Elles s’unissent et se fondent dans l’Écriture. — La Bible soustrait tout ensemble et assujettit à la loi. — Son but final est de former la « justice de la loi » chez les croyants. — Ce rapport n’a pas toujours été maintenu. — Tendances contraires : Pélagianisme, Antinomianisme (Luthéranisme). — La loi, plus sainte, plus impérieuse sous la dispensation de grâce. — Le principe d’amour y absorbe ceux d’obligation et d’intérêt sans les annuler. — La loi conduit à Christ et Christ ramène â la loi. — C’est la question indivisible du salut gratuit et de l’obligation morale.
On pousse souvent outre mesure l’antithèse de la dispensation légale et de la dispensation évangélique, antithèse réelle, mais non absolue. En principe, nous venons de le dire, les deux dispensations se distinguent jusqu’à paraître s’exclure, l’une reposant sur l’obéissance et sur les œuvres, l’autre sur la grâce et sur la foi. En fait, elles s’unissent jusqu’à ne faire qu’un. C’est pour que la première restât intacte à côté du pardon que la seconde est intervenue ; et la seconde retourne à la première.
Ce rapport, qui va se perdre dans les profondeurs des voies divines, mériterait d’être exactement constaté. Essayons d’en marquer quelques traits.
1° Expression de la volonté de Dieu, base et règle de son gouvernement, pivot de l’ordre moral, la loi, qui fonde et constitue la dispensation de justice, est, par la nature même des choses, universelle et éternelle. L’Évangile, loin de l’abolir, est venu l’accomplir (Matthieu 5.17) et l’affermir (Romains 3.30). La dispensation de grâce a dans la dispensation de justice sa raison et sa fin.
2° Aussi la dispensation de justice fait-elle partout sentir sa présence et son action sous la dispensation de grâce. Toujours il est dit : Si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements ; toujours il est ordonné de suivre la Voie étroite, parce que la voie large mène à la perdition ; toujours le jugement selon les œuvres est proclamé d’En haut ; toujours toutes les vertus sont exigées et tous les vices, pris à part, excluent du Ciel.
3° La dispensation de grâce, de son côté, implique et impose le retour à la dispensation de justice, ou la rentrée dans l’ordre moral. Elle ne s’ouvre qu’à cette condition. La première chose qu’elle réclame est la conversion : Amendez-vous ! crie Jean-Baptiste, et répètent, après lui, le Seigneur et les Apôtres. Dieu fait annoncer la réconciliation en ces termes : Revenez vers moi, car je vous ai rachetés (Ésaïe 44.22 ; 2 Corinthiens 5.14-18). Et les sévérités de la justice redoublent pour qui repousse ou néglige les offres de la miséricorde.
4° La fidélité à la dispensation de justice, l’avancement moral, la sanctification, est la seule marque certaine qu’on est réellement passé sous la dispensation de grâce (1 Jean 2.3-5).
5° La dispensation de grâce soumet de plus en plus à la dispensation de justice, par le travail et le progrès spirituel dont elle fait un devoir, par les motifs et les secours qu’elle fournit.
6° La dispensation de grâce a pour terme final une entière conformité à la dispensation de justice, avec laquelle elle s’identifie dans le Ciel, où les rachetés de Christ retrouvent une sainteté et une félicité parfaites.
Que la loi conduise à l’Évangile ; sur cela, nul désaccord. Toutes les opinions en conviennent. Mais il devrait être également reconnu que l’Évangile ramène à la loi. Si la loi perdait sa force, l’Évangile perdrait la sienne. L’Évangile, ou la dispensation de grâce, n’étant qu’un correctif apporté, en faveur de l’homme, à la dispensation de justice appuyée sur la loi, il ne conserve son efficacité salutaire qu’autant que la loi conserve son caractère obligatoire. La régénération qui fait reparaître la loi dans le cœur où l’avait gravée, au commencement, la main de Dieu, ne l’efface pas au dehors, pas plus que ne l’avait fait l’état de péché en l’oblitérant dans l’âme humaine. L’Évangile a sa fin dernière dans la loi, par cela même qu’il y a sa raison première. S’il l’annulait, il s’annulerait lui-même, car il aurait cessé d’être nécessaire. Il est, pour ainsi parler, greffé sur la loi, puisque où il n’y a pas de loi il n’y a pas de péché, et qu’où il n’y a pas de péché il ne peut être question de rédemption.
Ainsi, la dispensation de grâce sort de la dispensation de justice et y reste toujours liée ou subordonnée ; elle y ramène le peuple de Dieu sur la Terre ; et elle y retourne et s’y perd elle-même dans le monde supérieur, quand elle a atteint le but pour lequel elle avait été établie. Elle cesse alors avec le règne médiatorial de Christ (1 Corinthiens 15.25). Il ne reste que des justes et des rebelles, dont le sort est fixé selon leur état moral : αποκαταστασις παντων (Actes 3.21), résultat d’une immense série de faits providentiels, dont nous n’apercevons que les bords, mais que nous pouvons contempler et adorer de loin.
La mesure d’obéissance ou de sanctification exigée de chacun n’est point marquée. C’est à la perfection qu’il faut tendre, selon les réclamations de la règle éternelle. Mais le premier acte de foi réelle donne la vie. Dans tous les états et dans tous les temps, un sincère recours à Dieu, au nom de Christ, porte à l’âme la joie du salut. Le trône de la grâce est ouvert aux plus grands pécheurs et les plus fidèles ont sans cesse besoin de s’y réfugier. Au plus haut point de la sanctification nul ne peut s’appuyer sur soi-même, puisqu’on n’est jamais ce qu’on devrait être ; et au plus bas degré de la déchéance nul ne doit désespérer de Dieu ; car rien n’est impossible à cet amour qui est venu chercher et sauver ce qui était perdu. Les péagers devancent les pharisiens dans le Royaume des Cieux ; la pauvre Madeleine, chargée des mépris du inonde, y est admise, tandis que le juste Simon qui la condamne en reste éloigné. Dieu opère en nous la volonté et l’exécution, et c’est à cause de cela même que nous devons travailler avec crainte et tremblement. Tout est don et tout est devoir, ne nous lassons pas de le rappeler, dans cette ineffable union des justices et des miséricordes célestes. L’Évangile soustrait tout ensemble et assujettit à la loi ; son but final est de former la justice de la loi chez les croyants (Romains 8.4).
Ce rapport des deux dispensations, toujours reconnu par la conscience chrétienne, n’a pas toujours été exactement maintenu en dogmatique. On a incessamment élevé l’un des termes au détriment de l’autre. De là les deux tendances contraires qui ont dominé tour à tour. L’une, faisant de l’œuvre de la sanctification son principe, arrive à ne faire guère de l’Évangile qu’une nouvelle promulgation de la loi, et de la grâce qu’un supplément aux vertus ou aux forces de l’homme (Pélagianisme, sous ses milles formes) ; l’autre, pour relever la grâce et renverser ou prévenir la propre justice, va jusqu’à compromettre l’obligation et la responsabilité morale ; de peur du mérite des œuvres, elle n’ose en presser l’absolue nécessité ; de peur du légalisme, elle détrône la loi. L’extrême de cette tendance est l’antinomianisme.
… En tant que norme souveraine du bien et du mal, loin de perdre de son autorité sous la dispensation de grâce, la loi revêt un caractère plus saint, plus obligatoire, j’ai presque dit plus impérieux, révélant à de plus grandes profondeurs et le mystère d’iniquité et le mystère de piété ; appuyée qu’elle est, d’une part sur les réclamations de l’éternelle justice, de l’autre sur les manifestations de l’amour infini.
En Jésus-Christ, la loi est désarmée, non détrônée. A mesure que la volonté régénérée s’unit et s’identifie avec la volonté divine, la loi passe au dedans, sans cesser d’être et d’agir au dehors. Elle n’a plus besoin de battre continuellement de ses terreurs les âmes où elle règne, et chez lesquelles ses prescriptions sont devenues des inspirations ; mais ces âmes ont besoin de regarder continuellement à elle pour s’assurer et se diriger.
Le même fait ressort, par d’autres côtés, de l’expérience des fidèles. Quoique la loi soit toujours là avec tous ses mobiles, intérêt, obligation, affection, ceux de ces mobiles qui dominaient d’abord semblent disparaître en certains états intérieurs. Celui dont l’action se faisait à peine sentir au commencement a passé sur le premier plan et saisi l’empire : l’amour s’est substitué à la crainte, le sentiment a pris la place du calcul, l’esprit celle de la lettre. Mais la lettre, c’est-à-dire l’éternelle règle, n’en demeure pas moins, avec ses éternelles sanctions ; et l’âme qui retombe ou qui se relâche la rencontre aussitôt devant elle. Le principe d’affection, devenu souverain, absorbe en lui les principes d’obligation et d’intérêt ; il ne les annihile pas, il les contient dans son fond secret, et quand il faiblit ils en sortent avec une énergie nouvelle. Les terreurs du péché ne sont nulle part aussi vives que là où la déchéance avait été précédée des joies du salut.
Plus j’y pense, moins je puis acquiescer aux conséquences absolues qu’on déduit de quelques expressions de saint Paul, et dont on fait le principe le plus élevé de la spiritualité et de la liberté chrétienne. Prises ainsi à la rigueur, les expressions dont on argumente porteraient plus loin qu’on ne veut d’ordinaire. Ce ne serait pas assez de dire que la loi n’est plus pour le chrétien ; il faudrait dire qu’elle n’a jamais été pour le juste, lors même que c’est à sa lumière qu’il est devenu ce qu’il est. Comment aller jusque-là ?
Non, la loi n’est pas abrogée ; elle ne l’est pas plus pour le croyant que pour l’incroyant ; elle ne saurait l’être, d’après son essence et sa fin providentielle. La morale de l’Évangile n’en est qu’une plus haute détermination ; et personne ne prétendra, sans doute, que le chrétien ne doive pas s’efforcer de conformer de plus en plus sa vie intérieure et extérieure à cet enseignement sacré, qui est bien là, par conséquent, avec le caractère et le titre qu’on dénie.
La parole de Jésus-Christ est essentiellement une révélation de ce que saint Jacques nomme la loi parfaite (Jacques 1.25) ; et c’est cette parole qui nous jugera (Jean 12.48).
L’adhérence de la loi morale au fond de notre être, où l’avait gravée la main du Créateur, où le péché l’avait comme effacée, où la régénération la fait reparaître, en constate l’existence positive comme norme supérieure et extérieure où les plus avancés dans la foi et dans la sanctification doivent toujours chercher la lumière de la vie.
A ce point de vue, la question de l’abrogation de la loi ne peut se maintenir, ni même s’élever. Au xvi siècle, elle sortit d’une conception tout à la fois partielle et excessive de la doctrine de la grâce : aujourd’hui, elle est un corollaire de l’autonomie de la conscience, principe suprême de cette théologie mystique qui érige en facteur absolu la parole de saint Jean : Dieu est amour… cette opinion, qu’on rencontre de toute part à des degrés divers, peut être très périlleuse. C’est, au fond, l’antinomianisme, malgré l’éloignement où l’on est des conséquences théoriques et pratiques de cette triste aberration, car elle proclame comme lui l’abrogation de la loi et livre le chrétien affranchi à son sens régénéré. Elle ne veut pour maître et pour guide que l’Esprit, fruit de la foi, racine de la sainteté, principe vivant d’une obéissance intérieure et libre. Elle dit, en s’appropriant un mot célèbre : « Aimez Dieu et faites ce que vous voudrez ; parce que vous ne voudrez que ce que Dieu veut ». Eh bien ! qu’on abandonne les âmes à ce seul mobile, à cet unique sentiment, en ne lui laissant d’autre contrôle que lui-même, on verra ce qu’il peut donner !
On tremble quand on réfléchit à quoi pourrait conduire cette sorte d’autonomie, qui se résout en antinomie et qui domine le courant théologique de nos jours, si elle était autre chose que de la spéculation, si elle passait résolument de la théorie dans la pratique. Tous les écarts deviendraient possibles sous l’empire de ce libéralisme mystico-panthéistique, où l’inclination et la volonté humaines, censées identiques à la loi et à la volonté divine, finiraient par s’y substituer. L’inspiration prétendue pourrait aboutir à un débordement sans nom, car elle revient en définitive à n’obéir qu’à soi-même, comme à ne croire qu’à soi-même. La liberté, sans autorité qui la règle, est en politique de l’anarchie ; que serait-elle en morale et en religion ? qui ne le sent en soi, pour peu qu’il s’observe ? et l’histoire ne le dit-elle pas assez ?…
Maintenons donc, avec l’Écriture, le rapport qui unit la dispensation de grâce à la dispensation de justice ; sachons annoncer la loi sans compromettre l’Évangile et l’Évangile sans porter atteinte à la loi. La loi conduit à Christ et Christ ramène à la loi, avec de nouveaux motifs et de nouveaux secours pour la garder (Romains 8.2-4)…
La question des mobiles, celle de l’Évangile et de la loi, celle de la dispensation de grâce et de la dispensation de justice ne sont donc, sous des noms ou des aspects différents, qu’une seule et même question, la question des rapports du don de Dieu en Jésus-Christ et du devoir de l’homme, ou du salut gratuit et de l’obligation morale. Là est le nœud qu’ont tranché de mille manières les diverses tendances théologiques, et qu’aucune n’a réussi à dénouer, parce que c’est le secret de Dieu. Le dualisme reste, quoi qu’on fasse, et il faut qu’il reste ; l’unité systématique ne s’obtient qu’aux dépens de la pleine vérité évangélique.