Les étincelles des phares paraissaient devant les feux des vaisseaux de guerre ; le chant de la « Terre des Pins » était couvert par l’appel des sirènes et l’éclatement des obus.
Le ravitaillement devenait impossible. Il se faisait au compte-gouttes, lequel coulait à sec la plupart du temps. Plus de pommes de terre, plus de lait.
« Pour en arriver là, faut-il que nous soyons sucés ! Comment font la plupart pour vivre ? Il faut qu’il en soit comme dans le métro, l’être humain est compressible à merci…
« Comme nourriture les vieux obtiennent un certificat médical, des tickets, ce qui ne signifie pas encore des provisions. Le pauvre pain que nous mangeons (100 grammes par jour) est encore trop bon, en regard de ceux qui n’en ont plus.
« Ah ! si l’on n’avait qu’à dormir, à s’immobiliser comme le Bouddha ! mais nous devons faire l’effort journellement.
« Rien sur les marchés ; ni linge, ni vêtements, ni papier ni fil, ni ficelle, ni savon, ni clous.
« Des clous ! oh ! quel ange du ciel nous en apportera ?
« Cela ne vaut pas un clou disons-nous.
« Les savetiers de Saint-Raphaël nous rappellent leur valeur. « Apportez-nous des clous et nous réparerons vos chaussures. » Mais personne ne leur en donne. Il faut marcher pourtant.
« Alors, on avance lentement, prudemment, à petits pas feutrés ; on évite les pierres et tout gravier qui use la semelle – on s’encourage comme on peut.
« Avec Jaques Dalcroze on chante l’amour du pays, la Prière patriotique. Et, surtout, l’on compte ce qui nous reste : la possibilité d’exprimer notre pensée, de déployer notre drapeau – au propre et au figuré.
« N’eussions-nous, du reste, plus qu’un tesson de bouteille, si le soleil l’éclaire, il brillera comme du diamant. »
Des Saintes-Maries-de-la-Mer à Sainte-Maxime, de Saint-Raphaël à San-Remo, tout le littoral était envahi. Sur tous les caps, sur tous les promontoires, des fortins en béton armé remplaçaient les pins maritimes.
L’ennemi étalait sa puissance et imposait le silence.
« Il fallait du courage pour se taire, du courage pour parler. »
Dans l’attente de la libération et du débarquement des Alliés, Delord a noté.
« Ce qu’on disait autour de nous à Boulouris :
– Les Américains débarqueront ici-même… parce que Napoléon avait choisi cette plage !
« L’argument me semblait insuffisant. Mais, pour les autochtones c’était l’endroit ; et comme souvent on se situe soi-même au centre du monde, Boulouris ne méritait-il pas cet honneur ? Personnellement, je ne voyais pas une armada moderne débarquant sur quelque minuscule plage et sur des rochers à pic. Mais attendons tout est possible. On en avait tant entendu ! Il y avait si longtemps qu’on les voyait eux les Allemands, leurs batteries, leurs tranchées, leurs murs. On était à la fois sceptique, fataliste, résigné.
« Beaucoup s’étaient creusé des abris, d’autres comptaient sur l’improvisation.
« On faisait disparaître ce qu’on avait de plus précieux… (et qui fut pillé par les ennemis et les civils). Ou bien on se creusait des cachettes « sûres ».
Une dame crut faire une trouvaille en plaçant ses richesses dans sa cave et en disant à la Gestapo :
– Vous savez je vous en rend responsables !
« Elles furent vite absorbées.
« Serait-on évacué ?
« Personnellement je me suis toujours opposé à toute idée de départ, sous quelque forme que ce fût. Partir, c’était perdre, tout perdre. Mais on comprend que le heurt des ordres, l’entrelacement des « dernières nouvelles » minaient le moral, débilitaient les forces physiques et spirituelle.
« L’attente !...
« L’attente de quoi ? On n’en savait rien. On vivait sur des pointes. »
CHEZ LES CHEFS.
« Beaucoup d’énervement ; leurs nerfs à fleur de peau expliquent bien des choses : moments de colère, actes de sauvagerie. »
CHEZ LES SOLDATS, deux catégories :
« Les vieux, désabusés, ne cachaient plus leur désappointement :
« Les jeunes (la classe entre deux n’existe pas) des gosses de seize à dix-sept ans, pétris avec le levain du pur nazisme, ne croyaient qu’en l’invincibilité du régime, qu’en la victoire du Chef.
« Tous avaient la terreur du maquis. Ils se cachaient dans la forêt... au cas d’un débarquement allié. Je dois rapporter ici que deux vieux soldats allemands nous donnèrent à diverses reprises de gros pains noirs et un chargement de bois. A la veille du débarquement des Alliés, ils nous gratifièrent d’une triple ration qu’ils dissimulèrent dans les broussailles du jardin. Braves vieux ! Que sont-ils devenus ? »
« Adieu la vue !
« Les beaux palmiers sont coupés, des blockhaus les ont remplacés.
« La côte que les Allemands ont fortifiée avec le plus de soin s’étendait de Saint--Raphaël au Cap Roux, en passant par Agay et Boulouris. Rien d’étonnant si les Alliés, bien renseignés, ont, de leurs bombes, copieusement arrosé toute cette région.
« Les Allemands auraient-il raison de compter sur l’efficacité de leurs moyens de défense ? Il semblerait que, depuis le débarquement des Anglais, en Normandie, ils n’avaient plus considéré les fortins de Todt que comme épouvantails à moineaux. »
Delord ne pouvait se dissimuler la gravité de l’heure.
« Nous devions nous réfugier dans la forêt, ma femme et moi ; on se terrait comme on pouvait, dans des creux à l’entrée d’un caniveau, sur le sentier qui longe la voie.
« Des centaines d’avions vrombissaient, des milliers de bombes éclataient. Près de nous, la maisonnette du garde-barrière venait d’être coupée en deux ; plus loin, maisons et villas avaient été volatilisées. Là où passait la voie ferrée, rails et traverses pointaient vers le ciel …
CALME DANS LA TEMPÊTE
« Un immense nuage s’éleva, noir avec des tons violacés, puis rouge et jaunâtre ; après avoir pris les teintes les plus invraisemblables, il devint une nuée rose qu’emporta le vent. Un silence impressionnant suivit… et tout à coup le chant d’un oiseau que Delord traduit ainsi :
Toute la nuit, pourtant, sous les obus de feu,
Nos cœurs, tels des oiseaux courbés sous la tempête,
Avaient senti la mort planer sur notre tête,
Comme un vautour cruel dont on serait l’enjeu.
Puis est venu le jour. A l’aube triomphante,
Paisible, tu m’as dit : « Entends, la grive chante ! »
« Chaque jour, à la même heure, les bombes éclataient toujours plus violentes.
« On en arrivait à la conclusion : ou bien ces bombardements sont une diversion et cachent un débarquement projeté ailleurs, ou bien c’est ici !
« Le corps tremblait, le cœur vacillait, les nerfs étaient à bout. La maison semblait un jouet dans la tempête ; les parois pliaient, les portes s’ouvraient, les vitres vibraient comme un verre de cristal. Aucune clef ne restait dans sa serrure ; elles sautaient dans la chambre comme des ensorcelées. »
« C’est lebruit de l’enfer, la danse endiablée des canons et des chars, c’est l’ivresse fatale de tous les engins de guerre ; le ciel craque. La forêt brûle. Notre maison allait-elle être incendiée à son tour ?
« Un obus fusée qui tombe dans le jardin ! Je m’y précipitai : et là, saisissant un arrosoir, je puisai un peu d’eau dans la citerne. Les éclats pleuvaient autour de moi. Le feu reprenait. Rien d’autre à faire que de retourner au puits pour lutter contre cet embrasement. Par miracle j’y suis arrivé.
« Une explosion de mines ébranla encore la « Terre des Pins », mais elle tint bon.
« A l’aube, l’espoir revint : voici, les Américains venaient en libérateurs… »
« Les Américains ! Etions-nous sauvés ?
« Brusquement, la porte s’ouvre, un homme essoufflé entre en coup de vent et s’écrie :
« – Délivrés, délivrés !
« J’accours, il nous embrasse et continue à crier comme un fou :
« – Délivrés, délivrés !
« Nous sortons de la maison, désarmés, et nous voici face à face avec des mitraillettes. Mais, ceux qui nous mettaient en joue disaient :
« – N’ayez pas peur !
« Je levai les bras à temps … c’étaient en effet les Américains !
« J’avoue qu’armés jusqu’aux dents, ils fouillèrent la maison de la cave au grenier. Elle eut à subir l’assaut d’une troupe de choc, mais non celui d’une équipe de gangsters.
« Nous étions sains et saufs.
« Un officier américain s’enquit de nos besoins et nous ravitailla en gâteaux secs, en boîtes à surprise, en chocolat, en nescafé, en poudre d’œufs, en boîtes de Chicago, que sais-je ? …
« Pendant que nous appréciions ces victuailles, des chars d’assaut nous arrivèrent droit dessus … Par bonheur les monstres firent demi-tour, escaladèrent la voie ferrée et disparurent dans la forêt. Une fois de plus notre jardin et nous étions sauvés … »
Il s’effectua, rappelle Delord, à quelques minutes de chez nous, sur la plage de Drammont.
Les premières péniches déversèrent hommes et camions sur la Corniche d’Or, avec une sûreté, une rapidité, une méthode extraordinaires.
Un bateau monstre s’avançait à toute allure ; pendant que sa gueule s’ouvrait toute grande. Il ralentissait graduellement et le pont-levis tombait au moment où l’avant touchait la grève : tanks, grues, matériel de guerre, tout sortait alors en bon ordre. Et il en sortait ! …
Sitôt vide, le bateau faisait machine arrière, refermait son immense mâchoire et allait jeter l’ancre dans une baie voisine.
Aussitôt, un autre prenait sa place. Ils pouvaient être cinq-ou six à décharger en même temps, et cela continuait jour et nuit…, tandis qu’hommes et machines prenaient la route nationale et se lançaient nach Paris, auraient dit les Allemands. Pour eux, ce fut le retour par la vallée du Rhône nach Berlin.
Ils furent moindre que ne le laissèrent supposer les bombardements. Sous les rafales d’obus, on eût dit que tout allait disparaître, et, pourtant, seuls quelques immeubles touchés de plein fouet se sont partiellement écroulés.
Il semble que les Alliés aient procédé selon un plan très précis.
Certaines maisons pouvaient être visées, d’autres épargnées.
Aucune n’a subi aussi peu de dégâts que la nôtre, deux petits ornements insignifiants en terre cuite, accrochés au balcon, une tuile fendue, deux vitres déjà fendues et qui ont vu s’achever leur destruction… c’est tout !
Qu’ajouter à cela, sinon ce Te Deum :
Quand les vagues de feu balayaient le rivage
Et que le sol tremblait à la voix du canon.
Quand au sein de la nuit, ainsi que d’un orage
Les avions destructeurs poursuivaient leur carnage,
Pour nous plein de bonté, tu prévins tout dommage
O divin protecteur, que béni soit ton nom !
Quand les flots déchaînés de la colère humaine
Déferlaient là tout près, s’acharnant à tuer ;
Quand le cri des blessés, mêlés aux cris de haine,
Se perdaient dans la nuit où la mort souveraine
Ne laissait plus d’issue à l’espérance vaine ;
Quand tout était perdu et tout espoir banni,
O divin protecteur, que ton nom soit béni !
Quand enfin se leva l’aube libératrice ;
Quand les canons géants eurent éteint leurs feux ;
Quand le calme revint, ta bonté protectrice
Nous vit agenouillés – Que dirons-nous, ô Dieu ?
Que revienne la paix… Que le mal soit honni
Et de tout cœur aussi : Que ton nom soit béni !1
1 Après le débarquement des Alliés. 15 août 1944.