Philadelphe Delord

Sixième partie : Terre des pins

I.
À la retraite1

1 1er janvier 1936.

« Nous sommes à la retraite, nous travaillons au ralenti, je suis devenu un honoraire », écrit Ph. Delord avec une malice voilée de mélancolie, au lendemain de son installation à Boulouris-sur-Mer, baie délicieuse toute proche de Saint-Raphaël.

Les époux Delord qui ont connu tant de résidences diverses, vont habiter un cottage, qu’ils ont baptisé : Terre des Pins. Il leur fallait du soleil, du repos ; à ces méridionaux, il fallait le Midi !

En fait de soleil, ils trouvèrent le gel et le verglas. Un mistral aussi froid qu’à Valbonne ébranlait les toitures, déchirait les musas, brisait les mimosas. Pour saluer leur arrivée, la Côte d’Azur était saupoudrée de neige et les rochers rouges de la Corniche revêtus de stalactites !

On voyait le nouvel arrivant tirer « un petit char suisse » et ramasser du bois mort dans la forêt.

Le « petit vieux ».

Quand les jours grandirent, Delord monta dans la pinède pour en respirer les parfums. Il regardait au loin, du côté des îles d’Or … Porquerolles, Port-Cros, l’île du Levant. Quand s’allumaient les phares, il leur envoyait une pensée :

« Joies et peines s’enchevêtrent. Et pourtant, à travers toutes les circonstances qui se heurtent en apparence, on retrouve un rayon, on voit un fil d’or. »

Honoraire ! il le sera ; à condition d’avoir une retraite active. Il aura besoin de se mouvoir, de respirer largement, d’agir, de rendre vie à tout ce que le gel menace, les âmes et les terrains.

Le vieillard prenait la bêche et la pioche, l’arrosoir et le râteau pour tirer de ses pins autre chose que des parasols, de la poix ou de la térébenthine. Chacun était sous-alimenté ; les restrictions allaient croissant, il fallait subsister aujourd’hui, préparer demain, cultiver le terrain.

Les passants le regardaient, s’étonnaient et se posaient des questions auxquelles il a poétiquement répondu :

Quel est ce petit vieux qui toujours sème et plante ? Ainsi disent les gens qui longent mon jardin. C’est vrai, mes bons amis, je suis dans mes septante… Et quelques-uns de plus ; c’est déjà le déclin. Qu’importe ! chaque jour, d’une main moins vaillante,
Je retourne le sol, je prépare demain.
Il pleut, il vente,
Je sème et plante.
Que Dieu fasse lever mon grain !
Qu’on mène la charrue ou qu’on tienne la plume,
C’est ainsi dans la vie il faut toujours semer ;
Qu’on enseigne l’enfant ou qu’on frappe l’enclume.
Le travail est un grain qui demande à germer.
Y mettre tout son cœur sans aucune amertume.
Pour être bon semeur il faut beaucoup aimer.
Outil ou plume,
Faucille, enclume,
Tout doit en bien se transformer.
Honte à celui qui ménage sa peine,
Qui pèse son labeur pour le minimiser.
Et refuse son cœur à la souffrance humaine.
Mais semer largement, mais répandre son grain,
C’est embellir la vie, c’est l’immortaliser.
Sème ton grain,
Donne ta peine,
Et fasse Dieu fructifier !

La correspondance.

En vers, en prose, sa plume ne chôme pas.

A un candidat à la veille des examens :

« Si tu rates, tu auras encore le baiser de maman. »

A un jeune homme à la veille des responsabilités :

« Il a un temps pour tout, celui de l’enfance et celui des responsabilités qui obligent et, parfois, brutalisent.

 « La graine voudrait prendre racine tout au pied de la plante. Mais le vent l’arrache, la transporte ailleurs et en fait une nouvelle colonie.

« C’est la loi.

« Mais, si la plante subit, l’homme, lui, accepte et comprend.

« Tu vas vivre ta propre vie, avoir une personnalité ; tu vas être toi, et, par cela même, devenir autre, agir, créer. D’autres regarderont à toi ; compteront sur toi pour leur vie. Raison suffisante pour alimenter la tienne. »

A un futur pasteur, avant son entrée en fonctions :

« Ne vous laissez pas aller à des joies anticipées ou à des appréhensions inutiles. Restez calme. Plus vous serez maître de vous-même, plus vous serez apte à diriger les autres.

« Au moment voulu, une porte s’ouvrira. Ce sera peut-être une porte étroite, une simple fissure ; acceptons ce que Dieu donne. A celui qui est reconnaissant du peu qu’il a, il sera donné encore. A celui qui méprise les humbles débuts, Dieu enlève les possibilités d’action.

« Cela ne signifie pas qu’il faille accepter, les yeux fermés, n’importe quoi ; mais cela signifie qu’il faut dépouiller toute petite vanité, surtout si cela doit nous coûter. »

Avant la fondation du foyer :

« Il faut que le cœur parle, certes, et parle fort. Mais il faut que le vrai bon sens ajoute son mot et qu’il trouve crédit auprès de la volonté.

« Une femme peut être un tel encombrement dans la vie. Quand vous êtes de sang-froid, vous comprenez qu’une femme peut vous doubler ou vous paralyser. »

En plein ministère :

« Vous dites : « Vu le temps que nous vivons, impossible de faire telle chose. »

« C’est justement parce qu’il y a beaucoup à faire, à consoler, à aimer, qu’il faut redoubler d’amour et d’activité.

« Nous vivons parmi des désaxés, des affolés, qui demandent : où allons-nous ? Ne vous laissez pas gagner par « la frousse » qui fait tant de victimes.

« Demeurez en dehors des passions politiques ou sociales. A nous d’affirmer seulement : construire vaut mieux que discuter ; la vérité a sa force en elle-même.

Soyez ferme, prudent, conciliant, uniquement préoccupé de justice et de vérité.

« Rappelez-vous que Dieu n’a pas une seule et unique façon de parler. La nature ne se répète pas : chaque plante est différente, chaque fleur a son coloris, chaque graine son mode de germination. De même, Dieu se sert tantôt d’une méthode, tantôt d’une autre.

« Vous avez des difficultés ! Il faut les vaincre. Cela donne de la saveur et de la valeur à la vie.

« Vous constatez des déchets dans vos travaux et vous en éprouvez une lassitude ! Imitez alors l’agriculteur, à l’arrière-saison ; quand le soleil pâlit, que les fumées se traînent, il brûle les mauvaises herbes. Avant de nouveaux labours, brûlez ce qui n’a pas de valeur, reprenez le manche de la charrue ... et en avant !

Aux assoiffés d’espoir tu pencheras ta gourde ;
A tous les affamés tu donneras ton grain.
Pour les abandonnés il faut quelqu’un qui plaide.
Il n’est de vrai travail qu’en aimant son prochain.
Va donc, agis, mon fils, que Dieu te soit en aide !
Et d’un cœur fraternel partage-leur ton pain.

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