Le souper. – Les paraboles. – Combat contre l’Ennemi-du-Bien. – L’Esprit-abattu. – Sa délivrance. – Son histoire. – Je-Crains, parent de l’Esprit-abattu. – Obliquité frappé de la foudre.
Maintenant, le souper devant être bientôt servi, la Cuisinière monta pour prévenir son monde. Elle pria en même temps quelqu’un de mettre sur la table une nappe et des couverts, comme aussi d’y placer le sel et le pain dans un ordre convenable. Matthieu, qui sentait son appétit se raviver par la vue de tous ces objets, se prit à dire : J’éprouve un besoin de manger comme je n’en ai jamais eu auparavant.
Grand-Cœur : – Puissent toutes les doctrines dans lesquelles tu as été enseigné, être aussi un moyen d’exciter en toi une plus grande envie de t’asseoir à table avec le Prince de la vie dans son royaume ! Car toutes les prédications, tous les livres et toutes les institutions qui sont de quelque valeur ici-bas, ne nous offrent que des avant-goûts, si on les compare au festin que notre Seigneur nous prépare dans sa maison.
Enfin, le souper fut mis sur la table, et les premières choses que l’on servit, furent une « épaule d’élévation et une poitrine de tournoiement », pour montrer qu’il faut commencer le repas par la prière et l’action de grâce. (Lév. 8.32,34 : Ce qui restera de la chair et du pain, vous le brûlerez. ; 10.14-15 : Quant à la poitrine qui aura été balancée et à la cuisse qui aura été prélevée, vous les mangerez en lieu pur, toi, tes fils et tes filles avec toi ; car elles vous sont données comme ta part et la part de tes fils sur les sacrifices d’actions de grâces des fils d’Israël.) ; (Psa. 25.1 : De David. Aleph. À toi, ô Eternel ! j’élève mon âme,) ; (Héb. 13.15 : Par lui donc, offrons sans cesse à Dieu un sacrifice de louange, c’est-à-dire le fruit de lèvres qui confessent son nom.) C’est avec l’épaule d’élévation que David élevait son âme à Dieu ; c’est aussi avec la poitrine de tournoiement, c’est-à-dire, avec émotion de cœur qu’il avait l’habitude de jouer de la harpe en signe de reconnaissance. Ces deux plats étant bien assaisonnés, ils les trouvèrent délicieux, et en mangèrent tous de bon cœur.
L’on apporta ensuite une bouteille de vin qui était aussi rouge que le sang. Buvez-en à discrétion, leur dit Gaïus ; c’est du véritable jus de la vigne qui réjouit Dieu et les hommes. Ils en burent donc et se réjouirent. (Deut. 32.14 : La crème de la vache, le lait de la brebis, Avec la graisse des agneaux, Des béliers nés en Basan et des boucs, Avec la moelle exquise du froment ; Et tu as bu le sang de la grappe, le vin fortifiant.) ; (Jug. 9.13 : Et la vigne leur dit : Renoncerais-je à mon vin qui réjouit Dieu et les hommes pour aller me balancer au-dessus des arbres ?) ; (Jean. 15.5 : Moi, je suis le cep, vous, vous êtes les sarments ; celui qui demeure en moi, et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruit ; car hors de moi vous ne pouvez rien faire.) Après cela, il leur fut servi un mets composé de lait et de pain émietté ; c’est une nourriture, substantielle, et pourtant d’une digestion facile. Ici, Gaïus veut qu’on donne cette portion aux enfants, « afin, dit-il, qu’ils croissent par ce moyen. » (1Pier. 2.1-2 : Ayant donc rejeté toute malice, et toute fraude, et la dissimulation, et l’envie, et toute médisance,) L’on présenta aussi du beurre et du miel, sur quoi Gaïus remarqua encore que c’était l’aliment dont le Seigneur se nourrit lui-même pendant les jours de sa jeunesse : « Il mangera du beurre et du miel, afin qu’il sache rejeter le mal et choisir le bien. » (Esaïe. 7.15 : Il mangera de la crème et du miel jusqu’à ce qu’il sache rejeter le mal et choisir le bien ;) Mangez-en donc abondamment, dit-il, afin que vous soyez ranimés et fortifiés dans votre entendement et quant à l’homme intérieur. Vint ensuite un plat de pommes ; c’était un fruit bien savoureux. Cependant Matthieu hésite à le prendre : Je doute qu’il nous soit permis de toucher aux pommes, dit-il ; car n’est-ce pas au moyen d’un fruit semblable à celui-ci, que le serpent vint surprendre nos premiers parents ? – A cela Gaïus répondit :
C’est au moyen du fruit que nous avons été séduits ; cependant, c’est le péché, et non le fruit, qui souille l’âme. Le fruit défendu, si on le mange, fait du mal, mais celui que Dieu ordonne fait du bien. Bois donc de ses liqueurs et mange de son fruit, ô toi, Église, sa colombe, qui te pâmes d’amour. (Cant. 2.5 : Soutenez-moi avec des gâteaux de raisins, réconfortez-moi avec des pommes, car je suis malade d’amour.)
Matthieu : – Je me faisais scrupule d’en manger parce qu’il y a quelque temps, je fus malade pour avoir mangé du fruit.
Gaïus : – Le fruit défendu peut vous faire mal, mais non celui que le Seigneur autorise.
Tandis qu’ils étaient ainsi à s’entretenir, on leur servit un autre plat : cette fois, c’étaient des noix. (Cant. 6.11 : Sulammith : J’étais descendue au jardin des noyers pour voir les jeunes pousses de la vallée, pour voir si la vigne bourgeonnait, si les grenadiers fleurissaient.) Ici, l’un des convives dit : Les noix gâtent les dents tendres, surtout celles des enfants, ce que Gaïus ayant entendu, il lui répliqua par ces paroles :
Les noix sont des mystères (je ne dis pas impénétrables).
Ouvrez-les donc et vous aurez un fruit délectable.
Ils étaient tous très contents, et demeurèrent longtemps à table, causant de choses diverses. Le tour du plus ancien étant venu de parler : Mon excellent hôte, dit-il, voudriez-vous avoir la complaisance, pendant que nous cassons les noix, de résoudre ce problème :
Il y a tel homme (bien que plusieurs plaignent son sort)
Pour qui donner est un moyen d’augmenter son trésor.
En ce moment, tout le monde prête la plus grande attention ; chacun se met à réfléchir de son côté, et se demande quelle sera la réponse. Enfin, Gaïus rompant le silence, répondit de la manière suivante :
Celui qui des pauvres se montre le soutien,
Recevra du Seigneur abondance de bien.
(Luc. 6.38 : Donnez, et il vous sera donné ; on vous donnera dans votre sein une bonne mesure, pressée, secouée, débordante ; car de la mesure dont vous mesurez, il vous sera mesuré en retour.)
Monsieur, dit Joseph, je n’aurais pas cru que vous eussiez pu l’expliquer.
Il faut vous dire, ajouta Gaïus, que je pratique cette méthode depuis déjà bien longtemps. Il n’y a rien comme l’expérience pour vous instruire ; j’ai appris de mon Maître à être libéral, et mon expérience a démontré que ce système de conduite a des résultats très avantageux. C’est bien le cas de dire ici : « Qui perd gagne », ou bien avec le prophète : « Tel répand qui sera augmenté davantage, et tel resserre outre mesure, qui n’en aura que disette. Tel se fait riche qui n’a rien du tout ; et tel se fait pauvre qui a de grandes richesses. » (Prov. 11.24 : Tel dépense son bien, qui l’accroît davantage ; Mais qui se prive de ce qui est juste, n’aboutit qu’à la misère. ; 13.7 : Tel fait le riche, qui n’a rien du tout ; Tel fait le pauvre, qui a de grands biens.).
Sur cela le jeune Samuel vint chuchoter aux oreilles de Christiana : Ma mère, dit-il, c’est ici une bonne maison ; restons-y encore quelque temps, et que mon frère Matthieu soit marié avec Miséricorde avant que nous allions plus loin. Gaïus qui s’était rendu attentif aux murmures de sa voix, lui dit : très volontiers, mon enfant.
Ainsi, ils demeurèrent là pendant plus d’un mois, et Matthieu épousa Miséricorde.
Pendant leur séjour dans cette maison, Miséricorde s’occupa, selon sa coutume, à faire des habillements pour les pauvres, et par ce moyen elle attira une bonne renommée aux gens de sa profession.
Mais revenons à notre histoire. Après le souper, les plus jeunes voulurent aller au lit, car ils étaient fatigués du voyage. En conséquence, Gaïus appela l’un des serviteurs pour les conduire dans leurs chambres. C’était aussi le désir de Miséricorde qu’ils allassent se coucher de suite. Elle les y envoya donc, et ils ne tardèrent pas à dormir d’un profond sommeil, tandis que les autres veillèrent toute la nuit. Gaïus était pour les pèlerins une source de jouissances, et ils étaient pour lui une société si agréable qu’ils ne savaient comment s’y prendre pour se séparer. Ils s’étaient déjà longuement entretenus de leur Maître, d’eux-mêmes et de leur voyage, lorsque l’honorable M. Franc (celui qui avait proposé l’énigme à Gaïus) commença à baisser la tête. Grand-Cœur s’en étant aperçu, lui cria : Eh quoi ! Monsieur, vous commencez à vous assoupir ? Allons, secouez-vous ; voici une question à résoudre. – Là-dessus, le vieillard l’invita à la lui proposer, ce qu’il fit en disant :
Il faut que celui qui veut vaincre, soit le premier vaincu ;
Qui veut sauver les autres, sache d’abord qu’il est lui-même perdu.
— Ah ! s’écria M. Franc, elle est bien dure celle-ci. – C’est une sentence difficile à expliquer, et plus difficile encore à mettre en pratique. Mais, tenez, mon hôte, je vous laisse le soin de résoudre la difficulté, si vous le voulez bien. Expliquez du mieux que vous pourrez ; je vous écoute.
— Non pas, dit Gaïus ; c’est à vous que la question a été posée, et il est assez naturel que vous y répondiez vous-même. – Sur cela, le vieillard s’exprima ainsi :
« Celui qui veut remporter la victoire sur le péché, doit être le premier vaincu par la Grâce. »
« Nul ne peut me persuader qu’il a la vie, s’il ne meurt d’abord à lui-même. »
— C’est juste, répliqua Gaïus ; les bons principes et l’expérience nous enseignent cela. L’homme est absolument dépourvu de toute force, de tout courage, pour résister au péché, jusqu’à ce que la grâce de Dieu se déploie en lui pour subjuguer son cœur avec sa vaine gloire. D’ailleurs, le péché étant le moyen par lequel Satan a enchaîné l’homme, comment celui-ci pourrait-il bien opposer une sérieuse résistance, s’il n’est auparavant délivré de cette infirmité ? Quiconque sait entendre raison, ou possède le sentiment de la grâce, ne croira jamais qu’un tel individu, qui est esclave de sa propre corruption, puisse être en même temps un monument de la grâce de Dieu. Il me souvient, à propos de cela, d’une histoire que je crois digne de votre attention, et que je vais vous raconter.
Deux hommes s’en allèrent en pèlerinage. L’un était encore jeune lorsqu’il entra dans cette carrière, l’autre était très avancé en âge. Le plus jeune avait à lutter contre des habitudes vicieuses qui étaient chez lui profondément enracinées, tandis que l’autre était simplement affaibli par les infirmités de la vieillesse. Or, celui dont les misères pesaient lourdement sur sa conscience, marchait d’un pas aussi allongé et aussi leste que le vieillard qui ployait seulement sous le poids des années. Maintenant, quel est celui des deux qui montra le plus de grâce, puisque, selon les apparences, ils marchaient de front ?
Franc : – C’est le jeune homme, sans contredit ; car c’est toujours celui qui tient tête à la plus vive opposition qui donne la meilleure démonstration de sa force, surtout quand il s’agit de marcher à la hauteur d’un autre qui ne rencontre pas de moitié la même puissance d’opposition, comme cela est évidemment le cas du vieillard. Au surplus, j’ai remarqué que les anciens se félicitent de ce qui n’est souvent qu’une illusion, c’est-à-dire, qu’ils prennent bénignement le déclin de la nature pour une conquête sur leurs mauvais penchants, et c’est en cela qu’ils se trompent. Il est vrai que les personnes âgées qui ont du véritable bon sens, sont plus capables de donner des conseils aux jeunes, parce que beaucoup mieux que d’autres elles ont pu voir le vide des choses humaines. Mais, lorsque deux hommes, l’un jeune et l’autre vieux, débutent ensemble, il arrive ordinairement que le plus jeune a l’avantage de découvrir l’œuvre qui, s’opère au dedans de lui, tandis que son compagnon ne peut voir que très imparfaitement ce triomphe de la grâce, parce que les éléments de corruption sont déjà affaiblis en lui par le dépérissement de son corps.
C’est ainsi qu’ils s’entretinrent jusque bien avant dans la nuit. Puis, quand la famille fut de nouveau réunie, dès le matin, Christiana invita son fils Jacques à lire un chapitre. Celui-ci ouvrit le livre, au cinquante-troisième chapitre d’Ésaïe. Dès que la lecture en fut achevée, M. Franc demanda pourquoi le Sauveur était comparé dans ce chapitre à une racine sortant d’une terre altérée, et aussi, pourquoi il n’y avait en lui ni forme ni apparence.
Grand-Cœur : – J’ai à répondre sur le premier point que la nation juive, de laquelle est sorti le Sauveur, avait entièrement perdu et la sève et l’esprit de la religion, à l’époque où ces choses durent s’accomplir. Quant au second point, je ferai d’abord remarquer que les paroles dont se sert ici le Saint-Esprit furent, plus tard, dans la bouche des gens inconvertis qui, n’ayant pas l’œil de la foi pour pénétrer dans le cœur de notre Prince, ne le jugeaient que par la simplicité de sa condition extérieure. Il en est d’eux comme de ces hommes qui ne savent pas que les pierres précieuses sont couvertes d’une couche d’argile, et que, lorsqu’ils en ont trouvé une, la jettent au loin comme quelque chose de très ordinaire sans chercher à en connaître le prix.
Eh bien ! dit Gaïus, maintenant que nous sommes tous ici, et puisque M. Grand-Cœur a toujours de quoi se défendre, ainsi que je m’en aperçois, nous irons, si vous le voulez, faire un tour dans les champs après nous être rafraîchis, afin de voir si nous pourrons faire quelque bien. À la distance d’environ un mille d’ici il y a un certain Ennemi-du-Bien, géant qui nous ennuie beaucoup ; il se tient sur le grand chemin du Roi, et je sais où est son gîte. C’est le chef d’une bande de voleurs ; or, ce serait une bonne chose si l’on parvenait à le chasser de ces quartiers.
Ils y consentirent volontiers et partirent sur-le-champ, ayant pris les uns des lances et les autres des bâtons, et M. Grand-Cœur, son épée, son casque et son bouclier.
Lorsqu’ils furent arrivés au lieu même qui était fréquenté par Ennemi-du-Bien, ils le trouvèrent avec un nommé Esprit-abattu qui venait justement de tomber en son pouvoir. Il paraît que ses employés le lui avaient amené après l’avoir arrêté sur le chemin. Ils virent ensuite que le géant cherchait à dépouiller sa victime, avec l’intention bien arrêtée de la dévorer jusqu’aux os, car il est d’une nature carnassière.
Mais aussitôt qu’il vit se présenter à l’entrée de sa caverne M. Grand-Cœur et ses amis, les armes à la main, il leur demanda ce qu’ils voulaient.
Grand-Cœur : – C’est toi que nous voulons ; car si nous sommes venus ici, c’est d’abord pour demander raison de ta conduite envers les pèlerins que tu as maltraités ou tués après les avoir détournés du grand chemin royal ; il faut, par conséquent, que tu sortes de ton repaire. – Là-dessus le géant sort de la caverne après s’être saisi de son armure. Un combat s’étant dès lors engagé, les deux partis luttèrent pendant plus d’une heure, jusqu’à ce qu’ils furent obligés de se retirer, chacun de son côté, pour reprendre haleine.
— Pourquoi, dit le géant, êtes-vous venus m’attaquer sur mon propre terrain ?
Grand-Cœur : – C’est pour venger le sang des pèlerins, ainsi que je te l’ai déjà déclaré. Les combattants se trouvèrent donc de nouveau en présence. Le géant parvint d’abord à faire reculer Grand-Cœur ; mais celui-ci, sans perdre de temps, reprend sa position et se jette sur lui avec toute la force de son génie. L’attaque fut vigoureuse et décida du sort de l’Ennemi-du-Bien. Frappé à la tête et dans les flancs, le géant fut bientôt désarmé ; il succomba sous les coups de Grand-Cœur qui lui trancha la tête.
Grand-Cœur apporta ensuite son trophée à l’auberge. Il prit aussi avec lui Esprit-abattu, le pèlerin qu’il venait de délivrer, et l’emmena dans son logis. Lorsqu’ils furent de retour chez eux, nos pèlerins montrèrent la tête du coupable à tous les habitants de la maison, et la mirent sur une perche comme ils avaient fait des autres, pour inspirer la terreur à tous ceux qui désormais voudraient tenir une pareille conduite.
Puis on demanda à l’Esprit-abattu comment il lui était arrivé de tomber entre les mains de l’ennemi. – Ah ! répondit le pauvre homme, je suis d’un faible tempérament, tel que vous me voyez ; et, comme la mort avait autrefois l’habitude de venir chaque jour frapper à ma porte, je disais en moi-même : « cela n’ira jamais bien chez toi. » Je résolus donc de me mettre en voyage pour la bienheureuse éternité. J’ai pu arriver jusqu’ici depuis la ville de l’Incertitude qui est mon lieu de naissance ; c’est de là aussi que mon père est sorti. J’ai un corps débile, et mon esprit se trouve pareillement dans un état de grande faiblesse ; mais, quoique je ne puisse aller qu’en me traînant, je voudrais passer ma vie en pèlerinage si cela était possible. Lorsque je suis arrivé à la grille qui se trouve à l’entrée du chemin, le maître de ce lieu a bien voulu me loger gratuitement. Quoique je fusse de chétive apparence, il n’a pas moins été bienveillant à mon égard ; il ne s’est pas laissé rebuter non plus par l’infirmité de mon esprit. Il m’a même fourni les choses les plus nécessaires pour le voyage, et m’a encouragé à avoir une bonne espérance jusqu’à la fin. À la maison de l’Interprète, j’ai été également reçu avec une extrême bonté. Là, on jugea que le coteau des Difficultés était trop pénible pour moi ; je fus pourvu, en conséquence, d’un serviteur qui voulut bien me porter au travers de ces lieux escarpés. Je dois dire aussi que ce qui fut un grand soulagement pour mon cœur, c’est la bonne rencontre que je fis de plusieurs pèlerins. Il est vrai qu’aucun d’eux n’était disposé à marcher aussi lentement que moi ; mais, tandis qu’ils poursuivaient leur chemin, ils m’exhortaient à prendre courage en disant que c’était selon la volonté de leur Maître de « soulager les faibles et de consoler l’Esprit-abattu. » (1Thess. 5.14 : Or, nous vous exhortons, frères, avertissez ceux qui sont déréglés, consolez les découragés, soutenez les faibles, soyez patients envers tous.) Telle était leur maxime ; et, telle aussi était leur pratique, ce qui ne les empêchait nullement d’aller d’un bon pas. Arrivé au passage étroit de l’Assaut, je fus accosté par cet Ennemi-du-Bien qui me dit de me préparer à soutenir l’attaque. Mais, hélas ! Faible comme j’étais, j’avais plutôt besoin d’un fortifiant. Il se jeta tout d’un coup sur moi, et me fit prisonnier. Je cherchai cependant à me persuader qu’il n’avait pas l’intention de me tuer ; et quand il m’eut amené dans son gîte, je conclus, de ce que je n’étais pas disposé à le suivre que j’en sortirais tout de même vivant. Car j’ai entendu dire que, suivant les lois de la Providence, il suffit qu’un pèlerin n’ait pas le cœur partagé, c’est-à-dire qu’il se porte tout entier vers son Maître, pour qu’il ne périsse pas entre les mains de l’ennemi. Quoi qu’il en soit, je m’attendais à être volé, et je ne laisse pas que d’être victime de ses exploits ; mais, heureusement que ma vie lui a échappé, ce dont je rends grâces à mon Roi qui est l’auteur de cette délivrance. Je vous dois, de même, des remerciements de ce que vous êtes venu à mon secours. Je m’attends à de nouveaux échecs ; mais voici ce que j’ai résolu de faire : c’est de courir, si je le puis, de marcher lorsque je ne pourrai pas courir, et de me traîner quand je ne pourrai pas marcher. Pour ce qui est de la chose essentielle, béni soit Celui qui m’a aimé ! Je suis fixé à cet égard : le chemin est parfaitement ouvert devant moi, et mon cœur se porte au-delà du fleuve qui n’a pas de pont, quoique je sois, vous pouvez en juger, d’une faible constitution.
Franc : – Est-ce que M. Je-Crains, ne serait pas une de vos anciennes connaissances ?
Esprit-abattu : – Mais oui ! J’ai même eu avec lui des relations très étroites. Il venait d’une ville nommée Insensibilité, qui est située au nord, à quelques lieues de la ville de Perdition, et séparée de mon pays natal par une égale distance. Nous nous sommes parfaitement bien connus, et vous comprendrez quels purent être mes rapports avec lui, si je vous dis qu’il était le frère de mon père. Nous avions à peu près le même caractère ; il se trouvait un peu plus court de taille, mais c’était toujours le même tempérament.
Franc : – Je vois bien que vous l’avez connu, et je suis aussi porté à croire que vous êtes son allié. Vous avez avec lui beaucoup de ressemblance : vos yeux ne brillent guère plus que les siens, et vos discours reviennent presque au même.
Esprit-abattu : – La plupart de ceux qui nous connaissent, en jugent ainsi ; d’ailleurs, ce que je sais de son histoire s’est réalisé, en grande partie, dans la mienne.
— Eh bien ! Monsieur, dit le bon Gaïus, prenez courage ; vous êtes le bienvenu chez moi et auprès des miens. Demande seulement en toute liberté ce que tu souhaites en ton cœur ; je puis te dire, en outre, que mes serviteurs agiront toujours « par un principe d’affection » dans les choses que tu désires qu’ils fassent pour toi.
— Voici un bienfait inattendu, reprit alors Esprit-abattu ; c’est comme un rayon de soleil qui perce à travers un épais nuage. Était-ce dans l’intention du géant Ennemi-du-Bien que je fusse traité de la sorte, lorsqu’il vint me surprendre et qu’il résolut de mettre une barrière à mon passage ? Pensait-il réellement, quand il mit ses mains dans mes poches pour prendre tout mon argent, que je serais un jour aux soins de « Gaïus mon hôte ? » C’est pourtant ce qui est arrivé.
C’est ainsi que l’Esprit-abattu s’entretenait avec Gaïus, quand tout à coup, on entendit frapper à la porte. C’était quelqu’un qui arrivait en toute hâte apportant la nouvelle qu’un nommé Obliquité venait d’être frappé d’un coup de foudre, et qu’il était resté mort sur place.
— Hélas ! s’écria l’Esprit-abattu, est-il donc mort ? il n’y a encore que quelques jours qu’il lui prit envie de courir après moi, et que m’ayant atteint sur un point de la route, il aurait voulu me tenir compagnie. Il était même avec moi au moment où je tombai au pouvoir du géant Ennemi-du-Bien. Comme il avait les pieds légers à la course, il put échapper ; mais il paraît qu’il échappa pour mourir, tandis que je fus pris pour vivre.