Préparation évangélique

LIVRE III

CHAPITRE I
DE LA THÉOLOGIE NATURELLE DES GRECS

« L’ancienne théologie des Grecs était, dit-il, une sorte de culte naturel enveloppé de fables, une théologie mystérieuse voilée sous des énigmes et des allégories. Pour la multitude, les choses qui frappent les sens sont plus à sa portée que celles qui demeurent cachées sous le voile du mystère, mais celles-ci lui imposent davantage. Ce caractère du culte ancien, nous le trouvons dans les poésies d’Orphée et dans la mythologie égyptienne et phrygienne. C’est particulièrement dans les cérémonies des initiations et dans les rites symboliques en usage dans les sacrifices, que se révèle dans tout son jour la pensée des anciens. Ainsi, par exemple, pour ne pas nous écarter de notre sujet, ils sont tellement persuadés qu’il ne peut y avoir rien de commun entre Bacchus et Junon, qu’ils veillent avec le plus grand soin à ce que les fêtes de ces deux divinités ne soient point confondues. De là vient qu’à Athènes, les prêtresses de Junon, lorsqu’elles se rencontraient, usaient d’une formule de salut qui consistait à interdire absolument le lierre dans le temple de Junon : et ce n’était point par un sentiment de vaine et frivole jalousie, mais c’est que la déesse, présidant aux noces et aux fêtes nuptiales, l’excès du vin sied mal à de nouveaux époux, et un festin nuptial ne doit jamais donner le spectacle de l’ivresse. C’est ce qu’enseigne Platon. L’excès du vin, dit-il, produit dans l’âme et dans le corps un désordre qui devient un obstacle à la fécondité, fin première du mariage. C’est pour la même raison que dans les sacrifices de Junon on ne lui offre pas le fiel de la victime, mais on l’enfouit au pied de l’autel, pour marquer que la société conjugale doit être exempte de courroux et de ressentiment, étrangère à tout sentiment de colère et d’amertume.

C’est surtout dans les fables populaires que l’on trouve ces histoires symboliques. Ainsi on raconte que dans le temps que Junon encore jeune était élevée dans l’île d’Eubée, elle fut enlevée par Jupiter : le dieu la transporta dans un endroit où le Cithéron leur offrit une grotte obscure ou la nature elle-même semblait leur avoir préparé une retraite. Macris, nourrice de Junon, se mit à sa recherche, et comme elle ne voulait laisser aucun endroit de l’île sans le scruter, Cithéron s’opposa à sa sollicitude, et ne lui permit pas de pénétrer dans la grotte, sous prétexte qu’il ne fallait pas troubler les communications de Jupiter avec Latone, qui y avaient lieu en ce moment. Macris ne poursuivit donc point ses recherches, et Junon, que cette ruse avait dérobée aux yeux de sa nourrice, voulant dans la suite en témoigner sa reconnaissance à Latone, ordonna qu’on les honorât toutes deux dans un même temple et sur un même autel. De là les sacrifices de Latone appelés Mychia, d’autres disent Nychia : mais quel que soit celui des deux noms, ils indiquent l’un et l’autre quelque chose de secret et de mystérieux. D’autres disent que c’est Junon elle-même qui, dans ses amours avec Jupiter, donne à Latone le nom de Nocturne. Or lorsque l’alliance de Jupiter et de Junon ne fut plus un mystère et qu’il fut devenu impossible de cacher les suites du commerce qu’elle avait eu au Cithéron, près de Platée, on lui donna l’épithète de Parfaite et de Pronuba.

Maintenant les partisans du sens figuré trouvent à celle-ci une explication moins obscène et plus conforme à la nature. Ils font de Junon et de Latone une seule et même chose : et voici de quelle manière. Junon est la terre comme nous l’avons déjà vu. Latone est la nuit parce que la nuit produit l’oubli (léthô) dans ceux qui se livrent au sommeil : or, la nuit n’est autre chose que l’ombre de la terre. Car lorsque la terre arrive vers le couchant, elle nous dérobe le soleil, et par l’interposition de sa masse elle produit l’obscurité. C’est elle aussi qui opère la décroissance de la pleine lune ; parce qu’à mesure que la lune tourne, l’ombre de la terre se projette sur sa lumière et finit par la faire disparaître entièrement.

Nous avons encore une autre preuve que Junon est la même que Latone : la voici. Nous donnons à la fille de Latone le nom de Diane, mais nous l’appelons aussi Lucine. De même Junon et Latone ne sont que deux dénominations différentes de la même divinité. De plus, le fils de Latone s’appelle Apollon, et le fils de Junon : or, ces deux noms ont la même signification. Mars ou Arès tire son nom d’un mot grec qui signifie secourir, parce qu’il guérit les blessures reçues dans les luttes et les combats. Apollon est ainsi appelé d’un autre mot qui signifie délivrer, parce qu’il délivre les hommes des maux qui affligent leurs corps. Aussi les deux astres les plus éclatants, qui approchent le plus de la nature du feu, se nomment l’un Apollon, c’est le soleil, l’autre Mars, qui offre l’aspect d’un foyer allumé. D’ailleurs, il n’y a, certes, pas d’absurdité à faire une même divinité de la déesse qui préside aux noces et de la mère de Lucine et du soleil. Car la fin du mariage c’est la naissance des enfants : or, naître c’est passer des ténèbres à la lumière du soleil, selon ce que dit très justement le poète :

« Lorsque la déesse qui préside aux douleurs de l’enfantement l’eut mis au jour et qu’il vit la clarté du soleil. »

C’est avec raison que le poète nous met d’abord sous les yeux les douleurs de l’enfantement ; puis il fait consister la naissance à voir le jour. C’est donc la même déesse qui préside aux mariages, et qui veut que la fin en soit la naissance des enfants.

Mais peut-être faut-il donner à cette fable un tour plus simple. Junon ne voulant plus, dit-on, habiter avec Jupiter, et se cachant pour éviter tout rapport avec lui, le dieu ne savait quel moyen employer pour la ramener : enfin, dans ses courses par le monde, il rencontra un homme de la contrée, nommé Alalcomène, qui lui donna le conseil de tromper Junon, en feignant de contracter un nouveau mariage. En conséquence, de concert, ils coupèrent secrètement un très beau chêne auquel ils donnèrent la forme d’une femme et des habits de mariée ; ils l’appelèrent Dédale ; puis ils chantèrent l’hymne nuptial.

Épithalame.

Les nymphes, filles de Triton, préparent les bains ; la Béotie retentit des sons du chalumeau ; elles apprêtent leurs festins voluptueux. Junon ne peut tenir à la vue de tout cet appareil ; elle quitte les sommets de Cythéron, suivie de femmes de Platée, et vole auprès de Jupiter, l’indignation et la jalousie sur le front. Mais, instruite de la ruse, soudain son cœur change ; elle accueille la fraude avec grâce et hilarité, et se charge elle-même du soin de conduire la nouvelle épouse. Elle décerna des honneurs à la statue et donna à la fête le nom de Dédale. Cependant sa jalousie ne fut satisfaite que lorsqu’elle eut brûlé ensuite le bois inanimé.

Voilà la fable ; en voici le sens : La discorde, d’où résulte la désunion entre Jupiter et Junon, n’est autre chose que le combat et l’incompatibilité des éléments, lorsqu’ils ne sont pas contenus dans de justes proportions entre eux. Dans cet état d’anomalie et de collision, il se fait entre les éléments une guerre terrible qui menace de destruction tous les êtres. Si la cause du mal vient de Jupiter, c’est-à-dire de la chaleur ou de l’élément igné, la terre se consume de sécheresse. Si, au contraire, la cause se trouve dans quelque injure qui excite le courroux de Junon, c’est-à-dire l’élément de l’eau et du vent, la pluie tombe par torrents et envahit l’univers. Il sera arrivé vers ces temps-là quelque déluge semblable qui abîma particulièrement la Béotie ; et du jour que les plaines reparurent, après que les eaux se furent retirées, la beauté que rendit à l’univers la sérénité du temps, fut attribuée à la réconciliation et à la bonne intelligence des dieux. La première production de la terre qui laisse apercevoir son sommet au-dessus des eaux, fut le chêne, arbre chéri des mortels, parce qu’ils trouvent en lui la subsistance et le salut. Car, ce n’est pas seulement pour les hommes pieux, mais en général pour tous ceux qui échappent au fléau, que la cime de cet arbre, comme le chante Hésiode, porte le gland et que son tronc sert de retraite aux abeilles. »

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