Si vous prenez la Bible dans son ensemble, vous ne lui trouverez qu’une intention, qu’un but, qu’un sens, qui est spirituel. C’est le triomphe de l’esprit sur la chair, l’adoration de Dieu en esprit et en vérité.
Mais aussitôt que vous descendez de cette hauteur, de cette vue d’ensemble, dès le premier pas que vous faites dans le détail, vous rencontrez deux ordres d’idées, et deux ordres de textes qui y correspondent.
Et d’abord, des choses purement temporelles ou matérielles, et des textes relatifs à l’ordre temporel.
Leur sens n’est ni incertain, ni double. Si rien n’indique clairement ou ne révèle expressément une intention allégorique (symbolique, type, préfiguration), il faut rester dans le sens propre.
Nous ne condamnons pas, au contraire nous louons l’intention des hommes pieux qui ont détourné vers un sens plus élevé des passages de l’ordre temporel ; cela tenait au besoin de spiritualiser tout. Ainsi Quesnel, lorsqu’à propos de ces paroles : Les mages s’en retournèrent en leur pays par un autre chemin, (Matthieu 2.12) il observe que :
nous ne retournerons jamais au ciel que par un autre chemin que celui qui nous en a éloignés.
Que tout serve à éveiller des idées spirituelles chez les hommes spirituels, rien de mieux sans doute ; mais il s’agit ici d’interprétation et d’enseignement, et nous ne pouvons rien voir de sérieux dans une interprétation arbitraire et relâchée. Il semble qu’on ait badiné avec la Bible à mesure qu’elle était plus respectable, et que tout comme Dieu a livré le monde aux vaines disputes des hommes, il ait livré sa Parole à la frivolité de leur imagination. Aucun livre humain n’a été, sous ce rapport, tourmenté et raillé comme l’Écriture sainte. Le prédicateur ne peut pas alléguer pour excuse qu’il ne prétend pas interpréter, mais que seulement il cherche dans une parole sacrée un point de départ pour son enseignement : l’excuse ne vaut rien ; car toujours est-il qu’annoncer un texte, dire qu’on va prêcher sur un texte, c’est dire qu’on l’expliquera, ou qu’on prouvera la vérité qui y est contenue, en un mot, qu’on le prendra au sérieux. Les prédicateurs catholiques ont beaucoup contribué, par le choix ou l’interprétation de leurs textes, à diminuer le respect dû à la parole divine. Lorsqu’on voit Massillon interpréter avec tant de légèreté un texte fort claira, il ne faut pas s’étonner de tout ce qu’ont fait dans le même genre des écrivains moins graves ; de voir, par exemple, un écrivain, traitant de l’abolition de la peine de mort, prendre pour épigraphe ces mots de saint Paul : Toi donc, ô homme, qui que tu sois qui condamnes les autres, tu es inexcusable. (Romains 2.1)
a – Dans l’Homélie sur Lazare Jean 11.30 et dans le Sermon sur la confession, Jean 5.3.
Il faut bien distinguer entre l’extension (catachrèse) et la métaphore. Il n’y a que simple extension du sens quand on prend ces mots : Votre force sera de vous tenir en repos, (Esaïe 30.15) pour texte d’un sermon sur l’obligation d’attendre en paix, et sans s’agiter inutilement, la délivrance de l’Éternel. Mais serait-il également permis à celui qui veut prêcher sur la nécessité de se rapprocher de Jésus-Christ dans les heures de trouble et d’obscurité, de prendre pour texte ces paroles : Demeure avec nous ; car le soir commence à venir, et le jour est sur son déclin ? (Luc 24.29.) Je ne le crois pas ; il y a ici plus qu’extension ; il y a métaphore, et même jeu de mots.
Un abus donne le signal d’un autre. Ceux qui veulent voir dans toutes les images des réalités suscitent l’erreur opposée, qui ne veut voir dans les réalités que des images. L’idéalisme naît du réalisme. Entre les mains de celui-ci tout a pris corps ; tout perdra corps entre les mains de l’autre. L’un a vu des types partout ; l’autre partout verra des mythes. Quand on abandonne les règles fixes du sens commun, tout peut être mis en question, et aucun sens n’est à l’abri. La raison a des principes communs d’homme à homme, l’imagination n’en a point ; car l’une a pour base le principe d’identité, l’autre celui d’analogie ou de similitude.
Je parle ici de fixer le sens ou l’intention d’un passage ; car du reste je sais que le germe de l’allégorie est partout, et qu’il n’est pas d’objet qui ne puisse servir d’image à quelque autre. La Bible est propre à cet usage comme la création, mais ni plus ni moins. C’est en tant que les choses temporelles qui se trouvent dans la Bible font partie du monde visible, que je dirai de la Bible ce que M. de Sacy dit du monde :
Qu’il a été créé non seulement pour manifester la puissance de Dieu, mais pour peindre les choses invisibles dans les visibles.
Mais, sur ce pied, ces choses, c’est le monde et non la Bible.
Les textes temporels doivent donc, à moins d’indication précise, rester dans le sens temporel. L’allégorisme livre tout au hasard, et ceux qui en font usage au profit d’une tendance, favorisent sans le savoir la tendance contraire.
Passons maintenant aux choses de l’ordre spirituel et aux textes qui s’y rapportent. – Il y en a de deux sortes : les unes purement spirituelles, dont la réalité est tout entière dans le monde invisible ; les autres mixtes, qui sont spirituelles aussi, mais qui, combinées avec des faits de l’ordre temporel, prennent place dans le temps et dans l’espace.
Les secondes ne sont pas spirituelles par allégorie ; elles le sont essentiellement, ou en elles-mêmes ; elles renferment, elles expriment les mêmes vérités que les premières ; mais enfin elles ne sont spirituelles que par un côté, dont il faut se contenter. Tout ce que la matière et le temps joignent d’accidentel au fait spirituel, demeure matériel et temporel. Il ne faut pas vouloir spiritualiser cet élément. Ce serait vouloir enchâsser le diamant dans le diamant : – sans profit ; car il n’en est pas du diamant de la vérité comme des autres ; son prix ne dépend point de son volume, mais de sa pureté et de son feu. [C’est donc à tort que] l’on a dit que Jacob croisant ses bras sur deux de ses enfants signifie qu’il n’y a point de bénédiction que sous la croix ; – il s’ensuivrait que les autres enfants de Jacob n’ont point été bénis. On a dit [à tort aussi,] que :
quand il n’y a qu’une victime, c’est pour rappeler que Christ est la victime unique, et que quand il y en a deux, c’est pour indiquer que Christ devait souffrir à deux reprises, en Gethsémané la nuit, et sur Golgotha le jourb.
b – G. Monod Explication de l’Écriture, page 118.
Le régime, l’éducation du peuple juif sont choses spirituelles. Dans l’ensemble de son histoire, il est l’image la plus parfaite de l’individu et du chrétien sous la direction de Dieu. Ce que nous disons de l’ensemble, nous pouvons le dire des grands traits. L’entrée d’Israël dans Canaan à force armée, n’est pas seulement l’image, mais l’exemple de l’obéissance et de la résolution du chrétien, appelé comme le Juif à combattre et à souffrir. La foi est l’âme de l’un et de l’autre. (Voir Hébreux 11) – La manne du septième jour est un exercice de foi et de confiance. Mais si l’on veut voir dans la manne la distribution de l’Esprit de Dieu aux fidèles, dans chacun des ennemis rencontrés par les Juifs la figure de chaque obstacle que rencontre l’âme dans le chemin de la vie, on dépasse arbitrairement la limite, on donne lieu à une sorte d’amusement sur les matières les plus graves, on rend tout problématique en voulant rendre tout certain.
Il ne faut pas objecter les figures et les types indiqués dans la Bible. Ils m’indiquent, entre autres choses, que tout n’est pas type et figure ; si tout l’était, rien ne le serait.
Quant aux textes qui sont purement spirituels, qui expriment quelque idée ou quelque fait du monde moral, nous comprenons dans leur nombre ceux qui sont compliqués d’une circonstance temporelle trop insignifiante pour être prise en considération.
Dans ces textes, il faut distinguer différents ordres ou degrés de spiritualité. Le texte est plus ou moins spirituel selon que l’idée est plus ou moins distincte, l’objet plus ou moins élevé, le sentiment plus ou moins profond.
[La foi des aveugles (Matthieu 20.29-34), qui crient : Seigneur, fils de David, aie pitié de nous, etc., quoique réelle, est-elle un modèle de la foi chrétienne dans son idéal ? Il y a donc là spiritualité, mais spiritualité inférieure. Tout ce que sentirait un chrétien par rapport à Jésus-Christ ne s’y trouve pas. – Dans les hosanna de la multitude, (Luc 19.37-38) il y a tout le système chrétien, si l’on veut. Cette multitude avait le sentiment confus que le Christ était un roi béni, et que dans sa venue il y avait paix pour les hommes et gloire à Dieu. Mais il est plus que douteux que ces sentiments fussent clairs, distincts et complets. Il y aurait abus à entendre ces paroles comme on les prendrait si elles étaient prononcées par un Paul, un Pierre, un Jean, après l’envoi du Saint-Espritc.]
c – Voyez, comme exemples du même genre dans l’Ancien Testament, Jérémie 13.16 et 20.7