qui vous est préparé », au lieu d’être à la gauche avec les réprouvés, à qui il sera dit : « Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu éternel ». Car nul de ces maudits ne sera délivré du feu ; ils iront tous au supplice éternel[13], ou leur ver ne mourra point[14], et où le feu qui les brûlera ne s’éteindra point, et où ils seront tourmentés jour et nuit, dans les siècles des siècles[15].

Maintenant si l’on dit que dans l’intervalle de temps qui se passera entre la mort de chacun et ce jour qui sera, après la résurrection des corps, le dernier jour de rémunération et de damnation, si l’on dit que les âmes seront exposées à l’ardeur d’un feu que ne sentiront point ceux « qui n’auront pas eu dans cette vie des mœurs et des affections charnelles, de telle sorte qu’ils n’aient point bâti un édifice de bois, de foin et de paille que le feu puisse consumer » ; mais que sentiront ceux qui auront bâti un semblable édifice, c’est-à-dire qui auront commis des péchés véniels, et qui devront pour cela être soumis à un supplice transitoire, je ne m’y oppose point, car cela peut être vrai. La mon même du corps, qui est une peine du premier péché et que chacun souffre en son temps, peut être une partie de ce feu. Les persécutions de l’Eglise, qui ont couronné tant de martyrs et qu’endurent tous ceux qui sont chrétiens, sont aussi comme un feu qui éprouve ces différents édifices, qui consume les uns avec leurs auteurs, lorsqu’il n’y trouve pas Jésus-Christ pour fondement, qui brûle les autres sans toucher à leurs auteurs, qui seront sauvés, quoiqu’après punition, et qui épargne absolument les autres, parce qu’ils sont bâtis pour durer éternellement. Il y aura aussi vers la fin du monde, au temps de l’Antéchrist, une persécution si horrible qu’il n’y en a jamais eu de semblable. Combien y aura-t-il alors d’édifices, soit d’or ou de foin, élevés sur le bon fondement, qui est Jésus-Christ, que ce feu éprouvera avec dommage pour les uns, avec joie pour les autres, mais sans perdre ni les uns ni les autres à cause de ce bon fondement ? Mais quiconque préfère à Jésus-Christ, je ne dis pas sa femme, dont il se sert pour la volupté charnelle, mais même d’autres personnes qu’on n’aime pas de cette sorte, comme sont les parents, celui-là n’a point pour fondement Jésus-Christ ; et ainsi il ne sera pas sauvé par le feu. Il ne sera point du tout sauvé, parce qu’il ne pourra demeurer avec le Sauveur, qui, parlant de cela très-clairement, dit « Celui qui aime son père ou « sa mère plus que moi, n’est pas digne de moi ; et celui qui aime son fils et sa fille plus que moi, n’est pas non plus digne de moi[16] ». Pour celui qui aime humainement ses parents, de sorte néanmoins qu’il ne les préfère pas à Jésus-Christ, et qui aimerait mieux les perdre que lui, si on le mettait à cette épreuve, celui-là sera sauvé par le feu, parce qu’il faut que la perte de ces choses humaines cause autant de douleur qu’on y trouvait de plaisir. Enfin, celui qui aime ses parents en Jésus-Christ, et qui les aide à s’unir à lui et à acquérir son royaume, ou qui ne les aime que parce qu’ils sont les membres de Jésus-Christ, à Dieu ne plaise qu’un amour de cette sorte soit un édifice de bois, de foin et de paille que le feu consumera ! C’est un édifice d’or, d’argent et de pierres précieuses. Eh ! comment pourrait-il aimer plus que Jésus-Christ ceux qu’il n’aime que pour Jésus-Christ ?

[1] Jacques, II, 14.

[2] I Cor. III, 15.

[3] I Cor. VI, 16.

[4] Ephés. V, 25.

[5] I Thess. IV, 5.

[6] I Cor. VII, 32, 33.

[7] Ibid. III, 13.

[8] Eccl. XXVII, 6.

[9] I Cor. III, 13-15.

[10] Matt. XXV, 41.

[11] Ibid. 34.

[12] I Cor. III, 13.

[13] Matt. XXV, 46.

[14] Isa. LXVI, 24.

[15] Apoc. XX, 10.

[16] Matt. X, 37.

CHAPITRE XXVII

CONTRE CEUX QUI CROIENT QU’ILS NE SERONT PAS DAMNÉS, QUOIQU’AYANT PERSÉVÉRÉ DANS LE PÉCHÉ, PARCE QU’ILS ONT PRATIQUÉ L’AUMÔNE.

Nous n’avons plus réfuter qu’un dernier système, savoir, que le feu éternel ne sera que pour ceux qui négligent de racheter leurs péchés par de convenables aumônes, suivant cette parole de l’apôtre saint Jacques : « On « jugera sans miséricorde celui qui sera sans miséricorde[1] ». Celui donc, disent-ils, qui a pratiqué la miséricorde, bien qu’il n’ait pas renoncé à sa mauvaise vie, sera jugé avec miséricorde, de sorte qu’il ne sera pas damné, mais délivré finalement de son supplice. Ils assurent que le discernement que Jésus-Christ fera entre ceux de sa droite et ceux de sa gauche, pour envoyer les uns au royaume de Dieu et les autres au supplice éternel, ne sera fondé que sur le soin qu’on aura mis ou non à faire des aumônes. Ils tâchent encore de prouver par l’Oraison dominicale, que les péchés qu’ils commettent tous les jours, quelque grands qu’ils soient, peuvent leur être remis en retour des œuvres de charité. De même, disent-ils, qu’il n’y a point de jour où les chrétiens ne récitent cette oraison, il n’y a point de crime commis tous les jours qu’elle n’efface, à condition qu’en disant : « Pardonnez-nous nos offenses », nous ayons soin de faire ce qui suit : « Comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés[2] ». Notre-Seigneur, ajoutent-ils, ne dit pas : Si vous pardonnez aux hommes les fautes qu’ils ont faites contre vous, votre Père vous pardonnera les péchés légers que vous commettrez tous les jours ; mais il dit : « Il vous pardonnera vos péchés[3] ». Ils estiment donc qu’en quelque nombre et de quelque espèce qu’ils soient, quand même on les commettrait tous les jours et quand on mourrait sans y avoir renoncé auparavant, les aumônes en obtiendront le pardon.

Certes, ils ont raison de vouloir que ce soient de dignes aumônes ; car s’ils disaient que tous les crimes, en quelque nombre qu’ils soient, seront remis par toute sorte d’aumônes, ils seraient choqués eux-mêmes d’une proposition si absurde. En effet, ce serait dire qu’un homme très-riche, en donnant tous les jours quelques pièces de monnaie aux pauvres, pourrait racheter des homicides, des adultères, et les autres crimes les plus énormes. Si l’on ne peut avancer cela sans folie, reste à savoir quelles sont ces dignes aumônes capables d’effacer les péchés, et dont le précurseur même de Jésus-Christ entendait parler ; quand il disait : « Faites de dignes fruits de pénitence[4] ». On ne trouvera pas sans doute que ces dignes aumônes soient celles des gens qui commettent tous les jours des crimes. En effet, leurs rapines vont bien plus haut que le peu qu’ils donnent à Jésus-Christ en la personne des pauvres, afin d’acheter tous les jours de lui l’impunité de leurs actions damnables. D’ailleurs, quand fis donneraient tout leur bien aux membres de Jésus-Christ pour un seul crime, s’ils ne renonçaient à leurs désordres, touchés par cette charité dont il est dit que jamais elle ne fait le mal[5], cette libéralité leur serait inutile. Que celui donc qui fait de dignes aumônes pour ses péchés commence à les faire envers lui-même. Il n’est pas raisonnable d’exercer envers le prochain une charité qu’on n’exerce pas envers soi, puisqu’il est écrit : « Vous aimerez votre prochain comme vous-même[6] » ; et encore : « Ayez pitié de votre âme, en vous rendant agréable à Dieu[7] ». Celui donc qui ne fait pas à son âme cette aumône afin de plaire à Dieu, comment peut-on dire qu’il fait de dignes aumônes pour ses péchés ? C’est pour cela qu’il est écrit : « A qui peut être bon celui qui est méchant envers lui-même[8] ? » Car les aumônes aident les prières ; et c’est encore pourquoi il faut se rendre attentif à ces paroles : « Mon fils, vous avez péché, ne péchez plus, et priez Dieu qu’il vous pardonne vos péchés passés[9] ». Nous devons donc faire des aumônes pour être exaucés, lorsque nous prions pour nos péchés passés, et non pour obtenir la licence de mal faire.

Or, Notre Seigneur a prédit qu’il imputera à ceux qui seront à la droite les aumônes qu’ils auront faites, et à ceux qui seront à la gauche celles qu’ils auront manqué de faire, voulant montrer ce que peuvent les aumônes pour effacer les péchés commis, et non pour les commettre sans cesse impunément. Mais il ne faut pas croire que ceux qui ne veulent pas changer de vie fassent de véritables aumônes ; car ce que Jésus-Christ même leur dit : « Quand vous avez manqué de rendre ces devoirs au moindre des miens, c’est à moi que vous avez manqué de les rendre[10] », fait assez voir qu’ils ne les rendent pas, lors même qu’ils croient les rendre. En effet, quand ils donnent du pain à un chrétien qui a faim, s’ils le lui donnaient en tant qu’il est chrétien, certes, ils ne se refuseraient pas à eux-mêmes le pain de la justice, qui est Jésus-Christ ; car Dieu ne regarde pas à qui l’on donne, mais dans quel esprit on donne. Ainsi, celui qui aime Jésus-Christ dans un chrétien lui fait l’aumône dans le même esprit où il s’approche de ce Sauveur, au lieu que les autres ne cherchent qu’à s’en éloigner, puisqu’ils n’aspirent qu’à jouir de l’impunité : or, on s’éloigne d’autant plus de Jésus-Christ qu’on aime davantage ce qu’il condamne. En effet, que sert-il d’être baptisé, si l’on n’est justifié ? Celui qui a dit : « Si l’on ne renaît de l’eau et du Saint-Esprit, on ne saurait entrer dans le royaume de Dieu[11] », n’a-t-il pas dit aussi : « Si votre justice n’est pas plus grande que celle des Scribes et des Pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux[12] ? » Pourquoi plusieurs courent-ils au baptême pour éviter le premier arrêt, et pourquoi si peu se mettent-ils en peine d’être justifiés pour éviter le second ? De même que celui-là ne dit pas à son frère : Fou ! qui, lorsqu’il lui dit cette injure, n’est pas en colère contre son frère, mais contre ses défauts, car, autrement, il mériterait l’enfer[13], ainsi, celui qui donne l’aumône à un chrétien, et qui n’aime pas en lui Jésus-Christ, ne la donne pas à un chrétien. Or, celui-là n’aime pas Jésus-Christ qui refuse d’être justifié en Jésus-Christ ; et comme il servirait de peu à celui qui appellerait son frère fou par colère, et sans songer à le corriger, de faire des aumônes pour obtenir le pardon de cette faute, à moins de se réconcilier avec lui, suivant ce commandement qui nous est fait au même lieu : « Lorsque vous faites votre offrande à l’autel, si vous vous souvenez d’avoir offensé votre frère, laissez là votre offrande, et allez auparavant vous réconcilier avec lui, et puis vous reviendrez offrir votre présent[14] » ; de même, il sert de peu de faire de grandes aumônes pour ses péchés, lorsqu’on demeure dans l’habitude du péché.

Quant à l’oraison de chaque jour que Notre Seigneur lui-même nous a enseignée, d’où vient qu’on l’appelle dominicale, elle efface, il est vrai, les péchés de chaque jour, quand chaque jour on dit : « Pardonnez-nous nos offenses », et qu’on ne dit pas seulement, mais qu’on fait ce qui suit : « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés[15] » ; mais on récite cette prière parce qu’on commet des péchés, et non pas pour en commettre. Notre Sauveur nous a voulu montrer par-là que, quelque bonne vie que nous menions, dans les ténèbres et la langueur où nous sommes, nous commettons tous les jours des fautes pour lesquelles nous avons besoin de prier et de pardonner à ceux qui nous offensent, si nous voulons que Dieu nous pardonne. Lors donc que Notre Seigneur dit : « Si vous pardonnez aux hommes les fautes qu’ils font contre vous, votre Père vous pardonnera aussi vos péchés[16] », il n’a pas entendu nous donner une fausse confiance dans cette oraison pour commettre tous les jours des crimes, soit en vertu de l’autorité qu’on exerce en se mettant au-dessus des lois, soit par adresse en trompant les hommes ; mais il a voulu par là nous apprendre à ne pas nous croire exempts de péchés, quoique nous soyons exempts de crimes : avertissement que Dieu donna aussi autrefois aux prêtres de l’ancienne loi, en leur commandant d’offrir en premier lieu des sacrifices pour leurs péchés, et ensuite pour ceux du peuple[17]. Aussi bien, si nous considérons attentivement les paroles de notre grand et divin Maître, nous trouverons qu’il ne dit pas : Si vous pardonnez aux hommes les fautes qu’ils font contre vous, votre Père vous pardonnera aussi tous vos péchés, quels qu’ils soient ; mais : « Votre Père vous pardonnera aussi vos péchés ». Il enseignait une prière de tous les jours, et parlait à ses disciples, qui étaient justes. Qu’est-ce donc à dire vos péchés, sinon ceux dont vous-mêmes, qui êtes justifiés et sanctifiés, ne serez pas exempts ? Nos adversaires, qui cherchent dans cette prière un prétexte pour commettre tous les jours des crimes, prétendent que Notre Seigneur a voulu aussi parler des grands péchés, parce qu’il n’a pas dit : Il vous pardonnera les petits péchés, mais : Il vous pardonnera vos péchés. Nous, au contraire, considérant ceux à qui il parlait, et lui entendant dire vos péchés, nous ne devons entendre par là que les petits, parce que ses disciples n’en commettaient point d’autres ; mais les grands mêmes, dont il se faut entièrement défaire par une véritable conversion, ne sont pas remis par la prière, si l’on ne fait ce qui est dit au même endroit : « Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Que si les fautes, même légères, dont les plus saints ne sont pas exempts en cette vie, ne se pardonnent qu’à cette condition, combien plus les crimes énormes, bien qu’on cesse de les commettre, puisque Notre Seigneur a dit : « Mais si vous ne pardonnez pas les fautes qu’on commet contre vous, votre Père ne vous pardonnera pas non[18] ». C’est ce que veut dire l’apôtre saint Jacques, lorsqu’il parle ainsi : « On jugera sans miséricorde celui qui aura été sans miséricorde[19] ». On doit aussi se souvenir de ce serviteur, à qui son maître avait remis dix mille talents, qu’il l’obligea à payer ensuite, parce qu’il avait été inexorable envers un autre serviteur comme lui, qui lui devait cent deniers[20]. Ces paroles de l’Apôtre : « La miséricorde l’emporte sur la justice[21] », s’appliquent à ceux qui sont enfants de la promesse et vases de miséricorde. Les justes mêmes, qui ont vécu dans une telle sainteté qu’ils reçoivent dans les tabernacles éternels ceux qui ont acquis leur amitié par les richesses d’iniquité[22], ne sont devenus tels que par la miséricorde de celui qui justifie l’impie et qui lui donne la récompense selon la grâce, et non selon les mérites. Du nombre de ces impies justifiés est l’Apôtre, qui dit « J’ai obtenu miséricorde pour être fidèle[23] »

Ceux qui sont ainsi reçus dans les tabernacles éternels, il faut avouer que, comme ils n’ont pas assez bien vécu pour être sauvés sans le suffrage des saints, la miséricorde à leur égard l’emporte encore bien plus sur la justice. Et néanmoins, on ne doit pas s’imaginer qu’un scélérat impénitent soit reçu dans les tabernacles éternels pour avoir assisté les saints avec des richesses d’iniquité, c’est-à-dire avec des biens mal acquis, ou tout au moins avec de fausses richesses, mais que l’iniquité croit vraies, parce qu’elle ne connaît pas les vraies richesses qui rendent opulents ceux lui reçoivent les autres dans les tabernacles éternels. Il y a donc un certain genre de vie qui n’est pas tellement criminel que les aumônes y soient inutiles pour gagner le ciel, ni tellement bon qu’il suffise pour atteindre un si grand bonheur, à moins d’obtenir miséricorde par les mérites de ceux dont on s’est fait des amis par les aumônes. A ce propos, je m’étonne toujours qu’on trouve, même dans Virgile, cette parole du Seigneur : « Faites-vous des amis avec les richesses d’iniquité, afin qu’ils vous reçoivent dans les tabernacles éternels[24] », ou bien en d’autres termes : « Celui qui reçoit un prophète, en qualité de prophète, recevra la récompense du prophète, et celui qui reçoit un juste, en qualité de juste, recevra la récompense du juste[25] ». En effet, dans le passage où Virgile décrit les Champs-Elysées, que les païens croient être le séjour des bienheureux, non-seulement il y place ceux qui y sont arrivés par leurs propres mérites, mais encore : « Ceux qui ont gravé leur nom dans la mémoire des autres par des services rendus[26] ».

N’est-ce pas là ce mot que les chrétiens ont si souvent à la bouche, quand par humilité ils se recommandent à un juste : Souvenez-vous de moi, lui disent-ils, et ils cherchent par de bons offices à graver leur nom dans son souvenir ? Maintenant si nous revenons à la question de savoir quel est ce genre de vie et quels sont ces crimes qui ferment l’entrée du royaume de Dieu, et dont néanmoins on obtient le pardon, il est très-difficile de s’en assurer et très-dangereux de vouloir le déterminer. Pour moi, quelque soin que j’y ai mis jusqu’à présent, je ne l’ai pu découvrir. Peut-être cela est-il caché, de peur que nous n’en devenions moins courageux à éviter les péchés qu’on peut commettre sans péril de damnation. En effet, si nous les connaissions, il se pourrait que nous ne nous fissions pas scrupule de les commettre, sous prétexte que les aumônes suffisent pour nous en obtenir le pardon ; au lieu que, ne les connaissant pas, nous sommes plus obligés de nous tenir sur nos gardes, et de faire effort pour avancer dans la vertu, sans toutefois négliger de nous faire des amis parmi les saints au moyen des aumônes.

Mais cette délivrance qu’on obtient ou par ses prières, ou par l’intercession des saints, ne sert qu’à empêcher d’être envoyé au feu éternel ; elle ne servira pas à en faire sortir, quand on y sera déjà. Ceux mêmes qui pensent que ce qui est dit dans l’Evangile de ces bonnes terres qui rapportent des fruits en abondance, l’une trente, l’autre soixante, et l’autre cent pour un, doit s’entendre des saints, qui, selon la diversité de leurs mérites, délivreront les uns trente hommes, les autres soixante, les autres cent[27], ceux-là même croient qu’il en sera ainsi au jour du jugement, mais nullement après. On rapporte à ce sujet le mot d’une personne d’esprit qui, voyant les hommes se flatter d’une fausse impunité et croire que par l’intercession des saints tous les pécheurs peuvent être sauvés, répondit fort à propos qu’il était plus sûr de tâcher, par une bonne vie, d’être du nombre des intercesseurs, de peur que ce nombre soit si restreint qu’après qu’ils auront délivré l’un trente pécheurs, l’autre soixante, l’autre cent, il n’en reste encore un grand nombre pour lesquels ils n’auront plus le droit d’intercéder, et parmi eux celui qui aura mis vainement son espérance dans un autre. Mais j’ai suffisamment répondu à ceux qui, ne méprisant pas l’autorité de nos saintes Ecritures, mais les comprenant mal, y trouvent, non pas le sens qu’elles ont, mais celui qu’ils veulent leur donner. Notre réponse faite, terminons cet avant-dernier livre, comme nous l’avons annoncé.

[1] Jacques, II, 13.

[2] Matt. VI, 12.

[3] Ibid. 14.

[4] Matt. III, 8.

[5] I Cor. XIII, 4.

[6] Matt. XXII, 39.

[7] Eccli. XXX, 24.

[8] Ibid, XIV, 5.

[9] Eccli. XXI, 1.

[10] Matt. XXV, 45.

[11] Jean, III, 5.

[12] Matt. V, 20.

[13] Matt. V, 22.

[14] Ibid. 23, 24.

[15] Matt. VI, 12.

[16] Matt. VI, 14.

[17] Lévit. XVI, 6.

[18] Matt. VI, 15.

[19] Jacques, II, 13.

[20] Matt. XVIII, 23 et seq.

[21] Jacques, II, 13.

[22] Voyez la parabole rapportée par saint Luc, XVI, 9.

[23] I Cor. VII, 25.

[24] Luc, XVI, 9.

[25] Matt. X, 41.

[26] Enéide, livre VI, vers 664.

[27] Matt. XIII, 8.

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