Chute d’une partie des Anges. — La Démonologie est liée à la doctrine dogmatique et morale. — On n’y veut voir qu’une accommodation aux croyances populaires de l’époque, mais elle se montre partout dans le Nouveau Testament ; c’est un fait de révélation. — La liberté et la responsabilité subsistent à côté de la Démonologie comme à côté de l’Angélologie. — Usage religieux de cette doctrine.
Les Anges, que l’Ecriture représente comme affermis et consommés dans le bien, n’ont pourtant pas été créés impeccables. Il semble qu’ils aient été comme nous assujettis à l’épreuve, cette grande loi du monde moral qui, autant que nous en pouvons juger, tient à la nature ou à la destinée des êtres libres et à la constitution même du royaume des Cieux. Une partie d’entre eux sont tombés. Si la persévérance des uns les a rendus parfaits et inébranlables dans la sainteté, la chute des autres paraît être sans ressource et sans espérance. On désigne ces derniers sous la dénomination générale de démons.
C’est cette face de la pneumatologie biblique qui soulève surtout les répugnances et les oppositions. On n’y veut voir qu’une accommodation aux croyances populaires de l’époque, et on la fait crouler ou on la laisse tomber. Nous reconnaissons qu’il s’y rencontre de grandes obscurités, et par cela même de grandes difficultés. Nous reconnaissons de plus qu’elle est exposée dans un langage plein d’anthropomorphisme. Mais les explications au nom desquelles on l’écarte ou on l’annihile, sont inadmissibles pour quiconque croit à la divinité des Ecritures et s’en tient docilement à leur témoignage. Il n’y aurait pas seulement accommodation formelle, c’est-à-dire simple emploi de la langue du temps, il y aurait accommodation matérielle, c’est-à-dire consécration d’une susperstition grossière, qui se trouverait liée à toute la doctrine religieuse et morale ; car la démonologie évangélique se rattache d’un côté au dogme de la chute (Jean 8.44) et à celui de la rédemption (1 Jean 3.8), de l’autre au précepte de la vigilance et à celui de la prière (Éphésiens 6.11-18). Elle se produit d’une manière trop directe, trop positive, trop constante dans le Nouveau Testament, pour qu’il soit possible de l’en arracher par aucun procédé exégétique. Non seulement elle règne dans la prédication publique du Seigneur, mais elle revient fréquemment dans ses entretiens avec ses disciples, où la vérité aurait pu et dû se montrer sans alliage, où l’accommodation n’était pas de mise, puisqu’elle eût été contre l’esprit et le but de l’enseignement (Matthieu 13.39 ; 17.19 ; 25.41 ; 10.8 ; Marc 16.17 ; Luc 8.12 ; 10.17-18 ; 22.31 ; Jean 14.30).
Sans doute il y a là des mystères ; mais quand nous en rencontrons dans le monde visible, prétendrions-nous n’en pas trouver dans ce monde invisible qu’éclairent à peine quelques pressentiments de nos cœurs et quelques rayons brisés de la lumière d’En-haut ? N’allons pas au delà des données de la Bible, ne les pressons pas plus que ne le comporte la forme populaire de son langage, n’y ajoutons pas nos conjectures ou nos théories ; mais admettons ce qu’atteste si décidément le Livre dont nous reconnaissons la vérité historique et l’autorité théopneustique. Ce livre où l’on a compté 600 passages relatifs aux démons et qui a pour but de déraciner l’erreur et la superstition, n’a pu les sanctionner sur un article aussi grave.
Je comprends les répugnances qu’inspire cette partie de l’enseignement scripturaire, je connais les sérieuses considérations qu’on fait valoir pour échapper à la nécessité de l’admettre. Mais elle est là ; et le principe d’accommodation ne l’enlève qu’en prenant des proportions qui emportent ou compromettent tout. L’ancien rationalisme le fit voir. La démonologie est évidemment un fait de révélation, et à cela tout doit céder pour le disciple des Ecritures. Se rendre aux explications négatives, ce serait frapper au cœur et la parole des apôtres et celle de Jésus-Christ, et ébranler dans ses bases fondamentales le principe protestant ou, pour mieux dire, le principe chrétien, ce serait livrer au jugement individuel toutes les doctrines bibliques, car il n’en est aucune peut-être de plus généralement et plus nettement accusée. Dans la grande lutte de nos jours il faut redoubler de vigilance vis-à-vis de ces procédés critiques, herméneutiques, métaphysiques qui aboutissent finalement à ranger le christianisme dans l’ordre général des formations religieuses et lui enlèvent son fond réel en lui enlevant son fond surnaturel. Révélation chrétienne, Tradition chrétienne, voilà les deux bannières du moment qu’on s’efforce vainement de faire marcher ensemble çà et là. Nous pour qui, grâces à Dieu, se maintient la révélation chrétienne, par cela même la révélation biblique, sachons la suivre avec ce mélange d’humilité et de fermeté qu’elle requiert, et nous incliner devant ses enseignements une fois constatés, et ici comme ailleurs recevoir le fait qu’elle atteste avec les mystères qui l’entourent. La soumettre à l’arbitrage de ses idées et de ses sentiments, n’en croire que ce qu’on en approuve, ce n’est plus croire à elle, c’est ne croire qu’à soi ; et les grandes épreuves de notre temps n’étaient pas nécessaires pour savoir où cela conduit.
Gardons simplement, je veux le répéter, le fond général de la doctrine scripturaire, en faisant la part du symbolisme qui la caractérise, et en l’envisageant moins par son côté métaphysique que par son côté religieux, qui est celui de la révélation. Il est attribué au Démon une action redoutable sur l’homme. Il a fait tomber nos premiers parents, — il a tenté Jésus-Christ,– il apporte mille obstacles à la propagation et à l’influence de la vérité sainte, — il excite au mal, — il inspire des pensées et des desseins coupables, etc., etc. De là les méchants sont appelés ses sujets, ses enfants. Il est le Prince ou le Dieu de ce monde (2 Corinthiens 4.4) en tant que le monde est plongé dans le mal (1 Jean 5.19) ; il a l’empire de la mort, en tant que la mort est la suite du péché (Hébreux 2.14).
Il n’est pas dit en quoi consiste l’influence du Démon, comment elle s’exerce, jusqu’où elle s’étend ; elle est simplement affirmée et décrite comme un fait ; rien n’est spécifié quant à son mode ou à sa nature. Toutes les théories à son égard sont donc hypothétiques et vaines. Ce que nous savons c’est qu’elle ne porte point atteinte à notre libre activité morale ; si elle entraîne, c’est qu’on y cède ; elle ne contraint pas. Il en est des tentations du Démon comme de toutes les autres : les penchants auxquels elles correspondent et qu’elles vont éveiller et exciter font seuls leur force ; elles seraient nulles pour des cœurs entièrement purs, pour des esprits affermis et consommés dans le bien. Les trois tentations principales qui nous sont racontées, celle d’Eve, de Job, de Jésus-Christ nous donnent une idée de la marche ou de la méthode du grand adversaire. Il agit par les circonstances sur les dispositions. Il séduit comme le fait le monde (plaisirs, honneurs, richesses et leurs contraires). Autant que nous pouvons en juger, le libre arbitre reste également intact dans les deux cas. Il est toujours vrai de dire que chacun est tenté, quand il est attiré et amorcé par sa propre convoitise (Jacques 1.14), que le péché vient du cœur (Matthieu 7.21) ou de la chair (Galates 5.19). Le Malin ne touche point celui qui se garde lui-même (1 Jean 5.18 ; Jacques 5.7). Aussi, le péché est-il représenté comme l’œuvre de l’homme et puni comme tel, là même où les influences du monde invisible sont le plus formellement attestées. Le devoir de la résistance, de la vigilance, de la prière est le même contre les suggestions des mauvais esprits que contre les séductions du monde et de notre cœur (Éphésiens 6.12-18).
La doctrine de la liberté et de la responsabilité morale subsiste donc à côté de la doctrine des démons comme à côté de celle des anges, ou de celle de la Providence et de la grâce.
Nous nous abstiendrons d’entrer dans le long chapitre des questions théologiques et des opinions ecclésiastiques qui se rattachent à la démonologie. Mais les vieilles idées pourraient bien renaître, plus qu’on ne le croit : tant de choses sont revenues, dont on disait le retour impossible. Eschenmayer, dans sa Philosophie des religionsc, défendit les notions anciennes sur la puissance des démons, la magie, la sorcellerie. Bien d’autres ont tenté de réhabiliter la magie (Antoine de Horn, 1795). Gœrrhe a entrepris de nos jours la preuve historique et métaphysique des interventions infernales et célestes, dans un grand ouvrage qui a eu du retentissement. L’idéalisme panthéistique va toucher, sur bien des points, au mysticisme théosophique. L’expérience donne le droit de s’attendre à tout ; mais elle impose aussi le devoir de ne pas s’abandonner à ces courants, qui n’éloignent d’un écueil que pour jeter sur un écueil contraire. On ne saurait arracher l’âme humaine à ses pressentiments d’un ordre surnaturel. Le positivisme naturaliste a beau faire, mille mouvements intérieurs viennent briser le réseau de ses prétendues démonstrations. Quand la place de la religion devient vide, la superstition la remplit. N’avons-nous pas vu notre siècle enlevé tout à coup à ses préoccupations industrielles et politiques, essayer, au sein de son indifférentisme matérialiste, de se mettre en communication avec les esprits ? La crédulité la plus étrange est née de l’incrédulité ; et ce n’est pas la première fois que cela a eu lieu.
c – Tubingue, 1822.
Il s’est uni, dans le cours des âges, à la doctrine scripturaire beaucoup de croyances et de pratiques superstitieuses. Mais ni les abus qu’on en a fait, ni les difficultés qu’elle présente, ni les ombres qui la couvrent ne doivent en détacher le disciple de la Bible, dont les enseignements, comme ceux de la conscience immédiate, ne peuvent être mis en question sur un seul point sans l’être implicitement sur tous. N’ajoutons rien aux révélations du monde invisible, mais aussi n’en retranchons rien. Elles ont toutes un but utile. Celle que nous avons devant nous, prise dans sa signification et, si je nuis ainsi dire, dans son intention véritable, tend à développer en nous l’esprit de vigilance et de prière, en nous dévoilant de redoutables dangers que nous ne soupçonnerions pas, — à nous pénétrer d’horreur pour le mal, d’ardeur pour le bien, de respect et de dévouement pour la loi morale, en nous montrant à quel point de dégradation et de misère le péché peut faire descendre même des êtres d’une nature supérieure, — à nous frapper du sentiment de la justice éternelle, en nous manifestant dans l’état actuel des anges, bons et méchants, l’avenir qui attend l’homme — et à nous pousser de plus en plus dans l’asile de miséricorde que Dieu nous ouvre en Jésus-Christ (1 Jean 3.8).
Au milieu des attaques et des railleries d’une science qui se croit profonde, et qui pourrait bien n’être que superficielle, attachons-nous au Livre des révélations, cette lampe divine qui, sans tout éclairer, jette pourtant quelques rayons au delà du voile. Faisons la part qu’on voudra au symbolisme qui existe nécessairement dans sa représentation du monde des esprits, comme dans celle du sort qui nous y est réservé ; mais admettons, avec l’humble docilité de la foi, ses attestations générales et positives ; admettons les grands faits dont il rend un témoignage formel. Or, celui dont nous nous occupons en est un manifestement. Il règne d’un bout à l’autre des Ecritures ; il se lie de mille manières à leur contenu dogmatique et moral ; il en forme, sinon un des éléments fondamentaux, du moins un des éléments constitutifs. Comment le rejeter, sans tout exposer ? Le respecter religieusement, en s’abstenant de le scruter curieusement, c’est notre obligation et notre sûreté.
Si la Bible est pour nous, comme elle l’a été jusqu’ici pour le monde chrétien, la charte céleste de la vérité et de la vie, la Parole de Dieu, la raison et la foi nous prescrivent également de lui soumettre nos idées propres de même que notre volonté propre, notre esprit non moins que notre cœur.
Il y a plus, infiniment plus que nous ne saurions imaginer dans le monde spirituel, de même que dans le monde matériel. L’expérience qui le montre de jour en jour pour le dernier, l’annonce et le garantit pour le premier. C’est une science bien présomptueuse, bien inattentive aux leçons qu’elle reçoit incessamment, bien ignorante d’elle-même, que celle qui prétend déterminer ce qu’est ce monde supérieur, et croit pouvoir affirmer qu’au delà de ce qu’elle en perçoit ou en conçoit, il n’y a plus rien.