Vers l’an 220, l’Église d’Afrique perdait Tertullien, son illustre docteur. Nous avons peu de détails sur sa vie. Fils d’un centurion, et né à Carthage, il avait reçu une éducation libérale et n’était devenu chrétien que dans la force de l’âge, vers l’an 185. Il devenait presbytre en 192 et montaniste en 199. On a dit avec raison de l’Église d’Afrique, dont les origines sont inconnues, qu’elle se montre tout à coup, dans les ouvrages de Tertullien, déjà bien constituée et pleine de vie. Le caractère personnel et les écrits de notre docteur firent beaucoup pour lui donner, dans la république des Églises chrétiennes, la haute influence dont elle jouit alors.
Neander a tracé de Tertullien le sympathique portrait suivant : « Tertullien était un homme à l’esprit ardent, aux sentiments profonds, au cœur chaud. A ce qu’il aimait, il donnait son âme entière et toutes ses forces, repoussant avec énergie tout ce qui l’en aurait détourné. Il avait une science étendue, une grande profondeur de pensée, mais manquait de logique et de modération. Il était dominé par une imagination impétueuse, ardente, et d’une sensibilité extrême. Aussi, son naturel à la fois fougueux et positif, doublé de son éducation d’avocat, l’entraînèrent-ils souvent, surtout en matière de controverse, à des exagérations de rhétoricien… Le christianisme devint l’âme de sa vie, le point de départ de toutes ses pensées ; grâce à lui, un monde entièrement nouveau et plein de richesses se développa dans son cœur. Mais il fallut que le christianisme pénétrât et épurât tout d’abord cette nature emportée, audacieuse et encore rude : ce fut du vin nouveau dans un vieux vaisseau. Tertullien manquait souvent des termes nécessaires pour exprimer ses pensées. Son esprit débordant ne trouvait pas de formes adéquates. Il dut créer un langage nouveau pour ces nouveaux besoins spirituels, et cela sans avoir reçu une vraie éducation philologique, avec le rude latin africain comme point de départ, et au milieu d’un courant de pensées et de sentiments qui entraînaient son ardente nature. Du temps de Tertullien, l’esprit théologique de l’Église de l’Afrique septentrionale était en voie de formation. Il le resta jusqu’au moment où, avec Augustin, il acquit sur toute l’Église d’Occident la plus grande influence possible. »
M. de Pressensé caractérise Tertullien d’une manière non moins remarquable. « Il ne cherche pas dans le paganisme, dit-il, comme Justin ou Clément d’Alexandrie, les traces d’une préparation au christianisme. Il prend la cognée de Jean-Baptiste et la met à la racine de l’arbre, avec la ferme intention de le couper et de le brûler tout entier… La secte montaniste devait immanquablement gagner Tertullien à sa piété exaltée. La sévérité implacable de sa discipline, le mélange d’un réalisme coloré des teintes les plus chaudes de l’imagination orientale et d’un esprit d’indépendance qui ne savait jamais fléchir ; ces traits divers, auxquels on reconnaissait le montanisme, répondaient trop bien aux aspirations de Tertullien pour qu’il ne devînt pas l’un de ses apôtres ; il l’eût inventé, s’il n’eût pas existée. »
e – De Pressensé, Hist. des trois premiers siècles de l’Église chrétienne, 2e série, I, 438, 447 (Ed. 1861).
Si nombreuses qu’aient été nos citations de Tertullien, nous demandons la permission d’en donner encore deux.
La première est comme un hymne sur les merveilles de la création. Tertullien veut illustrer la foi des chrétiens en la résurrection.
« Mais jette maintenant les yeux, dit-il, sur ces exemples que nous avons de la puissance de Dieu : le jour meurt au moment que la nuit commence, et les ténèbres qui l’enveloppent de toutes parts sont comme son tombeau : toute cette beauté du monde se revêt de deuil, l’univers n’a point de substance qui ne soit comme un vêtement lugubre, une funèbre langueur est répandue sur toutes choses, le silence et le sommeil règnent partout, et partout les affaires cessent et sont sans action. Ainsi l’on déplore la perte de la lumière, et toutefois elle revient tout entière éclairer cet univers ; elle répand la vie avec tous ses ornements et toutes ses grâces, accompagnée de ses astres et de son soleil ; elle donne la mort à la nuit, qui est sa mort ; elle franchit l’épaisseur des ténèbres, qui est son sépulcre ; elle se succède à soi-même, jusqu’à ce que la nuit revienne avec son appareil : alors les étoiles, dont les rayons avaient été éteints par les flambeaux du matin, se rallument ; les astres, qui semblaient n’être plus, et qui ne s’étaient retirés que pour un temps, paraissent de nouveau à nos yeux ; ces miroirs du corps de la lune, dans le lustre inégal qu’elle parcourt tous les mois, se représentent avec ce qu’ils ont de splendeur et de clarté ; on sent le retour des hivers et des étés, des printemps et des automnes, et, par une continuelle vicissitude, l’on éprouve la vertu des productions différentes et des diverses propriétés de ces saisons. C’est encore le propre de la terre, par la fécondité qu’elle reçoit du ciel, que les arbres, après avoir été dépouillés de leurs richesses, se parent de nouveaux trésors ; que les fleurs reprennent leurs couleurs si belles et si agréables ; que les jardins poussent de nouveau et reproduisent leurs herbes ; que les mêmes semences qui ont été consumées dans le sein de cette mère féconde se relèvent, et qu’elles ne se relèvent qu’après avoir été consumées. Secret merveilleux de la Providence ! la terre nous prive de nos biens pour nous les conserver ; elle nous les ôte pour nous les rendre. Quand elle les prend, elle ne fait que nous les garder ; elle les consume pour nous les restituer tout entiers, et elle les consume d’abord pour nous en faire ensuite des présents plus riches et plus magnifiquesf. »
f – De la résurrection de la chair, chap. 12, traduction de J.-F. Nourrisson, Les Pères de l’Église latine. II, 390.
Très souvent, Tertullien fait appel au témoignage inconscient que l’humanité rend à l’existence de Dieu, à l’étincelle divine cachée dans l’âme naturellement chrétienne. Mieux que personne il en pouvait parler, lui dont la vie s’était écoulée pour moitié dans les ténèbres du paganisme.
« Ce que nous adorons, dit-il quelque partg, est un seul Dieu, qui, par sa parole, par sa sagesse et sa toute-puissance, a tiré du néant le monde avec les éléments, les corps et les esprits, pour être l’ornement de sa grandeur… Dieu est invisible, quoiqu’il se montre partout ; impalpable, quoique sa grâce nous trace son image ; incompréhensible, quoique la raison humaine le connaisse. C’est ce qui prouve à la fois son existence et sa grandeur ; car ce qu’on peut voir à la manière ordinaire, ce qu’on peut toucher et comprendre, est moindre que les yeux qui voient, que les mains qui touchent, que la raison qui comprend. Mais ce qui est immense ne peut être parfaitement connu que de soi-même. Rien ne donne une idée de Dieu plus magnifique que l’impossibilité de le concevoir : son infinie perfection le découvre et le cache tout à la fois aux hommes. Voilà pourquoi ils sont inexcusables de ne pas reconnaître celui qu’ils ne sauraient ignorer.
g – Apologétique (trad. de Gourcy), chap. 17.
Voulez-vous que nous prouvions l’existence de Dieu par ses ouvrages, par ceux qui nous environnent, qui nous conservent, qui nous réjouissent, qui nous effrayent ? par le témoignage même de l’âme, qui malgré la prison du corps, malgré les préjugés et la mauvaise éducation, malgré la tyrannie des passions, l’esclavage des faux dieux, lorsqu’elle se réveille comme de l’ivresse ou d’un profond sommeil, lorsqu’elle recouvre pour ainsi dire la santé, invoque Dieu sous le seul nom qui lui convienne : Grand Dieu ! bon Dieu ! Ce qui plaira à Dieu ! Ce langage est dans la bouche de tout le monde. Elle le reconnaît aussi pour juge par ces paroles : Dieu le voit ; je mets ma confiance en Dieu ; Dieu me le rendra. O témoignage de l’âme naturellement chrétienne ! Et, en disant cela, elle ne regarde pas le Capitoleh, mais le ciel. Elle sait que c’est de là qu’elle-même tire son origine, puisqu’elle la tire de Dieu. »
h – Le Capitale de Rome, partie la plus élevée de la ville, contenait les temples nationaux de Jupiter, de Minerve et de Junon. Ici, il désigne la religion païenne elle-même.
Et ailleursi : « Tu es toujours prête, ô âme ! à t’écrier : Dieu voit tout ! Comment le sais-tu, puisque tu n’es pas chrétienne ? Gomment donc se fait-il qu’avec la couronne de Cérès sur le front, qu’avec le manteau couleur de pourpre de Saturne, qu’avec la blanche robe d’Isis, tu n’en appelles jamais à l’une de ces divinités ? O frappant témoignage rendu à la vérité ! Au milieu même des démons, ton âme vient témoigner en faveur de la religion chrétienne ! »
i – Du témoignage de l’âme, chap. 2.
Rien de plus frappant que le contraste entre Clément d’Alexandrie et son contemporain, le grand docteur d’Afrique. Famille, éducation, nature d’esprit, tout diffère. Athénien par sa culture, sinon par sa naissance, Clément d’Alexandrie n’est pas plus tôt devenu chrétien, qu’il se met à voyager en Italie, en Palestine, en Egypte. Plein du désir de connaître, il veut aller chercher la sagesse et les lumières auprès des docteurs les plus renommés. A Alexandrie, il trouve Pantène, qui y a transporté l’école catéchétique qu’Athénagore avait, paraît-il, fondée à Athènes. Eusèbe nous a conservé une tradition au sujet de Pantène. On disait qu’il avait prêché l’Évangile aux nations de l’Orient et qu’il avait trouvé dans l’Inde (Arabie ?) un exemplaire de l’Évangile de Matthieu en hébreu, que l’apôtre Barthélémy y aurait laisséj. « Quand j’eus rencontré ce docteur, dit Clément, le dernier que je vis quant au temps, mais le premier quant à la valeur, mon âme trouva le repos. » Il parle de lui avec une grande affection. « Semblable, dit-il, à l’abeille de Sicile, il cueillait dans le champ des Écritures la fleur des prophètes et des apôtres, et il versait une science pure dans l’âme de ses auditeurs. »
j – Eusèbe, liv. V, chap. 10.
Vers l’an 189, Clément succéda à Pantène dans l’École d’Alexandrie et y enseigna avec une grande distinction jusqu’en 202. A cette époque, la persécution, sous Sévère, l’obligea à fuir, et il trouva un refuge auprès d’Alexandre, évêque de Jérusalem. C’est dans cette ville qu’il mourut vers l’an 220, c’est-à-dire à peu près en même temps que Tertullien.
« Grave dans ses mœurs, dit M. de Pressensé, et jusque dans son costume, chrétien austère, mais sans farouche ascétisme, large d’esprit et plein de sympathie pour les grandes aspirations de la conscience humaine, adorateur passionné du Verbe, dans lequel il a trouvé la plénitude de la vérité, sans toutefois dédaigner de se baisser à terre pour ramasser une parcelle d’or pur mêlée à beaucoup de fange… tel était Clément d’Alexandrie. »
Il ne rejette pas en bloc, comme Tertullien, la philosophie grecque. Il veut y voir un don de Dieu, une œuvre de la Providence. Il va même jusqu’à affirmer que la philosophie a été donnée aux Grecs comme la Loi aux Juifs, qu’elle a été nécessaire à leur justification avant la venue de Christ et qu’on doit encore la regarder comme une préparation à l’Évangile et comme compatible avec lui, si elle est bien comprise. « Nous ressemblons, dit-il, aux agriculteurs qui irriguent leurs terres avant d’y mettre la semence. Nous arrosons ce qui est terrestre avec les eaux du fleuve de la science grecque, pour que la semence spirituelle que nous y jetterons ensuite trouve plus facilement sa nourriturek. » Le terrain sur lequel s’aventurait ainsi Clément n’avait cependant pas toute la solidité qu’il pensait, et il en vint souvent à identifier à tort les maximes de la philosophie grecque avec les vérités chrétiennes.
k – Strom., liv. I, chap. 1.
Clément et surtout Origène, son successeur, poussèrent à l’extrême la méthode allégorique d’interprétation de l’Écriture, si chère aux Orientaux. Nulle part, d’ailleurs, ce genre d’interprétation ne pouvait trouver un terrain plus favorable qu’à Alexandrie, où le juif Philon l’avait employée sans réserves pour l’Ancien Testament. L’Écriture, disait-on, avait trois sens : le sens historique, entièrement subordonné aux deux autres, le sens moral et le sens mystique. « Ce système d’interprétation, fait remarquer Robertson, avait quelque chose d’attrayant pour un génie spéculatif et pour le chrétien pieusement pénétré de la profondeur de la parole de Dieu. Mais il avait aussi pour trop fréquent résultat d’amener ceux qui s’y adonnaient à chercher moins le sens réel de chaque passage, que des analogies fantaisistes avec des idées puisées, soit dans d’autres passages de l’Écriture, soit même à des sources entièrement étrangères à la Bible. Le sens historique était perdu de vue ou nié, le sens moral souvent perverti ; et nous ne doutons pas qu’un lecteur impartial, en examinant n’importe quel essai d’interprétation de ce genre, ne soit frappé des dissemblances profondes qui le séparent des prétendus exemples d’interprétation figurative empruntés à la Bible et invoqués par ses partisans. »
Les ouvrages de Clément nous ont été conservés. Ils forment un ensemble. Le Logos amène d’abord les païens à la foi chrétienne ; puis, par ses préceptes de morale, il dirige la conduite et la vie tout entière du croyant ; enfin, il procure à ceux qui sont purifiés la vraie connaissance.
Neander, II, 455. Le plus considérable de ces trois ouvrages a pour titre les Στρώματα, Stromata, Stromates, c’est-à-dire Tapisseries ou mélanges. — On pense que les Stromates ont été écrits vers 194.
Ne quittons pas notre docteur sans donner quelques extraits d’aussi excellents écrits.
Voici, par exemple, les conseils qu’il donne à celui qui veut se vouer à l’enseignement des vérités évangéliques. « Quiconque veut enseigner, dit-il, doit d’abord se demander s’il n’a pas abordé cette tâche avec précipitation, par esprit de rivalité ou de vaine gloire ; se demander encore si la seule récompense qu’il ambitionne est vraiment le salut de ceux qui l’écoutent. » Ailleurs : « Celui qui enseigne oralement prend le temps nécessaire pour étudier ses auditeurs et distinguer parmi eux ceux qui sont capables de recevoir ses instructions. Il est attentif à leurs paroles, à leurs manières, à leurs habitudes, à leur tenue, à leur regard, à leur voix. En eux, il sait discerner la diversité du terrain et ne confond pas la route durcie, le roc, le sentier battu, le chemin sous bois, et la terre fertile, où la semence produira beaucoup de fruits… Celui qui enseigne par ses écrits se consacre à Dieu. Il doit travailler, mais non pour un gain quelconque ni pour une vaine gloire ; il ne doit pas se montrer partial, ou timoré, ou orgueilleux ; il ne doit regarder qu’à la récompense future, promise par Dieu à ceux qui travaillent… En enseignant, on apprend continuellement, et celui qui parle peut souvent devenir, en quelque sorte, son propre auditeur. Car celui qui enseigne et celui qui écoute ont un seul et même Maître, et c’est Lui qui donne la vie à l’esprit et aux paroles. »
« De même que celui qui se livre à la chasse doit chercher le gibier, le suivre à la piste et le faire forcer par ses chiens avant de pouvoir le prendre, de même, quand il s’agit de la vérité, il faut la chercher et la poursuivre péniblement, avant de pouvoir comprendre combien elle est douce et excellentel. »
l – Strom., liv. I, chap. 2.
Après avoir cité les belles paroles de Paul à Tite (Tite 3.4-5) : « Mais lorsque la bonté de Dieu notre Sauveur et son amour pour les hommes ont été manifestés, il nous a sauvés, non à cause des œuvres de justice que nous aurions faites, mais selon sa miséricorde…, » Clément s’écrie : « O merveilleuse puissance de ce cantique nouveau ! Des pierres, des créatures sans intelligence sont devenues des hommes. Ceux qui étaient morts et qui ne participaient pas à la vraie vie sont devenus vivants, rien qu’en l’entendant. Par lui, un ordre admirable a régné dans l’univers entier, et les éléments discordants se sont fondus dans un même ensemble harmonieux… Ce chant immortel, allant du centre à la circonférence et de la circonférence au centre, a fait régner l’harmonie dans le monde. Non pas à la façon de la musique thracienne, qui n’est autre que celle de Jubal, mais suivant le conseil souverain de Dieu magnifié par David. Cette parole de Dieu, David l’a exprimée, bien qu’elle fût avant lui. Elle ne fait plus seulement vibrer la lyre et la harpe, qui sont des instruments sans vie, mais, par le Saint-Esprit, elle fait vibrer l’univers entier et surtout l’homme, cet univers en petit, et il jaillit de cet instrument aux tons multiples une magnifique mélodie à Dieum.
m – Discours aux Grecs, chap. 1.