Ne pensez point que je suis venu abolir la loi et les prophètes ; je suis venu, non les abolir, mais les accomplir ; car je vous dis en vérité que, jusqu’à ce que le ciel et la terre passent, il n’y aura rien dans la loi qui ne s’accomplisse, jusqu’à un seul iota, et à un seul trait de lettre. Celui donc qui aura violé l’un de ces plus petits commandements, et qui aura ainsi enseigné les hommes, sera estimé le plus petit dans le royaume des cieux ; mais celui qui les aura observés et enseignés, celui-là sera estimé grand dans le royaume des cieux. Car je vous dis que si votre justice ne surpasse celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux.(Matthieu 5.17-20)
Il fut un temps où tout le monde semblait honorer Jésus-Christ. De toutes les parties de la Judée, on accourait, on se pressait autour de lui pour écouter ses paroles. Une immense multitude, affamée de l’entendre, couvre aujourd’hui les pentes d’une colline où Jésus est monté avec ses disciples. Il ouvre la bouche ; il enseigne ses apôtres, et, avec ses apôtres, tout ce peuple qui fait silence pour ne pas perdre un mot de ses enseignements.
Que va leur enseigner ce divin Rédempteur ? La rédemption, pensez-vous ? la grande nouvelle de la rémission des péchés ? Il va probablement déployer à leurs yeux ses pouvoirs de Médiateur et de Sauveur ? Nullement. Ce n’est pas le prédicateur de la grâce qu’ils vont entendre, c’est le prédicateur de la justice. – Pourquoi vous en étonner ? Pourquoi Jésus débuterait-il par d’autres enseignements ? A quoi bon parler de grâce à qui ne croit pas en avoir besoin ? Et comment en sentirait-on le besoin si d’abord on ne connaissait toutes les exigences et toute la sainteté de la loi qu’on a transgressée ? Il est donc naturel que celui qui est le Saint de Dieu aussi bien que le frère aîné de l’humanité, prêche la justice avant de prêcher la grâce.
Mais dans cette multitude qui l’écoute, il y a deux sortes de personnes. Il y en a qui haïssent la loi, et toute loi, parce qu’une loi est un frein, une limite, et que leurs passions n’en veulent point accepter. Il y en a qui professent un grand respect pour la loi de Moïse, qui se piquent d’en être les observateurs les plus rigides, et à qui cette affectation d’obéissance et de scrupule a valu, parmi le peuple juif, beaucoup de considération et d’autorité.
Les uns et les autres se disent probablement : Que va nous enseigner ce nouveau docteur ? Il y a déjà une loi, une loi réputée divine, une loi jugée parfaite, une loi très rigoureuse. Que reste-t-il à faire à Jésus ? Va-t-il peut-être abolir, ou du moins mitiger la loi ? « Ah ! disent les premiers, dans ce cas il est le bienvenu ! » – « A Dieu ne plaise, disent les seconds, qu’il abolisse cette loi qui fait notre gloire, notre puissance, et qui, en tombant, nous entraînerait dans sa chute ! Qu’il la confirme donc, ou qu’il soit jugé faux prophète ! »
Jésus, qui lit dans le cœur des uns et des autres, répond à leur pensée. Ne croyez pas, dit-il aux premiers, que je sois venu abolir la loi ; et de ce seul mot, il réduit à néant leurs folles espérances. Folles dans tous les cas, puisque, si ce docteur parle en son propre nom, il n’a évidemment pas le droit d’abolir ou d’altérer la loi, et que, s’il vient de Dieu, il est impossible qu’il l’abolisse, car se serait abolir Dieu lui-même. La loi est nécessaire entre Dieu et la créature ; la loi est essentielle à notre nature morale, notre conscience nous disant à tous que nous avons des devoirs et que nous sommes faits pour obéir ; la loi est éternelle comme nos rapports avec Dieu et comme Dieu même ; la loi, c’est la vérité dans l’ordre moral : or la vérité peut-elle être abolie ? Peut-il arriver un temps, des circonstances peuvent-elles survenir, une dispensation peut-elle se prévoir, où la vérité cessera d’être la vérité, où l’homme ne sera plus l’homme, où Dieu ne sera plus Dieu ? C’est alors seulement que la loi ne serait plus la loi. Elle peut s’accomplir avec plus ou moins de facilité, dans des circonstances plus ou moins favorables ; elle peut recevoir telle ou telle forme, telle ou telle expression ; mais abolie ou altérée ? elle ne peut l’être jamais. Aussi Jésus dit aux uns : Je ne suis pas venu pour abolir la loi. – Je suis venu, dit-il aux seconds, je suis venu pour accomplir. Ce seul mot leur donne déjà de l’inquiétude. Qu’est-il besoin d’accomplir cette loi ? N’est-elle pas parfaite ? Que reste-t-il à faire que de la maintenir religieusement ?
Un moment, Jésus-Christ paraît entrer dans leur pensée : Pas un iota, dit-il, de cette loi, pas un trait de lettre des mots dont elle se compose ne restera sans accomplissement, jusqu’à ce que la terre et les deux disparaissent. Mais il continue de s’expliquer. Cet accomplissement n’est pas ce qu’ils entendent. Il s’agit de passer de la lettre qui tue à l’esprit qui vivifie, d’une obéissance extérieure et matérielle à une obéissance intérieure et spirituelle, de l’œuvre des mains à celle du cœur, de l’offrande des biens à celle de nous-mêmes, du sacrifice des boucs et des génisses à celui du sacrificateur. Il ne s’agit pas d’une nouvelle loi, mais d’un esprit nouveau, ni de pratiques nouvelles, mais d’une seconde naissance. L’ancienne loi avait dit : Faites ; la loi nouvelle dit : Soyez.
Ceci ne fait le compte ni des premiers, pour qui l’ancienne loi était déjà trop pesante, ni des seconds, qui sentent que, pour eux, le nouveau joug serait dix fois plus lourd que l’ancien. Car donner ses biens, son temps, les mouvements de son corps, l’œuvre de ses mains et même l’attention de son esprit, cela peut se faire, et quand on l’a fait, on est quitte ; mais donner son cœur, changer de nature, devenir un homme nouveau, qui le peut ? et ceci, d’ailleurs, enlève toutes les limites de l’obéissance. Car la loi que Jésus proclame aujourd’hui, de sa nature est infinie. Elle ne dit jamais : c’est assez. Ce que cette loi nouvelle demande, ce n’est pas la soumission de notre volonté propre, mais son anéantissement ; ce n’est pas un partage équitable avec Dieu, mais l’abandon, entre ses mains, de tout ce que nous avons et de tout ce que nous sommes. Or, que plutôt (semblent dire les pharisiens) on triple le nombre de nos devoirs, de nos offrandes, de nos jours sacrés ; qu’on multiplie et qu’on aggrave toutes les observances, et qu’on nous tienne quittes de cette loi nouvelle : à ce traité, si dur en apparence, nous sommes sûrs de gagner encore.
La justice que prêche notre Seigneur n’est pas seulement effrayante pour la faiblesse des pharisiens, elle est mortifiante pour leur orgueil. On leur déclare qu’une justice comme la leur ne donne aucun accès au royaume des cieux. Eux-mêmes, les saints et les justes par excellence, s’en trouvent donc exclus. Ils avaient gravi, tout haletants, tout meurtris, tout couverts de sueur, les escarpements de la loi ; ils croyaient en avoir atteint le sommet ; ils étaient arrivés là-haut rendus, brisés de fatigue, et se payaient de leurs peines en jetant sur la vallée, où tant d’autres sont demeurés, un regard de dédaigneuse pitié. Or, on leur apprend qu’ils se trompaient, qu’ils ne sont point arrivés, que ce sommet n’est pas même un plateau, que ce chemin n’est pas le chemin, et qu’au regard de la loi spirituelle, ils ne sont pas plus avancés que ceux qui sont restés dans la plaine. Quelle mortification, et quel désappointement ! Ah ! sans doute que toute cette peine ne serait point perdue si, au lieu de vouloir amasser un trésor de propre justice et de vaine gloire, ils eussent voulu témoigner à Dieu, par leurs actes, que leur cœur était à lui, que leur âme du moins soupirait après lui. Mais leurs actes n’ont été qu’une forme, un simulacre d’obéissance, un défi, pour ainsi dire, jeté d’en bas à la sainteté du Très-Haut ; n’ayant effectivement rien semé, ils ne peuvent rien moissonner.
Ne négligeons pas de le dire : l’orgueil des pharisiens est même plus grand qu’il ne le semble d’abord. Car, alors même que Jésus n’aurait rien ajouté, rien substitué aux obligations de l’ancienne loi, les pharisiens ne pouvaient, sans présomption, se flatter de l’avoir accomplie. Il est impossible d’admettre qu’ils l’eussent observée sans relâche et de point en point. Ils en avaient certainement laissé tomber à terre plus d’un iota et plus d’un trait de lettre. Mais, quoi qu’il en soit, ils sont condamnés et déchus au point de vue de la loi spirituelle. Toutes ces observances, tous ces rites si soigneusement accomplis, n’étaient que des symboles, des ombres, et ils ont pris l’ombre pour le corps. Il y avait dans la loi de Moïse une loi spirituelle, une loi d’obéissance intérieure, une loi d’amour, qu’ils eussent pu discerner s’ils l’eussent voulu ; et de fait, plusieurs, parmi les Juifs, avaient bien su la discerner. C’est de cette loi spirituelle, non de l’autre, que Jésus nous dit dans mon texte qu’il ne se perdra pas un iota, pas un trait de lettre. C’est cette loi spirituelle qu’il eût fallu observer avec amour. C’est cette loi spirituelle qui les condamnera. Car, si déjà ils eussent dû, comme l’avaient fait plusieurs, discerner le corps de Christ dans l’Ancien Testament, combien plus, s’ils eussent été sincères, eussent-ils discerné dans l’Ancien Testament la pensée et l’esprit de Christ !
Ainsi, par deux mots, Jésus a confondu l’espérance des uns, qui désirent l’abolition de la loi, et l’orgueil des autres, qui en désirent le maintien. Non seulement il n’est pas venu pour l’abolir, mais il est venu pour l’accomplir. Grande parole ! Serait-ce une parole vaine ?
Non certes ; car, dans tous les sens possibles, Jésus a accompli la loi. Accomplir une loi, c’est la porter à la perfection ; accomplir une loi, c’est y satisfaire. Ces deux idées se réunissent dans l’esprit de notre Seigneur. Or, sous ces deux rapports, il a accompli la loi ; et c’est même pour cela qu’il est venu.
Il fallait que quelqu’un vînt pour cela ; parce que la loi n’était pas accomplie, et parce que nul homme sur la terre n’était capable de l’accomplir. Si Jésus n’était pas, dans ce but, descendu des hauteurs de sa gloire, quel fils d’homme, quel Moïse, quel Jean-Baptiste, quel prophète eût pu dire à Dieu : Tu ne prends point plaisir au sacrifice ni au gâteau ; mais tu m’as percé les oreilles ; alors j’ai dit : Voici, je viens[h] ?
[h] Psaume 40.7-8
Jésus-Christ, fils de Dieu et fils de l’homme, Jésus-Christ, parfait en vérité, en sainteté, en amour, est venu pour accomplir la loi, et l’a, en effet, accomplie.
Il l’a accomplie dans ses enseignements, où il la résume (c’est-à-dire en rassemble les traits principaux) et la spiritualise (c’est-à-dire nous en fait connaître l’esprit, le sens intime, toute la portée, toute l’étendue, toute la force). L’Evangile, à cet égard, est une seconde édition, perfectionnée de main de maître, c’est-à-dire de main divine, des écrits de l’Ancien Testament. C’en est, si l’on aime mieux, une divine traduction. La loi spirituelle, je l’ai déjà dit, se trouvait dans l’Ancien Testament, mais elle n’y pouvait être discernée que par les Juifs spirituels, et son vrai sens échappait à tous les autres ; c’était comme une similitude ou une parabole, dont l’Esprit donnait la clef aux hommes de bonne volonté. Jésus-Christ l’a traduite dans une langue intelligible à tous ; la loi, désormais, est spirituelle pour tous, même pour ceux qui ne sont pas spirituels ; ils sont tous contraints de reconnaître que c’est leur cœur qu’on leur demande, et qu’aussi longtemps qu’ils n’ont pas donné leur cœur, ils n’ont rien donné.
Jésus-Christ a encore accompli la loi dans sa vie. Traduction, s’il se peut, plus parfaite encore que l’autre. Jésus-Christ, par la suprême pureté de son caractère, par son abandon entier à la volonté divine, par l’incomparable perfection de son obéissance, et par la plénitude surabondante de sa charité, est la loi personnifiée. Qui contemple Jésus-Christ, contemple la loi. Qui vit en Jésus-Christ, vit dans la loi, est un avec la loi. C’est pour le coup que nous savons que la loi parfaite est une loi humaine, puisque celui qui l’a parfaitement accomplie était parfaitement homme, et qu’en lui c’est l’homme qui a accompli la loi.
Mais il y a deux choses dans toute loi : l’injonction (ou le précepte), la sanction (ou la peine). Une loi qui manque de sanction, ou à la violation de laquelle aucune peine n’est attachée, n’est pas une loi. Or, voici la merveille. C’est que nul n’a, sous ce dernier rapport, accompli la loi, ou satisfait à la loi sur cette terre, sinon Celui qui l’avait parfaitement accomplie sous le premier rapport, c’est-à-dire par son obéissance. Et en effet, nulle créature ici-bas ne peut dire, n’oserait dire que, par ses souffrances, elle a satisfait à la loi. Chacun voudrait se le persuader, et trouver dans le mal qu’il souffre l’expiation du mal qu’il a fait. Nul n’y parvient. La conscience, rebelle et sourde à toutes les suggestions de notre sens charnel, s’obstine, à travers toutes nos souffrances, à déclarer qu’elle n’est pas satisfaite ; et le pécheur qui a le plus souffert, n’est pas, d’une épaisseur de cheveu, plus près de la paix que le pécheur le plus fortuné. Donc, disons-le hardiment, de l’aveu de toutes les consciences, la loi ne trouve pas sa satisfaction ou son accomplissement dans nos souffrances. Mais elle l’a trouvé dans l’incarnation du Fils de Dieu. Je dis l’incarnation, parce qu’assurément l’incarnation, la dégradation de la divinité à la nature humaine, la venue du Saint dans une chair de péché, est le plus complet, le plus absolu, en même temps que le plus mystérieux et le plus impénétrable des sacrifices, dans quelque sens qu’on veuille prendre ce mot. Jésus-Christ s’est sacrifié en s’incarnant, et son agonie en Gethsémané, sa mort en Golgotha, ne sont que le comble de sa passion, et le dernier terme de sa mort ; car sa passion et sa mort ont commencé avec sa vie. Et c’est ici le moment de dire qu’ainsi la loi des rites ou des symboles, instituée dans l’Ancien Testament, se trouve accomplie, et, par là même, abrogée.
Mais il ne suffit pas que la loi s’accomplisse en Jésus-Christ ; il faut que, par lui, elle s’accomplisse en nous. En ce point essentiel, comme en tous les autres, Jésus-Christ a été fidèle à sa parole. Et comment ? En déposant dans le cœur de ceux qui croient en lui le véritable esprit de la loi, et le véritable principe de l’obéissance.
Le véritable esprit de la loi, c’est l’amour. L’amour, nous dit l’Evangile, est la fin du commandement, l’accomplissement de la loi, le lien de la perfection. Le véritable principe de l’obéissance, c’est la liberté. La liberté seule est capable d’obéir ; qui n’est pas libre ne saurait prêter à la loi une véritable obéissance ; il cède, il plie, il n’obéit pas ; c’est pour que nous puissions obéir que nous avons été faits libres. Or, avant Jésus-Christ, on n’avait pas, et hors de Jésus-Christ on ne saurait avoir ni le véritable esprit de la loi, qui est l’amour, ni le véritable principe ou la véritable condition de l’obéissance, qui est la liberté.
Comment l’amour, un généreux et joyeux amour de Dieu, aurait-il pu éclore dans des cœurs resserrés et glacés par le sentiment de leur culpabilité, et qui, ayant passé leurs jours à offenser Dieu, ne pouvaient le voir ou se le représenter sous des traits qui pussent le leur faire aimer ? Et, sans aller si loin, comment s’y serait-on pris pour aimer un Dieu qu’on ne connaissait pas, dont la nature, dont l’existence même était mise en question, et auquel l’humanité, dans son désespoir, avait substitué des dieux de son invention, des idoles muettes, quelquefois même des démons ?
Dieu donna une loi ; mais pour ceux dont le regard ne pénétrait pas au-delà du voile, cette loi commandait l’obéissance, une obéissance absolue, et le principe ou la condition de la véritable obéissance, la liberté, n’existait pas, par cela même et par cela seul que l’amour commandé par elle n’existait pas. La liberté qui manquait, c’était la liberté de l’amour. On obéissait des mains, non du cœur ; obéir ainsi ce n’est pas obéir. Les lois humaines peuvent se contenter d’une telle obéissance ; Dieu ne s’en contente pas, et l’homme lui-même ne saurait s’en contenter à l’égard de Dieu. Dans ses rapports avec Dieu, tant que l’homme n’aimera pas, il ne se sentira pas libre et ne le sera pas. La crainte, en bannissant l’amour, bannit la liberté ; or, il est certain (car qui voudrait en disconvenir ?) que la crainte de la mort (et de l’avenir qui doit la suivre) nous tenait, toute notre vie, selon l’expression d’un apôtre, assujettis à la servitude[i].
[i] Hébreux 2.15
Rends-moi la joie de ton salut, s’écriait David, et que l’esprit franc (l’esprit d’affranchissement ou de liberté) me soutienne ![j] Ce cri du roi-prophète est le cri de l’humanité, et Jésus, dans les jours de sa chair, a répondu à ce cri. Il a publié le pardon de Dieu. Il nous a fait connaître que Dieu aime les enfants des hommes, et qu’il les aime comme un Dieu sait aimer. Il a déclaré que la charité de Dieu est au-dessus de toutes ses œuvres, et que Dieu est amour. Chacun, s’il regarde à Christ, peut se croire aimé de Dieu, puisqu’il l’est en effet, et d’un amour sans mesure, comme tout ce qui est en Dieu. Ce n’est pas de son pardon seulement qu’il est assuré, mais de la charité de Dieu, d’une charité toute pleine de sollicitude et de tendres soins, en sorte qu’on dirait que, comme Dieu est le vrai trésor de son âme, son âme est le trésor de Dieu. Il a dans le ciel un père ; que dis-je un père ? une mère ; et ce mot est encore trop faible, puisque Dieu lui-même, dans le prophète, défie l’amour de la plus tendre mère d’être jamais égal au sien. Si jusqu’alors le disciple a respecté la loi, s’il a tâché de l’observer, s’il en a par conséquent senti tout le poids, il est impossible que son cœur ne s’ouvre pas à la joie, ne s’ouvre pas à l’amour, et par conséquent à la liberté. Tout est changé pour lui, dans la vie et dans la mort, dans le temps et dans l’éternité. Tout devient à ses yeux consolation, bénédiction, espérance. Il sait qu’il est aimé, et que c’est Dieu qui l’aime. Tout est là ; toutes les félicités s’y donnent rendez-vous, toutes les douleurs s’y engloutissent. L’amour y naît et l’affranchit ; l’amour, en l’élevant à la vraie liberté, l’élève à la vraie obéissance ; il avait pu, jusqu’à ce jour, mouiller de ses sueurs le sillon de la loi ; il avait pu porter le joug de Dieu comme le bœuf porte celui du laboureur ; il avait fléchi sous une nécessité plus forte : il n’avait pas encore obéi ; de ce jour seulement il commence à obéir.
[j] Psaumes 51.12-14
Il n’est plus sous la loi ; il est encore, et plus que jamais, sous la loi. Il n’est plus sous la loi extérieure, il est plus que jamais sous la loi intérieure. Et cette loi, il la révère, il se réjouit d’en porter le joug, il l’aime comme il aime la grâce ; l’Evangile, à ses yeux, est loi et grâce tout ensemble ; il voit dans la loi et dans la grâce réunies l’expression complète de la volonté de son Dieu, la complète manifestation de sa gloire ; il ne les sépare point l’une de l’autre, il ne préfère point l’une à l’autre ; car dans chacune il trouve l’autre, la grâce dans la loi et la loi dans la grâce, et dans chacune il voit Dieu tout entier. Pour lui, la loi n’est pas seulement parfaite, elle est agréable ; il y trouve plus de douceur que dans le miel et dans ce qui découle des rayons de miel[k]. Soyons-en bien persuadés : au terme, sinon au début, il faut que la loi nous paraisse agréable comme la grâce.
[k] Psaumes 19.11
Cet accomplissement de la loi dans le disciple du Sauveur, s’accomplit encore, si nous pouvons parler ainsi, par les subventions continuelles de son Maître. Nous en avons besoin ; car la loi nous semblera parfaite bien longtemps avant de nous paraître agréable, et peut-être ne nous semblera-t-elle jamais agréable autant qu’elle nous semble parfaite. Mais nous n’avons pas un Christ mort ; nous avons un Christ vivant, sans cesse agissant, et dont les plaisirs, pour parler comme Salomon, sont avec les enfants des hommes[l]. Bien que son joug soit aisé, son fardeau léger[m], et que ses commandements ne soient point pénibles pour ceux que la foi en son nom a rendus victorieux du monde[n], il vient encore, et tous les jours, à leur aide par son Esprit. Il porte leurs croix avec eux. Il les fortifie par une nourriture invisible, et les console par des paroles qu’aucune langue ne saurait traduire. Mais laissons-les eux-mêmes raconter leurs saintes expériences. Nous en parlerions trop mal. Nous nous sommes laissé aller à indiquer ces merveilles ; mais c’est à d’autres, à de plus voisins de la source, à de mieux désaltérés, à nous parler de la pureté brillante et de la fraîcheur de ces eaux salutaires, qui jaillissent en vie éternelle.
[l] Proverbes 8.31
[m] Matthieu 11.30
[n] 1 Jean 5.4
note
Pourquoi Jésus-Christ est venu dans le monde
Nous avons montré que Jésus-Christ est venu accomplir la loi.
C’est Jésus-Christ lui-même qui l’a dit ; nous pouvions bien sans doute le répéter après lui.
Nous espérons que personne n’aura pu, d’après nos paroles., se représenter Jésus-Christ comme un second Moïse, supérieur à l’ancien seulement par la perfection de ses lois et par l’étendue de sa juridiction.
Nous n’avons point oublié, et nos lecteurs sans doute se rappellent aussi cette déclaration du disciple bien-aimé : Moïse a donné la loi ; mais la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ[o]. A Moïse la loi, à Jésus-Christ la grâce, et, avec la grâce, toute la vérité : voilà le partage et la distinction.
[o] Jean 1.17
Il est vrai que Jésus-Christ est un législateur, et, si vous le voulez, un divin Moïse. Mais pourquoi Jésus-Christ est-il le suprême législateur ? Parce qu’il apporte la loi enveloppée dans la grâce, et parce qu’au lieu de la graver sur le marbre, il l’écrit dans les cœurs.
La joie du pardon et la reconnaissance pour Celui qui pardonne sont les deux fidèles secrétaires qui, d’une plume diligente, écrivent la loi dans les cœurs.
Le vrai chrétien obéit parce qu’il aime ; il aime parce qu’il est aimé.
La grâce, le pardon est donc le premier mot de l’Evangile ; l’obéissance en est le dernier.
Et attendu que Dieu pardonne parce qu’il aime, et que l’homme obéit parce qu’il aime, nous pouvons dire encore que l’amour est le premier mot de notre religion et que l’amour en est le dernier.
Mais ce qui est le premier doit rester le premier. Dieu doit être nommé avant l’homme, le bienfait avant la reconnaissance.
Ainsi l’avaient compris les apôtres. Ils se disaient envoyés de Dieu pour annoncer la promesse de la vie qui est en Jésus-Christ[p].
[p] 2 Timothée 1.1
En parlant ainsi, ils parlaient comme leur Maître, qui a déclaré qu’il venait chercher et sauver ce qui était perdu[q] ; qu’il n’était pas venu dans le monde pour le condamner, mais pour le sauver[r], ni pour être servi, mais pour servir.[s]
[q] Luc 19.10
[r] Jean 12.47
[s] Matthieu 20.28
Le pardon, la grâce, voilà ce qu’avant toutes choses il faut proclamer. Il faut, avant toutes choses, apprendre aux hommes qu’ils sont aimés, – quoiqu’ils aient tout fait pour ne l’être pas.
Message redoutable pour ceux à qui il s’adresse, et, par contrecoup, pour ceux qui l’apportent !
Pour ceux à qui il s’adresse : car leur parler de pardon, c’est leur parler de condamnation, et leur dire qu’ils sont sauvés, c’est leur dire qu’ils étaient perdus.
Message redoutable pour ceux qui l’apportent ; car on prendra pour une injure, pour un outrage, pour une malédiction, la bénédiction qu’ils apportent.
L’homme veut être heureux, heureux sur la terre, heureux dans le ciel ; mais il ne veut pas être sauvé.
Parlons-lui toutefois de grâce et de salut ; parlons-lui de l’amour du Père céleste ; car, autrement, de quoi lui parlerions-nous ? et que servirait de lui exposer, de lui imposer une loi parfaite, lorsque, sans la force qui vient de l’amour, il ne peut l’accomplir, ni même l’envisager ?
Oui, parlons au monde de l’amour de Dieu ; mais parlons-en d’abord à nous-mêmes ; embrassons de toute la force de notre misère la grâce du pardon ; croyons à un Dieu apaisé ; croyons à un Père dans les cieux ; réjouissons-nous à la lumière du Soleil de justice qui se lève à l’horizon de notre vie ténébreuse, et qui, avec la lumière, nous apporte la santé dans ses rayons[t] ; accueillons dans notre sein et répandons autour de nous cette espérance glorieuse sans laquelle nous ne pouvons rien, par laquelle nous pouvons tout.
[t] Malachie 4.2
Mais tout le monde voudra-t-il entendre ? Ne le voyons-nous pas, en tous lieux, rompre ces cordages d’amour, déchirer ce filet de miséricorde, et fuir, non plus devant la colère, mais devant la charité de Dieu ? Quel abandon ! Quelle défection ! Quels rires insultants ! Quelle solitude sur cette montagne où la multitude se pressait pour entendre, pour voir, pour toucher Jésus-Christ ! Vous verriez plus de traces d’un torrent qu’auraient desséché les ardeurs de l’été. A quoi bon parler ? A qui parler ? La plupart ne sont plus même à portée de notre voix. – Ah ! parlez néanmoins encore ; parlez toujours ; parlez plus haut que jamais. Qu’il ne soit pas dit qu’il y a eu un moment, un seul moment, où la voix de l’amour divin a cessé de retentir sur la terre. Parlez : les événements, disposés par Dieu lui-même, rendront tôt ou tard à cette multitude des oreilles pour vous entendre. Un grand nombre viendra, de loin, chercher à l’ombre de la croix un abri nécessaire. Le jour n’est pas loin peut-être où ces multitudes auront besoin d’être consolées. Et, dussent-elles ne jamais revenir, il faut que l’hymne de la reconnaissance, encore que soutenu par un petit nombre de voix, soit un hymne perpétuel.