Théologie Systématique – IV. Sotériologie et Eschatologie

2. De l’office sacerdotal, ou : Doctrine de la propitiation

Nous adoptons le terme de propitiation (en allemand : Versöhnung) de préférence à celui qui est le plus usité en français : expiationl (Büssung), comme traduisant plus exactement les termes bibliques : ἱλάσμος (1 Jean 2.2 ; 4.10) ; ἱλάσκομαι (Luc 18.13 ; Hébreux 2.17) ; ἱλαστήριον (Romains 3.25 ; Hébreux 9.5) ; dans l’A. T. : kapper, kippourim.

l – M. Pozzi a écrit dans son Histoire du dogme de La Rédemption : « Nous pouvons nous tromper, nous nous trompons peut-être en identifiant, comme nous le faisons, l’expiation et la rédemption. » page 15. C’est le mot expiation qui figure au titre et dans le cours des récents articles de M. Bois : De la nécessité de l’expiation. Revue théologique, 1888, no 2 ; Expiation et solidarité, ibidem, 1889, no 1.

Des deux termes voisins de propitiation, l’un : rédemption, est plus compréhensif ; l’autre : réconciliation, est moins précis.

Rédemption, λύτρωσις, ἀπολύτρωσις, dérivés de λύω et λυτρόω (en hébreu : gaal, padah), désignent dans le N. T. tour à tour l’accomplissement de l’œuvre du salut passé et futur, 1 Corinthiens 1.30 ; spirituel et physique, Romains 8.23 ; Éphésiens 1.14 ; dans une acception plus restreinte : l’affranchissement des conséquences du péché opéré dans la première venue de Christ, soit envers le peuple d’Israël, Luc 1.38 ; 2.18 ; 24.21 ; soit envers le peuple entier de la Nouvelle alliance, Hébreux 9.12 ; comp. Tite 2.14 ; 1 Pierre 1.18 ; dans une acception plus restreinte encore, le mot rédemption signifie la réconciliation opérée entre Dieu et l’homme moyennant une rançon sanglante, et devient dans ce cas synonyme de propitiation : Romains 3.24 ; Éphésiens 1.7 ; Hébreux 9.15m.

Le mot réconciliation, καταλλαγή, Romains 5.11 ; 2 Corinthiens 5.18-19, exprime en commun avec propitiation l’effet obtenu, mais sans la mention du moyen employé.

m – Voir Cremer, Biblisches Wörterbuch, art. λυτρόω. Nous ne saurions donner raison à l’auteur qui voit dans : 1 Pierre 1.18 l’affranchissement de la coulpe, plutôt que de la puissance du péché.

La notion d’expiation, en revanche, dans le sens d’une satisfaction purement pénale offerte à la justice divine ou humaine, ou définie, selon Littré, comme l’acte de « réparer un crime par la peine qu’on fait subir », est étrangère, pensons-nous, à la langue et aux intuitions du N. T.

La propitiation ayant donc certainement lieu, comme nous aurons à le montrer, par voie d’expiation, mais l’expiation n’existant pas dans la Nouvelle alliance sans la propitiation qui en est l’effet et la fin, il y a lieu de rectifier l’usage courant en substituant le second de ces mots au premier.

Je dois à l’obligeance de M. Victor Humbert, professeur de philologie à Neuchâtel, les indications suivantes sur l’étymologie du mot expiation : Expiation vient des deux mots latins ex et pius. Pius signifie : celui qui accomplit fidèlement ses devoirs religieux ; piare, accomplir ces devoirs en vue d’obtenir la faveur des dieux, ou, après une faute, leur pardon. La particule ex, qui a proprement le sens de sortie, a aussi celui de plénitude, d’achèvement (emori, evastare). et renforce ici le sens du simple : piare. On reconnaît dans la formation du mot expiation la trace du formalisme de la religion romaine ; et nous constatons une fois de plus dans cet exemple l’inutilité de la signification étymologique dans la détermination des notions religieuses et morales.

Résumé historique de la doctrine de la propitiation

Ritschl a écrit que les notions de justification et de propitiation, Rechtfertigung et Versöhnung, sont la propriété de l’Eglise d’Occident, et qu’elles sont à peu près inconnues dans l’Eglise d’Orient ou Eglise grecque ; et c’est la raison pour laquelle il ne fait commencer leur histoire qu’avec le moyen âge.

Cette assertion est difficile à soutenir en présence des nombreux passages des anciens Pères, à commencer par Clément de Rome et Polycarpe, où la mort de Christ est présentée comme un sacrifice, προσφορά θυσία, et son sang, comme la rançon, λύτρον, des coupables.

Cette rançon est conçue par plusieurs comme une libération moins de la coulpe que de la puissance morale et physique du péché, et spécialement de la mort (Athanase) ; mais les textes de cette époque qui relèvent déjà l’effet juridique du sacrifice de Christ dans la réconciliation de l’homme coupable avec Dieu se rencontrent en nombre suffisant chez Barnabas, Ignace, Justin, Irénée et Origène, pour qu’on ait le droit de nier que cette conception soit un théologoumène d’origine postérieure.

Contre les gnostiques, les Pères affirmèrent la réalité de la passion de Christ et l’importance de ce fait, mais en se contentant d’abord de juxtaposer les éléments de la doctrine de la rédemption, plutôt que d’en élaborer la synthèse.

Un passage de l’Epître à Diognète († IIe siècle) prend date cependant dans le développement du dogme en accentuant l’élément de la rançon et de la substitution :

« Lui-même a livré son propre Fils en rançon pour nous — ἀπέδοτο λύτρον ὑπὲρ ἡμῶν — le saint pour les transgresseurs, l’innocent pour les méchants, le juste pour les injustes… Quoi d’autre que sa justice aurait pu couvrir nos péchés ? Par qui les transgresseurs pouvaient-ils être justifiés, si ce n’est par le seul Fils de Dieu ? O doux échange… ! »

Dans le Dialogue avec Tryphon, Justin exprime clairement l’idée que Christ a été chargé par le Père de la malédiction de tous les hommes : Τὸν ἑαυτοῦ Χριστὸν ὁ πατὴρ τῶν ὅλων τὰς πάντων κατάρας ἀναδέξασθαι ἐβουλήθη.

Même point de vue chez Irénée : « Reconciliavit Deus hominem Deo patri, reconcilians nos sibi per corpus carnis suæ, et sanguine suo redimens nos, quemadmodum apostolus Ephesiis ait : In quo habuimus redemptionem »n

nAdv. Haer.

Dans son Commentaire sur l’Epître aux Romains (III. 7), Origène relève également à la suite de l’Apôtre la propitiation des pécheurs comme l’effet du sang de Christ : « Quia proposuit eum Deus propitiationem per fidem in sanguine ipsius, quod scilicet per hostiam sui corporis propitium hominibus faceret Deum, et per hoc ostenderet justiam suam. »

Parmi les Pères latins, Tertullien le premier emprunta le terme et la notion de satisfaction dans le sens de l’expiation pénale à la langue juridique des Romains : « Ut homo per eandem materiam satis Deo faciat, per quam offenderat, id est, per cibi interdictionem… »

L’idée de la propitiation par le sacrifice sera plus tard représentée dans l’Eglise latine par Augustin et Grégoire-le-Grand :

« Suscepit Christus, écrit le premier, sine reatu supplicium nostrum, ut inde solveret reatum nostrum et finiret supplicium nostrumo. »

oCont. Faustum, XIV, 1.

Cependant le dualisme inhérent aux systèmes gnostiques ne devait pas rester sans traces dans la pensée chrétienne des premiers siècles ; et dans Irénée déjà apparut cette idée singulière, qui sera reprise et développée par Origène, Grégoire de Nysse, et dans l’Eglise latine, par Ambroise. d’une rançon payée par Jésus à Satan pour nous affranchir des droits qu’il pouvait faire valoir sur nous. Irénée enseigne que quoique Dieu fut assez puissant pour répondre par la violence à la violence, il avait préféré y employer la douceur : « Secundum suadelam, quemadmodum decebat Deum suadentein, et non vim inferentemp. »

pAdv. Haer

Grégoire de Nysse et Grégoire-le-Grand tournèrent cette pensée dans ce sens que l’âme de Jésus ne fut livrée au diable que pour lui causer une surprise funeste, et on comparaît assez trivialement la nature divine à l’hameçon auquel l’adversaire était venu se prendre « in hamo ejus incarnationis captus est ».

Cette conception rencontra cependant de bonne heure des contradicteurs, et Grégoire de Naziance enseigna que ce n’était pas au diable, mais à Dieu que la rançon avait été payée.

Cette excroissance doctrinale ne fait qu’attester à quel point l’idée de la nécessité d’une rançon payée dans la mort de Christ était vivace dans la conscience de l’Eglise des premiers siècles.

Deux courants encore mêlés dans la période patristique vont dès la scolastique s’accuser l’un en face de l’autre, et diriger jusqu’à l’heure présente la pensée chrétienne dans l’élaboration de la doctrine de la rédemption. Nous les opposerons sous les titres de conceptions juridiques et de conceptions morales de ce fait central.

D’une part, le péché conçu comme une offense portée à la gloire de Dieu, a rendu par là-même une satisfaction de la justice divine nécessaire à la manifestation même de la grâce envers l’humanité pécheresse ; de l’autre, le péché étant censé n’être qu’un désordre causé par l’homme à l’homme et dans l’homme, sans répercussion en Dieu même, n’appelle aussi qu’une réparation opérée dans le sein de la nature humaine. D’un côté, on statue la nécessité d’une double réconciliation, celle de Dieu avec l’homme répondant à celle de l’homme avec Dieu ; de l’autre, la réconciliation de l’homme avec Dieu suffit de fait et de droit à la restitution du rapport normal entre Dieu et l’homme.

L’antithèse de ces deux tendances est marquée dès le début de la scolastique (XIIe siècle) par les deux noms d’Anselme, l’auteur du Cur Deus homo, et d’Abeilard.

De l’aveu de tous les historiens, le traité : Cur Deus homo fait époque dans le développement de la doctrine de la rédemptionq.

q – Voir la lumineuse exposition du Cur Deus homo dans la schichte der Versöhnung de Baur, pages 142 et sq. On consultera aussi, mais avec moins de profit et surtout moins d’agrément, les pages de Ritschl sur le même sujet : Rechtf. und Versöhn. tome I, pages 31 et sq. M. de Pressensé a résumé le Cur Deus homo dans son Essai sur le dogme de la Rédemption, pages 15-16.

Jusqu’alors les divers éléments du sujet gisaient, pour ainsi dire, sur le sol, livrés au caprice ou à l’inconscience des premiers élaborateurs de la pensée chrétienne. Anselme le premier, appliquant à la doctrine de la rédemption cette méthode dialectique qui lui avait, servi à la démonstration de l’existence de Dieu dans l’argument ontologique, a réuni ces fragments, leur en a associé de nouveaux, et assignant à chacun d’eux sa place et son rôle dans l’édifice, a cherché, sans toutefois y réussir, à montrer la nécessité interne de leurs rapports.

L’argument ontologique nous avait paru déjà être une pétition de principes consistant à supposer, à plusieurs reprises, acquis ce qui précisément est en question. La tentative faite par le même penseur de systématiser la doctrine de la rédemption nous fera de même l’effet d’un compromis entre certains principes scripturaires dont nous reconnaissons la valeur, et le préjugé philosophique, idéaliste et déterministe ; et les conflits répétés et inévitables de ces deux éléments de la construction spéculative nous en dénonceront la fragilité.

La première de ces antilogies se révèle à nous dans la conception du péché, prémisse nécessaire de toute doctrine de la rédemption. Le péché est-il une atteinte effective portée à la nature divine, ou affecte-t-il seulement la nature humaine ? Le théologien répond : Oui, à la première alternative ; le philosophe, partisan de l’immutabilité divine absolue, fait cette même réponse à la seconde, et cette contradiction resta irrésolue dans le Cur Deua homo.

D’une part, en effet, le péché est tenu pour un rapt fait à Dieu de l’honneur qui lui revient : « Hune honorem debitum qui Deo non reddit, aufert Deo quod suum est et Deum exhonorat, et hoc est peccare. » De l’autre, l’honneur de Dieu ne saurait être ni augmenté ni amoindri par une cause seconde : « Dei honori nequit aliquid quantum ad illum pertinet, addi vel minui. »

La seconde alternative supprimerait toute nécessité objective de l’œuvre de la rédemption. L’auteur a fait de la première la prémisse de toute son argumentation. Le péché sera donc tenu pour une atteinte portée au droit de Dieu, affectée d’une coulpe, et appelant en Dieu même une réparation ; et cette réparation ne sera pas seulement, comme chez Athanase, un affranchissement de la mort, mais de la coulpe du péché.

Cette réparation, d’après Anselme, qui sur ce point encore se sépare résolument d’une antique opinion, n’est pas due au diable, car le diable, comme l’homme, appartient à Dieu ; elle est due à Dieu, mais avec une nécessité absolue : « Deum non decet aliquid inordinatum in suo regno dimittere. »

Empruntant au droit germanique la distinction, ignorée du droit romain, de la satisfactio et de la poenar, Anselme statua une double restitution du droit divin : celle procurée par la souffrance pénale, et la compensation de la faute par une prestation ou un mérite équivalent : « Necesse est ut omnne peccatum satisfactio aut poena sequatur. »

r – Le droit germanique instituait pour le crime ou le meurtre une composition à payer en partie au roi, en partie à la partie lésée, et qui, agréée de cette dernière, exemptait le délinquant de la peine afflictive, selon l’adage juridique : « Qui accepit satisfactionem, injuriam suam remisit. » Voir Ritschl. Rechtf. und Versöhnung, page 40 (2e édit.).

Mais l’un et l’autre mode de réparation du tort causé au droit divin sont également étrangers aux intuitions scripturaires. Car, d’une part, le droit divin n’institue aucune compensation de l’offense par voie de prestation ou de mérite, mais attache la mort au péché comme sa conséquence nécessaire : d’autre part, toute peine afflictive et la mort elle-même ne peut être, au point de vue de la justice suprême, que la constatation et non la réparation de la faute.

L’alternative instituée dans le Cur Deus homo de la peine personnelle poena et d’une compensation satisfactio par voie de prestation représentative, est lacuneuse ; la théorie ignorait la peine représentative (vicaria).

Mais pourquoi Dieu, voulant restituer le droit offensé, a-t-il préféré la satisfactio à la poena ? C’est sans doute que la grâce salutaire devait prévaloir sur la justice punissante. Mais cette raison satisfaisante pour le cœur ne suffisait pas aux besoins de la pensée spéculative. Aussi ne sera-ce pas l’amour divin qui donnera la raison suprême de l’œuvre de la rédemption, mais l’idée, la loi immuable et nécessaire. Pourquoi a-t-il fallu que l’humanité fût rachetée ? C’est que le nombre des créatures raisonnables étant préordonné dans le plan du monde, le nombre des hommes rachetés devait compenser celui des hommes déchus.

Mais la satisfactio elle-même, pour être complète et suffisante, ne devait pas être une compensation pure et simple du mal causé, car dans ce mal il y avait à la fois un dommage et une offense : « Non sufficit solummodo reddere quod ablatum est, sed pro contumelia illata plus debet reddere quam ubstulit. » L’offense faite à Dieu étant infinie, la réparation devait l’être aussi.

Or il est évident que procurer cette satisfaction est doublement impossible à l’homme pécheur et même à toute créature, puisque toute créature devant à Dieu déjà à chaque moment la totalité de son être et de ses forces, il ne saurait y avoir réversibilité d’un de ces moments sur l’autre : « Si me ipsum et quidquid possum, etiam quando non pecco, illi debeo ne peccem, nihil habeo quod pro peccato reddam. »

C’est ici que se présente la réponse à la question du titre : Cur Deus homo ? L’agent de la satisfaction devait être l’homme, afin qu’elle fût valable pour l’homme ; mais comme l’humanité devait à Dieu pour prix de sa rédemption plus que tout ce qui n’est pas Dieu, et que, d’autre part, il n’y a rien au-dessus de ce qui n’est pas Dieu, si ce n’est Dieu lui-même, il en résulte que seul l’Homme-Dieu était capable d’offrir à Dieu ce qui ne lui était pas déjà dû.

Or ce que l’Homme-Dieu a pu offrir pour la satisfaction de la justice, ce n’était pas son obéissance laquelle était déjà due, mais ce qu’il ne devait pas, étant sans péché, savoir « le mourir, et cette prestation volontaire compensait et au delà la dette de l’humanité : « Immo potest plus in infinitums. »

s – Nous reconnaissons dans la théorie d’Anselme l’application à la Nouvelle alliance de la notion du sacrifice mosaïque d’après Œhler et Riehm mentionnée dans le présent volume.

Ici se pose un dilemme : ou la prestation satisfactoire de Christ, quelle qu’elle fût, opposée à la poena, était obligatoire pour son auteur, ou elle était facultative et gratuite. Dans le premier cas, on avait raison de la déclarer inapte à procurer un mérite surérogatoire au reste de l’humanité ; dans le second, elle descendait au rang d’une œuvre d’art, d’un fait de caprice peut-être, ayant sa fin en elle-même, et destituée à plus forte raison de valeur morale.

Mais comme l’enseignement du N. T., contrairement à une des prémisses de la théorie, fait rentrer la mort de Christ dans son obéissance, Philippiens 2.8 ; Hébreux 5.8, la conclusion tirée de cette fausse prémisse en est par là invalidée.

Les éléments bibliques et durables de la théorie d’Anselme sont, selon nous, l’idée de la nécessité d’une restitution du droit divin offensé par le péché de l’homme, et d’une substitution d’une victime sainte à l’humanité coupable. Son vice principal est d’avoir remplacé les catégories morales par les quantitatives.

Comme le remarque Baur, la théorie de la nécessité objective de la satisfaction, selon Anselme, resta isolée dans la scolastique, et aucun de ses successeurs ne parut se soumettre à la rigueur de sa démonstration.

Au commencement du XIIe siècle également, Abeilard inaugura ce que nous appellerions aujourd’hui la tendance libérale qui caractérisa la doctrine de la rédemption, comme l’ensemble de sa théologie. Dans son Commentaire sur l’épître aux Romains, il oppose à la nécessité ontologique de la rédemption statuée par son prédécesseur, la raison exclusivement psychologique et morale. La grâce manifestée dans l’avènement et jusque dans la mort de Christ, devait éveiller en l’homme un amour à la fois victorieux du péché et initiateur de la vraie liberté des enfants de Dieu. C’est dans cet amour éveillé en l’homme par la souffrance de Christ que consiste la rédemption : « In hoc justificati sumus in sanguine Christi et Deo reconciliati, quod… nos sibi amplius per amorem adstrinxit, ut tauto divinæ gratiæ accensi beneficio nihil jam tolerare propter ipsum vera reformidet caritas. »

Qui le croirait ? un des griefs les plus sévères que saint Bernard ait trouvé à faire à la doctrine de la rédemption d’Abeilard fut d’avoir, à l’instar d’Anselme d’ailleurs, dévié de la tradition ancienne qui attribuait au diable un droit sur l’humanité ; mais comme saint Bernard était le premier à reconnaître que ce prétendu droit de Satan sur l’homme n’était qu’usurpé, il semble que ce grief s’annulât lui-même. Bernard eut toutefois le mérite de relever un point de vue fécond dans la doctrine de la rédemption, et trop négligé par Anselme : celui de la solidarité organique de Christ avec l’humanité : « Satisfecit ergo caput pro membris, Christus pro visceribus suis. »

Thomas d’Aquin reprit, tout en l’atténuant, comme l’exigeait sa conception détective du péché, la théorie d’Anselme. Dieu étant conçu comme supérieur à tout bien et à toute loi, ce n’est plus dans les exigences intimes de la nature divine que Thomas va chercher la raison d’être de la satisfactio, mais dans les convenances de l’ordre moral. Nous dirions que la nécessité de la satisfaction n’est plus ontologique, comme chez Anselme, mais pédagogique. Nous retrouverons cette idée longtemps plus tard chez Grotius.

Mais cette satisfaction étant reconnue nécessaire dans ces limites, elle est qualifiée par l’auteur : non solum sufficiens sed superabundans.

Duns Scott, poussant plus résolument encore dans la voie ouverte par Thomas d’Aquin, et, selon les prémisses atomistiques de son système, faisant de la rédemption comme de toute chose l’effet du caprice divin, admit, en opposition au qualificatif superabundans de saint Thomas, ce qu’il appela et ce que les Arminiens appelèrent plus tard après lui l’acceptilatio ; c’est-à-dire que le sacrifice de Christ, insuffisant en soi, n’avait été rendu satisfactoire que par le bon plaisir divin.

Le concile de Trente diminua encore l’importance objective du sacrifice de Christ, et réserva une place au mérite de l’homme en distinguant entre la satisfaction visant le péché originel, qui était procurée par la souffrance de Christ, et celle exigible pour les péchés commis après le baptême et procurée par des prestations personnelles.

La théorie juridique de la satisfaction se retrouve chez Jean Vessel, un des derniers représentants de la mystique du moyen âge, mais elle y est traversée d’un souffle nouveau de grâce et de liberté, dont nous avions constaté l’absence dans le Cur Deus homo. La nécessité d’une satisfaction, mais d’une satisfaction propitiatoire et procurée par le libre sacrifice de l’amour, la valeur du sacrifice mesurée non à la quantité mais à l’intensité de la souffrance, la nécessité d’une appropriation personnelle de la souffrance représentative de Christ pour qu’elle devienne vraiment efficace à salut pour l’individu, tels sont les éléments qui ont valu à l’auteur des écrits intitulés : De causis incarnationis et de magnitudine dominicæ passionis ;De magnitudine passionis, l’honneur d’être reconnu par Luther lui-même comme un de ses plus nobles précurseurs.

La réaction opérée par l’âge de la Réformation contre le catholicisme romain portait moins sur les éléments objectifs de la doctrine du salut que sur ses conditions subjectives ; mais on tirait de ces éléments objectifs eux-mêmes des conséquences pratiques et morales où le dissentiment entre les deux parties devait aussitôt éclater.

Tandis que Luther, jugeant insuffisante la notion juridique de la satisfaction, aimait à rejoindre par delà Anselme, les premiers Pères, et se représentait la mort de Christ sous une forme dramatique et concrète, comme une lutte avec la loi, la mort, l’enfer et le diable. Mélanchton retint plutôt le point de vue de la compensation de la justice et de la grâce, mais sans le soumettre à une élaboration nouvelle.

Baur a cru pouvoir avancer que Calvin, tout en admettant la nécessité de la satisfaction par la mort de Christ, avait voulu la rattacher moins aux exigences de la justice de Dieu qu’à des raisons subjectives, comme l’avait fait déjà Thomas d’Aquin ; et il cite en preuve le passage : « Nam hæc compensatio imprimis tenenda est, ne trepidemus atque auxii simus tota vita, ac si nobis instaret justa Dei ultio, quam in se transtulit Dei Filius » (Lib. II. cap. XVI, 6).

Il suffit de rechercher le contexte de ce passage pour lui rendre sa vraie portée. C’est dans ce même paragraphe que nous retrouvons affirmées à la fois la nécessité objective de la satisfaction et la substitution de Christ aux pécheurs dans la malédiction prononcée par la Loi :

« La croix estoit maudite, non seulement par humaine opinion, mais par le décret de la Loi de Dieu (Deutéronome 21.22-23). Quand donc Christ est attaché à icelle, il se rend sujet à malédiction. Et falloit qu’il fust ainsi faict : c’est que la malédiction qui nous estoit deue et apprestée pour nos iniquités, fust transférée en Luy, afin que nous en fussions délivrez : ce qui avait esté auparavant figuré en la Loyt. »

tInstitution

Il est vrai que cette nécessité de justice était fondée en dernière instance sur le décret supérieur de grâce dont l’œuvre satisfactoire de Christ n’était que le moyen : « Parquoy en parlant du mérite de Jésus-Christ, nous n’en establissons pas le commencement en luy, mais nous montons au décret et à l’ordonnance de Dieu, laquelle en est la cause… Car Jésus-Christ n’a peu rien mériter que du bon plaisir de Dieu : mais pour ce qu’il estoit destiné et ordonné à cela, d’appaiser l’ire de Dieu par son sacrifice, et d’effacer noz transgressions par son obéissance. »

Ce fut à dater de la Formule de Concorde et dans le cours du xviie siècle que la doctrine de la satisfaction juridique reçut successivement ces surcharges où l’absurde le disputait au révoltant, qui l’ont discréditée jusqu’à aujourd’hui, et que plusieurs se plaisent à considérer comme lui étant inhérentes. La scolastique protestante, représentée surtout par Quenstedt, devait se donner carrière dans la doctrine de la rédemption comme dans tout le reste.

On distingua d’abord dans la fonction sacerdotale de Christ la satisfactio et l’intercessio, en passant sous silence la resurrectio.

Dans la satisfactio elle-même, étaient comprises :

L’obedientia activa de Christ, id est : perfectissima legis impletio vicario nomine pro hominibus suscepta (Matthieu 3.15 ; 5.17 ; Romains 5.19 ; Galates 4.4).

Son obedientia passiva, id est : sufficientissima pænarum, quæ nos manebant, persolutio per mortem imprimis vicariam, sponte susceptam (Ésaïe 53.4 ; Jean 1.29,36 ; Matthieu 20.28 ; Romains 5.6 et sq. ; 2 Corinthiens 5.19 et sq. ; Galates 3.13 et sq.).

Nous trouvons cette distinction, qui est apparue pour la première fois dans la Formule de Concorde, d’une obéissance active et d’une obéissance passive de Christ, fondée en elle-même, malgré les raisons contraires données par Ritschlu, car elle est reconnue dans divers passages, dont les deux principaux ne sont pas cités ci-dessus, Philippiens 2.8 ; Hébreux 5.8 ; et on peut dire qu’elle est illustrée dans les deux scènes de l’histoire évangélique, de Gethsémané et du Calvaire ; mais nous nous refusons, pour des raisons à exposer plus tard, à faire rentrer ces deux éléments, l’un à l’égal de l’autre, dans l’œuvre propitiatoire de Christ.

uRechtf. und Versöhn., tome III, page 398.

On enseigna de plus l’équivalence quantitative de la passion subie par Jésus-Christ et des pænæ infernales encourues par l’humanité pécheresse, rapport dans lequel la brièveté du supplice de Christ était compensée tout à la fois par le prix intrinsèque de la victime et par l’intensité de la souffrance ; — par le prix de la victime : « Sensit mortem aeternam, sed non æternum : quod enim apud homines aeternum fuisset, ipsa majestate et excellentia personæ filii Dei compensatum est » (Quenst.) ; — par l’intensité de la souffrance : « Sustinuit Christus dolores intensive gravissimos, doloribus æternis damnatorum aequipollentes, non in ποῦ damnatorum, sed in Monte oliveti et in ligno crucis. » (Hollace).

Les mêmes outrances d’expressions et de doctrine se produisirent à la même époque dans le sein de l’orthodoxie réformée, et spécialement dans les canons de Dordrechtv.

v – Voir Pressensé, Bulletin théologique, 1867, n° 1, page 29.

Nous montrerons qu’identifier la sainte souffrance de Christ avec celle des damnés, qui sera une révolte dans la souffrance même, était aussi contraire à l’Ecriture qu’au sens commun.

Les excès de la conception dite juridique du dogme de l’expiation provoquèrent les réactions du socinianisme et de l’arminianisme, qui furent au xviie siècle les continuateurs d’Abeilard et de Duns Scott.

Les objections des sociniens en particulier ont été résumées comme suit par Luthardt :

  1. Il serait contradictoire soit à la grandeur soit à la bonté de Dieu qu’il ne put ou ne voulût pas pardonner sans satisfaction.
  2. Satisfaction et pardon s’excluent mutuellement.
  3. Un transfert de coulpe, de peine ou de mérite, qui tous sont des propriétés personnelles, n’est pas concevable.
  4. La souffrance représentative (vicaria) de Christ rend superflu l’accomplissement représentatif de la loi.
  5. La souffrance de Christ n’a pas été proportionnelle à la peine encourue par l’humanité.
  6. Son obéissance active, étant déjà obligée, n’a pu être satisfactoire.
  7. En accomplissant la loi à notre place, Christ nous aurait dispensés de l’accomplir nous-mêmes.

Parmi ces objections, il en est qui n’atteignent que les exagérations dogmatiques du temps ; celles qui rejaillissent sur le fond biblique de la doctrine, seront examinées en temps et lieu.

L’Arminien Hugo Grotius se fraya une voie moyenne entre les deux tendances extrêmes en enseignant, après Thomas d’Aquin, la nécessité pédagogique de la satisfaction, comme exemple de justice donné à l’humanité ; et comme l’acceptation de l’œuvre satisfactoire de Christ était de la part de Dieu toute facultative et gratuite, il la désigna, en empruntant ce terme à Duns Scott, comme une acceptilatio.

Schleiermacher eût été inconséquent avec sa conception sensualiste et déterministe du péché, s’il eût admis la nécessité et la réalité d’une satisfaction juridique ou même objective.

L’office sacerdotal renferme, selon lui, comme dans la dogmatique orthodoxe du xviie siècle, l’accomplissement parfait de la loi ou l’obéissance active de Christ, sa mort propitiatoire ou son obéissance passive, et la représentation des croyants auprès du Père.

Mais l’identité des termes recouvrait ici des divergences capitales. L’obéissance active et l’obéissance passive sont définies comme les deux manifestations simultanées de la solidarité qui unissait Christ à l’existence d’un monde pécheur, l’une sous forme d’activité spontanée — Selbstthätigkeit — accomplissant pleinement la volonté de Dieu ; l’autre, de réceptivité — Empfängligkeit — par laquelle Christ a éprouvé, avec une acuité proportionnelle à la perfection de sa sainteté, la sympathie — Mitgefühl — des conséquences du péché des autres, et c’est dans ce sens qu’il est mort pour le reste de l’humanité.

Mais ni l’une ni l’autre de ces obéissances n’ayant pu être substituée à la nôtre, n’a pu avoir l’effet d’une satisfaction représentative : l’obéissance active non pas, non seulement parce qu’aucun chrétien n’a jamais songé à être dispensé de l’accomplissement de la volonté de Dieu par le fait qu’elle a été pleinement accomplie par Christ ; mais encore parce qu’il ne serait pas admissible qu’un déficit de notre piété pût être couvert par un excès de la piété de Christ, qui était tout entière obligatoire pour lui-même. L’obéissance passive ne pouvait avoir davantage ce caractère représentatif, car l’expérience, d’accord avec l’Ecriture (Matthieu 10.24-28 ; Jean 15.18-21), nous enseigne qu’elle ne dispense pas plus le disciple de la souffrance que l’obéissance active de l’activité morale.

Ainsi Christ a rempli son office sacerdotal par son obéissance active, en ce que Dieu nous voit en Christ associés à son obéissance — dass Gott uns in Christo als Genossen seines Gehorsams sieht — ; et par son obéissance passive, en ce que nous voyons Dieu en lui, réconciliant le monde avec soi, et sommes rendus participants de l’inaltérable félicité qu’il a éprouvée au sein même de son extrême souffrance–so wie auch am vollkommensten in seinem Leiden, wie unerschütterlich seine Seligkeit war, mitgefühlt wird.

La doctrine qu’on est convenu d’appeler aujourd’hui la théorie de l’expiation morale, a en réalité peu varié en passant d’Abeilard à Schleiermacher, et elle a rencontré dès lors en terre allemande, dans la personne de Menkenw, de Ritschl x et de Lipsius, pour ne nommer que les principaux, tout récemment de Ecklin, de nouveaux interprètes, qui ont pu lui apporter des formules ou des arguments nouveaux, mais sans en modifier la donnée fondamentale.

wSchriften, 7 Baüde. Voir spécialement dans le 2e volume la prédication sur le serpent d’airain.

x – La doctrine de Ritschl sur la rédemption a été exposée par Häring, ancien professeur à Zurich, devant la Société pastorale suisse réunie à Schaffhouse, dans un rapport dont les auditeurs, même romands, ont vanté la forme agréable et aisée. La lecture de ce document, qui doit avoir subi en passant de sensibles et regrettables modifications, m’a rappelé, je l’avoue, le propos qui me fut tenu jadis dans la critique réglementaire d’un « sermon de classe », dont le texte était tiré de l’Epître aux Romains : Saint Paul, s’écria d’un ton lamentable un des premiers interpellés, le pasteur de Dombresson, est déjà fort difficile, et… vous veniez après… (Voir Actes de la Société pastorale suisse, année 1887).

Aux deux anciennes conceptions opposées, la conception ultra-juridique ou supra-naturaliste et la conception rationaliste de la rédemption, qui toutes deux ultra-individualistes, s’accordaient à ignorer ou à nier le grand fait de la solidarité humaine, les représentants de cette école ont rappelé le lien qui a uni Christ au reste de l’humanité, et l’a rendu participant de sa coulpe et de ses souffrances. Surtout ils se séparent de l’ancien rationalisme en attribuant à la personne de Christ un rôle souverain, nécessaire et unique dans l’œuvre du salut de l’humanité. Christ a bien été, selon leur opinion, par sa vie et par sa mort, le créateur et le garant de la vie nouvelle, le chef d’une nouvelle humanité réconciliée et régénérée ; seulement la condition de cette œuvre de rédemption n’était point une propitiation opérée en Dieu même. La réconciliation entre Dieu et l’homme se réduit à une réconciliation de l’homme avec Dieu.

« La Bible, dit Menken, là où il est question de la réconciliation de l’homme avec Dieu, ne parle pas de colère, mais d’amour. Le principe de l’institution du salut n’est pas, selon elle, une colère vengeant par l’infliction d’une peine une offense impardonnable, mais un amour offrant à une misère infinie la vie et la félicité. Elle parle de la réconciliation du monde avec Dieu, non de celle de Dieu avec le monde. »

« La rédemption, écrit de même Ritschl, est le pardon des péchés. — La justice est le procédé divin, normal en soi, tendant au salut des membres de la communauté religieuse, et elle est identique avec la grâce. »

La passion et la mort de Christ, dont la nécessité n’est pas moins reconnue, n’a point été une peine offerte en satisfaction à la justice divine offensée, au lieu de celle encourue par l’humanité pécheresse ; elle a été un fait de solidarité humaine, non de substitution divine ; le degré culminant de l’obéissance active de Christ, l’achèvement de sa sanctification, la condition douloureuse de sa glorification subséquente. On accepte la formule : Christ mort ὑπὲρ ἡμῶν, et l’on repousse la préposition ἀντὶ devant ce régimey.

y – Voir Ecklin, Heilswert, pages 12 et 13.

« La souffrance de Christ, écrit M. Ecklin, n’est rien autre que l’accomplissement suprême de son obéissance. Car la seule chose qui importât dans la souffrance de Christ n’était pas la souffrance comme telle, mais l’obéissance dans la souffrance, la confiance en Dieu, la constance de la foi et de l’amour, la patience et la douceur parfaites. Tout cela fait partie de la vocation messianique de Christ. »

Corollaire d’une conception du sacrifice déjà critiquée et repoussée, la théorie dite de l’expiation morale pèche, comme nous aurons à le montrer, non par ce qu’elle contient, mais par ce qui lui manque.

Dans la théologie de langue française, le conflit des deux tendances traditionnelle et libérale a produit deux polémiques à peu près à la même époque ; l’une, dont nous avons déjà cité les documents, entre M. de Pressensé, représentant de la seconde, et M. Pozzi ; l’autre, entre MM. Guers et Monsellz. Bien que ce dernier ait qualifié de « blasphème involontaire » la proposition que Christ aurait été personnellement maudit sur la croix, il s’est défendu, comme M. de Pressensé d’ailleurs, d’avoir voulu retrancher tout élément judiciaire de la doctrine de la rédemption.

z – Voir Chrétien évangélique ; deux articles de M. Monsell sur l’Expiation, année 1867, pages 537 et 585 et sq. Lettre sur l’Expiation, en réponse à M. Monsell, année 1868, pages 176 et sq. Lettre de M. Monsell. pages 250 et sq. Les articles de M. Monsell. où il a résumé pour les lecteurs français son ouvrage : Religion of the Redemption, comme tous ses autres écrits, auraient dû faire reconnaître en lui un des grands théologiens modernes.

M. le professeur Durand citait récemment les lettres de Vinet à Erskine (1844 et 1846) en preuve que la doctrine de la substitution aurait inspiré à un moment donné des doutes à Vinet : « Je ne puis croire, a-t-il écrit, à la substitution. » Encore faudrait-il savoir si ce n’était pas la conception exclusivement juridique, selon laquelle Christ aurait été personnellement maudit, qui lui inspirait cette répugnance, et M. Durand lui-même nous en fournit la preuvea.

a – Voir Revue de théologie et de philosophie. Etude sur la Rédemption, 1889. no 4 page 349.

Les passages suivants, cités par M. Astié, prouvent que Vinet n’a pas laissé de maintenir la distinction de l’amour et de la justice en Dieu : « La justice est quelque chose à part et en soi ; et quoiqu’elle ne puisse être accomplie que par la charité, elle n’est pas la charité, l’amour n’est pas le commencement de la loi ; la justice en est le premier mot ; la justice a une réalité, une substance indépendamment de l’amour, et il y aurait non seulement erreur, mais péril à l’oublierb. »

bLes deux théologies nouvelles, page 275.

La théorie de l’expiation morale, avec ses vérités et ses insuffisances, a été formulée récemment par M. Secrétan dans une des livraisons de la Bibliothèque du chercheur. « En Jésus-Christ, l’humanité prend possession des titres de sa parenté jusqu’alors obscurcis par sa faute. Elle manifeste et réalise sa divinité native par le sacrifice d’elle-même, l’incarnation est le commencement de l’expiation… Dans un langage que l’exercice de la justice sociale a rendu populaire, cette souffrance bénie s’appellera naturellement l’expiation du péché, puisqu’elle en est la conséquence naturelle, et qu’elle en contient le remède assuré. Jésus expie donc les crimes de l’humanité séparée de Dieu en inaugurant la communion avec son Père ; en lui s’accomplit la crise ; il n’y a plus qu’à le suivre en l’imitantc. »

cThéologie et religion, page 45.

Dans la vie et dernière édition de sa Vie de Jésus, M de Pressensé a formulé son point de vue actuel sous une forme plus précise peut-être que cela n’avait eu lieu dans les articles précités, et il s’est rattaché à la théorie de l’expiation morale : « Je ne suis pas plus disposé aujourd’hui qu’il y a quinze ans à revenir au dogme d’une expiation judiciaire fondée sur je ne sais quel talion qui se heurte à de véritables impossibilités morales. Mais je ne suis pas davantage incliné aune conception de l’Evangile, qui en rabaisse l’auteur jusqu’au niveau de ses disciples, et réduit la rédemption à une simple déclaration du pardon divin, au lieu d’y voir le rétablissement du lien brisé entre Dieu et l’humanité par cette obéissance suprême qui s’appelle le sacrificed. »

d – Préface, page 16. Voir de même : Le siècle apostolique, 2e période, pages 130 et sq.

Les plus récentes productions théologiques en langue française sur le sujet qui nous occupe sont les deux remarquables articles, dont nous n’aurions guère à critiquer que les titres, insérés par M. le professeur Bois dans la Revue théologique de Montauban, et intitulés : La Nécessité de l’expiation (1888) et : Expiation et solidarité (1889). Le point de vue défendu par M. Bois a été attaqué par M. le prof. Durand, qui, dans l’article précité, s’est déclaré le partisan de la doctrine de l’expiation morale.

Quatre théories principales de la rédemption sont en présence, deux extrêmes et deux moyennes, que nous désignerons comme les conceptions d’extrême droite et d’extrême gauche, de centre gauche et de centre droit.

La première a eu le tort de peser au trébuchet, comme on l’a dit, le sang de Christ en prétendant établir la nécessité d’une équivalence quantitative entre les deux termes en présence : la coulpe de l’humanité et la rançon, soit que cette équivalence fut obtenue en renforçant le prix de la victime ou l’intensité de la souffrance.

La conception que nous appelons d’extrême gauche, en mettant Christ au niveau des autres hommes, confond aussi ses souffrances avec celles de tous les justes de l’humanité, n’attachant aux unes et aux autres que l’effet de beaux exemples de vertu et de dévouement.

Entre ces deux opinions extrêmes se meuvent les conceptions moyennes de la rédemption se rapprochant ou s’éloignant de l’une ou de l’autre, et parmi lesquelles nous désignons la théorie dite de l’expiation morale, et la conception que nous appellerons juridico-morale, celle où l’élément juridique et l’élément moral se combineront dans des rapports à déterminer.

Le sujet de notre deuxième chapitre comprend les trois paragraphes suivants :

  1. De la nécessité d’une propitiation à procurer en faveur de l’humanité coupable, ou : Doctrine de la satisfaction.
  2. De l’accomplissement de l’œuvre satisfactoire par Christ, ou : Doctrine de la substitution.
  3. De l’appropriation individuelle de l’œuvre satisfactoire de Christ, ou : Doctrine de la justification.

2.1 Doctrine de la satisfaction

Ce sujet lui-même en comprend deux que nous indiquons sous les lettres A et B.

  1. De la nécessité d’une satisfaction objective.
  2. De la nécessité d’une satisfaction pénale.

A. De la nécessité d’une satisfaction objective

Trois questions se posent sous le titre A :

  1. La réparation à procurer pour la faute de l’homme est-elle nécessaire en l’homme seulement ou tout ensemble en l’homme et en Dieu ?
  2. Étant admis que la réparation est nécessaire en Dieu en même temps qu’en l’homme, on demande si l’obstacle au rapport normal entre Dieu et l’homme réside dans une des personnes divines à l’exclusion des autres.
  3. La nécessité d’une réparation, sous le nom de satisfaction, étant reconnue en Dieu même, on demande si la raison en est seulement démonstrative, signifiant un exemple donné à l’humanité, ou en même temps ontologique, inhérente à l’essence de Dieu même.

a. La réparation à procurer pour la faute de l’homme est-elle nécessaire en l’homme seulement ou tout ensemble en l’homme et en Dieu ?

La solution de cette question est déjà préjugée par nos conclusions précédentes concernant soit l’attribut de la justice divine, soit l’universalité de la coulpe qui, attachée au péché de l’homme, en révèle le caractère d’injustice ou d’anomalie absolue.

Or comme le péché de l’homme, selon l’Ecriture tout entière, est une atteinte portée non pas à la nature humaine seulement, mais au droit divin, une dette, ὀφείλημα, contractée par l’homme envers Dieu (Matthieu 6.12 ; comp. Matthieu 5.26 ; 18.24 ; Colossiens 2.14 : τὸ καθ’ ἡμῶν χειρόγραφον), une cause de réaction se répercutant du ciel : ἀπ’ οὐρανοῦ sur la terre (Romains 1.18), il a fallu que la cause réparatrice eût une portée au moins égale et des effets correspondants à ceux de la cause malfaisante. Et c’est ainsi qu’aux effets causés par le péché en Dieu même : ὀργή (Romains 1.18 ; Éphésiens 2.3), κατάκριμα (Romains 5.10,18 ; 8.1), κατάρα (Galates 3.10,13), s’opposent comme effets de la réparation la propitiation faite en Dieu pour les péchés de l’homme (1 Jean 2.2 ; 4.10 ; cf. Romains 3.25 ; Hébreux 2.17) ; la réconciliation de Dieu avec l’homme (Romains 5.9-10 ; 2 Corinthiens 5.18-20 ; Éphésiens 2.16 ; Colossiens 1.22)e ; la justification du pécheur prononcée, d’après l’Ecriture, non pas par le pécheur sur lui-même, mais par Dieu sur le pécheur (Romains 8.33).

e – « Dieu, dit Nitzsch, n’est pas réconcilié, mais il réconcilie en Christ le monde avec soi. »

Or la réparation de la faute de l’homme opérée en Dieu même est ce que nous nommons : la satisfaction.

Les mots ἐχθροὶ et κατηλλάγημεν (Romains 5.10) expriment-ils une relation de l’homme avec Dieu ou de Dieu avec l’homme ? La première alternative nous paraît exclue par les deux régimes du contexte : διὰ τοῦ θανάτου τοῦ υἱοῦ αὐτοῦ — ἐν τῇ ζωῇ αὐτοῦ, qui ne sauraient convenir qu’au rapport de Dieu avec l’hommef.

f – Voir Godet, Commentaire sur l’Epître aux Romains.

La même question se pose à propos des mots : κόσμον καταλλάσσων ἑαυτῷ (2 Corinthiens 5.19). Ici encore le contexte, et en particulier les mots interprétatifs des précédents : μὴ λογιζόμενος αὐτοῖς τὰ παραπτώματα αὐτῶν, nous paraissent décisifs en faveur de la relation objective : Dieu avec l’homme. Nous la retrouvons également exprimée dans le conjonctif aoriste second passif : καταλλάγητε (v. 20) motivé tel qu’il l’est par les mots du verset suivant : τὸν γὰρ μὴ γνόντα… ἱνα ἡμεῖς γινώμεθα δικαιοσύνη θεοῦ ἐν αὐτῷ (v. 21).

b. L’obstacle au rapport normal entre Dieu et l’homme réside-t-il dans une des personnes divines à l’exclusion des autres ?

Certains passages semblent favoriser le point de vue que la grâce et la justice se répartiraient leurs rôles entre les deux premières personnes divines, le Père figurant ici comme le représentant attitré de la justice, et le Fils, comme celui de la grâce. Ce sont les endroits en particulier où est mentionnée l’intercession de Christ : Luc 13.6 et sq. ; Romains 8.34 ; 1Jean 2.1 ; Hébreux 4.14 ; 9.11 et sq.

Dans ces passages cependant, Christ figure dans l’exercice de son emploi sacerdotal comme représentant de l’humanité. Il ne saurait en résulter et il serait contradictoire aux conclusions de notre partie fondamentale ou Théologie spéciale que, dans le sein de la vie divine elle-même, il y ait une personnification de la justice opposée à celle de la grâce. Nous avons établi déjà que c’est au Père qu’appartient toute initiative, aussi bien dans le domaine de la grâce que dans celui de la nature. C’est le Père qui a tant aimé le monde que de donner son Fils unique, Jean 3.16 ; c’est le Père qui attire les pécheurs au Fils, Jean 6.44 ; c’est Lui qui réconciliait en Christ le monde avec soi, 2 Corinthiens 5.19 ; c’est Lui qui justifie les croyants en son Fils, Romains 8.30-31, et qui donne au Fils les élus pour la vie éternelle, Jean 17.2. Jésus a condamné d’avance ce partage des attributs divins entre les personnes en annonçant à ses disciples le jour où ils pourraient s’adresser directement au Père par la raison que le Père les aime comme lui-même, Jean 16.26-27.

Et en même temps que le Père représente la cause de la grâce comme le Fils, le Fils, le Juge futur et final de l’univers, représente celle de la justice comme le Père. La grâce et la justice, distinctes pour notre intelligence et scindées au terme de l’histoire, sont représentées à titre égal par chacune des trois personnes divines.

c. La raison de la satisfaction est-elle uniquement démonstrative ou en même temps ontologique ?

On demande en troisième lieu si la réparation faite en Dieu même, sous le nom de satisfaction, était nécessaire uniquement comme exemple de justice pour l’humanité pécheresse ; si elle était suffisamment motivée par les nécessités pédagogiques de l’économie actuelle, ou si elle était nécessaire en soi, postulée par les conditions intimes de l’existence divine elle-même.

La première alternative qui, comme nous l’avons vu, fut représentée par Hugo Grotius. a été défendue dans les temps modernes par M. Godet, d’abord dans un article sur l’expiation publié en 1860, dans le Bulletin théologique, plus récemment, dans ses commentaires.

« Expier, c’est souffrir pour une faute commise, de telle sorte que Dieu puisse la pardonner. Nous ne pouvons pénétrer dans le for intime de l’Être divin. Nous ne pouvons donc déterminer à l’avance les conditions ni ce que devra être la souffrance capable de nous le procurer. Mais ce dont nous pouvons être certains, par la connaissance que nous avons du caractère divin, c’est que Dieu n’accordera jamais à l’homme d’autre pardon que celui qui est propre à le relever, non à le dégrader……

Il faut donc une révélation nouvelle de là sainteté divine ; et cette révélation ne peut consister que dans une souffrance qui mette distinctement sous les yeux du pécheur le châtiment que Dieu serait en droit de lui infliger, cette mort immédiate et sanglante, cette malédiction sainte, que provoque justement tout péché volontaire et personnel, tout acte de révolte de la créature contre le Créateur.

C’est là la révélation que Dieu, après des siècles de simple tolérance envers le péché, a donnée au monde, une fois pour toutes, par la croix de Jésus-Christ. Saint Paul appelle cette mort une démonstration de justice. Elle démontre en effet, elle atteste aux yeux de l’homme pécheur le supplice que la justice divine était en droit de lui infliger, de telle sorte qu’à cette vue chaque pécheur doit se dire : Voilà le traitement qui correspond à ma fautea. »

aCommentaire sur l’Epître aux Romains.

La nécessité démonstrative et pédagogique d’une réparation du péché de l’homme ne saurait être contestée au point de vue biblique, et elle est en effet proclamée dans les mots : εἰς ἔνδειξιν τῆς δικαιοσύνης (Romains 3.25).

La tolérance apparente de Dieu à l’égard du péché (διὰ τὴν πάρεσιν τῶν προγεγονόντων ἁμαρτημάτων) durant toute l’économie préparatoire (ἐν τῇ ἀνοχῇ τοῦ θεοῦ), à raison de laquelle il se contentait d’un sang animal pour prix de la propitiation, eût pu, en se prolongeant indéfiniment, être interprétée comme la condescendance de la complicité, et porter ainsi, dans la conscience humaine, préjudice à l’ordre moral.

Bien plus, l’humanité païenne qui vivait sans Dieu et sans espérance, était restée couverte par cette apparente tolérance divine à l’égard du mal, qui ne s’était démentie que dans des cas rares et irréguliers.

Cet écart entre les manifestations de la faute de l’humanité et celles de la justice divine durant l’économie préparatoire, tant dans le monde juif que dans le monde païen, a donc nécessité dans l’accomplissement des temps une démonstration de justice aussi complète, éclatante et universelle que l’avaient été l’offense et le scandale, faite à la fois dans l’ordre des esprits et dans le monde des corps, en face de l’humanité attentive (Jean 3.14) et de l’univers stupéfait (1 Pierre 1.12 ; Colossiens 2.14-15).

Aussi Christ avait-il prédit qu’une fois élevé de la terre, il attirerait tous les hommes à lui (Jean 12.32). Depuis l’exclamation du centenier (Luc 23.47), l’instrument maudit où le saint a expiré s’est converti en un signal de victoire, et le monde convaincu de péché s’est courbé sous le charme de la croix.

La seule question qui se pose ici est donc celle de savoir si la raison démonstrative ou pédagogique épuise la raison de la satisfaction nécessitée par la faute de l’humanité, et tout en faisant droit à un certain nombre de textes scripturaires, n’en laisse pas plusieurs inexpliqués. En d’autres termes : Dieu qui devait à la conscience humaine dans le cours de l’histoire de l’humanité une manifestation de justice, se la devait-il à lui-même ?

L’on se demandera tout d’abord, et avant tout examen des autres textes scripturaires, si l’expression même : manifestation de justice (Romains 3.25), ne suppose et n’implique pas déjà l’existence de l’objet, savoir de la justice satisfaite, en soi et antérieurement à toute manifestation, laquelle autrement s’évanouirait avec l’objet lui-même, et si la raison pédagogique dont on parle ne se réduirait pas à un fait conventionnel et en partie arbitraire.

Il se trouverait également que toute la partie du drame qui s’est accomplie dans le secret de l’âme de Jésus à l’heure où s’opérait la propitiation pour les péchés du monde, annoncée à l’humanité par le seul cri de la victime (Matthieu 27.46), indiquée par Paul dans les mots : θεὸς ἦν Χριστῷ (2 Corinthiens 5.19), et qui ne se révèle qu’aux pieuses investigations des fidèles, échapperait à la raison supposée unique d’un exemple éclatant offert aux regards de l’humanité.

La question de la nécessité de sa passion propitiatoire s’est posée sous sa forme la plus angoissante à l’hôte du jardin de Gethsémané à l’heure où il s’écria : Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! (Matthieu 26.39) et il semble que si le vœu d’un tel Fils n’a pas prévalu contre la volonté d’un tel Père, c’est qu’une nécessité plus haute et plus irrévocable que toute raison terrestre et pédagogique planait sur l’événement qui allait s’accomplir.

Parmi les raisons exégétiques qui nous paraissent confirmer notre présomption d’une nécessité ontologique de la satisfaction, nous citerons les fréquentes désignations de l’œuvre de Christ, comme d’un acte de rachat : ἠγοράσθητε (1 Corinthiens 6.20 ; cf. Galates 3.13 ; 4.5), d’une ἀπολύτρωσις (Matthieu 20.28 ; Marc 10.45 ; Romains 3.24 ; Éphésiens 1.7) ; comme étant l’acquittement d’une obligation (Colossiens 2.14).

Nous demandons à notre tour à qui le prix de notre rédemption, quelque nom qu’il porte : τιμή, λύτρον, a dû être payé, sinon à une partie qui avait des revendications à faire sur le coupable ou son substitut. Ce ne pouvait être ni l’humanité, qui était au contraire la débitrice, ni, comme l’ont voulu plusieurs Pères, le diable, dont la puissance et les droits ne sont qu’usurpés. La partie à satisfaire est, d’après saint Paul, la loi de Dieu, expression de ses droits et de sa volonté, qui condamnant l’humanité tout entière dans la condamnation d’Israël, le peuple-Messie, libérait aussi l’humanité tout entière dans la personne du Messie d’Israël (Galates 3.13 ; cf. Galates 4.5 ; Colossiens 2.14-15).

Selon Ritschl, la loi mosaïque dont Christ nous a rachetés, d’après Galates 3.13, ne serait point dans ce passage l’expression de la volonté de Dieu, mais une institution des angesb. Or l’apôtre enseigne bien quelques lignes plus bas, comme Etienne l’avait déjà exprimé (Actes 7.53), que la loi avait été administrée par les anges : διαταγεὶς δι’ ἀγγέλων (v. 19 ; cf. Hébreux 2.2) ; mais il n’en résulte point qu’ils en fussent, d’après saint Paul, les auteurs (comp. au contraire Romains 3.2). La conséquence, inédite à notre connaissance, de cette interprétation bizarre serait que c’est aux anges que la rançon de l’humanité serait due.

bRechtf. u. Versöhn., tome II, page 248, et tome III, page 442.

Nous contredirions d’ailleurs les conclusions énoncées dans notre partie fondamentale, si nous concevions cette nécessité comme fatale, dominant, comme une loi impersonnelle et absolue, les rapports entre Dieu et le monde. Nous croyons au contraire que cette nécessité est de l’ordre économique, instituée par Dieu même avec l’acte même de la création. Aussi Dieu nous est-il partout représenté dans l’A. T. (Lévitique 17.11), et dans le N. T. (2 Corinthiens 5.19), comme l’initiateur libre et suprême de la propitiation qu’il se devait à lui-même, parce qu’il la devait à sa parole.

B. De la nécessité d’une satisfaction pénale

La question de savoir si la satisfaction reconnue nécessaire devait être ou non pénale, a été réservée dans la section précédente ; le moment est venu de la trancher.

« La Bible, a écrit Nitzsch, n’enseigne pas seulement une reconciliatio (καταλλαγή) du monde avec Dieu, mais une expiatio (ἱλασμὸς) du péché du monde entier (1 Jean 2.2)c. »

cSystem der christl. Lehre, sect. cxxxv. MM. de Pressensé et Ménégoz ont classé à tort l’auteur parmi les partisans de lu doctrine de l’expiation morale.

Or l’on pourrait admettre que la satisfaction de la justice divine offensée par le péché de l’homme soit procurée soit sous la forme d’une prestation active du coupable ou de son substitut compensant le déficit représenté par la coulpe de la créature, soit par l’infliction anticipée de la peine au coupable par lui-même dans l’acte du repentir, soit par l’infliction effective de la peine au coupable.

Nous examinerons ces trois alternatives sous a b c.

a. Valeur de la satisfaction active procurée par voie de prestation personnelle

Nous répondons : cette satisfaction active, à procurer par voie de prestation personnelle, qui doit servir à compenser les fautes passées du sujet lui-même et à abolir par conséquent la coulpe attachée à ces fautes, ne saurait avoir cette valeur ni cet effet, même quand elle serait parfaite à un moment donné, parce qu’il devrait s’y ajouter un effet rétroactif quant aux déficits passés.

Or cette prestation active, même parfaite, ne saurait avoir cet effet rétroactif, parce qu’étant obligatoire en elle-même et constamment exigible, jusqu’à concurrence de toute la force morale disponible (Deutéronome 6.5, Luc 17.10), elle ne saurait présenter en aucun moment un excès, une partie surérogatoire réversible sur un autre cas et sur un autre moment. Il en serait ici comme d’un homme chargé de dettes — et nous avons vu que Jésus-Christ appelle le péché une dette — qui déclarerait son créancier désintéressé par le fait qu’il est dorénavant en état de satisfaire à ses engagements.

Nous avons par là même exclu et a fortiori la seconde alternative, celle d’une prestation active procurée par un substitut, car si le sujet est hors d’état de transférer des mérites surérogatoires d’un moment à l’autre de sa propre carrière, ce transfert serait encore moins admissible d’autrui à sa propre personne.

b. Valeur de la satisfaction offerte par le repentir du coupable

Mais si le coupable est incapable, soit par lui-même soit par son substitut, de se libérer par une prestation morale quelconque des exigences de la justice, ne le pourrait-il pas par le repentir, qui étant l’infliction anticipée de la peine au coupable par le coupable lui-même, serait réputée par là même une compensation suffisante et satisfaisante de la faute.

L’idée de l’expiation par le repentir, devenue assez courante aujourd’hui, a toujours trouvé faveur dans l’Eglise, et c’est la doctrine qui s’est fixée et figée dans la langue ecclésiastique par l’identification des deux idées de repentance et de pénalité dans le terme pænitentia.

Nous accordons que plusieurs passages du N. T., et spécialement des Evangiles, paraissent favoriser le point de vue que le repentir du coupable suffit à lui procurer la propitiation.

Les paraboles de l’enfant prodigue, Luc 15.20 et sq.d et des deux débiteurs, Matthieu 18.26-27, la parole de Jésus adressée à la pécheresse, Luc 7.47-48, peuvent être citées à ce propos.

d – « Que le méchant revienne à lui, écrit M. Durand, qu’il se convertisse, c’est tout ce que Dieu demande… ; le retour à Dieu, la conversion du pécheur, c’est la réconciliation même, c’est la vie. Comme le prodigue était encore loin, son père le vit et fut ému de compassion ; il courut se jeter à son cou et l’embrassa. »

Ces textes et tous autres qu’on pourrait y ajouter, ne seraient probants que dans la supposition que toute parole et parabole de Jésus-Christ a dû être, au lieu d’une œuvre d’art, soumise comme toute production du génie de l’homme à la loi de l’unité, une reproduction matérielle de la chose, un résumé complet de la doctrine ; s’il fallait admettre également que Jésus s’est cru obligé de dire ce qu’il savait à tout interlocuteur en toute occasion. Cette supposition étant écartée, l’argument que l’on prétend tirer e silentio contre la nécessité d’une propitiation passive ou pénale est écarté dès que celle-ci est établie par d’autres arguments.

Il est évident d’ailleurs que les cas de justification ou de rémission des péchés survenus avant l’accomplissement effectif de l’œuvre de la rédemption, depuis ceux d’Abraham et de David jusqu’à celui de la pécheresse à qui Jésus annonce le pardon de ses fautes, étaient des anticipations, tacites ou non, du bienfait de ce sacrifice suprême, qui, prévu et préordonné en Dieu même, dominait et justifiait d’avance toutes les dispensions précédentes de grâce et de justice.

Le raisonnement enseigne de plus que si le repentir peut et doit être la condition du pardon, ce qu’il est en effet, il ne saurait avoir pour effet de couvrir la faute elle-même, d’effacer le fait objectif de la coulpe, puisqu’il en est au contraire la reconnaissance douloureuse et faite par le sujet lui-même. Ainsi, réduite au repentir, il se trouverait que la satisfaction ne serait qu’idéelle et jamais effective, puisque son droit s’évanouirait dans sa constatation même.

Mais outre que l’expiation par le repentir serait insuffisante et inacceptable en elle-même, elle créerait une rétribution soit arbitraire soit positivement inique. Le repentir étant en effet l’imputation de la coulpe du sujet faite au sujet par lui-même, et la sévérité de cette imputation se mesurant évidemment au degré de perspicacité du sens moral et à l’exercice de la faculté morale, il se trouverait dans nombre de cas que la rigueur de l’expiation serait en raison directe de la valeur morale de l’individu, et, partant aussi, en raison inverse du degré de son impénitence.

Dans le premier de ses articles sur l’Expiation, M. le professeur Bois a relevé deux corollaires de la proposition que nous combattons :

« Notre première observation, écrit-il, c’est que ce pardon, ce n’est pas Dieu qui l’accorde, c’est le pécheur qui se l’octroie à lui même… Prenez-y garde, en effet : pour être pardonné, il faut, d’après vous, que je me repente auparavant et que je change de vie. Mais, sans doute, cette repentance doit être réelle et ce changement de vie effectif. Ni les regrets superficiels et passagers, ni les améliorations apparentes, extérieures, sans réalité et sans conséquence, ne sauraient valoir. Qui jugera que ma repentance et mon amendement ont atteint la mesure où je puis être assuré de mon pardon ? Moi, moi-même……

De plus, et c’est notre seconde observation, étant subjectif, ce pardon dépendra de la subjectivité du pécheur. Si le pécheur est pénétré de la redoutable portée du péché, jamais il n’estimera qu’il s’est suffisamment repenti. Plus une repentance est profonde, plus elle est éclairée et spirituelle, plus elle est morale, plus aussi elle se juge elle-même insuffisante et infiniment au-dessous de ce qu’elle devrait être : on se repent de se repentir si mal, et l’on demande pardon pour sa repentance elle-mêmee. »

eRevue théologique, 1888. No 2 pages 105 et 106.

Dans un article des Studien und Critiken Häring a cherché à réduire l’effet de la passion de Christ, réduite elle-même à la réjection dont il fut l’objet de la part de son peuple, à une manifestation de la coulpe de l’humanité, à laquelle a dû répondre un réveil de la conscience humaine, comme condition nécessaire du pardon de Dieu.

Gess a répondu avec raison que les principaux passages sur la matière : 1 Pierre 2.24 ; Galates 3.13 ; 2Cor.5.21, ne contiennent pas le plus léger indice de ce fait psychologique qui devrait s’intercaler entre la croix de Christ et l’effet salutaire… Ce sont ses apôtres, tout à l’heure fugitifs, que le Ressuscité salue comme ses frères et qu’il envoie dans le monde.

c. Rôle de la satisfaction pénale dans la propitiation

Deux opinions extrêmes s’opposent ici l’une à l’autre : l’une, que nous appellerons ultra-libérale, rapportant toute satisfaction pénale au postulat de l’amour divin qui aurait placé la rétribution unique et suffisante du péché dans les effets inhérents au péché lui-même ; l’autre, l’ancienne conception ultra-juridique, opposant l’une à l’autre en Dieu même la justice et l’amour comme deux entités rivales et statuant une équivalence quantitative entre la satisfaction active, représentée par l’accomplissement normal du bien, et la satisfaction pénale réclamée par la justice, au défaut de la première.

En regard de ces deux exagérations opposées nous établissons :

α. Nécessité de la souffrance pénale pour la satisfaction.

Le péché qui est, en soi, l’abus de la liberté créée, le refus volontaire de l’amour divin, est sans doute la première peine infligée au pécheur ; et la première revanche de l’amour divin offensé, c’est la privation de lui-même infligée par lui-même.

Toutefois cette rétribution que le pécheur reçoit dans son propre péché, laisserait le droit divin offensé et la justice divine non satisfaite, en ce qu’elle serait à la fois toute privative, consistant dans le défaut d’un bien éventuel, et toute subjective, étant déterminée et mesurée au gré du coupable lui-même, qui peut-être même eût fini, grâce à l’habitude acquise, par y trouver son compte.

Il fallait donc que l’anomalie absolue du péché fût constatée par une dispensation pénale s’ajoutant de haut et de droit divin à ses effets internes et naturels ; que la réprobation divine causée par le péché fût exprimée par un signe constant et patent, et ce signe, salaire et peine du péché, est, d’après l’Ecriture tout entière, la mort (Genèse 2.17 ; 3.2,19 ; Romains 5.12 ; 6.23 ; 1 Corinthiens 15.56 ; cf. Romains 1.32 ; 6.10).

« La justice et l’amour de Dieu, a écrit M. de Pressensé, n’ont pas besoin d’être réconciliés en Dieu, parce qu’ils ne sauraient jamais être séparés, divisés, opposés. L’amour, qui est l’essence même de Dieu, est saint et juste par nature ; il veut, il commande la réciprocité qui, pour la créature, ne saurait être que l’obéissance absolue. Voilà pourquoi, en cas de résistance ou de révolte, il implique le châtiment ; mais ne l’oublions pas, c’est l’amour qui châtief. »

fBulletin théologique. Essai sur le dogme de la Rédemption 1867, page 112.

Nous répondons : pas toujours ! Il est des cas de résistance et de révolte qui ne relèvent plus, selon l’Ecriture, de l’amour qui châtie, mais de la justice qui punit, et saint Paul nous annonce des manifestations de colère qui ne laisseront plus de place à la grâce (Colossiens 3.6 ; 2 Thessaloniciens 1.8-9).

Si donc nous nous résignons à concevoir les deux principes de l’amour et de la justice distincts en Dieu même, c’est que nous en constatons les effets distincts dans l’Ecriture et dans l’histoire.

Mais comme la réprobation ou la malédiction divine contre le péché devait être signifiée dans les deux ordres principaux de l’existence, l’ordre moral, le premier théâtre du péché, et l’ordre physique qui est solidaire du premier, la peine du péché devait se répartir dans la mort morale et la mort physique.

La mort morale est le signe de la réprobation divine prononcée par la loi contre toute transgression (Deutéronome 27.26), et s’exprimant dans l’abandonnement, temporaire ou définitif, auquel Dieu condamne l’âme pécheresse.

La preuve que la malédiction divine et l’abandonnement du coupable de la part de Dieu doivent s’interpréter l’une par l’autre, se tire de la comparaison de deux endroits du N. T., l’un, Matthieu 27.46, où nous est rapportée l’exclamation de Jésus sur la croix : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? l’autre, Galates 3.13, qui, par une allusion évidente au premier, enseigne que le substitut de l’homme a été maudit de Dieu sur la croix.

Toutefois cette réprobation divine, renfermée dans l’ordre de l’esprit, serait une manifestation incomplète et insuffisante de l’anomalie du péché, soit pour le coupable lui-même, soit pour ses alentours, si dès le commencement Dieu n’eût joint à la mort morale la mort physique, afin que, dans le cas même où la réprobation divine ne serait plus perçue par le coupable comme une souffrance, il restât dans sa nature un critère indéfectible de l’anomalie de son état.

β. Insuffisance de la souffrance pénale comme moyen satisfactoire.

Nous avons à établir ici que la souffrance pénale, condition nécessaire de la satisfaction, comme nous venons de le montrer, ne suffit point cependant à la procurer ; et à la conception ultra-juridique, tout d’abord, nous objectons qu’il ne saurait y avoir équivalence quantitative entre les deux termes mis en présence : satisfaction pénale ou passive procurée à la justice et satisfaction active à offrir à l’amour divin ; que, par conséquent, la première ne saurait raisonnablement tenir lieu de la seconde devant le droit divin ; nous démontrerons ensuite que la souffrance pénale en elle-même ne saurait passer pour satisfactoire au point de vue de la justice elle-même.

M. de Pressensé l’a dit avec raison : « En elle-même et à elle seule la souffrance ne répare rien ; elle empêche un plus grand désordre ; mais fût-elle portée à l’infini, elle n’expie pas la moindre faute. »

L’équivalence prétendue de la satisfaction pénale procurée à la justice et de la satisfaction active offerte à l’amour divin supposerait tout d’abord l’équipollence de ces deux principes en Dieu même, à raison de laquelle il serait indifférent à la cause divine que la satisfaction fût procurée soit à la justice sous forme de souffrance pénale ou à l’amour sous forme de prestation morale. Or cette équation est contraire à l’enseignement scripturaire comme à nos conclusions précédentes, selon lesquelles c’est par l’amour et non par la justice, et moins encore la justice punissante, que s’exprime l’essence intime de Dieu.

Il est digne de remarque, avons-nous écrit, que, nulle part dans l’Ecriture, la gloire de Dieu n’est associée à la perdition d’une créature humaine. Dans le passage même : Romains 9.22, qui paraît se rapprocher le plus de cette terminologie, le mot glorification est réservé aux manifestations de la divine miséricorde (v. 23).

L’Ecriture ne connaît qu’une seule satisfaction parfaite du droit divin, une seule reconnaissance des attributs de Dieu par la créature vraiment digne de l’une et de l’autre partie, c’est l’accomplissement effectif du bien. A elle seule, par conséquent, la souffrance pénale, laissant en tout cas en perte l’amour offensé, sera bien la constatation, nécessaire d’ailleurs, de la faute ; elle n’en saurait être la compensation. Bien plus, la peine, tout considéré, ne saurait être qu’un second mal devenu nécessaire pour dénoncer l’anomalie du premier, et diminuer ou détruire ses chances de retour ; c’est la manifestation de la perte sèche causée à l’ordre universel par toute faute morale, fût-ce la plus l’utile de toutes.

Mais non seulement la souffrance pénale refuse toute satisfaction suffisante au principe de l’amour divin ; nous osons dire qu’à elle seule, elle ne procure pas même une satisfaction suffisante à la justice.

L’équivalence statuée entre la satisfaction pénale et la satisfaction active, à raison de laquelle la souffrance comme telle pourrait compenser et réparer la faute, est déjà contredite par l’hétérogénéité même des deux quantités en présence : la souffrance, qui ressortit à l’ordre des sensations, et par conséquent des faits de passivité ; la faute morale, qui ressortit au contraire à l’ordre des volitions, et par conséquent aux faits d’activité, ce qui exclut tout parallèle à établir entre les termes de l’alternative supposée.

Nous allons plus loin encore en déclarant que la souffrance pénale, bien loin de restituer le droit divin offensé par le péché, n’aura pour effet chez le pécheur que d’augmenter l’anomalie initiale ; et la justice punissante, réduite à ses seules ressources, va s’enfermer dans un cercle fatal dont ni le pécheur ni elle-même ne pourront plus s’affranchir.

Comme, en effet, la mort ne peut qu’engendrer la mort, que l’abandonnement divin ne peut avoir pour le pécheur qu’un effet péjoratif, il s’ensuit que plus la justice punit, plus elle a lieu de punir, et plus elle a lieu de punir, plus aussi elle est tenue de le faire ; et le pécheur empirant ainsi par l’effet de la punition même, se rendant à la fois toujours plus pervers et toujours plus malheureux, il se trouve que la satisfaction que la justice poursuit dans la punition, fuit, pour ainsi dire, devant elle, créant entre ses droits imprescriptibles et l’offense multipliée par la réaction même, un écart toujours plus ample, en sorte que la satisfaction éternellement poursuivie resterait éternellement exigible.

Un seul moyen resterait sur cette voie à la justice d’arrêter cette sinistre rotation de la faute et de la peine et d’atteindre le terme où elle pourrait se déclarer satisfaite ; ce serait de faire disparaître avec la faute son auteur, avec la peine, sa victime ; ce serait que la justice divine, comme le fait parfois la justice humaine dans l’ordre terrestre, dévorât le coupable. Mais si le coupable est impérissable de nature dans l’ordre où la justice s’exerce, ou si seulement il possède dans sa nature physique une puissance de résistance supérieure à la force de l’attaque, l’existence sans terme à laquelle il serait condamné ne saurait être que l’implacable et imprescriptible attestation de l’anomalie absolue de son état physique et moral.

Nous venons de raisonner dans la supposition où l’amour de miséricorde ou de grâce n’aurait aucune part dans les dispensations divines envers le pécheur. Or ce cas est inadmissible dans l’économie actuelle, encore dominée par la norme du salut ; et la grâce de Dieu a pu accomplir ce miracle que la faute qui était irréparable en soi et en droit, sans jamais disparaître de l’ordre de l’existence, a provoqué une manifestation salutaire qui n’eût pas eu lieu sans elle, et qu’ainsi là où le mal avait abondé, la grâce divine a fait surabonder le bien.

γ. Condition, moyennant laquelle la souffrance pénale deviendra propitiatoire.

Des principes mêmes que nous venons d’établir, surgit une antinomie qui ne pouvait être résolue que par la sagesse divine ; car d’une part, pour que la satisfaction fût valable, il fallait que la pénalité dans ses deux parties, la mort morale et la mort physique, s’épuisât sur le coupable ; mais pour qu’elle fût propitiatoire, il fallait qu’elle s’épuisât sur lui sans le pervertir ni l’anéantir. Il fallait que la peine méritée du péché, la mort morale et physique, fût non seulement pleinement subie par le sujet, mais pleinement acceptée par lui ; que tout en la subissant en plein sans en être anéanti, il offrit de lui-même la satisfaction que la justice réclamait de lui et arrêtât ainsi en lui-même, par une sainte réaction de son être moral, la rotation fatale de la peine et du péché.

Or c’est ici qu’il se montre de nouveau que la propitiation pour la coulpe de l’humanité était absolument impossible à l’humanité, et impliquerait même, dans les conditions morales où l’humanité pécheresse serait appelée à remplir cette tâche, contradiction en soi.

Car si la satisfaction, pour devenir propitiatoire, doit être saintement offerte, elle ne peut être offerte que par le saint parfait ; non seulement par la raison évidente qu’aucune peine méritée par le sujet ne saurait être propitiatoire pour autrui, mais aussi parce que le saint parfait devait être seul capable de ratifier pleinement en lui-même la sentence portée par la justice contre le pécheur et le péché ; et, d’un autre côté, celui qui serait le seul capable serait aussi le seul non coupable. D’une part donc, le coupable seul a le droit d’entreprendre la satisfaction propitiatoire ; de l’autre, le saint seul a le pouvoir de le faire.

Si donc l’humanité pécheresse et coupable devait obtenir de la part de Dieu une propitiation ratifiée à la fois par la justice et l’amour, ce ne pouvait être que par l’intervention d’un être qui fût tout à la fois capable de condamner le péché comme le Dieu saint lui-même le condamne, et coupable, solidairement coupable de la faute de l’humanité, et au nom de cette solidarité de nature, apte à se substituer volontairement à elle. Or, Christ seul, en sa double qualité de Fils de l’homme et de saint parfait, répondait à ce double postulat.

Nous marquons sur ce point déjà notre dissentiment avec l’ancienne dogmatique, que la qualité propre à procurer la propitiation était cherchée dans l’essence divine de la victime, tandis que nous la rattachons à la normalité absolue de sa condition humaine.

Si quelqu’un de mes lecteurs me reprochait, à l’occasion de ce paragraphe, d’avoir usé et abusé de la dialectique dans la matière qui semble y répugner le plus, celle de la propitiation, je lui répondrais que le Dieu de l’Ecriture et de l’Evangile est un être qui raisonne (1 Corinthiens 1.25), qui sait compter (Apocalypse 20.12). et dont les comptes, au moment même d’être effacés pour jamais, veulent être exactement reconnus de part et d’autre.

2.2 Doctrine de la substitution

Nous appelons substitution l’acte par lequel un ou plusieurs individus, membres d’une collectivité, se mettent ou sont mis à la place de tous les autres membres de cette collectivité, dans le but d’assumer à eux seuls les obligations ou les droits de tous les autres.

Nous distinguons la solidarité de la substitution à raison de leur caractère et de leurs effets.

A raison de leur caractère, en ce que l’une est un fait de nature et par conséquent de passivité, antérieur à toute détermination consciente et volontaire du sujet, tandis que l’autre peut être consciente et volontaire, et l’est en effet dans le cas des relations de Christ avec l’humanité.

Elles ne se distinguent pas moins par leurs effets : la solidarité se réalise par la participation de tous et de chacun au sort collectif, tandis que, dans le cas opposé, le ou les substituts sont pleinement subrogés aux obligations ou aux droits des autres membres de la collectivité.

Il résulte de nos définitions que bien loin que les deux termes en présence, solidarité et substitution, soient incompatibles l’un avec l’autreg, ils s’appellent au contraire ; l’un conditionne l’autre dans ce sens que s’il peut y avoir solidarité sans qu’il s’y ajoute une substitution, il ne saurait en revanche y avoir substitution équitable sans solidarité.

g – « S’il y a une fausse et partiale doctrine de la substitution qui est en contradiction avec la solidarité, cela vient uniquement du fait qu’à côté de la représentation légitime, il en est une irrégulière, pour laquelle, voulant la distinguer de la vraie, nous ne connaissons pas d’autre mot que celui de substitution, savoir d’une espèce de troc. » Ecklin, Heilswert, page 34 Ce que l’auteur appelle la vraie substitution se confond donc avec la solidarité.

Nous considérons sous le titre de ce deuxième paragraphe :

  1. Les actes principaux de l’emploi sacerdotal de Christ envers l’humanité coupable ;
  2. La légitimité de ces actes sacerdotaux ;
  3. La portée de ces actes sacerdotaux.

A. Actes principaux de l’emploi sacerdotal de Christ

Les actes principaux de l’emploi sacerdotal de Christ sont les faits de sa carrière qui ont eu pour but et pour effet l’enlèvement de la coulpe de l’humanitéh, et la réintégration de l’humanité dans l’état de véritable justice, seule valable devant Dieu et perdue depuis la chute.

h – Jugez ici de mon embarras : si je francise le terme technique latin ablatio comme j’ai fait le mot grec πρόθεσις, on me reprochera pour la seconde fois d’emprunter mes termes à « l’art dentaire ». Mais enlèvement se disant aussi de l’enlèvement des Sabines, voilà la dogmatique bien empêchée pour ne piller personne.

Des conclusions de notre premier paragraphe, où nous avons montré la nécessité d’une satisfaction pénale dans l’œuvre de la propitiation, il résulte que l’acte fondamental de la sacrificature de Christ envers l’humanité coupable a été sa passion, dans laquelle nous renfermons pour le moment toutes les souffrances volontaires de sa vie et la mort qui en a été le terme. Mais comme la satisfaction pénale accomplie spécialement dans la mort de Christ, pour devenir propitiatoire, ne devait pas laisser le représentant de l’humanité sous le poids de la réprobation signifiée par la mort, le premier effet de ce premier acte a dû être la satisfaction sanctionnée par Celui à qui elle était offerte, la justification manifestée de ce représentant de l’humanité coupable, et cet effet a été la résurrection de Christ. Enfin, comme l’humanité rachetée et réconciliée en droit dans la personne de son représentant, ne l’est pourtant pas en fait dans chacun de ses membres, qu’elle continue à subir les conséquences de la coulpe et à l’aggraver par de nouvelles offenses, le troisième acte sacerdotal de Christ, fondé d’ailleurs sur les deux premiers, consistera à représenter incessamment devant Dieu cette humanité rachetée et justifiée de droit, mais non encore de fait, et c’est là l’acte de son intercession.

Les deux premiers actes que nous venons de nommer : la mort et la résurrection, sont réunis par Paul dans Romains 4.25, où ils sont opposés à la culpabilité, et considérés l’un, comme l’effet du péché (διὰ τὰ παραπτώμα ἡμῶν : à cause de nos offenses) ; l’autre, comme celui de lu justification de l’humanité (διὰ τὴν δικαίωσιν ἡμῶν : à cause de notre justification).

Les trois actes : mort, résurrection et intercession, se trouvent réunis : Romains 8.33-34, et opposés à toute tentative présente ou future d’inculper de nouveau l’humanité rachetée.

Partout dans le N. T. la mort de Christ est considérée comme l’accomplissement des sacrifices institués dans l’Ancienne alliance ; le sang de Christ répandu sur la croix est l’antitype du sang des victimes animales versé sur l’autel (Romains 3.25i ; 2 Corinthiens 5.21 ; Hébreux 9.12-15j ; cf. Éphésiens 5.2) ; Christ est le véritable Agneau pascal et la Pâque chrétienne est la réalité de la Pâque juive. Telle est en particulier la signification donnée au rite de la cène par l’institution du Seigneur (1 Corinthiens 11.23-25), et sous la plume des apôtres (Jean 19.36 ; cf. Exode 12.46 ; 1 Corinthiens 5.7 ; 1 Pierre 1.18-19 ; cf. Ésaïe 53.4 ; Jean 1.29).

i – Il est assez indifférent à notre propos que ἱλαστήριον soit pris ici au sens réaliste de propitiatoire (Beck, Philippi), Christ nous étant présenté comme l’antitype de l’ancien capporeth, ou que ce mot soit entendu d’une victime propitiatoire (M. Godet).

j – Le jeu de mots qui réunit dans le terme grec διαθήκη, les deux sens d’institution (traduction libre de l’hébreu berith, alliance) et de testament, a passé du texte : Hébreux 9.15-16 dans le latin ecclésiastique, et de là dans la dénomination : ancien et nouveau testament.

La résurrection de Christ en revanche ne paraît répondre à aucun type théocratique, précisément parce qu’elle est la consommation des rites propitiatoires par l’enlèvement de la coulpe. La victime immolée ressuscitait pour ainsi dire dans celle qui lui succédait, insuffisante elle-même pour couvrir intégralement et définitivement une coulpe renaissant sans cesse.

L’intercession de Christ enfin était préfigurée dans l’ancienne Loi par la présentation du sang et du parfum qui se faisait dans le Lieu très saint, au grand jour des expiations, par le ministère du souverain sacrificateur (Hébreux 9.24 ; cf. Hébreux 12.24 ; 1 Jean 2.1).

Nous considérons donc ici la mort et la résurrection de Christ à un autre point de vue que dans notre premier article ; non plus comme facteurs du perfectionnement personnel de Christ, mais dans leur relation à l’œuvre du relèvement de l’humanité. Cependant les résultats obtenus précédemment doivent demeurer supposés dans notre tractation actuelle, en ce que la sanctification personnelle de Christ, consommée dans sa passion et sa résurrection, était conditionnante pour le succès de son œuvre rédemptrice elle-même. La parfaite pureté de la victime propitiatoire, qui est réclamée par la conscience et le bon sens, est souvent mentionnée dans l’Ecriture comme la prémisse indiscutable de la validité de cette propitiation (2 Corinthiens 5.21 ; Éphésiens 5.2 ; 1 Pierre 2.22, 24 ; 1 Jean 3.5 ; Hébreux 7.26 ; 9.24.)

a. La passion

Il ressort de nos considérations précédentes que seule la souffrance sainte, c’est-à-dire saintement et volontairement acceptée, devait avoir un effet propitiatoire.

Nous devons donc retrouver dans la passion de Christ les deux éléments jugés nécessaires à toute satisfaction du droit divin offensé, l’élément de l’activité, consistant dans la peine acceptée et l’élément de la passivité, dans la peine subie.

Ces deux éléments distincts de la passion sont nettement reconnus dans le N. T., bien que l’un ou l’autre soit mis alternativement en évidence. C’est ainsi que l’élément de la souffrance active domine dans l’Epître aux Hébreux (cf. surtout Hébreux 5.7-8 ; 9.14 ; 10.7-12k), mais sans exclusion de l’autre (Hébreux 2.14 ; 9.22), et celui de la souffrance passive domine chez saint Paul (1 Corinthiens 2.2), mais sans exclusion de l’autre : διὰ τῆς παρακοῆς τοὺ ἑνὸς : Romains 5.19 ; (Philippiens 2.8). Jésus lui-même distingue très nettement de sa carrière précédente l’heure qu’il appelle par excellence son heure (Jean 2.4) ; celle qui appartiendra à la puissance des ténèbres, où il se verra abandonné du monde et du Père ; celle que dès longtemps il voit approcher avec effroi (Luc 12.50 ; Jean 12.27).

k – On pourrait être tenté de lire dans les deux derniers passages cités de l’Epître aux Hébreux et en tout cas dans le second, Hébreux 10.7-21, l’acte anté-historique de l’oblation de soi-même, à la fois nécessaire et volontaire.

C’est sous ces réserves que nous souscririons à la pensée exprimée par M. de Pressensé en ces termes : « Le châtiment qui nous apporte la paix tombe sur Christ dès qu’il est dans la crèche de Bethléem ; car la vie de l’humanité, depuis la chute, est une longue mort, du moins un acheminement vers la mort par une route semée de ronces et d’épines sous un ciel pâli. Concentrer l’œuvre de la rédemption sur l’agonie et la crucifixion, c’est la mutiler, c’est n’y voir qu’une souffrance tout extérieure, c’est tomber dans la théologie du sang. »

Nous craignons un peu que cette « théologie du sang » ne soit celle des Moraves et de saint Paul.

Ainsi les deux types tenus jusqu’ici séparés durant toute l’ancienne économie, vont se réunir en la personne de Christ : le sacrificateur et la victime. Nous avons donc deux points de vue à considérer : le rôle de Christ dans sa passion, ou : Christ sacrificateur ; et le rôle du Père dans la passion de Christ, ou Christ victime, et ces deux aspects du fait peuvent se résumer, a priori parte, dans les deux dernières scènes de la carrière terrestre de Christ : l’heure de Gethsémané, la passion surtout acceptée, et l’heure de la croix, la passion surtout subie.

Le rôle de Christ dans sa passion, ou : Christ sacrificateur

Il est évident que le rôle sacerdotal de Christ, qui s’est concentré dans les deux dernières scènes de la carrière terrestre de Christ, n’a pas commencé qu’avec elles, et nous avons interprété le baptême d’eau réclamé par Jésus de la part de Jean-Baptiste comme une première acceptation volontaire de la coulpe de l’humanité, et par conséquent de la passion.

Tout miracle de Jésus-Christ, toute émission de vertu surnaturelle issue de sa personne, était précédé d’un acte intense de sa charité prenant sur soi une des misères humaines. Tout miracle comme toute prière de Jésus-Christ renfermait un acte sacerdotal, avant-coureur volontaire de la passion (Matthieu 8.17l ; Marc 7.34 : ἐστέναξεJean 11.36, 41-42 : ἐδάκρυσεν)

l – L’application faite par l’évangéliste aux miracles du Christ de l’oracle d’Esaïe ch. 53 relatif à sa mort, s’explique et se justifie à ce point de vue.

A diverses reprises, Jésus a affirmé la pleine indépendance de son sacrifice ; il n’a pas été traîné à l’autel, il y a marché ; nul ne lui a arraché la vie, il l’a donnée, par un acte d’obéissance sans doute (Matthieu 26.39 ; Philippiens 2.8), mais d’une libre obéissance (Jean 10.18 ; Matthieu 26.53). Et si, dans la dernière épreuve, celle de Gethsémané, la volonté de Christ ne s’est distinguée un instant de celle du Père que pour se confondre aussitôt et complètement avec elle (Matthieu 26.39), il n’en est pas moins vrai que c’est volontairement que Christ a sacrifié sa volonté.

Le rôle sacerdotal de Christ dans la passion a consisté à convertir progressivement la solidarité de la chair et du sang, qui, de nature et dès sa naissance, le rendait participant de toutes les vicissitudes de l’humanité (Hébreux 2.14), en un rapport de substitution, où, seul juste en face des pécheurs, dans le déploiement d’une charité atteignant finalement dans le temps et dans l’espace les limites de l’humanité, et avec une intensité proportionnelle aux degrés successifs de sa sainteté, il assumerait sur son âme la coulpe totale de l’humanité et finirait par faire sienne la faute de chacun des fils d’Adam.

Plus et mieux que tous les prêtres, prophètes et intercesseurs des temps passés, plus humblement et plus efficacement que les Moïse, les David, les Daniel et les Esdras, qui n’hésitèrent pas à confondre leur cause avec celle de leur peuple rebelle et coupable (Daniel 9.5-6 ; Esdras 9.7), le Médiateur suprême établi entre Dieu et l’humanité était en état d’évaluer la dette humaine et d’en savourer les conséquences.

Voilà ce que M. Durand ne peut ni ne veut admettre : « Ce qu’il nous est impossible d’admettre, c’est l’idée que Christ ait pu se repentir et se repentir à notre place, ou à la place de l’humanité en tant qu’espèce… ; si l’on peut se revêtir des habits souillés d’un criminel et même partager sa chaîne, si l’on peut, en outre, être profondément et douloureusement ému du sort qui le menace, on ne peut pourtant passe revêtir de son crime. » M. Durand omet un terme moyen entre « partager la chaîne d’un criminel », ce que l’on peut faire, et se persuader qu’on a commis soi-même l’acte criminel, ce qui serait en effet une fiction insensée ; c’est de partager sa honte, et c’est la part du crime qu’un frère bien né ne voudra pas s’épargner.

Et c’est à cette heure aussi qu’à l’aspect de cette coupe amère et débordante, cessant de comprendre sans cesser de prier, le sacrificateur désigné lui-même comme la victime a failli reculer.

« Ce qu’il craignait en Gethsémané, ce n’était pas le plus infamant et le plus cruel des supplices ; assez de héros vulgaires, qui ont bravé la mort et les tourments en narguant leurs bourreaux, lui auraient fait honte de sa pusillanimité ; assez d’hommes ont donné en face du Roi des épouvantements la mesure de leur légèreté et de leur insouciance.

« Ce qu’il craignait, c’était la mort ! la mort telle que le péché l’avait faite, et telle que le Saint et le Juste seul pouvait la comprendre ; la mort dans laquelle il reconnaissait la marque ancienne de la malédiction divine prononcée sur le péché et le pécheur en ces termes : Au jour où tu mangeras de ce fruit, tu mourras de mort ! la mort, le salaire du péché, la mort du corps, image de la mort de l’âme ; la séparation d’avec Dieu son Père, avec lequel il avait vécu dans une communion incessante et parfaite. Il a prévu le moment où, sur la croix, dans l’agonie du corps, la face de son Père se détournerait de lui comme d’un objet interdit, comme du représentant d’une humanité coupable ; il a vu arriver l’heure où lui, qui n’avait point commis de péché, serait fait péché pour l’humanité pécheresse ; où, semblable au serpent d’airain élevé par Moïse dans le désert, l’homme saint pendu au bois serait devenu le symbole du fléau qui avait désolé et déshonoré la terre… Etre appareillé aux yeux de l’éternelle justice à la partie adverse, être traité comme elle, être abandonné de Dieu son Père, ne fût-ce que pour une heure, pour un instant, c’est à cette pensée que son âme sainte a frémi jusque dans ses racinesm. » Et c’est là ce qu’il a voulu en disant à son Père : Non pas ce que je voudrais, mais ce que tu veux (Matthieu 26.50). On peut dire que ce qui n’a été chez l’apôtre saint Paul qu’un vœu sincère, mais stérile et d’avance irréalisable, prononcé dans une heure surhumaine, dans l’emportement de son amour pour son peuple, celui d’être fait anathème pour ses frères (Romains 9.1-3), a été pour Christ le propos délibéré, grandissant en intensité comme en portée, arrêté seulement par les limites de l’humanité, et réalisé enfin dans sa plénitude, de toute sa carrière terrestre.

m – Citation de notre article : Le Fils apprenant l’obéissance, Chrétien évangélique, 1883, n° 3.

Le rôle du Père dans la passion, ou : Christ victime

Comme c’est dans la matière dont nous venons d’indiquer le sujet que les deux conceptions opposées l’une à l’autre dans notre précis historique, la conception ultra-juridique et la conception exclusivement morale, articulent leurs affirmations caractéristiques et font valoir leurs principaux arguments, le moment est venu d’examiner les uns et les autres.

Critique de la conception ultra-juridique de la passion de Christ

L’opinion extrême dans le sens juridique consiste à dire que Christ dans la passion a été l’objet personnel de la réprobation divine, et que l’abandon qu’il a éprouvé sur la croix était l’équivalent du sort des damnés.

« Le Christ, a écrit M. Guers, un des derniers représentants modernes de cette tendance, se présentera-t-il dans le dernier acte de sa vie, comme le péché, le péché personnifié devant le Dieu saint, devant Celui qui appelle le péché « cette chose abominable que je hais » (Jérémie 44.4) sans provoquer sa colère ?… Non, le Christ ne se présentera pas ainsi devant sa face sans exciter sa juste indignation n. »

nLe sacrifice de Christ, pages 46 et 47 ; passage cité par M. Monsell, Chrétien év., 1867, page 592.

M. Monsell a répondu à ce passage : « Sommes-nous donc invités à croire que la justice de Dieu soit une puissance aveugle, qui frappe à faux sans savoir ce qu’elle fait, que le Juge de toute la terre se trompe réellement et qu’il soit animé envers l’innocent et le saint de la colère méritée par les pécheurs ? Ou ce qui est la pire alternative de beaucoup, faut-il croire qu’il ne se trompe pas, et qu’il soit mu par une indignation qu’il sait être injusteo ? »

oIbidem.

L’opinion que Christ dans la passion aurait été l’objet personnel de la réprobation divine, et que l’abandon qu’il a éprouvé sur la croix était l’équivalent du sort des damnés, est contredite à la fois par la raison et par l’Ecriture.

Tout d’abord il ne saurait y avoir aucun rapport possible entre la peine des damnés qui, d’après Christ lui-même, se composera de l’infélicité absolue (les pleurs) associée à la révolte absolue (les grincements de dents, Matthieu 8.12), et la souffrance sainte et propitiatoire de Christ sur la croix.

C’est sur la croix déjà qu’il a été exaucé et délivré de ce qu’il craignait (Hébreux 5.7), car il a pu encore appeler : Mon Dieu ! le Dieu même qui l’abandonnait ; jeter vers le ciel une question et attendre du ciel la réponse. Et comme le fidèle des anciens jours avait terminé par l’annonce d’un triomphe certain et universel un hymne commencé dans la solitude et l’angoisse (Psaumes 22.26-32, cf. v. 1), l’éternel et lamentable pourquoi de l’âme fidèle, répété et rendu plus lamentable et plus mystérieux encore sur la croix du Juste parfait, devait être lui aussi suivi d’un cri triomphant : Τετέλεσται (Jean 19.30).

Jamais, non pas même dans Galates 3.13, l’Ecriture n’enseigne que Christ sur la croix a été l’objet personnel de la réprobation divine. Calvin dit à propos de ce passage : « Il ne dit pas que Christ ait esté mauditl, mais qu’il a esté fait malédiction : ce qui est bien plus. »

Nous ne dirons ni que ce soit plus, ni que ce soit moins ; mais que c’est autre chose qu’une réprobation personnelle prononcée par le Père contre le Fils.

Et saint Paul n’a jamais enseigné cela, parce qu’il a enseigné le contraire : Éphésiens 5.2.

Non, jamais encens de plus agréable odeur ne s’éleva de la terre vers le ciel ; jamais la charité, qui est le bien et la beauté suprême, ne rayonna d’un éclat plus pur et plus parfait aux yeux de Dieu et de l’univers moral tout entier que durant les trois heures qui enveloppèrent la croix de Golgotha.

L’heure où la justice et la miséricorde se sont embrassées n’a pu être vouée à la fiction et au mensonge ; le drame suprême de notre rédemption n’a pu dégénérer un seul instant en une divine comédie où le Dieu juste et bon aurait réprouvé l’acte bon et haï l’être juste.

La théorie de l’expiation juridique appliquée à la passion de Christ repose tout entière sur un système d’équivalences fictives s’étayant mutuellement et tombant toutes ensemble.

La première, déjà condamnée, est celle qui est statuée entre toute souffrance pénale comme telle et la coulpe à couvrir ; entre l’éternité de cette souffrance et l’infinité de cette coulpe.

Cette équivalence en appelait une seconde entre la peine éternelle encourue par l’humanité déchue et la peine momentanée subie par le substitut de l’humanité ; et comme l’intensité de la souffrance momentanée de Christ ne paraissait pas une compensation équivalente à l’éternité de la peine encourue par l’humanité, il fallut suppléer à cette dernière insuffisance par l’adjonction de la valeur infinie de la victime substituée, qui résultait de la divinité de sa nature.

Mais cette compensation établie entre la valeur personnelle de la victime et l’insuffisance résultant de la brièveté de la souffrance subie par elle, est étrangère à l’enseignement scripturaire qui dérive au contraire dans plusieurs passages de la qualité humaine de Christ la validité de son œuvre de propitiation. Ainsi : Matthieu 20.28 ; Jean 3.14 ; 2 Corinthiens 5.19, 21 ; 1 Timothée 2.4.

La raison même qui était invoquée pour réclamer de la victime représentative une expiation équivalente à la peine éternelle des damnés, n’était pas valable au point de vue du droit scripturaire, selon lequel seul le péché contre le Saint-Esprit, c’est-à-dire le rejet conscient et volontaire de la grâce de Dieu en Jésus-Christ est passible de la peine irrémissible (Matthieu 12.31).

Nous pouvons donc souscrire aux réflexions suivantes inspirées à M. de Pressensé par la doctrine en question :

« La théorie judiciaire d’après laquelle la mort de Jésus-Christ rachète un péché infini par une souffrance infinie, est étrangère à la pensée de Paul. Il n’y a pas trace chez lui de cette balance établie entre la douleur et le mal. Jamais d’ailleurs il ne donne à penser que la souffrance du Christ ait consisté dans le sentiment de la réjection et de la colère de Dieu. Le Père nous est toujours présenté par lui comme d’accord avec son Fils : « Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec soi. » S’il était en Christ, il n’était pas contre lui. La théorie judiciaire de l’équivalence est en contradiction avec les vues générales de saint Paul sur le salut. Il n’est plus dans ce système une pure grâce, une réalisation dans le temps du plan de l’amour éternel. La loi du talion reçoit une consécration éclatante à la croix ; la gratuité du pardon est altéréep. »

Note ThéoTEX : Néanmoins, il importe de préciser après ces paroles de M. de Pressensé, que les souffrances de Christ sur la croix, n’ont pas été que physiques mais aussi morales, le cri poignant : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné », en est la preuve. Que la conscience personnelle de Christ ne lui ait à aucun moment reproché quoi que ce soit, est évident ; mais c’est justement là ce qui rendait d’autant plus douloureux l’abandon apparent par son Père. Car, tout comme dans le cas de Job, l’épreuve de la croix impliquait par principe une certaine incompréhension pour le Juste qui la subissait (ce que traduit son interrogation : Pourquoi ? ; également sa prière à Gethsémané : S’il est possible que cette coupe s’éloigne de moi…). Certes les souffrances de Christ ont été saintes, mais en aucun cas il ne faut laisser des explications théologiques insinuer qu’elles ont été sereines : ce serait un non-sens ; son âme a été au contraire sous le poids des angoisses indicibles et mystérieuses qui constituent l’essence même de l’expiation. Ajoutons que ce paragraphe de la Théologie Systématique de Gretillat tombe à pic pour réfuter les hérésies de grandes stars charismatiques contemporaines qui ont osé enseigner que Jésus sur la croix a souffert la mort spirituelle, la seconde mort, et même qu’il est descendu aux enfers goûter le châtiment des damnés ! Jésus a été fait pour nous péché, il n’a pas été fait pécheur, cela est entièrement différent.

pSiècle apostolique. 2e période, pages 133-136.

Une dernière exagération de la conception ultra-juridique, mais qui ne peut passer pour en être le corollaire nécessaire, consiste à attribuer à l’élément corporel de la passion de Christ un rôle qui a pu faire oublier le drame intime et bien autrement intense qui s’est passé entre son âme et Dieu, et auquel saint Paul a fait une allusion discrète, mais distincte dans ces paroles déjà citées : θεὸς ἠν ἐν Χριστῷ κόσμον καταλλάσσων ἑαυτῷ (2 Corinthiens 5.18).

C’est là la théorie connue par excellence sous les noms de : théologie du sang, en allemand : « Wundentheorie », et souvent prêtée, non sans raison, à l’ancienne Eglise morave ; dont nous ne méconnaissons point l’erreur ni même le péril, mais qui professée par de pieuses bouches, a sans doute moins nui à la cause de la vérité que les plaisanteries qu’on en a faites.

La lacune en revanche longtemps subsistante dans les anciennes théories juridiques de la propitiation, et que nous avons déjà rencontrée chez Anselme, est celle de l’élément de la solidarité dont nous faisons, quant à nous, la base indispensable de tout le système de la substitution, la condition même de sa légitimité. Mais cet élément qui manque dans les conceptions ultra-juridiques, occupe au contraire toute la place dans la théorie dite de l’expiation morale, l’antithèse extrême de la première. Là, on ne voyait que la substitution en négligeant la solidarité ; ici l’on ne voit que la solidarité et l’on nie la substitution.

Critique de la conception exclusivement morale de la passion de Christ

Le titre même et le sous-titre de notre section actuelle : le rôle du Père dans la passion, et : Christ victime, seront contestés par les partisans de la théorie de l’expiation morale ; et leur justification devra découler de notre critique même.

Nous examinerons successivement au point de vue scripturaire qui est le seul qui nous préoccupe actuellement, trois corollaires qui, réfutés, entraîneront la condamnation de la théorie elle-même.

Examen du premier corollaire :

Que la passion de Christ n’a été qu’un fait de solidarité et non pas de substitution

On demande si la raison suffisante de la passion de Christ s’est trouvée dans les conditions communes à l’humanité terrestre, dont tous les membres participent à la souffrance et à la mort, comme à la chair et au sang (Hébreux 2.14), ou si cette première raison, commune à tous les hommes, étant donnée, il s’en est ajouté une spéciale à Christ et inhérente à son rôle de rédempteur unique de l’humanité.

Le caractère d’une substitution propre à la passion de Christ, à raison duquel il a souffert non seulement comme mais à la place du reste de l’humanité, nous paraît préjugé, étant donnée la relation entre le sacrifice du Calvaire et les figures de l’Ancienne alliance, par nos déterminations précédentes sur la nature du sacrifice lévitique, tout spécialement du sacrifice pour le péché (cf. 2 Corinthiens 5.21).

Cet élément de substitution fut également proclamé par le principal oracle de l’A. T. comme le caractère essentiel des futures souffrances messianiques, Ésaïe 53.4-5.

Les mots : ἁμαρτίαν ἐποίησεν (2 Corinthiens 5.21), qu’on s’est plu à interpréter quelquefois dans le sens d’une identité effective entre Christ et le péché de l’humanité, s’expliquent plus aisément par l’usage du mot hébreu haltah, qui comme nous l’avons dit, signifiait à la fois le péché et l’hostie chargée par l’imposition des mains de la coulpe du péché. Saint Paul compare donc ici Christ à la victime pour le péché substituée dans le culte lévitique à l’âme humaine pécheresse et coupable.

L’idée de substitution s’impose également dans tous les textes précédemment cités, où l’œuvre salutaire de Christ est désignée comme un rachat, comme le paiement d’une rançon, comme une rédemption ; car l’essence du rachat est évidemment la substitution au captif du prix de la rançon, désigné dans le N. T. tantôt comme le sang de Christ, Éphésiens 1.7 ; 1 Pierre 1.19 ; tantôt comme Christ lui-même se donnant (Matthieu 20.28 ; cf. Colossiens 2.14), ou donné (Galates 3.13) pour nous.

Les deux prépositions ὑπέρ et ἀντί, qui expriment alternativement dans le N. T. le rapport du Rédempteur à l’humanité, accentuent davantage, l’une au bénéfice, l’autre à la place de qui la propitiation a été opérée. Il est des passages sans doute où l’idée de substitution est absente de ὑπέρ ou du moins ne ressort pas du texte avec nécessité ; ce sont ceux qui rappellent d’une manière générale l’œuvre accomplie par Christ en faveur de l’humanité ou de l’individu ; ainsi : 1 Corinthiens 11.24 ; Éphésiens 5.2 ; Galates 2.20, etc. ; mais lorsque le contexte relève, outre l’intention bienfaisante de la mort de Christ, son caractère immérité, il nous paraît évident que le rapport de substitution s’ajoute dans le ὑπέρ à l’idée simple du bénéfice ; ainsi Romains 5.10 : ὑπὲρ ἀσεβῶν ἀπέθανε2 Corinthiens 5.14,21 ; Galates 3.13 ; 1 Pierre 3.18 : δίκαιος ὑπὲρ ἀδίκων.

« Dans le passage 2 Corinthiens 5.14, il est impossible, remarque M. Ménégoz, de rendre ὑπὲρ πάντων par : « pour le bien de tous », car le raisonnement serait détruit ; la conclusion serait : « tous sont restés en vie », tandis que Paul conclut : « donc tous sont morts ». Tous sont considérés comme étant morts, parce qu’un substitut est mort à leur placeq. »

qPéché et Rédemption, page 221.

Le rapport de substitution est en revanche constamment et explicitement supposé par la préposition ἀντὶ qui annonce toujours l’échange d’un objet contre un autre. Or cette construction se rencontre plus d’une fois dans le N. T. : d’abord, dans une parole de Jésus-Christ, où, pour renforcer l’idée de substitution, ἀντὶ est associé à λύτρον : λύτρον ἀντὶ πολλῶν (Matthieu 20.28 ; cf. Marc 10.45), et saint Paul réunit les trois rapports indiqués par ὑπὲρ, ἀντὶ et λύτρον dans l’expression : ἀντίλυτρον ὑπὲρ πάντων (1 Timothée 2.6). Que dirons-nous donc du raisonnement de M. Erklin, qui commence par déclarer que la désignation scripturaire de la relation de Christ avec nous n’est pas ἁντὶ mais ὑπὲρ ; puis quelques lignes plus bas, répondant à l’objection que ἁντὶ se rencontre pourtant dans plusieurs passages, n’admet ici qu’une expression parabolique, eine Gleichnissrede ? Or, parabolique ou non, elle s’y trouve (voir Heilswert, pages 12 et 13).

« Le Rédempteur n’ayant pas à souffrir pour lui-même puisqu’il était absolument sans péché, a souffert la mort seulement pour d’autres (περὶ, ὑπὲρ), par conséquent aussi à leur place (ὑπὲρ, ἁντὶ)r. »

r – Nitzsch. System, page 270.

L’idée de substitution propitiatoire est, croyons-nous, également exprimée par la préposition περὶ régissant successivement dans le même verset le péché : αὐτὸς ἱλασμός ἐστι περὶ (au sujet de) τῶν ἁμαρτιῶν ἡμῶν et le monde pécheur : περὶ (en faveur de) ὁλου τοῦ κόσμου (1 Jean 2.2).

Ce qui ressort d’ailleurs de tous les passages où la substitution est mentionnée, c’est qu’elle ne fut ni conventionnelle, ni fatale, ni partielle. Elle ne fut pas conventionnelle, car elle reposait sur un rapport antécédent et naturel de solidarité exprimé par Jésus dans le nom qu’il s’est donné de Fils de l’homme (Matthieu 20.28 ; Jean 3.14) ; elle ne fut pas fatale, car en même temps qu’elle nous apparaît comme nécessitée par l’œuvre rédemptrice, elle fut volontaire de la part de la victime, et volontairement acceptée ; avant d’être livré, Christ s’est livré lui-même : παρέδωκεν ἑαυτὸν ὑπὲρ ἡμῶν προσφορὰν(Éphésiens 5.2). Elle ne fut pas partielle non plus, mais égale en étendue à la solidarité elle-même, c’est-à-dire qu’elle visait l’humanité tout entière. Cette universalité de la propitiation de Christ accomplie pour les péchés en lieu et place du monde entier, et à l’exclusion de tout particularisme qui en prétendrait restreindre la portée, est affirmée 1 Jean 2.2. Construit avec le génitif, περί indique que l’objet est le centre d’une activité, laquelle est censée rayonner a partir de ce point : d’où les significations : en rapport à, en regard de, à cause de : περὶ ἁμαρτιῶν ἕπαθεν (1 Pierre 3.8).

M. Durand raille doucement M. Bois de recourir à point nommé à la solidarité comme à une huile merveilleuse… « Ne voilà-t-il pas l’ancienne formule reproduite dans toute sa rigueur, dans toute son amertume ? — (M. Durand cite, sous le titre d’ancienne formule, les termes même de saint Paul : fait péché, malédiction — ; mais non, mêlez-y quelques gouttes de la fiole solidarité ; tout s’adoucit et s’harmonise. » Nous dirons de MM. Ecklin et Durand, qu’ils vident la fiole sur les textes : Galates 3.13 ; 2 Corinthiens 5.21, sans les faire disparaître.

Examen du deuxième corollaire :

Que la passion de Christ n’a été que le degré culminant de l’activité de Christ et non pas un fait de pénalité ; en d’autres termes empruntés à l’école : que cette passion a été tout entière un acte d’obedientia activa sans aucune part d’obedientia passiva.

Nous avons déjà opposé à la théorie du sacrifice lévitique qui n’y veut voir que l’offrande d’une vie et point l’exécution d’une mort, la mention constante dans la loi du sang de l’hostie pour désigner l’objet propitiatoire. Ce même argument va nous servir dans la doctrine de la propitiation chrétienne. Si dans la passion de Christ, c’était la vie et non la mort qui était le facteur propitiatoire, pourquoi cette affectation des écrivains sacrés de résumer cette passion précisément par les traits qui accentuent dans l’acte la passivité et la pénalité : le sang, la croix ? C’est ainsi que Christ lui-même, instituant la cène, a tout à la fois résumé la Nouvelle alliance dans l’effusion de son sang : ἡ καινὴ διαθήκη ἐν τῷ αῖματί μου τὸ ἐκχυνόμενον (Luc 22.20), et rattaché à cette effusion sanglante elle-même, la rémission des péchés, comme l’effet à sa cause : εἰς ἄφεσιν ἁμαρτιῶν (Matthieu 26.28 ; cf. ὑπὲρ ὑμῶν (Luc 22.20)t.

t – Dans la doctrine delà cène, nous aurons à indiquer quelle est, selon nous, la valeur respective des deux symboles, du pain et du vin, représentant l’un, le corps rompu, l’autre, le sang répandu.

Les principaux passages où l’œuvre de la rédemption est rattachée au sang de Christ sont : Actes 20.28 ; Romains 3.25 ; Éphésiens 1.7 ; Colossiens 1.20 ; 1 Pierre 1.19 ; 1 Jean 1.7 ; Apocalypse 1.5 ; 7.14, etc. De même l’objet principal et, dirions-nous, favori de la prédication de Paul, celui dans lequel il résume tout enseignement élémentaire du salut, c’est la croix de Christ et Christ crucifié : Χριστὸν ἐσταυρωμένον (1 Corinthiens 1.23 ; 2.2).

Quels que soient les éléments intimes du fait mystérieux rappelé Galates 3.13, il n’est pas niable que l’idée générale qui se dégage du passage est celle d’une assimilation faite par l’apôtre entre le Christ crucifié et ceux que l’ancienne loi théocratique avait condamnés à une peine infamante.

Paul lui-même ignore si peu le rôle de la vie dans l’œuvre du salut, que, dans un passage, il oppose la vie de Christ à sa mort, rattachant à chacune d’elles un effet distinct, et à la mort spécialement l’effet de réconciliation : εἰ κατηλλάγημην τῷ θεῷ διὰ τοῦ θανάτου τοῦ υἱοῦ αὐτοῦ : Romains 5.1. Or cette opposition est absolument incompatible avec l’opinion combattue.

Le caractère passif et pénal de la passion de Christ est annoncé par Jésus lui-même dans la comparaison qu’il établit entre le serpent d’airain élevé dans le désert en présence du camp d’Israël et le Fils de l’homme élevé à la vue du monde (Jean 3.14).

Examen du troisième corollaire :

Que la mort de Christ a été un fait de conséquence humaine et non de causalité divine.

Nous n’entendons point ignorer ni nier les causes secondes que l’Ecriture elle-même assigne à la fin tragique du Messie d’Israël. Caïphe, Hérode, Pilate, l’humanité dans ses deux grandes fractions d’alors, Juifs et Gentils, le monde, et au-dessus de tout cela, le Prince invisible de ce monde (Jean 14.30 ; Luc 22.53 ; Actes 4.27 ; 1 Corinthiens 2.8), tous ont concouru, et chacun pour sa part, au meurtre du Saint et du Juste.

La question qui se pose est celle de savoir si cet événement a été seulement compris dans la permission générale du mal qui se commet dans l’univers et dans l’humanité, ou s’il a été divinement déterminé.

Cette question a été résolue dans la prière collective de l’Eglise de Jérusalem, proférée à l’occasion de la première persécution. Après avoir énuméré tous les agents terrestres, instruments aveugles quoique responsables de la mort de Jésus, elle finit par rapporter cet effet à sa causalité suprême qu’elle reconnaît dans le conseil divin : ποιῆσαι ὅσα ἡ χείρ σου καὶ ἡ βουλή σου προώρισεν γενέσθαι (Actes 4.28).

Ce sentiment de l’Eglise n’était que l’écho des déclarations recueillies de la bouche de Jésus lui-même durant son existence terrestre, qui considérait d’avance sa mort non pas comme une simple conséquence de la méchanceté de l’homme, mais comme l’accomplissement nécessaire des Ecritures de l’A. T., soit de ses oracles, Matthieu 26.54 ; soit de ses types : ὑψωθῆναι δεῖ τὸν υἱόνu, Jean 3.14 ; comme un terme fixé par la volonté divine : ἐλήλυθεν ἡ ὥρα Jean 17.4 (cf. Jean 11.9 ; 2.4) ; γενηθήτω τὸ θέλημά σου Matthieu 26.42. Et lorsque l’apôtre, animé d’une fausse sentimentalité, qui lui faisait confondre les intérêts du Maître avec les siens propres, s’efforce de conjurer la redoutable échéance de la passion, lui-même lui reproche de ne rien entendre aux pensées de Dieu, et, livré à lui-même, de ne plus raisonner que comme les hommes (Matthieu 16.23).

A plusieurs reprises, saint Paul rapporte directement, et, nous paraît-il, sans contestation possible, la passion de Christ non pas à la permission divine, ni au caprice du monde, mais à la causalité préordonnée du Père, en sorte que le caractère divin de cette mort s’ajoute à son caractère pénal (Romains 3.24-26 ; 4.25 ; 8.12 ; 2 Corinthiens 5.21 ; Galates 3.13-14u).

u – Faire dépendre la bénédiction promise (v. 14) de la malédiction subie (v. 13), n’était-ce pas faire entendre que l’une comme l’autre venait de Dieu ?

La discussion que nous venons de soutenir nous a permis de dégager un résultat important, c’est que nous sommes en état de rendre compte des passages scripturaires sur lesquels s’appuient les partisans de l’expiation morale, et qui relèvent soit la part des agents humains dans la passion de Christ, soit la part active qu’il y a eue lui-même, soit enfin celle qu’il faut réserver aux conditions de l’existence spécifique auxquelles le Fils s’était soumis en devenant homme ; en revanche, il n’est pas possible à nos adversaires de faire droit, sans violence et sans subterfuge, à ceux que nous leur opposons.

M. Lobstein admet que la mort de Christ, prédite par les prophètes, « était voulue de Dieu et rentrait comme un élément positif et intégrant dans l’œuvre du Christ et dans le plan divin réalisé par cette œuvrev » ; mais s’agit-il d’interpréter la parole de Jésus-Christ, Marc 10.45 (Matthieu 20.28). il allègue « la forme simple et populaire de son enseignement » pour en écarter « toute déduction dogmatique qu’il serait facile d’en tirer », et il se refuse à « soumettre à un examen théorique et rationnel une affirmation (l’image de la rançon) dont la fécondité religieuse sollicite ensemble et déroute les procédés de la science dogmatique ».

vDoctrine de la cène, page 73.

Mêmes procédés chez Ritschl et M. Ecklin dans l’emploi des deux textes « difficiles » de Paul : 2 Corinthiens 5.21 et Galates 3.13. Selon le premier, l’opinion de l’apôtre sur ce point ne doit pas faire règle en théologie : « Welche als solche nicht theologisch massgebend sein kann. »

M. Ecklin s’enhardit tout à fait, et ne veut voir dans la parole apostolique qu’un jeu de mots, « ein Wortspiel », une fugue exécutée par l’auteur de l’Epître aux Galates, « auf kleinen Nebenwegen lustwandeln », et il nous cite des passages de l’Ecriture comme Ésaïe 53.4-5 ; 6.9, qu’il faut savoir prendre « cum grano salis » — à condition, sans doute, que le grain de sel ne remplace pas l’aliment.

Quant à M. Durand, il juge bien mal les lecteurs de la Revue de théologie et de philosophie. Craignant que son Etude sur la Rédemption, qui compte 33 pages, ne nous paraisse « un trop long travail », il se dispense de « rendre justice à saint Paul et de dégager sa responsabilité de la compromettante réputation qu’on lui a faite comme auteur de la théorie traditionnelle. Je n’ai pas, continue-il, le temps d’entrer dans cette ; discussion… Je m’arrête… »

Plutôt que d’étendre ainsi l’Apôtre des Gentils sur le lit de Procuste, sous prétexte de ne pas le compromettre, on fera mieux en effet de déchirer tout uniment que l’opinion de saint Paul et la vôtre sont deux. Il y aura une hérésie de plus, mais un vain effort de moins.

C’est à peu près l’avis de M. Ménégoz : « Ces déclarations si multiples et si péremptoires devaient, semble-t-il, ne laisser aucun doute sur le fait que Paul rapporte la rédemption à la mort de Christ.

Si Paul avait été un auteur profane, il y aurait certainement chez les commentateurs accord complet sur ce point. Mais Paul est un auteur sacré, dont les écrits font autorité dans l’Eglise, et avec lequel les théologiens n’aiment pas à se trouver en désaccord, même quand ils ne croient pas à l’inspiration divine de chacune de ses paroles, à plus forte raison quand ils y croient. Or, la pensée moderne, plus peut-être encore que la philosophie grecque, a de la peine à s’accommoder de la doctrine de la mort expiatoire de Christ. Cette doctrine manque de « sagesse » ; elle est une « folie » (1 Corinthiens 1.17-30). Il s’agit donc d’en adoucir les angles, de lui substituer une idée plus profonde, plus éthique, et surtout moins juridique.

Qu’un dogmaticien fasse des efforts dans ce sens, nous n’y faisons aucune objection. (Nous en aurions de sérieuses à y faire.) Le progrès dogmatique n’est pas autrement possible. Mais ce que nous ne saurions admettre, c’est qu’un théologien, pour mettre l’Ecriture d’accord avec ses idées personnelles, sollicite les textes jusqu’à leur faire exprimer des idées qui n’ont vu le jour qu’au xixe siècle ; et qu’après cela, on en appelle à saint Paul, comme à une autorité divine, pour combattre précisément la doctrine que Paul a formellement enseignée. C’est là une tendance trop commune de nos jours. On l’a appelée la tendance « rationaliste » ; mais elle se rencontre dans tous les temps. Elle est simplement antiscientifiquew. ».

wPéché et Rédemption, pages 232 et 233.

Les exagérations de droite et de gauche touchant la passion de Christ étant écartées, il nous reste à en examiner le but et la nature.

Il est certain que l’Ecriture enseigne deux buts philanthropiques de la mort de Christ, correspondant aux deux éléments actif et passif que nous y avons rencontrés.

A l’élément de l’obéissance active dans la passion de Christ, répond le but de cette mort que nous pourrions appeler typique, et à raison duquel elle peut et doit servir de modèle au chrétien. Et l’on peut dire que comme les sacrifices de l’Ancienne alliance étaient des types du sacrifice accompli en Christ, celui-ci lui-même a été présenté à l’humanité et à l’Eglise comme le type suprême et parfait de la charité, de l’abnégation et de la sainteté, destiné à se répéter dans la vie de chaque racheté de Jésus-Christ, comme de son Eglise elle-même. Ce point de vue qui fut relevé avec force, mais exclusivement par l’ancien rationalisme, a sa place dans l’Ecriture, et s’y trouve représenté par des paroles de Jésus-Christ, Jean 13.15,34 ; 15.12-13, de saint Paul, Philippiens 2.5 et sq., et de saint Pierre, 1 Pierre 2.21.

C’est à ce point de vue que la conformité à la mort de Christ nous est plus d’une fois présentée comme le sommaire de la morale du chrétien, Romains 6.3 et Philippiens 3.10, et les afflictions du chrétien comme les suppléments de celles que Christ souffrirait lui-même en sa personne, s’il était sur la terre (Colossiens 1.24).

L’erreur du rationalisme en ce point fut de prétendre que ce caractère typique épuisait l’intention divine qui s’était réalisée dans la mort de Christ, et d’en nier le but principal, sans lequel le premier même fût resté sans efficacité, la propitiation pour le péché de l’humanité.

Mais ici nous rencontrons une redoutable antinomie résultant des éléments de vérité que nous avons dû reconnaître dans les deux théories opposées : la théorie ultra-juridique, et la théorie exclusivement morale.

Car nous avons dû tour à tour affirmer à l’école qui reconnaissait l’élément juridique que Christ sur la croix est resté le bien-aimé du Père, et à celle qui tenait la passion de Christ pour la consommation de sa sainteté, qu’elle a été en même temps une manifestation de justice pénale.

Christ aimé en même temps que maudit : est-ce là un de ces mystères dont les termes extrêmes dépassent notre raison, et que nous devons nous contenter de retenir et d’adorer, ou bien une formule simplement inintelligible, la négation des catégories mêmes de la pensée ?

« En présence du mystère ou de l’incompréhensible, avons-nous écrit précédemment, ma raison, la faculté de mon cerveau se sent confondue, non pas niée. Elle perçoit deux termes dont la synthèse lui échappe,… mais elle se définit à elle-même cette inconnue ; elle conçoit ce mystère comme mystère ; cet incompréhensible répond encore chez elle à un nom et à un son. Mais le mot qui n’éveillerait aucune idée dans mon esprit, la proposition qui énoncerait une contradiction en soi serait un être de raison n’existant pas plus pour la foi que pour la sciencex. »

x – Tome I.

Dans l’opuscule précité, M. Guers s’est prononcé pour la seconde alternative, consistant à joindre les deux termes de l’antithèse, et à les présenter sous cette forme abstruse à la foi des autres et à la sienne :

« La conciliation de ces deux éléments intimes, indissolubles, également incontestables, du même sacrifice, leur coordination est-elle facile ? est-elle même possible ? Où est ici le nexe ? où est le trait d’union ? Il m’échappe, c’est le secret de Dieu ; après toutes nos explications, l’apparence de contradiction subsistera toujours ; mais je ne m’en mets point en souci ; homme de foi, non de système, j’admets également les deux termes de l’antithèsey. »

yChrétien évangélique, 1868, page 184.

Soit, répondons-nous, à condition qu’ils ne soient pas exclusifs l’un de l’autre ; sinon, ayant déjà renoncé à comprendre, je ne saurais plus même consentir à croire.

Nous avons plus d’une fois nous-même, au cours de cet ouvrage, pratiqué le système de la simple juxtaposition des deux termes d’une antinomie dont la synthèse nous échappait ; et nous avons dès la préface de notre troisième tome, prévenu le lecteur que nous appelions notre ouvrage : « La dogmatique des dualités irrésolues. » Nous demandons seulement dans le cas présent si la tentative d’une conciliation intelligible des deux termes de l’antinomie est désespérée, et nous croyons qu’elle ne l’est pas, et que sans faire disparaître l’inconnue, il n’est ni impossible ni défendu de la circonscrire.

La solution approximative se trouve pour nous en effet dans la distinction de la qualité personnelle et de la qualité représentative du substitut de l’humanité.

« Il y a, dit M. Ménégoz, dans les conceptions du monde antique, une distinction, ou plutôt une abstraction des plus curieuses. La peine peut être séparée du sentiment qui la dicte. L’aversion de l’offensé contre son offenseur ne se transporte pas sur le substitut ; elle se change au contraire en sympathie pour l’innocent qui s’offre à subir le châtiment du coupable. L’histoire ancienne nous a conservé de ces traits de dévouement, et dussent-ils n’être que des mythes ou des inventions d’auteurs dramatiques, encore exprimeraient-ils le jugement de la conscience publiquez. »

zPéché et Rédemption, pages 226 et 227.

Mais il n’est pas nécessaire de remonter à l’antiquité pour rencontrer des analogies de cette sorte de dédoublement de la personne et du mandataire. L’expérience de tous les jours nous offre des exemples d’hommes agissant ou pâtissant soit en leur qualité personnelle, soit à raison du titre dont ils sont revêtus. Les scènes les plus fameuses de l’histoire moderne, celle des Tuileries, qui eut lieu entre l’empereur des Français et l’ambassadeur d’Autriche, le 1er janvier 1859, et qui préluda à la guerre d’Italie ; plus tard la scène dite d’Ems nous présentent l’une et l’autre des marques de réprobation adressées non pas à la personne, mais au représentant ou au chef de la puissance rivale.

A l’inverse, la conscience humaine a admis jusqu’ici le dédoublement de l’auteur de l’acte dans des cas nombreux, dont le plus fréquent se présente dans l’administration de la justice, et jusqu’à ce qu’elle ait statué l’incompatibilité entre les fonctions de juge et la qualité d’homme et de chrétien, elle apprendra sans scandale et même sans étonnement que le même personnage prononce une sentence sur un criminel dans lequel il n’a pas cessé de reconnaître son semblable, son prochain, peut-être même son frère racheté en Jésus-Christa.

aMutatis mutandis, le chancelier de l’empire d’Allemagne a fourni à la dogmatique l’année dernière une illustration du fait en question : le dédoublement de la personne et de la qualité, en disant à un adversaire : « Comme chrétien, je puis supporter vos injures ; comme chancelier, je dois les repousser. »

Hâtons-nous toutefois de rejeter dans l’ombre ces analogies humaines qui ne tarderaient pas à profaner le sujet qui nous occupe ; et conduits par la révélation jusqu’au seuil du sanctuaire des suprêmes douleurs, contemplons sans révolte ni de la raison ni de la conscience un drame que les anges eux-mêmes s’efforcent à sonder jusqu’au fond (1 Pierre 1.12) : le Fils de la dilection éternelle et constante du Père traité comme maudit : γενόμενος κατάρα (Galates 3.13), condamné dans son âme et dans son corps en sa qualité de représentant de l’Humanité coupable, exposé à la vue de l’univers comme le principal débiteur de la Justice (Colossiens 2.14-15), et tout à la fois, durant trois heures uniques dans le temps, uniques dans l’éternité, aimé et abandonné.

C’est le péché, la pratique et l’habitude du péché, qui amortit dans l’âme humaine les nobles douleurs comme les nobles joies ; qui enfante les béatitudes stupides ; crée les insensibilités honteuses. Triste privilège de notre condition actuelle que tant de fibres de cette âme faite à l’image de Dieu restent inertes au contact même des grandes causes et des véritables intérêts de l’existence ! Redoutables répits que ceux accordés à l’aveugle et au pervers !

Et cette souffrance sainte du saint parfait, que seul le saint parfait était digne de subir, et que les saints seuls sont capables de comprendre, dont la valeur ne se mesurait ni à la qualité ontologique de la victime, ni à la quantité de la passion, ni à sa durée, mais à la sanction pleinement donnée par la victime elle-même aux exigences d’une justice servante de la grâce, et d’une grâce servie par la justice, a été pleinement satisfactoire pour l’une, et pleinement propitiatoire devant l’autre.

Nous sommes ici dans le règne de l’esprit, au-dessus des normes du temps et de l’espace : « L’infini, a dit Vinet, peut être enfermé dans un moment, et l’éternité dans un soupir. » Et l’être qui, franc lui-même de toute coulpe, possédait à la fois la capacité légale de représenter l’espèce tout entière et la capacité morale suffisante pour assumer réellement, par un acte intérieur de substitution, la coulpe totale de l’espèce et de tous les individus dont elle se compose, hormis la seule coulpe déclarée irrémissible ; celui qui a cette capacité infinie d’aimer, a pu joindre la capacité infinie de souffrir, afin d’épuiser, sans disparaître lui-même, et tout en ouvrant la voie à la grâce, la peine dispensée par l’éternelle justice, celui-là était la victime désignée pour procurer devant Dieu la propitiation suffisante et parfaite pour le péché de l’humanité.

C’est là l’œuvre que le Christ sur la croix a déclarée faite et parfaite en prononçant l’avant-dernière parole : Tout est accompli ! (Jean 19.30) et le cri qu’il poussa en remettant son âme entre les mains de son Dieu redevenu son Père (Luc 23.46 ; Marc 15.37), fut le premier témoignage de sa libération et de son triomphe.

b. La résurrection du Christ

La place de la résurrection de Christ dans le développement normal de sa personne a été traitée précédemment ; il ne peut plus s’agir ici que de son rôle sotériologique, et plus spécialement encore, propitiatoire. L’abandon du corps de Christ dans le tombeau eût signifié, à raison de la solidarité qui existe entre la nature corporelle et la nature spirituelle, la présence d’un effet du péché en lui-même, et par là même son inaptitude à en racheter autrui, ce qui nous amène directement à notre sujet.

Ici, deux points de vue se présentent comme enseignés dans l’Ecriture ; l’un, le seul qui se rattache intégralement à l’office sacerdotal de Christ, selon lequel la résurrection fut :

α. L’effet significatif de la propitiation accomplie envers l’humanité ;

L’autre, selon lequel elle fut :

β. Le gage de l’achèvement futur de notre salut.

Le premier point de vue se rapporte ainsi au passé, le second à l’avenir.

La résurrection de Christ considérée comme l’effet significatif de la propitiation accomplie envers l’humanité

Nous disons effet, et non pas gage de la propitiation, qui étant un fait acquis par l’accomplissement de la passion de Christ, n’avait plus à être certifiée comme un contingent futur, mais seulement à être signalée par ses effets ; et comme la première mort corporelle fut le premier effet significatif du premier péché du père de l’humanité, il fallait que la résurrection du second Adam fut le premier signal de l’abolition de la coulpe de l’humanité.

C’est le double rapport que Paul a entendu exprimer dans le passage classique sur la matière en rattachant par la préposition διὰ construite avec l’accusatifa et indiquant la cause morale du fait, la mort de Christ à nos péchés et sa résurrection à notre justification (Romains 4.25) ; et nous rendrions bien la pensée du passage en disant : comme ce sont nos offenses qui l’ont tué, c’est notre justification qui l’a ressuscité. De même encore que les péchés de l’humanité ont précédé la mort de Christ qui a été leur effet, la justification de l’humanité, parfaite et accomplie dans la passion, a précédé la résurrection de Christ qui a été son premier effet.

a – Sur la construction de διὰ avec l’accusatif, voir Winer, Grammatik des N. T. sect. LIII : « διὰ avec l’acc., est la préposition de la raison (des Grundes, ratio), non de l’intention, et correspond à l’allemand wegen, à cause de. »

Cette relation entre la justification de l’humanité et la résurrection de Christ est si étroite et si nécessaire que l’absence de l’effet devrait, selon l’apôtre, faire conclure par induction à l’absence de la cause (1 Corinthiens 15.14,17).

A cette nécessité supérieure de la résurrection de Christ, correspondant à la nécessité supérieure de la passion, s’est jointe dans un cas comme dans l’autre une raison démonstrative. Il avait fallu que la peine subie par Christ dans le for intime de son âme fût manifestée à tous les regards de l’humanité et jusqu’aux âges les plus reculés, dans l’appareil du supplice le plus infamant, afin que les natures même les plus revêches et les plus grossières fussent touchées par quelques-uns des traits de ce mystère de douleur. Il a été nécessaire de même à la foi de l’Eglise de tous les temps que cette manifestation de justice punissante fut suivie d’une manifestation de justice satisfaite, et que la réconciliation de Dieu avec l’humanité pût être attestée au monde par des témoins autorisés, Actes 2.32 ; 1 Corinthiens 15.14 : Εἰ δὲ Χριστὸς οὐκ ἐγήγερται, κενὸν τὸ κήρυγμα ἡμῶν.

La résurrection de Christ considérée comme le gage de l’accomplissement futur du salut

Nous ne faisons qu’indiquer ici, comme sortant des cadres de notre sujet actuel, le rôle de ce fait à l’égard des actes futurs du salut.

On a coutume de dire que la résurrection de Christ est le gage de la nôtre. Cette proposition vraie est incomplète ; ce sont tous les actes de la royauté céleste de Christ qui ont été inaugurés par sa première victoire sur la mort ; mais il est certain que la relation de cet événement passé avec la résurrection générale est plus étroite et plus directe qu’avec tout autre acte futur de la royauté de Christ (1 Corinthiens 15.23) ; et si la résurrection de Christ est la première sanction visible donnée à la rédemption accomplie de l’humanité, la résurrection future des élus : ἀπολύτρωσις τοῦ σώματος ἡμῶν (Romains 8.23) en sera la sanction définitive : εἶτα τὸ τέλος (1 Corinthiens 15.24).

A l’heure qui, par une coïncidence divinement préordonnée, fut l’aurore du premier dimanche de la chrétienté, pendant que l’Israélite offrait à Jéhovah, au surlendemain de la Pâque, les deux gerbes, prémices de la prochaine moisson, Christ est sorti du tombeau comme les prémices de toutes les moissons futures, moisson des âmes à la première Pentecôte de l’Eglise, et moisson des corps au jour de son retour : Νυνὶ δὲ Χριστὸς ἐγήγερται ἐκ νεκρῶν, ἀπαρχὴ τῶν κεκοιμημένων (1 Corinthiens 15.20).

Christ est bien le premier des ressuscités, l’avant-coureur de ceux qui ressusciteront pour ne plus mourir (Actes 26.23).

La signification de la résurrection de Christ comme condition de l’universalisme du salut, ressort de la place assignée à ce fait soit à la fin du troisième Évangile, soit au commencement de l’Épître aux Romains (Romains 1.4).

c. L’intercession de Christ dans le ciel

Intercéder, ὑπερεντυγχάνειν (mot qui ne se rencontre d’ailleurs dans le N. T. qu’une fois : Romains 8.26), signifie prier à la place d’un autre à qui manque soit la capacité morale, soit le droit de le faire lui-même. A ces deux titres, l’humanité pécheresse et coupable et même le peuple de Dieu n’a pu, dès les temps les plus anciens, se passer d’intercesseurs devant Dieu ; et les Abraham, les Moïse, les Samuel, les Esdras, les Daniel, Jésus-Christ lui-même, le plus grand de tous, et déjà durant sa carrière terrestre, ont successivement rempli ce rôle. C’est de lui-même qu’il parlait dans la parabole du bon jardinier intercédant sans relâche pour le figuier stérile (Luc 13.6 et sq.). A l’approche des périls suprêmes, il s’est interposé en esprit entre l’Adversaire invisible et ceux que Satan demandait de cribler (Luc 22.31) ; il prie pour ses disciples présents et futurs au moment d’entrer dans le jardin de Gethsémané (Jean 17) ; et s’il déclare à ce moment-là qu’il ne prie pas pour le monde (v. 9), cette restriction ne concerne que l’heure présente, car le lendemain même il priera sur la croix pour ses bourreaux (Luc 23.34). On peut dire que l’intercession de Christ pendant sa carrière terrestre porte les autres actes sacerdotaux ; c’est son office sacerdotal en paroles.

Cependant sur la terre déjà, Jésus a prévu le cas où cette intercession, si nécessaire jusqu’alors, ne serait plus indispensable ; où des hommes seraient en état de communiquer avec le Père sans l’intermédiaire de son sacerdoce, à plus forte raison, de tout autre sacerdoce terrestre ; et cette date cardinale dans l’histoire des religions sera marquée pour ses premiers disciples par la première Pentecôte (Jean 16.26). Ce sera là l’effet du sacerdoce de Christ que Paul appellera : τὴν προσαγωγὴν πρὸς τὸν πατέρα (Éphésiens 2.18).

Il pourrait paraître dès lors que la raison d’être de l’office sacerdotal de Christ devrait être éteinte dès la passion et la résurrection de Christ, qui ont été l’un, la condition, l’autre, la sanction de la propitiation accomplie pour l’humanité. Si en effet cette œuvre accomplie entre le Père et le Fils à un moment donné de l’histoire s’était effectivement réalisée dans le sein de l’humanité tout entière et à l’égard de chacun des individus dont elle se compose ; si même elle s’était réalisée pleinement et définitivement dans les individus qui l’ont connue et reçue en eux-mêmes, il est certain que la fonction sacerdotale de Christ serait terminée. Mais, d’une part, la plus grande fraction de l’humanité, appelée spécialement le monde, ὁ κόσμος, est restée jusqu’à cette heure en dehors des bienfaits de l’œuvre de la rédemption ; d’autre part, ceux-là même qui y ont déjà participé ou même qui les ont reçus, courent encore jusqu’au terme définitif de l’ἀπολύτρωσις (comp. Romains 8.23 ; 1 Corinthiens 1.30) le danger constant de déchoir momentanément ou définitivement de prérogatives déjà acquises.

Ceci nous conduit à considérer successivement l’intercession de Christ dans les deux cas principaux qui peuvent se présenter : en faveur du monde et en faveur des fidèles.

La proposition d’Ebrard que l’intercession de Christ ne concerne pas le mondeb, outre qu’elle ne saurait s’appuyer que sur l’exception indiquée Jean 17.9, dont nous avons limité la portée, a contre elle toutes les vraisemblances ; car si la propitiation procurée par les actes sacerdotaux de Christ était destinée au monde entier, comment croire que le moyen le plus actif de rendre cette propitiation effective eût fait défaut ?

bChristl. Dogm., tome II, page 257.

En faveur du monde

Le but de l’intercession de Christ en faveur du monde inconverti ne peut être que de prolonger le temps de la patience, ἀνοχή, et de la longanimité divine, μακροθυμία (Romains 2.4) ; ce temps de grâce que Jésus-Christ lui-même a appelé καιροὶ ἐθνῶν (Luc 21.24), et les apôtres ὁ καιρὸς ; (1 Corinthiens 7.29 ; Apocalypse 1.3 ; 22.10) ; de procurer à la gentilité incrédule les mêmes délais qu’à Israël (Luc 13.9).

En faveur des fidèles

Le cas où le fidèle, quoique investi du droit de προσαγωγὴ πρὸς τὸν πατέρα, peut avoir de nouveau besoin pour lui-même, comme le monde, de l’intercession de Christ, est clairement déterminé dans 1 Jean 2.1 ; c’est le cas de chute — ἐάν τις ἁμάρτῃ — car alors il a perdu à la fois le pouvoir et le droit de communiquer avec Dieu. C’est alors que l’intervention de notre Médiateur céleste redevient nécessaire pour opposer aux accusations spécieuses et pourtant toujours redoutables de l’Adversaire la valeur de la propitiation accomplie par lui-même ; pour en appeler du droit de la justice punissante au droit supérieur de la grâce (Romains 8.34 ; cf. Apocalypse 12.10).

C’est l’Epître aux Hébreux qui a développé de préférence cet élément du sacerdoce de Christ (Hébreux 4.14 ; 7.25 ; 9.11-12,24) ; tout en maintenant d’ailleurs la pleine suffisance de la propitiation une fois faite sur la croix (Hébreux 7.27 ; 9.25-26).

C’est ici que nous rencontrons la vérité et l’erreur de la doctrine du sacrifice de la messe : la vérité dans la nécessité continue de l’imputation à l’Eglise et au croyant de l’œuvre de propitiation accomplie par Christ sur la croix ; l’erreur résidant dans la matérialisation de cette vérité par la répétition du sacrifice lui-même.

Nous nous sommes efforcé dans la section que nous terminons de montrer l’accord d’une certaine doctrine de la propitiation avec les principes scripturaires et les règles de méthode que nous avons exposées dans nos Prolégomènes et suivies jusqu’ici, nous dispensent de recourir à de nouveaux arguments, d’interroger de nouveaux témoignages. Aussi bien ne le ferons-nous pas, et il ne nous reste plus qu’à écarter par les armes mêmes dont usent nos adversaires, les fins de non-recevoir qu’oppose à la doctrine que nous croyons biblique ce que l’on appelle la raison et la conscience. Ce que l’on appelle, disons-nous ; car ces deux autorités auxquelles on recourt si fréquemment comme aux deux instances suprêmes, avec la prétention assez clairement avouée de leur remettre la décision de tous les différends en matière religieuse et morale, ont un premier tort, celui de n’exister pas. Nous disons qu’il n’existe nulle part, planant dans je ne sais quel empyrée supérieur a nos débats, une raison et une conscience collective et impersonnelle, rendant des arrêts concrets et universellement, uniformément perceptibles. Nous ne connaissons, quant à nous, et ne voulons connaître que des raisons et des consciences individuelles, d’accord entre elles sans doute sur certains principes très généraux, mais divergentes les unes des autres dès la première tentative d’application de ces principes.

La raison et la conscience, nous a-t-on dit plus d’une fois, condamnent la doctrine de la substitution. Décontenancé au premier abord par cette solennelle invocation, nous n’avons pas tardé à reprendre nos esprits, dès qu’il nous a été prouvé que c’était seulement à la raison et à la conscience de MM. X. Y. Z. que nous avions affaire ; et comme nous avons notre conscience aussi, que moi aussi, comme le poète :

… j’ai mon cœur humain, moi !

lequel se déclare satisfait par la doctrine de la substitution dont d’autres se disent révoltés, on voit à quel incurable scepticisme aboutirait directement l’application de l’unique critère de la raison ou de la conscience aux vérités de la foi.

B. De la légitimité des actes sacerdotaux de Christ

Trois objections principales ont été faites, au point de vue de la raison et de la conscience humaines, à la valeur représentative de la mort de Christ.

  1. Il est contraire à la justice qu’un innocent souffre à la place des coupables.
  2. Une rédemption procurée par une satisfaction pénale ne serait plus une manifestation de grâce, mais de justice et de vengeance.
  3. La substitution de Christ à l’humanité devrait emporter pour tous ses membres futurs l’exemption de la souffrance et de la mort, selon l’axiome de droit humain : Non bis in idem.

Objection a : Qu’il est injuste qu’un innocent souffre à la place des coupables

L’on a souvent cité à l’appui du dogme biblique de la substitution le trait légendaire ou historique de ce roi de la haute antiquité qui, pour sauvegarder tout ensemble les droits du sang et ceux de la justice offensés par son propre fils, consentit à s’infliger à lui-même, en s’arrachant un œil, la moitié de la peine qu’il avait édictée contre le crime d’adultèrec.

c – Dans un article intitulé : La femme aux Etats-Unis, Revue des Deux Mondes, 15 mars 1889, M. de Varigny a cité de curieux exemples de substitution pénale volontaire, en usage dans les écoles des Etats-Unis, mais qui, moins encore que la légende antique, nous serviront à justifier un dogme.

Il est certain que cet exemple est à la fois trop isolé et trop éloigné des pratiques et des principes de la justice moderne pour nous fournir une analogie utile, moins encore une justification du principe en cause, et surtout pas un modèle à suivre, et il faut reconnaître avec les adversaires de la doctrine de la substitution qu’un transfert d’imputation pénale ne serait admis devant aucun tribunal moderne respectueux de ses devoirs et de son caractère.

C’était l’avis du sage Salomon dans ce passage que M. Ecklin aime à nous remettre sous les yeux : « Acquitter le coupable et condamner l’injuste, sont deux choses en abomination à l’Eternel » (Proverbes 17.15).

Mais sans doute que Salomon lui-même aurait su faire la différence entre le cas d’un cadi faisant distribuer sans jugement quarante coups moins un à un de ses administrés, et celui du Père céleste « qui n’a point épargné son Fils, son unique, mais l’a livré à la mort pour les hommes ».

Voici trois considérations, qui nous font écarter de notre sujet actuel les inductions tirées des pratiques de la justice humaine, en prouvant une fois de plus que comparaison n’est pas raison.

1° Le tribunal humain n’est pas la source du droit ; il n’est que l’exécuteur de la loi, laquelle, posant les principes généraux, ne saurait prévoir les cas particuliers, moins encore les invraisemblables.

2° Le tribunal terrestre réunit deux caractères et poursuit deux buts, inégaux sans doute en valeur, mais indispensables à l’exercice même de la justice et au maintien de l’ordre public. Il est, en même temps que le défenseur du droit violé, le garant de la sécurité sociale, laquelle est entretenue par la coercition exercée sur les malfaiteurs reconnus et par l’intimidation des malfaiteurs futurs. Or ce but subsidiaire mais indispensable de l’utilité publique serait sacrifié par un échange dont le double effet serait de rendre à la société un de ses membres nuisibles et d’en retrancher un des plus dignes et des plus utiles.

3° Aucun tribunal terrestre n’aurait qualité pour se prêter à une combinaison dont il n’est pas en état de contrôler de part et d’autre la valeur morale. A supposer même qu’il fût investi par la loi du droit de prononcer une substitution, il ignorerait et ne pourrait qu’ignorer, ne connaissant pas des cas individuels, si la partie s’offrant à assumer les charges de la substitution avait elle-même le droit de le faire, et si, en s’imposant des obligations chimériques, elle ne laissait pas en souffrance des devoirs prochains et impérieux.

Nous constatons que dans le cas suprême dont il s’agit, les trois conditions de validité que nous venons d’énumérer sont réunies : c’est Dieu qui est la source du droit, en même temps qu’il en est l’exécuteur ; et il a eu le droit par conséquent de poser les conditions selon lesquelles la justice devait être satisfaite. En second lieu, le but utilitaire se confond ici avec le but idéal, puisque, s’agissant de sauver l’humanité par une manifestation de justice, il n’y a pas à sauvegarder quelque intérêt distinct de celui de la partie coupable, qui est la communauté tout entière. Enfin nous avons montré que l’auteur de la substitution était, pour ainsi dire, le médiateur d’office entre Dieu et l’humanité.

Cela étant, nous demandons, s’il y a injustice, envers qui elle a été commise ; car s’il n’y a pas une victime de l’injustice, il n’y a pas d’injustice. Est-ce envers Dieu ? Non, puisque nous disons que cette combinaison a été instituée par lui-même comme étant la seule capable de satisfaire à la fois les deux principes de la grâce et de la justice ? Est-ce envers l’espèce, les individus membres de cette espèce ou une partie d’entre eux ? Non, puisqu’il est certain que c’est en leur faveur que cette substitution est censée avoir été faite. Apparemment ils ne pourraient se plaindre de ce qui les sauve. Ce ne pourrait être qu’envers l’individu substitué dans sa passion à tous les autres, et nous l’accorderions en effet, si cette substitution avait été forcée ; mais elle a été volontaire et librement consentie ; et nul ne doit avoir la prétention de défendre la cause de Jésus-Christ mieux que Jésus-Christ lui-même.

Il est surprenant de voir ceux que les redoutables et angoissants problèmes de la solidarité ont laissés sereins ou résignés, attendre pour se récrier que nous prononcions devant eux le mot de substitution, laissant voir une conscience tout à coup aussi scrupuleuse que jusqu’ici accommodante. Que des multitudes pâtissent fatalement de la faute d’un chef ou d’un ancêtre, l’on dit : solidarité ! mais l’innocent qui se présente pour prendre sur soi par un acte volontaire la faute de tous les autres, est réputé renverser toutes les lois divines et humaines.

Que la Providence divine qui a vu tant de crimes se commettre sur la terre, ait permis le plus odieux et le plus inutile de tous, que la divine Justice soit convaincue d’avoir abandonné pour un jour, sans raison péremptoired, le Saint et le Juste aux mains des iniques, qu’il soit reconnu que le Père céleste a laissé un instant sans réponse la suprême supplication de son Fils sur la croix, la raison et la conscience se répètent l’une à l’autre : Solidarité ! mais qu’au-dessus des mains iniques et des conseils incohérents des méchants, se révèle à nous un plan divin et éternel, manifestation suprême de justice et de grâce : c’est là que le scandale commence !

d – M. Lobstein ne nous a pas donné de raison suffisante, à son point de vue, de l’étrange permission donnée par le Père au monde de faire mourir le Juste parfait dans les tourments, et il nous semble même revenir subrepticement à l’explication traditionnelle dans les lignes suivantes : « La mort du Fils de l’homme est l’achèvement et le couronnement de son œuvre, puisqu’elle réalise absolument la mission de charité et de dévouement que Jésus a exercée pendant sa vie : ce don de lui même, pour ceux qui le suivent et qui font partie de son royaume, est le dernier mot de son ministère » Doctrine de la cène, page 75). Nous demandons à qui ce don de lui-même a donc été fait ; et si c’est à nous, ne pouvions-nous pas nous passer de ce spectacle révoltant pour devenir meilleurs ?

Eh bien ! quand il sera permis de convertir ses impressions personnelles en arguments pour ou contre une thèse, je me déclarerai plus choqué de voir à tout propos et dans tout le cours de l’histoire et tout autour de moi des êtres innocents et inoffensifs saisis bon gré mal gré par l’universel engrenage, que d’assister à l’acte libre et sublime de celui qui meurt à la place d’un autre.

Objection b : Qu’une rédemption procurée par une satisfaction pénale ne serait plus une manifestation de grâce, mais de justice et de vengeance

Cette objection repose sur de fausses identifications et de fausses oppositions de notions qu’il importe tout d’abord de rectifier.

Un abus de langage très fréquent, bien conforme à l’esprit du jour, et contre lequel nous ne saurions trop vivement protester, est l’affectation d’identifier les deux notions de justice et de vengeance ; car l’une renferme la satisfaction donnée au droit violé, l’autre une satisfaction personnelle, qui, fût-elle surabondamment due et méritée, n’en resterait pas moins affectée d’un élément d’égoïté.

Une opposition également fausse, supposée par l’objection précitée, est celle qu’on statue entre les deux termes de grâce et de justice.

Selon l’enseignement du N. T., nous opposons la grâce qui pardonne non pas à la justice (Romains 3.21-25), mais à la colère (1 Thessaloniciens 5.9), et la justice, à son tour, non pas au pardon (1 Jean 1.9), mais à la prétermission, πάρεσις (Romains 3.24), d’un côté, à l’amnistie de l’autre : toutes deux étant, des interruptions momentanées ou définitives de l’exercice de la justice.

Ces rectifications faites, nous repoussons le corollaire que l’on prétend tirer de notre doctrine par les deux raisons suivantes :

1° La rédemption étant, avant tout concours de l’homme, une œuvre résolue par l’initiative éternelle du Père, et réalisée dans le temps par le don du Fils de Dieu au monde, demeure, quelle que soit la part réservée aux causes secondes et aux moyens accessoires concourant au but final, la manifestation suprême de la grâce divine, le don de Dieu au mondee.

e – L’objection à laquelle nous répondons se rencontre sous les mêmes plumes que celles qui retranchent de la dogmatique l’élément dit « métaphysique » de la préexistence personnelle de Christ. Si nous les avions écoutés dans la christologie, ils nous réduiraient au silence à cette heure, et ils nous reprocheraient d’avoir froid après nous avoir dépouillés.

2° Il a été montré précédemment que, dans le système de l’œuvre de la rédemption, la satisfaction pénale ne figurait que comme moyen, et que la fin en était la propitiation.

Objection c : Que la substitution de Christ à l’humanité devrait emporter pour tous ses membres futurs l’exemption de la souffrance et de la mort

Cette troisième objection implique une conception erronée, selon nous, du but de la propitiation, et subsiste, par conséquent, ou tombe avec elle.

Selon cette conception, l’effet nécessaire de la propitiation aurait dû être l’abolition de toutes les conséquences tant matérielles que morales de la faute, en quoi l’on confond propitiation et amnistie.

Selon le point de vue biblique, au contraire, le but de la propitiation réside essentiellement dans le changement de la disposition causée par la faute chez le représentant du droit, soit que ce changement ait ou non pour effet une modification de l’état extérieur de la partie qui en est l’objet, ou que cette modification soit immédiate ou future, « Si Christ est en vous, écrit saint Paul, le corps est mort sans doute à cause du péché — νεκρὸν δἰ ἁμαρτίαν — ; souillé par le péché, il demeure la proie de la mort, mais l’esprit est vie à cause de la justice » (Romains 8.10).

Il y a mort et mort ; il y a la mort que l’Ecriture elle-même appelle le Roi des épouvantements (Job 18.14), la mort, signe toujours répété depuis la première chute de la malédiction divine, la mort, telle que le substitut de l’humanité l’a goûtée ; et il y a la mort dépouillée sur la croix du Saint et du Juste de ses puissances et de ses aiguillons (Colossiens 2.15 ; Hébreux 2.14-15 ; 1 Corinthiens 15.55), et dont l’appareil extérieur, toujours le même et toujours formidable, recouvre pour les rachetés de la Nouvelle alliance une œuvre divine de vie et de résurrection (Jean 11.24-25).

Dès maintenant, d’après la déclaration de Jésus-Christ, le racheté qui est déjà mort, vit, et celui qui est vivant sur la terre ne mourra pas, car sa mort ne sera plus que le dernier passage d’un état à l’autre ; la dernière épreuve de la foi ; le suprême triomphe de la grâce.

C. De la portée des actes sacerdotaux de Christ

Il résulte de tous les témoignages scripturaires invoqués jusqu’ici que les effets de l’emploi sacerdotal de Christ s’étendent de droit jusqu’aux limites de l’humanité. La déclaration scripturaire la plus explicite sur ce point est 1 Jean 2.2.

On a cru pouvoir opposer à ce caractère universaliste de la rédemption les textes : Galates 3.13 ; 4.5. Il est indéniable que, comme le veut Meyerf, ce sont les Juifs qui sont désignés dans les mots : τοὺς ὑπὸ νόμον (Galates 4.5), mais non exclusivement dans le : ἡμᾶς ἐξηγόρασεν (Galates 3.13) ; car autrement il faudrait supposer ou que les Galates, lecteurs de l’Epître, n’étaient pas des Gentils, ou que l’auteur cessait de temps en temps de les avoir en vue. Nous dirons plutôt que la Loi juive, étant adressée en réalité à l’humanité tout entière dans la personne et par la médiation du peuple d’Israël, la condamnation dont elle frappait ses transgresseurs immédiats aussi bien que la rédemption procurée à ce peuple messie par son propre Messie, avait une portée également universelle.

f – Voir Commentaire sur les passages. M. Godet n’est pas loin de se rattacher à cette opinion.

Mais une restriction de fait se marque tout naturellement au sein de cet universalisme de droit par l’énoncé de la condition posée aux individus humains pour participer aux bienfaits de cette propitiation, condition acceptée par les uns et repoussée par les autres ; et Jésus réserve expressément le cas de ceux qui, par leur faute, en seront dès ce monde définitivement et irrévocablement exclus (Matthieu 12.32).

2.3 Doctrine de la justification

M. de Pressensé nous semble avoir fait tort à la « théologie judiciaire » en lui imputant la conséquence de supprimer toute condition subjective du salut. « Tout en revient à l’assurance du salut accompli, car avec la théorie de l’équivalence, on ne comprend pas logiquement ce que Dieu pourrait désormais réclamer ; il a tout exigé et tout obtenu en fait de châtiment. La dette est payée ou elle ne l’est pas. Or, dans la théologie strictement judiciaire, elle l’est jusqu’au dernier quadrain. Rien n’est plus exigible de celui qui admet l’expiation ainsi compriseg » — ; sauf le cas très admissible, même dans la théorie la plus outrée de l’équivalence judiciaire, où cette satisfaction pénale accomplie une fois dans l’histoire, ne l’aurait été qu’à titre conditionnel, où la foi individuelle serait réputée la condition indispensable de l’imputation subjective des effets de cette œuvre objective.

gBulletin théologique, 1867, page 162.

Résumé historique de la doctrine de la justification

Le principe biblique de la justification par la foi, qui a été inauguré dans l’histoire du salut et, pour la première fois, a pris conscience de lui-même dans la personne et la vie d’Abraham, était trop contraire à la sagesse naturelle de l’homme, trop conforme à la folie de Dieu, et, dirions-nous, d’une constitution trop délicate pour se maintenir longtemps sans déviation, sans altération et sans infiltration étrangère, au niveau courant de la pensée chrétienne. Tel le flot pur et limpide, dont la surface se couvre de cristallisations de plus en plus opaques, en traversant des brumes et des frimas.

L’altération de ce principe s’est présentée sous deux formes dans l’histoire : l’une, grossière et souvent plus ou moins inconsciente, consistant à placer la condition de la justification dans l’œuvre extérieure, ἔργον νόμου, opus operatum, issue de la force naturelle donnée une fois à l’homme par le Créateur, et réputée comme telle méritoire devant Dieu. Telle fut la propre justice des Juifs combattue par Jésus et saint Paul, et telle est restée jusqu’à aujourd’hui, en terre catholique ou protestante, la forme la plus grossière de la piétéh.

h – Une forme plus grossière encore de la pratique religieuse est celle que nous appellerons païenne, qui est condamnée : Psaumes 50.8-13, et qui consiste dans l’offrande d’un objet matériel destinée à mériter à l’homme la faveur divine.

La seconde forme de l’altération, plus subtile, plus savante et plus spécieuse, est celle qui place la condition de la justification, non pas dans l’œuvre propre, comme dans le premier cas, mais dans l’œuvre produite par la grâce elle-même au-dedans de l’homme, la foi n’étant ici réputée justifiante que par la concomitance de l’amour.

La Doctrine des douze apôtres, intéressante surtout comme monument de la puissance de platitude propre à l’époque des Pères apostoliques, nous fait entendre, de conserve avec l’Epître de Barnabas qui l’a copiée ou dont elle est copiée, la première note de la rédemption par l’aumône :ἐὰν ἔχης διὰ τῶν χειρῶν δώσεις λύτρωσιν ἁμαρτιῶν σου.i

iΚεφ δ’. Disons à la décharge de ces premiers interprètes, déjà si dégénérés, de la pensée chrétienne que l’aumône était un fait si nouveau dans le monde païen qu’il pouvait passer pour le signe inséparable de la foi vivante. Mais la parole : 1 Corinthiens 13.3 aurait dû les avertir.

La seconde variante, la moins grossière, disons-nous, de d’altération de la doctrine biblique et paulinienne, s’annonce également déjà chez Clément Romain. D’une part, en effet, il écrit : « Ce n’est pas par nous-mêmes que nous sommes justifiés, ni par notre sagesse, ou notre intelligence, ou notre piété, ou les œuvres que nous avons faites dans la pureté du cœur, mais c’est par la foi que Dieu nous a justifiés. Mais dans un autre endroit, et comme inconscient de l’inconséquence commise, il attache à la charité la valeur justifiante :Μακάριοί ἐσμεν εἰ τὰ προστάγματα τοῦ θεοῦ ἐποιοῦμεν ἐν ὁμονοίᾳ εἰς τό ἀφεθῆναι ἡμῖν δι’ ἀγάπης τὰς ἁμαρτίαςj.

jEp. Clementis ad Corinthos, XXXII, 4.

La pure tradition évangélique concernant la condition de la justification se maintint assez fidèlement chez Polycarpe, Justin, dans l’Epître à Diognète, chez Irénée et Tertullien ; elle s’affirme même encore chez Basile, Chrysostome. Hilaire de Poitiersk, sous cette réserve toutefois, déjà énoncée dans notre Histoire de la dogmatique, que le courant de la pensée des Pères grecs ne les portait pas de préférence vers les questions anthropologiques. Aussi bien voyons-nous l’intellectualisme dominant dans l’Ecole d’Alexandrie influencer d’assez près la pensée d’Origène pour la faire chanceler ça et là sur ce point capital. C’est d’ailleurs une des lois de l’histoire des dogmes que dès que la foi est réduite à un fait de connaissance religieuse, elle appelle le concours de l’œuvre comme condition du salut.

k – Voir Du Moulin, Bouclier de la foi, page 161.

La transformation de la notion déclarative de justification : — justum dicere — en celle d’une production intérieure de justice — justum facere — a reçu déjà chez Augustin sa formule complète, qui va défrayer en grande partie la scolastique et la mystique du moyen âge : « Gratia Dei justificatur impius, id est, ex impio fit justusl. »

lDe Gratia et lib. Arb., I, 6.

Selon M. Sabatier, la doctrine de la justification forensique, qui la présente comme une déclaration de justice, en opposition à la justification effective, consistant dans une infusion ou communication intérieure de justice, serait la fille de la scolastique du moyen âge. Et il ajoute : « Paul n’aurait pas eu de paroles assez sévères pour flétrir une si grossière interprétation de sa pensée (la doctrine de la justification forensique ou déclarative).

« … Il ne connaît point, et, s’il l’avait connue, il n’aurait point admis cette subtile distinction, objet de tant de disputes, entre déclarer juste et rendre juste, justum dicere et justum facere.m »

mL’Apôtre Paul. 2 e édit., pages 276 et 277.

Sur la genèse respective des deux doctrines opposées, que nous dénommerons à l’avenir : la conception déclarative et la conception effective de la justification, Ritschl professe l’avis justement contraire à celui qui vient d’être rapporté :

« On s’efforcera en vain, écrit-il, de démontrer la présence de la doctrine de la justification, telle que les réformateurs l’ont enseignée, c’est-à-dire de la distinction intentionnelle de la justification et de la régénération, chez aucun des théologiens du moyen âge. Il peut arriver que le mot justificatio désigne la sentence divine de pardon, à propos de telle ou telle expression non équivoque de l’apôtre Paul ; mais il ne faudrait pas en conclure que les réformateurs aient eu en cela des prédécesseurs. L’interprétation intentionnelle de cette notion de justificatio tend, au contraire, à l’identifier à un changement réel du pécheur ; c’est-à-dire que la distinction des deux notions propre aux réformateurs est écartée d’avance, et l’interprétation de la justification dans le sens forensique apparaît seulement comme une détermination provisoire qui attend sa rectification et son complémentn. »

nRechtf. und Versöhn., tome I, page 105.

Parmi les docteurs du moyen âge, ce furent Anselme et Bernard de Clairvaux qui se montrèrent le plus fidèles à la doctrine de la justification déclarative ; la doctrine de la justice infuse domina la scolastique et la mystique, et fut représentée entre autres par Thomas d’Aquin, et par l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ : « Infunditur justitia, ex injusto justus redditur. »

Le Concile de Trente condamna officiellement la doctrine de la justification par la seule foi, « sola fide impium justificari », c’est-à-dire par la seule confiance en la miséricorde divine remettant les péchés : « Fiduciam divinae misericordiae peccata remittentis propter Christum solam esse qua justificamur. » (Sess. VI, can. 9 et 12.)

La notion de la foi, condition de la justification, devait être altérée, comme celle de la justification elle-même, et cela dans deux sens opposés, soit par réduction, soit par amplification. La scolastique distingua en effet de la fides implicita seu informis, qui n’était qu’une adhésion implicite, et suffisante pour le peuple, à la totalité de la tradition ecclésiastique, la fides caritate formata, qui est seule vraiment justifiante.

Il semble que cette doctrine de l’infusion de la justice en l’homme par la grâce doive exclure le mérite, aussi bien que celle de la justification par la seule foi. Cette inconséquence n’en fut pas moins commise, et l’on distingua deux degrés de mérite : l’un, inférieur, le meritum de congruo, celui que l’homme s’acquiert en acceptant les bienfaits de la gratia preveniens, operans, gratis data ; et le meritum de condigno, qui est le fruit de la gratia cooperans, gratum faciens, apportant avec elle la félicité.

La doctrine des deux mérites a été critiquée par Mélanchton, dans l’Apologie de la Confession d’Augsbourg :

Quanquam quid dicant, non vident. Post habitum illum dilectionis fingunt hominem de condigno mereri. Et tamen jubent dubitare utrum adsit habitus. Quomodo igitur sciunt utrum de congruo an de condigno mereantur ? »

Le principe si longtemps obscurci de la justification par la foi, opposé à la fois à la doctrine du mérite de l’œuvre extérieure et à la valeur de la justice infuse, fut la conquête principale de la réformation, et tout spécialement de la réformation luthérienne.

« Docent, est-il écrit dans la Confession d’Augsbourg, quod homines non possint justificari coram Deo propriis viribus, meritis aut operibus, sed gratis justificentur propter Christum per fidem, cum credunt se in gratiam recipi et peccata remitti propter Christum, qui sua morte pro nostris peccatis satisfecit. Hanc fidem imputat Deus pro justifia coram ipso ».

Il est dans le système de l’Evangile des doctrines que nous n’oserions pas appeler fondamentales au même titre que celle de la sainteté de Christ ou de la réalité de sa résurrection, dont le rejet n’exclut pas le sujet du salut, mais dont la méconnaissance énerve toute action puissante et créatrice dans l’Eglise et dans le monde.

Au nombre de ces doctrines nous rangeons celle de la préexistence de Christ, de la substitution et de la justification par la foi. Retranchez cette dernière de l’âme de Luther, et sa protestation n’eût jeté, comme celle du Vieux catholicisme contemporain, qu’une lueur passagèreo.

Mais à peine le courant d’eau vive avait-il été rendu à sa pente naturelle, que de nouvelles déviations, en sens opposé, se produisirent : éternelles antithèses entre lesquelles le paysan ivre, dont a parlé Luther, oscillera jusqu’à la fin des temps.

o – Nous restons convaincu que la cause véritable de l’impuissance du Père Hyacinthe à rien fonder qui doive survivre à sa parole et à sa conscience, gît dans la négation résolue et presque passionnée chez lui de la doctrine de la justification par la foi. Nous avons pu nous convaincre de nos oreilles que pour lui la justification découle de la sanctification, qu’elle précède et fonde, selon nous.

D’un côté, la doctrine ecclésiastique ne tarda pas à dériver vers une conception exclusivement juridique et forensique de l’œuvre du salut, où l’élément moral du christianisme disparaissait sous un système de fictions légales et d’imputations, où le lien organique entre la justification et la sanctification était rompu, où enfin le Christ pour nous se substituait tout entier au Christ en nous.

La Formule de Concorde en statuant une double imputation, de l’obéissance active et de l’obéissance passive de Christ, celle-ci conférant la rémission des péchés, celle-là une justice positive égale à celle de Christ, inaugura cette tendance funeste qui devait aboutir à l’antinomisme.

La tendance opposée, exclusivement morale et subjectiviste, fut représentée à l’époque de la Réformation déjà par Osiander. qui suscita la célèbre dispute appelée de son nom (1549-1567). La doctrine d’Osiander était une reproduction de l’ancienne doctrine scolastique de la justice infuse, où le Christ pour nous était absorbé par le Christ en nous.

Les abus de la doctrine officielle provoquèrent dans les siècles suivants deux genres de réaction, l’une bienfaisante, l’autre funeste. Tandis que le piétisme, sans tomber dans les excès de la mystique, s’efforça de vivifier les formules en renouvelant la foi, la conception rationaliste réduisait la justification à un fait de divine amnistie.

Pour Schleiermacher, la justification réside tout entière dans le changement de relation de l’homme avec Dieu qui s’accomplit par la conversionp.

pChristl. Glaube, sect. CVII.

Le dernier représentant de la tradition représentée tour à tour par saint Augustin, saint Thomas d’Aquin et Osiander, bien qu’il prétendit ne relever que de Luther, a été Beck de Tubingue.

La doctrine de Beck sur la justification peut être résumée dans les traits suivants :

  1. La justification n’est pas un fait déclaratif ou forensique, se passant en Dieu, mais un effet se réalisant en l’homme.
  2. La justification n’est pas un fait initial, mais consécutif à la sanctification.
  3. La justification n’est pas un fait absolu ou seulement continu, mais progressif au même titre que les deux autres actes du salut, la sanctification et la glorificationq.

q – Voir l’exposé principal de la doctrine de Beck sur la justification, Vorlesungen über christliche Ethik, 1ter Band, pages 197 et sq. Je renvoie pour les développements de ma critique à mes deux articles intitulés : Beck et sa doctrine de la justification, Revue de théologie et de philosophie. 1885. nos 1 et 2.

Nous ne pouvons mieux résumer et traduire ce point de vue en notre langue qu’en empruntant les termes mêmes dans lesquels M. Sabatier a exposé sa propre pensée :

« La δικαιοσύνη θεοῦ est la justice dont Dieu est l’auteur et qu’il donne gratuitement, par opposition à la justice que l’homme poursuit par ses propres efforts (ἰδία δικαιοσύνη). Cette justice est déjà en Dieu comme attribut et comme puissance active ; elle passe et se réalise en l’homme par un effet de la grâce divine (δικαιοσύμενοι δωρεὰν τῇ αὐτοῦ χάριτι, Romains 3.24). Paul a lui-même très nettement expliqué sa pensée, Romains 3.25-26. Dans le dernier texte, les mots : πρός τὴν ἔνδειξιν τῆς δικαιοσύνης αὐτοῦ, trouvent leur définition adéquate dans ceux qui suivent : εἰς τὸ εἶναι αὐτόν δίκαιον καὶ δικαιοῦντα τόν ἐκ πίστεως. Ainsi δικαιοσύνη θεοῦ = θεός δίκαιος καὶ δικαιῶν. C’est l’idée d’une justice positive, immanente en Dieu et se manifestant au dehors en justifiant le pécheur…

Ainsi comprise, cette justice de Dieu n’est plus une simple déclaration d’acquittement des coupables, mais une puissance réelle (δύναμις θεοῦ), qui entre et se développe organiquement dans le monde, comme la puissance du péché et en opposition avec elle. Nous avons vu celle-ci, de l’état virtuel (ἁμαρτία) passer à l’état positif, se réaliser dans la transgression (παράβασις) et arriver à l’état définitif dans le παράπτωμαr. La justice de Dieu suit un mouvement dialectique exactement parallèle. La δικαιοσύνη θεοῦ principe transcendant, s’exprime par la δικαίωσις, acte de justification, et arrive à son terme dans le δικαίωμα, justice réalisées. »

r – Le mot παράπτωμα qui signifie chute, nous paraît être au contraire une désignation atténuante de la transgression. Cf. Romains 5.15-16.

sL’apôtre Paul, 2e édit., pages 275 et 276.

Dans le grand ouvrage de Ritschl sur la matière, la justification, dont tout élément juridique est éliminé, est rapportée comme le pardon de Dieu avec lequel elle est identifiée, au seul principe de l’amour paternel de Dieu. Elle est définie « l’acte fondamental par lequel Dieu, en enlevant la coulpe et la conscience de la coulpe reçoit l’homme dans sa communion pour l’amener à la vie éternelle ».

Mais comme, d’après les prémisses du système, confirmées en plusieurs endroits du contexte, la coulpe se résout dans le sentiment de la coulpe, la justification, ou le pardon des péchés se réduira également à une opération faite par Dieu en l’homme, dont nous dirons : c’est trop peu, et c’est trop, si l’on entend conjoindre d’une façon absolue et immédiate le pardon divin et la certitude intime que j’en possède.

Si sur un point ou sur l’autre nous avions trahi la pensée de l’auteur de Rechfertigung und Versöhnung, nous invoquerions en notre faveur comme principale circonstance atténuante la manie des digressions historiques dont il s’est montré possédé : « Ton grand savoir des opinions d’autrui, se serait écrié Festus, te jette sans cesse hors de ton sujet ! » On pouvait croire qu’ayant consacré tout le premier tome de cet ouvrage en trois volumes à l’exposé historique de la matière, l’auteur nous ferait grâce dans les deux suivants de quelques citations de Piseator et de Tieftrunk. Or si le chapitre central de l’ouvrage, intitulé : Die Definition (tome III) contenait une définition précise de la justification, il serait complet.

Le sujet de notre paragraphe en comprend trois :

  1. Définition du fait de la justification.
  2. Des conditions subjectives de la justification (Anticipation sur la Morale chrétienne).
  3. Du rapport de la justification aux autres actes constitutifs de l’œuvre du salut.

A. Définition du fait de la justification

Comme le terme de justification renferme tout à la fois la notion d’un état de justice et l’énoncé d’un rapport dans lequel cet état est compris, nous devons pour le définir pertinemment, déterminer d’abord la notion biblique de justice, δικαιοσύνη, puis exposer le mode actuel de la collation de cette justice au pécheur, qui est l’imputation, et exposer enfin l’état résultant de cette imputation, c’est-à-dire l’état du coupable justifié.

a. Définition générale de l’état de justice, considéré successivement, en lui-même, puis dans son principe

En lui-même.

Nous avons à déterminer d’abord la notion de justice dans sa plus grande généralité, et abstraction faite des modifications particulières que le fait du péché a pu apporter au fait dont il s’agit. La distinction entre autres des sens effectif et déclaratif, dont nous reconnaîtrons la valeur et la nécessité dans la détermination des notions : justifier et justification, ne pourrait que troubler la définition du terme simple : justice, et l’a, pensons-nous, souvent troublée en effet.

Nous avons déjà distingué deux acceptions fort distinctes du mot justice, désignant tantôt un état de l’homme, ailleurs l’attribut divin de ce nom.

Nous avons traité de la justice considérée comme attribut divin dans notre Partie fondamentale ; il ne s’agit plus ici que de la justice considérée comme un état de l’homme.

Le terme de justice çedaqa, pris au sens subjectif d’un état de l’homme, se rencontre dans les textes suivants de l’A. T. : pour la première fois, à propos d’Abraham, Genèse 15.6 ; puis dans les instructions données par Moïse au peuple d’Israël, Deutéronome 6.25 ; cf. Deutéronome 9.5 ; souvent sous la plume du psalmiste relevant la justice de sa cause, Psaumes 11.7 ; 17.2, 15. L’expression : imputé à justice, rapportée dans Genèse 15.6, à la foi d’Abraham, est rapportée à l’acte de fidélité du sacrificateur Phinée, Psaumes 106.31 (cf. Nombres 25.7-8). Dans les prophètes, les mentions les plus connues de la justice, dans l’acception que nous donnons à ce mot ici, sont : Ésaïe 51.1 ; 64.6 ; Jérémie 23.6 ; 33.16 ; 51.10 ; Ézéchiel 3.20 ; 14.14 ; 18.20.

Dans le N. T., nous rencontrons le terme justice dans la bouche de Jésus pour la première fois : Matthieu 3.15 ; puis Matthieu 5.6,20 ; rapporté à lui-même, Jean 16.8,10. C’est notoirement la notion fondamentale du type paulinien auquel nous n’emprunterons que deux ou trois exemples à l’appui : Romains 1.17 ; 1 Corinthiens 1.30 ; Philippiens 3.6.

Dans la Ire Epître de Jean, nous rencontrons deux fois le mot δικαιοσύνη, construit comme régime de ποιῶν : 1 Jean 2.29 ; 3.10.

De la comparaison des différents textes précités et autres semblables, se dégage, selon nous, la notion générale des termes juste et justice, dans laquelle doivent être comprises les déterminations particulières que nous rencontrerons ci-après. Elle résulte en même temps par antithèse de la définition déjà donnée de la coulpe : « le caractère d’anomalie attaché à un acte ou à un état non conforme à l’obligation ». Nous définissons la δικαιοσύνη : l’état de conformité de l’homme au droit divin, soit que le sujet ait rempli personnellement, constamment et pleinement la totalité de l’obligation morale, dans le cas de la justice effective ; soit qu’ayant failli par omission ou commission, il ait satisfait aux revendications du droit offensé par une compensation suffisante offerte par lui-même ou par autrui.

Dans son dernier ouvrage, M. de Pressensé définit la justice dans le langage paulinien : « la conformité de notre être à l’être de Dieut. » Nous reprochons à cette définition de ne pas différencier la justice d’avec la sainteté. Quelques pages plus loin, l’auteur distingue de cette première acception du mot justice une seconde d’un caractère judiciaire, où elle est comprise « comme une loi vivante qui veut être obéie et qui ne peut manquer de sanction ». Notre définition diffère de cette seconde en ce que le terme de justice désigne, selon nous, non pas la loi qui régit l’homme, mais l’état de l’homme en rapport avec cette loi.

tLe Siècle apostolique, 2e période, page 96.

Il résulte également de la définition que nous venons de donner, que, à la différence de l’état de coulpe, l’état de justice ne comporte pas de degrés. La culpabilité s’élève ou s’abaisse sur une échelle infinie, élevant ou abaissant avec elle le degré de la pénalité ; la qualité de juste, prise dans son sens rigoureux, et pour autant qu’elle exprime non pas une relation d’homme à homme, mais le rapport normal de l’homme à Dieu, est ou n’est pas ; elle est absolue ou elle a cessé d’exister ; et comme la sainteté divine est offensée par la moindre tare produite en sa présence, et la justice divine, provoquée par la première vue du mal (Habakuk 1.13), la justice de l’homme à son tour a cessé d’être dès la première exception qui lui est faite : Deutéronome 27.26, cf. Galates 3.10 ; Matthieu 5.19-20,26 ; Romains 3.22 ; Jacques 2.10 ; cf. 1 Jean 3.7 : δικαιός καθῶς ἐκεῖνος δίκαιός ἐστιν.

Vinet a contesté quelque part la vérité de la sentence de saint Jacques (Jacques 2.10) que la violation d’un seul commandement puisse équivaloir à la violation de plusieurs.

Si cette critique est juste, elle atteint du même coup la sentence de Paul : οὐ γάρ ἐστι διαστολή (Romains 3.22). Nous répondons qu’il ne s’agit pas plus dans un passage que dans l’autre du degré de la culpabilité, mais de la qualité même de coupable déclarée commune à tous les transgresseurs de tous les degrés.

Il résulte également de la définition précédente que la perte de la qualité de juste est causée aussi bien par omission que par commission ; par la méconnaissance d’une obligation nouvelle survenant au cours de la carrière morale, que par la transgression d’une ancienne défense ; que dis-je ? cette distinction même, courante dans notre langage, n’est pas reconnue dans l’Ecriture ; elle a été condamnée positivement par Jésus-Christ. Selon lui, c’est faire que de ne pas faire ; c’est faire le mal défendu que de ne pas faire le bien commandé : Ἔξεστι ἀγαθοποιῆσαι ἤ κακοποιῆσαι (Marc 3.4) laisser vacante une seule heure disponible pour l’accomplissement d’une tâche (Jean 9.4) ; transposer d’une heure à l’autre une œuvre divinement préparée (Jean 11.9 ; cf. Éphésiens 2.10) ; reculer devant la souffrance obligatoire, vouloir conserver son âme à l’heure du sacrifice, préférer le moins bien au mieux, refuser le progrès, c’est la chute et toute chute est la déchéance de l’état de justice.

Si le caractère d’absoluité que nous attribuons à l’état de justice dans l’ordre religieux avait besoin d’une analogie pour être défendu, nous l’emprunterions aux usages et au langage de la justice humaine. Devant elle n’existent que deux classes de personnes, celle des citoyens en possession du droit commun « de circuler librement », et celle des « justiciables ». Pour qualifier ces deux classes de personnes, le code pénal ne connaît que deux termes : coupable, non coupable, et le juge qui prononce la sentence ignore et doit ignorer toutes autres classifications sociales, morales ou religieuses, reconnues et respectées à tort ou à droit en dehors de l’enceinte judiciaire, dans l’opinion des individus ou des associations. La classe des non coupables comprend donc quiconque, riche ou pauvre, savant ou ignorant, moral ou immoral, religieux ou athée, n’est pas inculpé d’un acte prévu par le code pénal, vol d’un lapin ou assassinat, ou qui, ayant été frappé une fois par la loi, s’est acquitté envers la justice du pays.

On voit d’ici en quoi les notions de juste et de justice diffèrent d’autres qui les avoisinent, qui se confondent même fréquemment avec elles, mais ne les couvrent point, ou qui, énonçant le même fait moral, le placent sous un angle différent : celles, par exemple, d’innocence, de pureté, de sainteté, de perfection.

L’innocent est toujours juste, mais la classe des justes comprend outre l’innocent, le saint accompli et le coupable libéré. La justice exprime un rapport de l’homme à Dieu ; la pureté, un rapport de l’homme à sa propre nature. L’état de justice est, avons-nous dit, absolu ; l’état de sainteté comporte une série de degrés. Enfin la notion de justice partage avec celle de perfection et à la différence de celle de sainteté, le caractère de l’absoluité ; mais tandis que la qualité de juste est propre à tout état normal de l’homme, tour à tour au début, au cours et au terme de la carrière morale, c’est à ce terme seulement que la qualification de perfection est applicable ; et à cette phase aussi, où toute imperfection, même légitime jusqu’alors, serait une anomalie, nous disons que les deux termes de perfection et de justice se couvrent absolument l’un l’autre, et que l’homme ne peut demeurer juste à moins de devenir parfait.

Nous convenons que ce caractère absolu de l’état de justice en matière morale n’est perceptible qu’au jugement de Dieu seul, et que, dans les cas concrets, les différents types moraux passent sous nos yeux de l’un à l’autre par une série infinie de mélanges et de dégradations. Mais de même que la justice humaine isole avec décision de la complexité des raisons et des faits étrangers à la cause, le caractère juridique du cas particulier, puis décerne à la personne en cause le qualificatif coupable ou non coupable, la justice divine par un acte simple, absolu, infaillible, dégage de la diversité infinie des formes religieuses et morales, des fausses apparences ou des fausses dissemblances, la qualité de juste, et discerne, au sein des multitudes, le petit nombre de ceux à qui cette qualité appartient (Genèse 15.6).

Ceci nous amène à considérer l’état de justice

Dans son principe.

Nous avons écrit dans le tome précédent à propos de l’attribut divin de la justice :

« La justice divine ne s’actualise point dans l’Ecriture par l’exécution d’un contrat bilatéral qui serait fondé sur quelque droit primordial présidant au rapport entre Dieu et la créature. Elle ne saurait être autre chose que la sanction donnée librement par Dieu à sa libre parole, promesses ou menaces ; et le droit qu’une créature quelconque peut formuler ensuite de sa prestation morale, étant issu d’une promesse faite à titre gratuit, et en aucune façon de la parité ou de la mutualité des services rendus (Luc 17.10), ne saurait lui-même être fondé que sur la grâce. La justice divine qui assure l’effet d’un droit créé par la parole divine, n’est donc que la manifestation de la fidélité divine. »

Ces principes étant posés, l’état de justice de l’homme, tel que nous venons de le définir, fût-il exclusivement et complètement effectif, ne saurait avoir le caractère d’une justice propre, dont le sujet fût l’auteur et le garant, et conférant à l’homme des droits indépendants du souverain arbitre de Dieu. Toute justice de l’homme peut donc être appelée en même temps justice de Dieu, δικαιοσύνη θεοῦ (Romains 1.17 ; 3.22), dans ce sens qu’elle est une condition d’existence de l’homme instituée par Dieu et reconnue valable devant lui, ἐνώπιον αὐτοῦ (Romains 3.20), parce qu’elle l’est par lui-même. L’Ecriture tout entière, Ancien et Nouveau Testament, est une protestation contre la prétention de l’homme, sous quelque forme qu’elle se présente, d’instituer en face de la justice divine des rapports autres que ceux que la grâce divine elle-même a librement créés et consentis.

Aux éternelles prétentions du mercenaire, qui croit pouvoir compter avec Dieu, nous opposons trois raisons juridiques, logiquement déduites de la sentence classique prononcée par Jésus-Christ sur les serviteurs inutiles, Luc 17.10.

1° Tout contrat lié entre deux parties suppose un apport de moyens et de forces propres à chacune d’elles : le mercenaire offre ses bras, le patron son argent. Entre Dieu et l’homme, il n’existe rien de semblable ; l’un est le créateur de l’autre ; l’homme est tout entier dès le début de son existence la propriété de Dieu. La liberté elle-même n’est qu’un prêt fait par Dieu à la créature. Il y a eu alliance offerte ; charte octroyée ; il n’a pu y avoir accord équilatéral entre Dieu et l’homme.

2° Le contrat, qui suppose à son origine l’indépendance mutuelle des deux parties, a pour effet voulu la mutualité des services rendus. Le mercenaire est nécessaire au patron pour empêcher la déperdition de son bien ; le patron est nécessaire au mercenaire pour lui donner les moyens de gagner sa vie ; le manœuvre est nécessaire au penseur et le penseur au manœuvre. Nous osons même dire que celui des deux qui est le plus nécessaire à l’autre n’est pas celui qu’on pense, et que dans l’organisation actuelle des sociétés humaines, ce sont les emplois les plus vils dont l’absence se ferait le plus vivement sentir. Rien de semblable n’existe non plus entre Dieu et l’homme. Dieu n’a nul besoin de l’homme (Actes 17.25) ; s’il avait faim, il ne nous en dirait rien (Psaumes 50.12) ; et s’il daigne nous demander les affections de notre cœur et les sacrifices de nos lèvres et de nos mains, s’il nous demande de le servir, c’est encore une grâce qu’il nous fait et un service qu’il nous rend (Matthieu 20.1-16) ; ses affaires n’en iraient que mieux sans le concours de nos mains inexpérimentées, de nos efforts incohérents ; et, à notre défaut, mille légions d’anges sont toujours présents pour occuper la place que notre folie ou notre indignité aurait laissée sans emploi.

3° Dans tout contrat lié entre parties humaines, il est entendu qu’il y a proportionnalité entre le produit à livrer et le salaire stipulé. L’homme ne l’a jamais entendu ainsi dans les réclamations qu’il a adressées à la justice divine, et en échange de prétendus services qu’il a rendus à l’Etre suprême, et qui, à supposer même qu’ils fussent sans tare, ne seraient en tout cas qu’éphémères, il a constamment affiché la prétention de recevoir le ciel et la vie éternelle comme contrepartie de son travail terrestre. C’est là aussi ce que Jésus fait remarquer aux Pharisiens qui attendaient une récompense future en sus de la considération et des profits divers que leur honnêteté sociale leur avaient procurés sur la terre : « Vous avez déjà votre récompense » (Matthieu 6.2,5)u.

u – Un exemple naïf de la propre justice innée au cœur de l’homme est le mot qui nous fut dit jadis par un de nos paroissiens : « Vous pouvez être assuré, M. le pasteur, que je soigne l’Etre suprême. »

Etant donnée la définition générale de justice comme la conformité de l’homme au droit, il reste à décider : 1° si cette qualité est propre à l’homme lui-même ou si elle lui est conférée ; et 2° si cette qualité lui étant conférée, ce transfert s’opère par voie d’infusion ou d’imputation. Or notre but sera de montrer dans l’exposé qui va suivre que cette qualité de justice est : 1° conférée et non pas propre à l’homme ; 2° conférée par imputation et non par communication effective.

Le premier point n’a pas besoin d’une longue démonstration. Si la prestation humaine, même censée intègre, ne peut constituer à l’homme aucun droit qui lui appartienne en propre en face de Dieu, combien moins cette prestation lacuneuse ou viciée ! Or l’Ecriture, de concert avec l’expérience, proclame que ce dernier cas est le fait. Il n’y a point de justice effective sur la terre, et il n’y a point de juste de nature dans l’humanité, non pas même un seul (Psaumes 14.2-3 ; 130.3 ; 143.2 ; Romains 3.10,22). Dès les premiers mots sortis de sa bouche, Jésus s’est adressé non pas à ceux qui possèdent la justice, mais qui soupirent après elle (Matthieu 5.3), et il déclare tour à tour qu’il est venu pour tout homme (Jean 3.16) et qu’il n’est pas venu pour les justes (Matthieu 9.13 ; Marc 2.17 ; Luc 5.32). Or, par une contradiction qui demande à être résolue, l’Ecriture, qui déclare qu’il n’y a point de justes, ne laisse pas de qualifier certains hommes justes et justifiés.

Il faut en conclure que cette justice qu’ils ne possèdent pas de nature, leur est conférée ; et nous avons à montrer maintenant que ce transfert a lieu non par voie d’infusion, mais d’imputation.

b. Du mode actuel de la collation de la justice, ou doctrine de l’imputation

L’acte de l’imputation de justice est désigné dans l’A. T. par le verbe çadaq, construit soit au pihel, soit à l’hiphil, et par la périphrase chaschav çedaqa, qui se rencontre pour la première fois dans Genèse 15.6. Les synonymes de ces mots dans le N. T. sont :δικαιοῦν et λογιζεσθαι εἰς δικαιοσύνην (Romains 4.3). L’acte lui-même de l’imputation se nomme δικαίωσις ; (Romains 4.25).

Mais le sens imputatif du verbe δικαιοῦν et du substantif δικαίωσις étant précisément contesté par les partisans de la justice infuse, et en dernier lieu, comme nous l’avons vu, par Beck et M. Sabatier, nous aurons tout d’abord à donner la définition biblique du terme de justification. Notre discussion sur ce point, pour être sincère, devra être exempte de toute préoccupation historique ou dogmatique, purement exégétique par conséquent. Nous ne nous soucions pour le moment de savoir ni comment tel ou tel des deux sens en présence s’accorde avec d’autres parties de la doctrine du salut, ni quels ont été les partisans de l’un ou l’autre dans l’histoire des dogmes. Il ne faut pas, comme on l’a dit, se battre avec les os des morts, si illustres qu’ils puissent être, et si nous condamnons la doctrine de la justice infuse, ce ne sera pas comme infuse, mais comme anti-scripturaire.

Nous traiterons sous litt. b :

  1. Des éléments de la justice imputée ;
  2. Des caractères de l’acte de la justification.

α. Des éléments de la justice imputée.

Etant donnés les deux éléments de l’œuvre sacerdotale de Christ que nous avons distingués précédemment : l’obéissance dite active, consistant tout d’abord dans sa sanctification progressive, et l’obéissance dite passive réalisée dans sa souffrance et sa mort propitiatoire, on demande si ce sont ces deux éléments qui constituent ensemble la justice de Christ imputée au croyant, ou seulement l’un des deux, et dans ce dernier cas, lequel.

L’ancienne dogmatique protestante, sous l’influence de la Formule de Concorde, enseigna généralement la double imputation, tant de la justice active de Christ consistant dans sa sainteté que de la justice passive acquise par sa mort propitiatoire, sans qu’elle se prononçât d’ailleurs avec unanimité sur leur rang respectifv.

v – Voir Ritschl. Rechtf, und Versöhn. tome III, pages 61 et sq.

Cette opinion est devenue jusqu’à aujourd’hui courante dans le langage religieux, où elle s’exprime par la formule générale que le mérite de Christ, renfermant tacitement le double bénéfice de sa sainteté et de sa mort, est imputé au croyant à justice.

Nous pouvons citer Böhl comme un représentant moderne de ce point de vue.

« Une double obligation, écrit-il, existe pour tous les hommes :

  1. Celle d’offrir à Dieu l’obéissance requise par la loi ;
  2. Celle de subir la peine encourue par le péché.

Jésus-Christ a satisfait à cette double obligation comme notre souverain sacrificateur et notre représentant ».

Cette opinion soulève deux difficultés, la première relative à Christ lui-même, la seconde relative à l’homme objet de cette imputation, et elles nous paraissent suffire à la condamner.

Nous disons d’abord que le mérite de la sainteté de Christ ne pourrait être imputé aux autres hommes que dans le cas où il y aurait eu place dans l’existence morale de Christ sur la terre pour l’œuvre surérogatoire, réversible par conséquent sur d’autres existences.

Dire que Christ, homme semblable à tout homme, et comme tel soumis à l’obligation morale commune, laquelle épuise à tout instant de l’activité morale la force morale disponible, aurait pu par son activité morale dépasser de peu ou de beaucoup le niveau de son obligation, serait donc une contradiction dans les termes.

Nous disons, en second lieu, que si c’est le mérite actif ou la sainteté de Christ qui nous est imputé, comme cette sainteté a été absolue et parfaite, il en résulterait que tous ceux qui sont également justifiés devraient être tenus par là même pour également sanctifiés, et que cette imputation d’une sainteté égale leur conférerait le droit à une égale rémunération finale. Or cette conclusion serait également contraire à l’enseignement de Jésus-Christ (Luc 19.15 et sq.) et aux recommandations des apôtres concernant la croissance dans la sanctification (Éphésiens 4.15 ; 1 Thessaloniciens 3.12 ; 1 Pierre 2.2).

Nous sommes porté à penser que la formule selon laquelle la sainteté de Christ est imputée à justice, n’est devenue si courante dans le langage religieux qu’à la faveur de l’équivoque attachée à la notion de l’imputation, puisque ceux-là même qui adoptent et défendent cette forme de langage n’oseraient se porter les avocats de la conséquence que nous venons d’en tirer et qui en découle inévitablement. Nous sommes d’accord avec ceux qui pensent que la sainteté de Christ a été un élément indispensable de son œuvre de rédemption ; que le concours de la force issue du Christ glorifié est nécessaire à notre sanctification ; que, selon l’expression de Paul, Christ est devenu pour nous sanctification (1 Corinthiens 1.30) ; mais l’expression : imputation de la sainteté de Christ au croyant devrait être tenue pour suspecte déjà par le fait seul qu’elle est étrangère au langage scripturaire.

Nous concluons que des deux éléments de l’œuvre sacerdotale de Christ, la sainteté parfaite par laquelle il a satisfait à sa propre obligation morale, et la passion et la mort que le Saint et le Juste a subies à la place des coupables, c’est le second seulement qui a pu être l’objet de l’imputation faite par Dieu à l’humanité déchue.

βετα. Des caractères de l’acte de la justification.

Nous opposons aux propositions dans lesquelles nous avons résumé, d’après Reck, la doctrine de la justice infuse, les caractères suivants de l’acte de la justification.

  1. La justification est un acte déclaratif ou forensique, résidant en Dieu, et non pas un effet se réalisant en l’homme ;
  2. La justification est un acte initiat et non consécutif à la régénération ;
  3. La justification est un acte absolu, et non progressif ;
  4. La justification est un acte continu, et non intermittent.

Le point sur lequel nous sommes d’accord avec nos opposants et qui sera traité sous litt. B, est que la justification n’est pas un acte une fois fait, mais jusqu’au terme de la carrière morale, conditionnel et par conséquent : amissible.

Du caractère déclaratif de l’acte de la justification.

Bien que la terminologie des auteurs profanes ne soit pas et ne doive pas être une raison déterminante dans la matière que nous traitons, il ne saurait nous être indifférent d’en recevoir une présomption favorable ou défavorable à notre opinion.

Le verbe δικαιοῦν a-t-il dans le grec profane le sens effectif ou le sens déclaratif ?

« Ce mot, écrit Cremer, signifie dans la grécité profane « établir une chose juste » (ein δίκαιονherstellen), et cela dans le sens forensique, par le prononcé d’un jugement ; jamais : aliquem justum reddere, mais aliquem justum censere, tenir pour droit, reconnaître comme droitw. »

wBiblisch-theologisches Wörterbuch. voir l’article δικαιόω.

M. Godet se prononce dans le même sens :

« Il n’existe pas un passage, dans toute la littérature classique, où δικαιόω signifie : rendre juste. Avec les accusatifs de chose, il signifie : estimer juste… »

Et il continue : « Mais le sens du verbe δικαιοῦν, dans le N. T., repose moins sur le grec profane que sur l’usage de l’A. T., soit dans l’original hébreu, soit dans la version des LXX.

L’hiphil hiçdiq se présente douze fois ; dans onze cas, le sens de justifier, juridiquement parlant, ne peut être sujet à contestation… Dans le douzième passage seul, Daniel 12.3, le mot (traduit d’ailleurs dans les LXX par un autre mot que δικαιοῦν) peut être compris soit dans le sens de rendre juste, soit dans celui de présenter comme juste.

L’usage du mot δικαιοῦν, dans le N. T., est attesté surtout par les passages suivants : Romains 2.13 ; 3.4,20 ; 4.2 ; 1 Corinthiens 4.4. Qu’on veuille bien consulter encore : Matthieu 11.19 et Luc 7.29, 35 ; Matthieu 12.37 ; Luc 10.29 ; 16.15 ; 18.14 ; Actes 13.39 ; Jacques 2.21, 24-25.

Il n’y a pas un seul de ces passages auquel puisse convenir l’idée d’une communication intérieure de justicex. »

xCommentaire sur l’Epître aux Romains.

Parmi les nombreux passages où le sens déclaratif de δικαιοῦν s’impose, nous ne relèverons ici que ceux où le sens dit effectif n’est pas même concevable, et qui se rangent sous les rubriques suivantes :

1. Ceux où Dieu est nommé comme l’objet de la justification, Matthieu 11.19 (cf. Luc 7.35) ; Romains 3.4 (Psaumes 51.6).

2.Ceux où l’acte de justification est opposé à une sentence de condamnation : Romains 8.33 ; Matthieu 12.37 ; 1 Corinthiens 4.4 ; (cf. 2 Corinthiens 3.9δικαιοσύνης s’oppose à κατακρίσεως).

Dans la parabole du Pharisien et du péager, le participe parfait : δεδικαιωμένος ne comporte non plus que ce sens déclaratif, étant à la fois opposé à la condamnation que le péager vient de prononcer sur lui-même, et expliqué par le futur ὑψωθήσεται (Luc 18.14).

3. Ceux où l’acte de justification est reporté au jugement dernier (Matthieu 12.37 ; Romains 2.13).

4. Ceux où figurent les formules : justification par les œuvres, être justifié par les œuvres, ἐξ ἔργων (Romains 3.20 ; 4.2 ; Jacques 2.21), dont le sens évidemment déclaratif fixe la valeur de leur contre-partie : justification par la foi ; être justifié par la foi.

5. Ceux où l’expression λογίζεσθαι εἰς δικαιοσύνην se présente comme le synonyme du verbe δικαιοῦν (Romains 4.5).

Du caractère initial de l’acte de la justification.

Ce caractère résulte de la prémisse générale de notre doctrine selon laquelle le rétablissement du rapport normal entre Dieu et l’homme est la condition indispensable de toute opération de la grâce dans l’homme lui-même.

C’est ce même ordre qui a présidé à la fois au plan général de l’Epître aux Romains : justification, Romains 3.21 à Romains 5.21 ; sanctification, ch. 6 à 8, et aux énumérations particulières des actes du salut, Romains 8.30 ; cf. 1 Corinthiens 1.30.

Les passages allégués par Beck avec le plus de complaisance en faveur de l’ordre inverse étaient : Tite 3.5-7 — dont la valeur probante disparaît, dès qu’à l’exemple de nos anciennes versions et à bon droit, on donne au participe aoriste : δικαιωθέντες la signification d’un plus-que-parfait : afin qu’ayant été justifiés… nous devenions héritiers… ; — 1 Corinthiens 6.11, où l’on voit en effet la justification occuper exceptionnellement le dernier rang de la série, et placée après la sanctification.. Nous répondons que la raison de cette climax régressive se trouve dans l’intention générale du morceau qui était de condamner les procès entre chrétiens, auxquels l’apôtre oppose comme dernier trait la justification dont ils ont été les objets de la part de Dieu.

Du caractère absolu de l’acte de la justification.

Nous avons déterminé l’état de justice comme un fait absolu, ne comportant pas de degrés, étant ou n’étant pas. Il en résultait que la justification, savoir le transfert de cette qualité absolue, devait, être absolue comme elle-même.

Le caractère progressif attribué par Beck à la justification, à la sanctification et à la glorification, représentées comme trois actes coordonnés et suivant un cours parallèle « du cœur, le centre de la personnalité jusqu’à la périphérie », cette allure symétrique imposée à ces trois facteurs du salut, pour satisfaisante qu’elle soit au regard, n’en reste pas moins une opinion individuelle, aussi étrangère à l’enseignement et à la terminologie scripturaires que le rang assigné à la justification après la régénération dans l’ordo salutis. Le Nouveau Testament connaît sans doute une rédemption, une glorification des corps (Romains 8.23 ; Philippiens 3.21) ; mais il est trop certain que ce complément joint au mot justification ne répondrait ni à une conception biblique, ni à une notion concevable. Les passages sur lesquels Beck appuyait la critique de l’opinion traditionnelle n’établissent, les uns, qu’une justification conditionnelle (Galates 2.17 ; 5.4-5 ; 2 Timothée 4.8, etc.) ; les autres, une justification continue (Romains 8.33), mais dans aucun cas une justification progressive.

Du caractère continu de la justification.

L’acte de la justification est plus d’une fois indiqué au passé historique : δικαιωθέντες ; (Romains 5.1,9 ; Tite 3.7, etc.), comme un fait s’étant produit à un moment donné de l’existence individuelle ; mais il est indiqué aussi au futur (Matthieu 12.37 ; Romains 12.13) ; ailleurs encore au présent : θεὸς ὁ δικαιῶν (Romains 8.33), ou au parfait qui est le présent de la durée : δεδικαιωμένος (Luc 18.14).

Au caractère intermittent de la justification qui laisserait reparaître la coulpe, et avec elle l’incertitude, la perplexité et l’impuissance, à la suite de chaque faute particulière, s’oppose donc un acte continu, un état de grâce : τὴν χάριν ἐν ᾗ ἑστήκαμεν (Romains 5.2), dont les réalisations passées garantissent la consommation future. Car selon l’argumentation victorieuse de l’apôtre, ce qui reste à faire de l’œuvre de notre salut est moindre que ce qui est déjà fait, et il est plus improbable de voir des êtres odieux jusqu’alors, ἐχθροὶ, réconciliés (v. 10), que de les voir, étant déjà réconciliés, sauvés un jour — πολλῲ μᾶλλον… σωθησόμεθα — et triomphants : καυχώμενοι (v. 11).

c. De l’état résultant de l’imputation de justice

Comme la condamnation appelée par le premier Adam sur le monde a en des effets spécifiques et individuels (Romains 5.12 et sq.), les effets de la justification opérée par Christ ont dû s’étendre à la fois à l’espèce humaine tout entière : — τοῦ κόσμου (Jean 1.29) ; κόσμον (2 Corinthiens 5.19 ; cf. Jean 3.10) — et aux individus dont elle se compose : — αὐτοῖς ; (2 Corinthiens 5.19) ; ἡμεῖς (v. 21) ; πᾶς (Jean 3.16).

L’effet de la propitiation pour le monde a été très certainement de prolonger les délais fixés par la justice pour la ruine finale (cf. Luc 13.6-9) ; de transformer dorénavant les conditions extérieures et sociales de l’existence terrestre (Matthieu 13.31-33) ; de rompre par une première victoire décisive remportée sur la mort (1 Corinthiens 15.22) le ban qui pesait sur l’humanité adamitique.

Toutefois cet effet que nous appelons spécifique de l’œuvre propitiatoire de Christ n’est nulle part dans l’Ecriture l’objet d’un enseignement exprès ; ce sont les effets individuels de cette œuvre qui seuls intéressent directement la doctrine du salut. Or de même que la sentence d’acquittement a pour double effet de libérer le prévenu des conséquences judiciaires de la faute et de lui restituer dans la société les droits dont il avait momentanément été privé, nous devons distinguer l’effet négatif et l’effet positif de la justification du pécheur devant Dieu.

L’effet négatif de l’acte de la justification est le pardon, plus exactement la rémission des péchés, ἄφεσις τῶν ἁμαρτιῶν, τῶν παραπτωμάτων. Cette expression, fréquente dans l’Evangile, plus rare sous la plume de Paul où elle ne se rencontre que deux fois (Éphésiens 1.7 ; Colossiens 1.14 ; cf. Actes 13.38), correspond à celles qui, dans l’A.T., représentent la faute comme enlevée : nassah (Lévitique 10.17 ; Psaumes 32.5), effacée : machah (Psaumes 51.3,11), couverte : cassah (Psaumes 32.1 etc. ; cf. Psaumes 103.12 ; Michée 7.19).

La rémission des péchés, effet de la justification, s’oppose à la fois à la justice punissante qui maintient toutes les conséquences de la faute, et aux alternatives qui s’accordent au contraire à laisser la justice non satisfaite, soit la simple prétermission, πάρεσις (Romains 3.25), qui, momentanément ou définitivement, ne prend pas garde à la faute : soit l’amnistie, qui en abolit seulement les conséquences matérielles.

La rémission des péchés qui est, disons-nous, le premier effet de la justification, est l’abolition de toute condamnation — οὐδὲν κατάκριμα, Romains 8.1 — encourue soit pour les péchés passés, effacés tous ensemble et tous à la fois, soit pour les fautes journalières qui, chez le chrétien le plus accompli, sont les restes inévitables de l’ancienne nature, condamnée et crucifiée, mais non encore détruite : πιστός ἐστι καὶ δίκαιος ἵνα ἀφῇ ἡμῖν τὰς ἁμαρτίας (1 Jean 1.8-9). Et cette rémission quotidienne des péchés particuliers est nécessaire à l’entretien de l’état de justice fondé sur la rémission générale des péchés passés (cf. Jean 13.10).

L’Ecriture et l’expérience attestent toutefois de concert que la rémission des péchés n’abolit ni n’arrête nécessairement les suites matérielles du péché, châtiments naturels d’une vie désordonnée : ruines du corps, de la réputation ou de la fortune. Les transgressions du roi selon le cœur de Dieu, même couvertes par le pardon de Dieu, ont semé le crime et la mort après elles, et le brigand gracié de la bouche même du Rédempteur de l’humanité, n’est pas pour cela descendu du bois du supplice dressé par la justice humaine. Le Dieu de la grâce a voulu montrer par de fréquents et fameux exemples que le péché, même pardonné, reste ce qu’il y a de plus redoutable ici-bas, après le péché non pardonné.

Et cependant, rien n’étant peut-être changé au-dehors par l’acte du pardon des péchés, tout est changé au-dedans, parce que tout est changé en Dieu même. Comme l’ont dit les anciens dogmaticiens (Coccéius, Baier, Hollace), les dispensations de la justice punissante (τιμωρία) sont transformées dorénavant en manifestations de miséricorde, en épreuves salutaires, en grâces (παιδεία, castigatio piorum). De la souffrance partagée avec le reste de l’humanité, et qui plus est, de la souffrance individuellement méritée, il reste vrai de dire, comme de toutes les autres conséquences du péché sur la terre : Plus de condamnation !

A la suite des Réformateurs, Ritschl a traité les deux termes justification et pardon des péchés comme se couvrant absolument l’un l’autrey. S’il en était ainsi, on ne comprendrait pas leur double emploi non seulement chez le même auteur, mais dans le même morceau (Actes 13.38-39).

y – Voir Rechtf. und Versöhn., tome III, page 37.

Nous nous rattachons donc plutôt à l’opinion des anciens dogmaticiens qui opposaient le pardon des péchés, comme le facteur négatif renfermant l’ablation de la coulpe et l’exemption de la peine éternelle, à la justification qui devait exprimer un droit positif à la bienveillance divine : « statum bene volentiæ divinæ » (Quenst.). Nous ajoutons, d’après ce qui précède, que le pardon ou la rémission des péchés est compris dans la justification comme l’acte ou la série des actes dans l’état.

En effet, le pécheur affranchi de la condamnation du péché, n’est pas réduit à l’état de neutralité morale, placé à égale distance de la colère et de l’amour divins. Le second effet, que nous appelons positif de la justification, est de réhabiliter l’homme dans son droit primitif, fondé d’ailleurs comme tout droit de l’homme sur la grâce divine qui l’a institué et qui le restitue : le droit de filiation : ἵνα τὴν υἱοθεσίαν ἀπολάβωμεν (Galates 4.5 ; cf. Romains 8.15). Ce l’apport de filiation propre à l’homme normal (Luc 3.38) et rétabli en faveur du pécheur racheté, comporte deux privilèges : l’un est le libre accès — τὴν προσαγωγὴν — rouvert à l’homme auprès du Père (Romains 5.1-2 ; Éphésiens 2.18 ; 3.12), qui fait dès maintenant de chaque fidèle un sacrificateur — ἐποίησας αὐτους ἱερεῖς, Apocalypse 5.10 ; ἱεράτευμα, 1 Pierre 2.9 — ; le second privilège est la réceptivité rendue à l’homme pour tous les dons de Dieu, et spécialement pour le don immédiat de l’Esprit (Galates 4.6), qui sera tout à la fois le sceau des faveurs passées — ἐσφραγίσθητε, Éphésiens 1.13 — et les arrhes — ἀῤῥαβὼν — de l’héritage futur (Éphésiens 1.14 ; Romains 8.17).

d. Rapport de la justification des fidèles dans l’Ancienne alliance à la justification dans la Nouvelle

Comme les moyens de propitiation institués dans l’Ancienne alliance étaient manifestement disproportionnés à l’offense, c’était seulement par l’effet d’une tolérance divine, διὰ τὴν πάρεσιν, et en attendant la manifestation suprême et prévue de la justice, que le sang des taureaux et des boucs était apte à couvrir le péché de l’homme (Actes 13.39 ; Romains 3.25-26 ; Hébreux 10.4). La justice théocratique, enfermée dans les limites de l’institution théocratique extérieure, était bornée et provisoire comme elle.

Cependant au cours de la préparation du salut déjà, soit avant l’avènement de la loi, soit à l’époque où cette institution déjà épuisée avait révélé son insuffisance (Psaumes 51.18-19), l’Ecriture nous présente deux exemples d’hommes dont la foi, anticipant les réalités de l’avenir, et triomphant à la fois des insuffisances, des chutes et même des crimes, leur fut en un jour de leur vie imputée à justice (Romains 4.2, 6 et sq. ; cf. Genèse 15.6 ; Psaumes 22.1-2).

Mais si l’Ancienne alliance, avant la Nouvelle, assurait déjà au fidèle la grâce qui justifie le pécheur, elle lui refusait encore celle qui régénère (Matthieu 11.11 ; cf. Psaumes 51.12).

B. Des conditions subjectives de la justification

Christ ayant par son office sacerdotal enlevé la coulpe totale de l’humanité, on pose la question de savoir à quelle condition l’individu, membre de l’espèce, sera admis à participer au bénéfice de cette œuvre collective.

La solution de cette question sera le corollaire de celle qui a été précédemment donnée dans l’Hamartiologie touchant la part respective de l’espèce et de l’individu dans la somme des culpabilités humaines.

Il a été reconnu que par la chute d’Adam et dans la totalité des individus dont se compose l’espèce humaine, avait été introduit le vice dit originel, affecté d’une coulpe spécifique, et dont le signe extérieur est la mort physique. Mais, avons-nous dit également, ce vice et cette coulpe spécifiques ne se transforment en vice et en coulpe individuels que par le fait de l’acquiescement de l’individu au penchant héréditaire, c’est-à-dire par la transgression volontaire.

Nous allons rencontrer la contre-partie de cet ordre de faits dans le domaine du salut par grâce, et le parallélisme que nous avons observé, d’après saint Paul, entre l’œuvre du premier Adam et celle du second, va se poursuivre sous nos yeux entre les modes d’appropriation individuelle de la coulpe spécifique d’un côté, de la justice spécifique de l’autre.

Ni d’un côté ni de l’autre, on ne nous montre une imputation purement forensique qui laisserait au sujet un rôle absolument neutre et passif, en l’exemptant de toute condition posée à sa volonté. Ni la transgression personnelle d’Adam n’est imputée sous forme de coulpe individuelle à l’enfant d’Adam, ni la sainteté de Christ sous forme de prestation individuelle au racheté de Christ ; mais comme l’individu ne participait à la coulpe personnelle du premier Adam que par un acquiescement personnel à la première désobéissance, il ne peut participer au bénéfice de la propitiation procurée par Christ à l’humanité que par une appropriation, personnelle aussi, de la justice de Christ.

C’est cet acte d’appropriation personnelle, le seul que, dans son état actuel, l’homme soit capable d’accomplir, la condition première et fondamentale posée par Dieu à l’homme (Jean 6.29), l’acte suprême et décisif d’obéissance (Romains 1.4), faisant ainsi dans le domaine de la rédemption la contre-partie exacte de la transgression personnelle dans le domaine du péché, que l’Ecriture appelle et que nous appelons après elle : la foia.

a – Nous ne faisons qu’indiquer ici l’essence et la place de la foi dans l’économie du salut. Le développement de celle doctrine appartient à la Morale chrétienne.

Nous touchons ici à un des points notoirement faibles de la doctrine du Réveil. Une première conséquence de la réaction qu’il représenta contre le moralisme régnant, fut une atténuation de l’essence de la foi, plus ou moins réduite à un fait de croyance intellectuelle ou à une sensation passive, et l’on reprocha même à Vinet, fidèle en ceci à la tradition de saint Paul et de Jésus-Christ, de l’avoir définie comme une œuvre. Vinet de son côté reprochait aux hommes du Réveil d’avoir substitué à l’œuvre à faire la doctrine à croire, et avait l’air de penser que l’un ne valait guère mieux que l’autre : « Oui, il y a parmi nous des préventions plutôt que des convictions. On déclame contre le mérite des œuvres, et l’on ne voit pas que l’on en est tout imbu, lorsqu’on prétend être sauvé par des doctrines ; c’est un opus operatum comme un autre, et quelquefois pire qu’un autreb. »

b – Lettre à Erskine du 29 août 1846 ; passage cité par M. Durand, art. préc. pages 349 et 350.

Le mépris professé par Ritschl pour tout ce qu’on nomme secte, mystiques, piétistes ou anabaptistes, l’a induit à faire de la communion de l’Eglise et de la participation à la parole et aux sacrements, la condition de la foi qui sauve : « Aucune acquisition et aucun état de foi individuelle n’apparaît isolé de la communauté déjà existante des croyants, laquelle aussi occupe entièrement le théâtre d’action de l’Evangile, de la prédication publique du pardon des péchés. »

Ce n’est donc pas sans raison qu’on a adressé de divers côtés au théologien de Göttingen l’accusation de catholicisme. On l’a défendu en prétendant qu’il ne s’agissait pas pour lui d’une église particulière, mais de la communauté de l’Eglise universelle, où le pur évangile est prêché et où les sacrements sont administrésc. De deux choses l’une, répondons-nous : ou l’on entend la communauté invisible des fidèles, mais ce n’est pas celle-là qui administre les moyens de grâce, et c’est une tautologie que de dire qu’il n’y a pas de salut en dehors d’elle ; ou l’on désigne une communauté organisée, qui ne peut être qu’une église particulière, faillible, utile souvent, non toujours nécessaire, et nuisible parfois à la production de la foi individuelle.

c – Voir l’article de M. Emery : La théologie d’Albert Ritschl, Revue de théologie et de philosophie, 1889. n° 1, pages 77 et 78.

La définition sommaire de la foi étant donnée, il nous reste à exposer :

  1. Le rôle de cet acte dans la justification du pécheur ;
  2. La raison de la valeur justifiante de la foi ;
  3. Les causes dirimantes de la justification.

a. Rôle de la foi dans la justification du pécheur

Un des plus étonnants paradoxes de la révélation biblique, celui par lequel elle a tranché le plus ouvertement avec les pensées de l’homme, est d’avoir fait de la foi la condition non seulement nécessaire, mais unique et suffisante de la justification du pécheur, en même temps que le seul principe véritable de la vraie morale. La doctrine de la justification par la foi signifie qu’au défaut de la justice que l’homme se fût acquise par l’accomplissement intégral de l’obligation morale, il est institué par Dieu même une justice de l’homme réputée devant Dieu équivalente à cette justice effective. Or la contradiction que cette affirmation a provoquée dans le monde dès sa première audition, n’est point encore réduite au silence.

Jésus le premier, durant sa carrière terrestre, a opposé déjà le rôle nécessaire et unique de la foi dans l’obtention du pardon de Dieu à l’orgueil des uns (Marc 2.5), à l’étonnement des autres (Jean 3.16,18), aux préjugés de la foule (Jean 6.29), à l’ignorance de tous (Marc 1.15).

L’effet de la justification devant s’étendre, d’après nos déterminations précédentes, à l’avenir le plus lointain, il résulte également des déclarations de Jésus-Christ et de l’Ecriture que la foi justifiante, tant qu’elle existe, exempte le pécheur, sinon de toute comparution devant le suprême tribunal, du moins de toute chance de condamnation future et finale.

M.Godet interprète κρίνειν, Jean 3.18, dans le sens d’une enquête judiciaire pouvant se terminer par l’acquittement ou la condamnation du coupable, et les mots : οὐ κρίνεται comme un présent de l’idée : « Le Seigneur déclare que le croyant, étant déjà introduit dans la vie éternelle, ne sera point soumis à une enquête de re genre. Il comparaîtra bien, d’après Romains 14.10 ; 2 Corinthiens 5.10, mais pour être reconnu sauvé et recevoir sa place dans son Royaumed. » Nous ne contestons point que le sens original et propre de κρίνειν soit en effet : séparer, juger et non condamner. Mais le grec comme le français a dû passer promptement d’une acception à l’autre, et l’assertion que le croyant ne sera pas même jugé s’accorde malgré tout malaisément avec la déclaration répétée non sans insistance en plusieurs endroits du N. T. que tous seront jugés selon leurs œuvres (Apocalypse 20.12-13). Selon Cremer, κίνω annonce généralement dans le ive Evangile une sentence pénale, comme cela résulte en particulier de l’opposition de κρίνῃ à σωθῇ dans Jean 3.17. Nous en revenons donc dans Jean 3.18, à la signification de condamner donnée par nos anciennes traductions, et qui a pour elle aussi d’importantes autorités exégétiques (Hengstenberg, Meyer, Lücke).

dCommentaire sur l’Ev. de saint Jean.

C’est le même principe de la justification par la foi, dégagé avec une vigueur croissante des exemples (Romains 4.5 ; cf. Genèse 15.6) et des oracles de l’Ancienne alliance (Habakuk 2.4), prêché aux Juifs par l’apôtre des Gentils (Actes 13.39) et enseigné dans ses épîtres (Romains 1.17 ; 3.25,27-28 ; Galates 2.16 ; Philippiens 3.9 ; Éphésiens 2.8), qui a conquis le monde à l’Evangile.

Le rapport spécial de la justification à la foi est exprimé dans les écrits de Paul par trois constructions qui accentuent de plus en plus fortement, le rôle du facteur humain dans l’économie divine du salut ; savoir, le simple datif : πίστει (Romains 3.28 ; comp. Romains 11.6 ; Éphésiens 2.5, χάριτι) ; le génitif avec διὰ : διὰ πίστεως (Éphésiens 2.8) ; et enfin, la formule la plus accentuée et aussi la plus fréquente : ἐκ πίστεως (Galates 2.16)e.

e – Beck avait compté dix textes où se trouve la construction ἐκ πίστεως contre quatre seulement qui contiennent la locution plus faible διὰ πίστεως, et il en tirait des conclusions très sévères contre la « dogmatique ». Nous n’avons pas vérifié l’addition, mais prévoyons déjà que le résultat, quel qu’il soit, ne sera pas pour nous consterner.

Rattacher, comme nous le faisons, à l’acte divin de la justification la foi de l’homme comme sa condition unique et suffisante, dégagée dès lors de tout particularisme de temps, de lieu et de race (ἕργον νόμου, περιτομή), c’est poser le fondement nécessaire du principe de l’universalisme du salut. Aussi la connexité des deux termes gratuité et universalité, déjà supposée par Esaïe dans sa dernière vision du salut messianique — gratuité Ésaïe 55.1, universalité, Ésaïe 65.1 — est-elle devenue l’élément dominant du type paulinien.

L’opposition des deux termes se marque entre le iiie Evangile (gratuité) et les Actes des Apôtres (universalité) ; entre l’Epître aux Romains (universalité)f et l’Epître aux Galates (gratuité) ; et dans l’enceinte même du morceau central de l’Epître aux Romains : δωρεὰν τῇ αὐτοῦ χάριτι (Romains 3.24) — ναὶ καὶ ἐθνῶν (v. 29). C’est donc par une raison tirée de la chose même que l’apôtre du salut par grâce s’est acquis par excellence le titre d’apôtre des Gentils.

f – Nous différons d’opinion sur ce point avec M. Godet qui fait au contraire de la gratuité le thème principal de l’Epître aux Romains. Voir son Commentaire. Ce n’est pas ici le lieu de chercher à justifier notre point de vue.

L’incompatibilité que nous avons vue statuée par les prédestinatiens entre les deux termes : gratuité et conditionnalité se résout également dans la doctrine de la justification, en ce que, d’une pari, la foi, condition de la justification, s’oppose directement à l’œuvre prétendue méritoire (Romains 4.4 ; 11.6), et de l’autre, accepte comme un don divin la grâce qui justifie. Aussi le facteur divin, la grâce, et la condition humaine, la foi, se trouvent-ils plus d’une fois conjoints dans le même texte, comme deux corrélatifs indispensables l’un à l’autre du principe de la gratuité du salut : δωρεὰν τῇ αὐτοῦ χάριτι — διὰ τῆ πίστεως (Romains 3.24-25) ; τῇ — χάριτι — διὰ τῆς πίτεως — θεοῦ τὸ δῶρον (Éphésiens 2.8).

Notre définition de la justification par la foi condamne, avec les arguments sur lesquels elles s’appuient, les trois théories suivantes, qui ont ce trait commun de substituer ou d’ajouter les œuvres à la foi comme condition du salut.

1° La théorie mercenaire, consistant à statuer une parité de rapports entre la prestation humaine et la rémunération divine.

2° La théorie mystique, consistant à attacher la valeur justifiante non plus à l’œuvre naturelle, comme dans le cas précédent, ni à la foi seule, mais à l’œuvre issue de la foi et produite en l’homme par l’opération de la grâce.

A ces deux altérations de la conception biblique, déjà nommées dans notre résumé historique, s’ajoute la théorie que nous appellerons proleptique, qui est le corollaire de la théorie de l’expiation morale. Cette dernière consiste à attacher cette valeur justifiante, non point à la foi actuelle, ni non plus à l’œuvre produite présentement par l’opération de la grâce, mais à la future justice effective de l’homme qui, préconnue en Dieu même, est imputée dès maintenant à la personne du pécheur. Il suffit pour condamner cette troisième tentative d’en faire ressortir le corollaire, savoir que le croyant déchu se trouverait n’avoir jamais été justifié.

Les arguments que les docteurs catholiques ou protestants ont cru pouvoir tirer de l’Ecriture en faveur de l’une ou de l’autre de ces conceptions, sont pour la plupart aisés à réfuterg.

g – Nous ne nous arrêtons pas au passage : Daniel 4.27, qui a été traduit dans nos anciennes versions : « Rachète tes péchés par ta justice ». Lisez plutôt : « Mets un terme à tes péchés par la justice » (Bible annotée).

L’on a voulu, par exemple, fonder le mérite des œuvres sur deux textes qui semblent enseigner que la bonne œuvre est apte à couvrir la mauvaise : 1 Pierre 4.8 ; Jacques 5.20. Tout est de savoir de qui sont, dans la pensée des auteurs, ces péchés à couvrir : du sujet ou d’autrui ; or le contexte et surtout la relation avec le texte original (Proverbes 10.12), dont ceux de Pierre et de Jacques sont des réminiscences, prouvent à l’évidence qu’il faut entendre les péchés d’autrui.

La raison qu’on tire de Luc 7.47, en faveur de la doctrine du pardon par la charité est plus spécieuse, ayant pour elle la lettre du passage. Mais le ὅτι n’exprime pas constamment et nécessairement le rapport de cause à effet ; il peut aussi servir à joindre le fait énoncé à l’expérience qui l’atteste, et se traduire dans ce cas par puisque : « Les péchés lui sont pardonnés, puisque = ce que tu peux reconnaître à ce qu’elle a beaucoup aiméh. »

h – La langue grecque se rapproche ici comme maintes fois de la langue de l’enfant qui dira : « Le soleil éclaire parce qu’il fait chaud. »

La preuve que cette seconde interprétation est la vraie se tire à la fois du contexte qui précède et de celui qui suit. La parabole des deux débiteurs nous présente l’amour ou la reconnaissance naissant à la suite de l’acte d’acquittement, au lieu d’en être la cause déterminante (v. 42) ; et Jésus va congédier cette femme pécheresse avec la parole : Ta foi (non ton amour), t’a sauvée (v. 50).

De tout temps, cependant, et tout spécialement de Luther à nos jours, la sentence de Jacques : « L’homme est justifié par les œuvres, non par la foi seulement » (Jacques 2.24), a paru contredire gravement et directement la conclusion de Paul, Romains 3.28 ; et nous sommes prêt à confesser qu’en cas de conflit insoluble, nous suivrions l’exemple de Luther jusqu’à l’épithète : « Epître de paille » exclusivement, et donnerions raison à l’auteur de l’Epître aux Romains.

Ce parti extrême ne nous paraît pas encore inévitable ; mais il est certain que les tentatives de conciliation entre Jacques et Paul ont ressemblé plus d’une fois à des alambics d’où la foi d’un côté, l’œuvre de l’autre, ressortaient méconnaissables.

Une des plus malheureuses est celle de Du Moulin qui croit écarter l’objection tirée par Arnoux de ce passage en alléguant qu’il s’agit ici non pas de notre justification devant Dieu, mais de notre justification devant les hommesi.

iBouclier de la foi. page 169.

Selon Lechler et Weiss, la foi selon Jacques attend en effet l’œuvre coopérant avec elle pour acquérir sa valeur justifiante ; et la sentence : Genèse 15.6, dont Paul avait tiré un si grand parti, Romains 4.3, n’était dans la pensée de Jacques qu’une prédiction accomplie seulement à la suite de l’œuvre racontée Genèse 22. Il faut convenir que dans ce cas, Jacques serait un bien singulier interprète de Genèse 15.6.

D’autres ont donné à πληροῦν dans ce passage le sens de comprobare, confirmer, et entendent que le fait qu’Abraham a été justifié par les œuvres, a confirmé la vérité de la parole : Genèse 15.6, selon laquelle sa foi lui a été imputée à justice.

Meyer objecte à cette interprétation que πληροῦν ne signifie jamais confirmer, bestätigen, mais toujours accomplir, réaliser pleinement, erfüllen. Nous y ajoutons cette raison que ce serait le fait en question, la justification par les œuvres, qui confirmerait le fait reconnu et attesté par l’Ecriture, la justification par la foi.

Le mot ἐπληρώθη, indiquerait ici, selon Meyer, sinon l’accomplissement d’une prédiction qu’on trouverait dans Genèse 15.6, du moins l’achèvement de la foi d’Abraham (Genèse 15.6) par le succès de l’épreuve suprême qui lui avait été imposée (Genèse 22). A ces deux degrés, la foi simple et la foi éprouvée par l’exercice même, auraient répondu, selon Jacques, deux effets : l’imputation de justice (Genèse 15.6) et la justification consistant dans le titre donné au patriarche d’ami de Dieu : φίλος θεοῦ ἐκλήθη (v. 23). Mais cette distinction faite entre les deux expressions : imputer à justice et justifier, cette dernière ajoutant à l’autre l’idée d’une déclaration publique, nous paraît importée dans le texte.

M. Godet a cherché l’accord entre les deux auteurs sacrés en recourant à une distinction que nous examinerons tout à l’heure, entre une justification initiale et une justification terminale. Or « la justification dont parle habituellement Paul est la première des deux, celle par laquelle on entre dans le salut… Le passage de Jacques au contraire est écrit par rapport à la secondej ».

jEtudes bibliques. Les quatre principaux apôtres.

Ce qui nous arrête ici, c’est l’exemple de la foi de Rahab. ἡ πόρνη, (v. 25), qui semble bien se rapporter à la justification initiale. En outre la comparaison de la foi isolée de l’œuvre, à un corps mort, et de l’œuvre à l’esprit qui devrait l’animer (Jacques 2.26), n’éveille pas l’idée d’une opposition entre la justification initiale et la terminale.

Nous croyons devoir chercher plutôt la solution de la difficulté dans une définition différente des termes en présence. De même que dans sa polémique avec les judaïsants, Paul oppose fréquemment la foi à la loi mosaïque desséchée et dépouillée de ses éléments de grâce et de vérité (Galates 3.2,12 ; cf. Jean 1.18), la foi déclarée par Jacques insuffisante pour le salut n’est pas celle nommée par Paul (Romains 3.28) et par lui-même (Romains 1.3 ; 5.15), mais la croyance intellectuelle et morte, la formule vide (v. 26), « le corps mort », le monothéisme des démons (v. 19) ; et l’œuvre qu’il approuve est la foi du cœur qui seule anime et féconde cette croyance.

L’antithèse des termes réputés servira des fins contraires chez Paul et chez Jacques, avons-nous écrit dans nos articles susnommés, nous paraît devoir être résolue dans les deux équations formulées comme suit :

1° La foi intellectuelle qualifiée par Jacques νεκρά (Jacques 2.26,19) se trouve être l’équivalent moral de l’œuvre extérieure et légale (ἔργον νόμου) rejetée par Paul comme moyen de justification et de cette foi elle-même capable de faire des prodiges et dédaigneuse de la charité (1 Corinthiens 13.2).

2° La preuve que les œuvres d’Abraham tenues par Jacques pour justifiantes, étaient l’équivalent de la foi d’Abraham déclarée par Paul à la fois justifiante (Romains 4.5) et efficace (ἐνεδυναμώθη τῇ πίτει, v. 20), se tire, selon nous, de l’identité de la citation du texte scripturaire, Genèse 15.6, servant de prémisse commune à la justification par la foi, selon l’un, par les œuvres, selon l’autre.

La divergence doctrinale étant écartée, il reste une différence de types entre les deux auteurs, et la supériorité de l’un sur l’autre réside en ce que le génie synthétique de Paul devait réduire à l’unité (πίστις) ce que l’esprit de Jacques avait décomposé en parties (ἔργα)k.

k – Voir Beck et sa doctrine de la justification. Revue de théologie et de philosophie., 1884, n° 2, pages 172 et 173.

Mais ici surgit une grave antinomie, tout ensemble logique et morale, dans la doctrine de la justification par la foi.

La foi venant d’être définie comme une œuvre, et toute œuvre humaine étant inévitablement imparfaite, on demande de quel droit c’est la foi, de préférence à toute autre œuvre de l’homme, qui est imputable à l’homme à justice, et chose imparfaite, est tenue pour parfaite.

Accepterons-nous pour la doctrine de la justification déclarative le reproche de réduire l’action de la grâce à « une ordonnance de non-lieu, à une sentence aussi insuffisante qu’arbitrairel » ; à une fiction légale, consistant, selon Beck, à imputer au pécheur laissé à lui-même, une justice forensique et mensongère ?

lL’apôtre Paul, de M. Sabatier, page 276.

Borner a prétendu réfuter ce reproche par deux raisons qui le répètent et le confirment ; la première, que la sentence de justification implique que de sa nature l’homme en est indigne : la seconde, que la justification du pécheur ne découle pas de la relation que l’homme soutient avec Dieu, mais de celle qui est préétablie entre la grâce divine et le pécheur.

Le grief adressé à la doctrine de la justification par la foi de porter atteinte à la justice de Dieu, a été prévu et bravé par l’apôtre dans le texte central qui l’énonce : εἰς τὸ εἶναι αὐτὸν δίκαιον, καὶ δικαιοῦντα τὸν ἐκ πίστεως Ἰησοῦ (Romains 3.26).

L’objection précitée méconnaît d’une part une donnée essentielle de l’opinion combattue, savoir que la condition réputée par nous nécessaire à l’effet de justification, n’est point forensique, située hors de l’homme ou an-dessus de l’homme, qu’elle réside en l’homme lui-même, étant l’acte intime de sa volonté. On suppose ensuite négativement résolue, précisément la question pendante, qui est de savoir si et comment l’imputation divine est apte à conférer à la foi de l’homme la valeur justifiante, dont elle est de sa nature destituée.

b. Raison de la valeur justifiante de la foi

La question qui se pose peut se traduire par ce dilemme : La foi est-elle justifiante à raison de sa valeur intrinsèque ou de la valeur de son objet ?

Que la foi ait une valeur morale intrinsèque, c’est ce qu’atteste suffisamment l’admiration manifestée par Jésus pour celle du centenier, Luc 7.9 ; et l’auteur de l’Epître aux Hébreux nous la présente également comme une œuvre agréable à Dieu en soi (Hébreux 11.6).

Il faut croire qu’après les merveilles de la charité, il n’est rien de plus grand et de plus glorieux sous le soleil, de plus réjouissant pour Dieu et ses anges que la vue de cette vertu qui est définie : représentation des choses qu’on espère et démonstration de celles qu’on ne voit point (Hébreux 11.1). Il faut admettre que le spectacle d’un habitant de la terre acceptant comme choses certaines les paroles et les promesses divines, contre toute évidence sensible et toute évidence rationnelle, et plaçant la règle et le but de son existence au-dessus de cette terre et au delà de cette vie (Romains 4.18-20). mérite l’admiration des êtres célestes eux-mêmes.

Se fondant sur cette valeur morale intrinsèque de la foi, Beck s’est prononcé en faveur de la première alternative posée :

« Qu’y a-t-il de particulier dans la foi, s’est-il demandé comme nous, qui fait que c’est elle et non pas toute autre œuvre de l’homme transgresseur et non observateur de la loi, qui est imputée à justice, sans que la loi en soit offensée, et de telle sorte que l’homme soit réputé justifié par la foi en pleine conformité de l’exigence légale ? Tout réside dans le fait que la foi, déjà dans l’A. T., est une initiation de l’homme à la parole et à l’œuvre de Dieu. De ce commencement une fois posé, résulte en l’homme un changement (conversion), et un changement qui produit la crainte et l’amour de Dieu dans le cœur avec la haine du mal et l’amour du bien. Et c’est là le fondement de toute justice et de toute bienveillance divine institué par la loi elle-mêmem. »

mLeitfaden, I, page 216.

Entendu dans son sens propre et isolé de tout autre qui pourrait le corriger, ce passage nous indique la façon dont la justification par les œuvres peut être ramenée sous le couvert même de la justification par la foi.

Mais si la foi est justifiante à raison de l’excellence morale de sa nature propre, nous demandons pour quelle raison c’est constamment à la foi, et non pas à toute autre bonne œuvre, la charité, par exemple, supérieure à la foi en valeur intrinsèque (1 Corinthiens 13.13), que l’Ecriture attache l’effet de justification ?

Cette difficulté, qui nous paraît insoluble au point de vue de l’opposant, nous amène à la seconde alternative posée, savoir que la foi justifie à raison non de sa valeur intrinsèque, mais de la valeur justifiante de son objet ; car la foi, en tant que justifiante, étant l’acte d’appropriation, toujours imparfait d’ailleurs en soi-même, d’une justice qui ne peut être, d’après nos déterminations précédentes, qu’un objet absolu et parfait, la perfection de cet objet est conférée à l’effet de l’acte imparfait de l’homme, en sorte que l’effet : la justification, n’est point soumis aux variations et fluctuations de la cause humaine : la foi.

Cette conclusion est confirmée à la fois par les analogies de l’expérience quotidienne et par l’Ecriture.

L’expérience nous montre que le degré d’intensité apporté à un acte d’appropriation n’influence en rien la valeur intrinsèque de l’objet approprié, et qu’une pièce d’or, par exemple, restant en tout temps identique à elle-même, enrichit également la main débile et la main vigoureuse qui l’a reçue.

Jésus de même assure la même justice à quiconque la recherche (Matthieu 5.3,6 ; 6.33), et la recherche auprès de lui (Matthieu 11.28) ; toute foi sincère, tour à tour muette d’impuissance (Luc 5.20), ou de honte et d’amour (Luc 7.50), mélangée de superstition et de timidité (Luc 8.48), réduite même à une quantité infinitésimale (Luc 17.6) ; la foi du criminel et la foi de la onzième heure (Luc 23.42) ont reçu une seule et même réponse : Homme, femme, tes péchés te sont pardonnés !

Tel est le paradoxe de la justification par la foi, résidant dans le moyen révélé par Dieu au monde, et aussi satisfaisant pour la justice que glorieux pour la miséricorde, de traiter comme justes des êtres destitués de justice propre, en conférant à la foi imparfaite de l’homme la perfection de l’objet qu’elle s’approprie.

c. Des causes dirimantes de la justification

Le principe de l’amissibilité de la grâce ayant été établi précédemment contre les prédestinatiens, il résulte dores et déjà du rôle attribué à la foi, comme condition de la justification, que la cessation de la foi emporte la cessation de la justification, et que, par contre, la cessation de la justification révèle la cessation de la foi.

C’est ici toutefois que surgit une des antinomies les plus aiguës de l’enseignement scripturaire, entre les textes qui, sans aucune restriction ni réserve, déclarent l’homme justifié dans le présent et dans l’avenir par la seule foi (Romains 3.28 ; Jean 3.18), et ceux qui annoncent que tout homme, croyant ou non-croyant, justifié ou non, sera jugé d’après ses œuvres (Matthieu 25.31-46 ; Romains 2.6 ; 1 Corinthiens 3.13-15 ; 2 Corinthiens 5.10 ; Apocalypse 2.23 ; 20.12).

L’on demande quel est le rapport entre ces deux formules qui semblent ou s’exclure ou faire double emploi l’une avec l’autre ; car ou bien le jugement selon les œuvres remet en question la justification par la foi déjà acquise : ou s’il est prouvé que le jugement selon les œuvres n’est qu’un équivalent ou une confirmation de la sentence justifiant le croyant, c’est alors la coexistence des deux formules qui demande à être expliquée.

Dans ses Etudes bibliques, plus tard, dans son Commentaire sur l’Epître aux Romains, M. Godet a tenté la conciliation des deux termes de l’antinomie en statuant une double justification, l’une, la justification d’entrée, soumise à la condition unique de la foi, l’autre, la justification finale, déterminée par les œuvres :

« La justification par la foi seule s’applique à l’entrée dans le salut par le pardon gratuit des péchés, non au jugement final. Quand Dieu reçoit en grâce le pécheur, au moment de sa conversion, il ne lui demande que la foi ; mais dès ce moment commence pour lui une responsabilité nouvelle. Dieu exige du croyant gracié les fruits de la grâce… C’est donc bien ici une règle réelle et sérieuse ; la sentence finale de tout homme, quel qu’il soit, sera déterminée par la nature de son activité moralen. »

n – Cette théorie d’une double justification a valu à M. Godet les suprêmes objurgations de M. Darby, avec qui nous nous trouvons pour une fois d’accord, aux anathèmes près.

A priori, il nous paraîtrait déjà peu probable et peu plausible que la condition du salut ne fût pas simple et une du commencement à la fin de la carrière morale, et parût réserver à l’homme qui aurait franchi heureusement le premier pas la surprise d’être frustré d’un avantage légitimement acquis. Mais nous ne donnons cette raison que comme présomption qui ne suffirait pas à nous faire rejeter la solution proposée.

Nous reprochons à cette théorie l’inconséquence interne consistant à supprimer en réalité le premier terme de l’antinomie au profit du deuxième. Car si, de l’aveu des deux parties, la justification est un acte déclaratif, absolu et divin, soustrait par conséquent aux vicissitudes du temps, et que, d’autre part, la justification finale soit réputée la seule décisive, il s’ensuit que la justification d’entrée, conditionnée par la seule loi, n’existe devant Dieu, partant, n’existe en réalité que par la prévision de la justification par les œuvres.

A la doctrine d’une double justification, initiale par la foi, finale selon les œuvres, nous opposons une double proposition, l’une déjà établie, savoir qu’au terme comme au début de la carrière morale, c’est la foi qui justifie, étant tout ensemble nécessaire et suffisante pour cet effet ; l’autre qui la complète, savoir qu’au début comme au terme, c’est l’œuvre mauvaise sous ses deux formes reconnues de commission volontaire ou d’omission volontaire, l’une et l’autre incompatibles avec la naissance comme avec l’existence de la foi, qui exclut du salut : Jean 3.20 ; Matthieu 6.14-15 ; Luc 23.24 ; cf. Luc 9.24.

Nous contestons enfin la synonymie des deux formules : être jugé selon les œuvres et être justifié par les œuvres. La seconde n’est prise qu’une fois en bonne part dans le N. T. : Jacques 2.24, où, selon notre interprétation précédente, les œuvres sont l’équivalent de la foi. Dans Matthieu 12.37, ce ne sont pas des œuvres, mais des paroles, les expressions immédiates de la foi ou de l’incrédulité, qui sont désignées comme motifs de justification ou de condamnation (comp. Luc 12.8-9 ; Romains 10.9 ; Matthieu 12.32).

La solution la plus fréquente et la plus populaire de l’antinomie dont il s’agit, est celle que nous pourrions appeler démonstrative, qui consiste à statuer l’équivalence des deux formules en opposant l’œuvre à la foi comme l’effet à la cause, comme la manifestation au principe, ou, selon la comparaison bien empirique de Spurgeon dans un de ses sermons, comme le toit au fondement. D’une part, dit-on, l’absence de l’effet, l’œuvre, accuse l’absence de la cause, la foi ; et de l’autre, il est inévitable que la présence du principe, invisible de sa nature, se fasse connaître dans les œuvres qui le manifestent.

« La raison de la justification de l’homme, avions-nous écrit ailleurs à l’appui de cette opinion, est dans la justice divine ; la raison du jugement de l’homme est dans les autres créatures. Il faut que la foi justifie le pécheur devant Dieu ; il faut que l’œuvre justifie la foi à tous les regards, et que le sort de chaque créature justifie la justice suprême devant l’univers. C’est que, par reflet d’une suprême condescendance, il ne suffit pas à Dieu d’être juste, il lui faut encore être reconnu pour juste (Romains 3.4-6 et que toute bouche soit fermée (v. 19)o. »

o – Voir notre article : Beck et sa doctrine de la justification. Revue de théologie et de philosophie, 1884. page 174.

Nous continuons à attribuer ce rôle démonstratif aux paroles bonnes ou mauvaises dont Jésus annonce, dans le passage précité (Matthieu 12.32), qu’elles seront tenues en effet par le Juge suprême pour le critère sincère et suffisant de la valeur morale de chacun. Mais il s’agit ici du rapport, non des paroles, mais des œuvres à la foi dans le fait de la justification.

Nous objectons aujourd’hui à la solution que nous avions jadis adoptée, d’une part, que l’antithèse supposée entre les deux termes : foi et œuvre n’est pas conforme à la notion scripturaire de la foi, selon laquelle elle est une œuvre et l’œuvre fondamentale ; et d’autre part, l’œuvre, dans le sens biblique du mot, ne se prête pas à être la manifestation d’un fait ou d’un état intime, puisque ce mot désigne toute actualisation de la volonté, interne ou externe (Jean 6.29). D’après 1 Corinthiens 3.13, c’est l’ἔργον lui-même qui est destiné à être manifesté.

Si l’on nous alléguait la forme plurielle du second terme de l’antithèse : foi et œuvres, comme désignant, à la différence du singulier ἔργον, des manifestations particulières et visibles de l’œuvre intérieure de la foi, nous répondrions que plusieurs des ἔργα de la chair énumérés dans (Galates 5.19-21, résident également dans le for intime de l’homme : jalousies, animosités, envies ; et par conséquent l’opposition, inspirée par l’usage moderne, qu’on statue entre la foi et l’œuvre ou les œuvres, comme entre un fait intime et sa ou ses manifestations, n’est, ni dans un cas ni dans l’autre, autorisée par le langage scripturaire.

D’ailleurs, le critère qui sert à évaluer toute œuvre subséquente étant puisé non dans sa forme apparente, mais dans son motif interne, échappe tout aussi bien que la foi elle-même au contrôle public (cf. Matthieu 10.40-42 ; 25.37-39, 44). Aussi bien constatons-nous que les témoins et acteurs, bien ou mal intentionnés, de la scène du dernier jugement seront tenus d’en croire en fin de compte le Juge sur parole (v. 40 et 45).

L’antinomie des deux formules : justification par la foi et jugement selon les œuvres paraîtra résolue, si la raison d’être de la seconde à côté de la première et l’accord de toutes les deux nous sont successivement démontrés.

Nous disons d’abord que la raison d’être de cette double formule réside dans la diversité des rapports successifs entre l’homme et la justice divine. La norme présente de la justification par la foi, détermine la qualité juridique du coupable absous par la justice ; la norme future du jugement selon les œuvres déterminera la valeur effective de la personne exprimée par la somme totale de sa production morale. L’une statue l’égalité de tous devant le droit satisfait ; l’autre instituera dans l’enceinte de chacune des deux grandes classes des justes et des injustes, et sans que ces deux normes puissent se croiser ou se contrarier l’une l’autre, des rétributions individuelles proportionnées à la qualité de chaque œuvre morale.

La distinction que nous venons de faire, longtemps réprouvée par la dogmatique protestante, au nom d’une réaction mal entendue contre le principe de l’œuvre méritoire, entre l’égalité de la justice imputée et l’inégalité des rémunérations futures, est reconnue et affirmée à diverses reprises dans l’enseignement du Maître, soit parabolique (Luc 19.12-27), soit direct (Matthieu 10.40-42), et sous la plume des apôtres.

Dans plusieurs passages, l’apôtre de la justification et de la gratuité du salut ne laisse pas de rattacher des rétributions individuelles aux comparutions qui attendent fidèles et infidèles devant le tribunal de Christ, Romains 2.6 et sq. ; — ἴνα κομίσηται ἔσκαστος τὰ διὰ τοῦ σώματος, πρὸς ἅ ἔπραξεν, εἴτε ἀγαθόν, ἔιτε φαῦλον, 2 Corinthiens 5.10καὶ τότε ὁ ἔπαινος γενήσεται ἑκάστῳ ἀπὸ τοῦ θεοῦ, 1 Corinthiens 4.5.

Les deux textes : Apocalypse 14.13 et 1 Corinthiens 3.12-15, nous présentent deux cas opposés ; dans l’un, l’œuvre suit la personne au delà de la tombe, pour être le fondement, non pas de son salut sans doute, — car elle suit et ne précède pas, — mais de sa rémunération ; nous voyons dans l’autre associée au salut de la personne : αὐτὸς σωθήσεται — la perte totale de l’œuvre : ζημιωθήσεται.

Sera-t-il possible que cette dernière limite soit franchie, que la ruine de l’œuvre entraîne celle de la personne ? Le N. T. répond à diverses reprises affirmativement à cette dernière question ; et après avoir nommé déjà l’infidélité morale comme la cause qui peut empêcher la naissance de la justification, il nous reste, pour établir l’accord entre les deux formules précitées, à rechercher la cause capable d’annuler la justification déjà acquise.

Nous répondons : cette cause est la même dans un cas et dans l’autre ; elle fut, elle reste, elle sera l’infidélité morale, mais aggravée dans l’état de justification tout ensemble par le retour au péché déjà pardonné, par le retrait de la sanctification déjà commencée, par le refus de la perfection obligatoire et déjà entrevue (Matthieu 24.13 ; Luc 9.20 ; Luc 13.25-27 ; Matthieu 13.22 ; 18.28-30 ; 1 Corinthiens 6.9-10 ; Hébreux 12.14 ; 2 Pierre 2.22 ; Galates 6.9 ; Éphésiens 4.15).

Or l’infidélité qui empêche la naissance de la justification aussi bien que celle qui annule la justification acquise, équivaut dans un cas au refus, dans l’autre à la déchéance de la foi justifiante, qui est la condition permanente du salut, et cette déchéance est mentionnée soit comme possible (1 Timothée 4.1 ; Hébreux 10.38 ; 1 Corinthiens 9.27 ; 2 Timothée 4.7-8), soit comme réelle (1 Timothée 1.19 ; 5.8 ; 6.10,21 ; Hébreux 6.6 ; 10.26 ; 1 Jean 5.16).

Nous résumons notre opinion sur les causes dirimantes de la justification en disant que l’homme est justifié par la seule foi, mais qu’il est condamné et sa foi empêchée ou détruite par l’infidélité se réalisant sous l’une ou l’autre de ces formes : commission consciente et volontaire du mal, ou omission consciente et volontaire du bien ; en d’autres termes : l’œuvre mauvaise suffit pour faire perdre le salut que la foi seule a été capable d’acquérir (Hébreux 12.14).

Le développement de la doctrine du jugement appartient à l’Eschatologie.

C. Du rapport de la justification aux actes subséquents de l’œuvre du salut

Dès la formulation de la doctrine de la justification par la foi faite par l’apôtre saint Paul, la difficulté d’accorder ce paradoxe avec les intérêts de la morale a été sentie, et deux passages de l’Epître aux Romains nous apprennent que tandis que les uns prétendaient réfuter l’enseignement de l’apôtre en le poussant à l’absurde (Romains 3.8), les autres le faisaient servir à la satisfaction de leurs passions (Romains 6.1)p. Dès lors le rapport de la justification à la sanctification est resté un des problèmes les plus souvent débattus dans l’Eglise jusqu’à aujourd’hui.

p – Il nous paraît évident que seule la doctrine de la justification déclarative pouvait donner lieu à de pareils malentendus, dont d’ailleurs nous n’excusons point les auteurs.

Le reproche que les partisans de la justification effective ne cessent de faire à la doctrine de la justification déclarative, de désintéresser le christianisme de la cause de la morale et de la sanctification, ne serait fondé que si nous méconnaissions l’importance et la nécessité de la sanctification dans le système chrétien ; mais nous la voulons à sa place, distincte de la justification et dérivant d’elle. Appeler chaque chose par son nom et interdire à chaque notion de se confondre avec sa voisine, est apparemment un moyen légitime de ne faire tort à aucune.

Les actes du salut individuel, consécutifs à la justification, sont résumés par l’apôtre dans Romains 8.30 dans le terme ἐδόξασε, qui est évidemment la reprise du συνδοξασθῶμεν (v. 17), thème général du morceau 18-30. La glorification mentionnée ici se décompose dans la sanctification intérieure du croyant par le Saint-Esprit (ἡγιάσθητε, 1 Corinthiens 6.11), et dans la transformation future de sa nature corporelle, qui ne sera que le rayonnement de sa sanctification accomplie (τὸ σῶμα σύμμορφον τῷ σώματι τῆς δόξης αὐτοῦ, Philippiens 3.21 ; Romains 8.23).

Si la propitiation était préfigurée en premier rang dans l’Ancienne alliance par les immolations de victimes, la sanctification, sous sa forme négative encore de purification de la souillure, était indiquée, quoique en sous-ordre, dans la symbolique du culte théocratique. Nous rattachons a cette idée les ablutions ordonnées dans des cas divers, et l’expulsion d’un des deux boucs livré à Azazel dans le rituel du grand jour des expiations, en même temps que l’immolation de l’autre signifiait la propitiation (voir Lévitique 16).

Comme l’analyse des actes qui suivent la justification appartient soit à notre troisième chapitre traitant de l’office royal de Christ, soit à l’eschatologie, soit à la Morale chrétienne, nous avons seulement à indiquer ici par quel procédé la sanctification et la glorification qui y est comprise, découle de la justification telle qu’elle a été définie. Parmi les tentatives faites pour établir le rapport entre la justification et la sanctification, nous citerons la conception forensique ou mécanique et la conception psychologique ou démonstrative.

La conception que nous appelons forensique ou mécanique est celle déjà réfutée qui consiste à étendre l’imputation de la justice de Christ à la sanctification de l’homme.

La conception psychologique ou démonstrative est celle qui rattache la sanctification à la justification comme une démonstration de la reconnaissance éveillée en l’homme par le pardon dont il a été l’objet.

Chose curieuse, cette conception fut familière au Réveil, que son point de vue déterministe et la répugnance excitée chez lui par toute affirmation de la liberté humaine, semblait devoir en détourner.

Nous la trouvons éloquemment exprimée dans le discours d’Ad. Monod : La sanctification par le salut gratuit, en ces termes :

« Comment l’homme incapable de faire une seule bonne œuvre, en sera-t-il rendu capable ? Ce sera sans contredit en ôtant l’obstacle qui empêchait ces bonnes œuvres. Il ne pouvait pas en faire, parce qu’il n’aimait pas Dieu, et il n’aimait pas Dieu parce qu’il avait peur de lui. Il faut ôter cette peur ; il faut dispenser du châtiment ; il faut pardonner : c’est ce que fait l’Evangile… Quel était donc le sentiment que Dieu a jusqu’ici trouvé en moi ? N’était-ce pas de l’indifférence ? N’était-ce pas de l’ingratitude ? N’était-ce pas de la haine ? Eh ! comment l’aurais-je aimé quand il me condamnait ? Mais comment ne l’aimerais-je pas, quand il m’a pardonné ? Oui, parce que tu m’as donné la paix, Seigneur, je t’aime, et parce que je t’aime, je garderai tes commandements… Voilà enfin un homme capable de faire de bonnes œuvres ; et cet homme, qu’est-ce qui l’a rendu tel ? La foi au pardon gratuit. Cette foi lui a donné la paix, par la paix l’amour, par l’amour l’obéissance. »

Le vice de cette conception est de passer sous silence un élément essentiel du problème, l’œuvre du Saint-Esprit, et de rattacher un effort aussi prolongé et aussi considérable que celui de la sanctification chrétienne, avec ses luttes et ses vicissitudes diverses, à une cause aussi infirme et aussi capricieuse que la reconnaissance et l’amour de l’homme, même de l’homme justifié.

A ces deux conceptions forensique et psychologique, nous opposons la conception dynamique, selon laquelle la sanctification est une conséquence naturelle, nécessaire et, ajouterons-nous, rationnelle de la réconciliation une fois opérée entre Dieu et l’homme. C’est en effet la même puissance divine qui, une fois la rédemption accomplie, a ressuscité Christ d’entre les morts : τὴν δύναμιν τῆς ἀναστάσεως αὐτοῦ : Philippiens 3.10, qui, communiquée au croyant justifié, renouvelle successivement son âme (Éphésiens 1.19 ; cf. Romains 6.4-5), et son corps (1 Corinthiens 6.14) ; et le porteur de cette puissance de résurrection morale et physique est l’Esprit de Christ : ὁ ἐγείρας Χριστὸν ἐκ νεκρῶν ζωοποιήσει… : Romains 8.11.

De même en effet qu’une eau courante retenue par la vanne d’une écluse, ne demande qu’à s’écouler, dès que l’obstacle qui empêchait son mouvement naturel a été levé, la force du Saint-Esprit, destinée dès le commencement à l’humanité normale, annoncée et prédite à diverses, reprises par la prophétie de l’A. T. (Ésaïe 44.3 ; Ézéchiel 47.1-12 ; Zacharie 13.1), mais retenue par le ban de condamnation qui pesait sur l’humanité déchue, a pu reprendre dès l’accomplissement de l’œuvre de la rédemption (Jean 7.39) son cours normal et nécessaire, du jour de la Pentecôte à la Parousie, dans le sein de l’humanité réconciliée et dans chaque individu racheté et justifié.

La plupart des comparaisons par lesquelles le N.T. figure le rapport de la sanctification à la justification, des bonnes œuvres à la foi vivante dans l’existence individuelle, sont empruntées à la nature organique et spécialement au règne végétal : σύμφυτοι, Romains 6.5 ; συμμορφούμενος, Philippiens 3.10. C’est que dans l’ordre spirituel comme dans la nature, il y a ici un fait de production et non de simple superposition. Dans la parabole du Cep et des sarments, Jean 15.1 et sq., nous pouvons continuer l’interprétation du Maître en disant que la foi est le nœud qui unit le sarment au cep, et que l’esprit est la sève qui communique la substance de l’un à l’autre.

Cette conséquence de la propitiation accomplie est si nécessaire, que dans plus d’un passage, la purification morale de l’individu est directement et par brachylogie rattachée au sang de Christ (cf. 1 Pierre 1.18 ; 1Jean 1.7 ; cf. Tite 2.14 ; Hébreux 9.14), comme à la condition première et à la garantie efficace de l’œuvre entière du salut. Dans la parabole précitée, la production du fruit n’est plus même placée sous la catégorie de l’obligation, mais d’une nécessité de nature. Jésus ne dit pas : Vous devez porter, mais : οὗτος φέρει καρπὸν πολύν (Jean 15.5).

Les caractères de la sanctification s’opposent à ceux que nous avons attribués à la justification sous les quatre chefs suivants : elle est consécutive à la justification ; elle est interne, résidant en l’homme lui-même et non en Dieu comme la justification ; elle est progressive au lieu d’être absolue ; elle est intermittente, sujette à des déchéances et à des reculs momentanés, au lieu d’être continue.

La justification est achevée dès l’instant de la conversion ; la sanctification, dès la mort du corps ; la glorification, dès la résurrection du corps ; et sous ces différents rapports, il y a similitude entre la carrière du croyant et celle de Christ, en ce que Christ a été juste dès le commencement de son existence terrestre, a accompli sa sanctification dans sa mort et sa glorification dès sa sortie du tombeau.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant