Hippolyte. — Les Églises laissées en repos. — La persécution de Décius. — Cyprien. — Les lapsi. — L’édit de Gallus. — Invasion de la peste.
Pendant le court passage au pouvoir de l’empereur Maximin (235-238), il y eut un retour partiel à la persécution. Ce Thrace, d’une stature et d’une force colossales, fut un monstre de cruauté. Parmi les victimes, on cite Hippolyte, presbytre de Rome, qu’on croit avoir été déporté en Sardaigne en même temps que l’évêque Pontien, et être mort dans les mines. Disciple d’Irénée, paraît-il, il était le plus éminent représentant de l’Église de Rome dans la première partie du iiie siècle. On lui doit un ouvrage, les Philosophoumena, ou Réfutation de toutes les hérésies, dont il ne reste que dix livres. Un intérêt tout spécial s’attache à l’œuvre d’Hippolyte, à cause de sa découverte récente (1842), dans un couvent du mont Athos, par Minoïdes Mynas, savant grec auquel le gouvernement français avait donné la mission de rechercher les manuscrits anciens. En 1551, des fouilles opérées à Rome mirent à jour la statue d’un personnage à l’air vénérable assis sur une chaise et portant le pallium grec. On croit que cette statue représente Hippolyte.
[Le dos et les côtés de la chaise portent des inscriptions grecques ; l’une d’elles représente un cycle de seize ans, harmonisant, l’année solaire et l’année lunaire et déterminant la pleine lune pascale. Dict. Christ. Biog., art. Hippolytus Romanus.]
Dans le passage suivant, emprunté à l’un de ses écrits, l’union du divin et de l’humain en Christ est exposée d’une manière aussi claire que puissante. « Croyons, chers frères, dit-il, que la Parole est descendue du ciel, qu’Elle a pénétré dans la sainte Vierge Marie, de sorte qu’Elle est devenue homme, dans toute l’acception du mot, moins le péché, afin que les hommes pussent être sauvés par Elle… Ainsi, bien que sa dignité soit démontrée par sa naissance, le Fils de l’homme ne se dérobe à rien de ce qui est humain. Il connaît la faim et la fatigue. Il a soif au milieu de ses douleurs, il prie au milieu de ses angoisses. Lui, qui, en temps que Dieu, ne sommeille jamais, il dort sur un oreiller ; Lui, qui est venu au monde pour souffrir, voudrait repousser la coupe ; Lui, qui fortifie ceux qui croient en son nom, est en agonie, et sa sueur devient comme des grumeaux de sang, et il faut qu’un ange vienne le fortifier ; Lui, qui savait quel homme était Judas, est trahi par Judas. Lui, qu’Hérode méprise, est le juge de toute la terre, et Celui qui pourrait appeler à son aide des myriades de myriades d’anges et d’archanges, est un objet de moquerie pour quelques soldats. Celui qui a fixé les cieux comme une voûte est attaché à la croix par un homme, et, bien que le Crucifié soit un avec le Père, Il crie à son père et remet son esprit entre ses mains. Il penche la tête, Il rend l’âme et Il dit : J’ai le pouvoir de donner ma vie et celui de la reprendre. Il ressuscite les morts et on le met dans un sépulcre, et le troisième jour le Père ressuscite des morts Celui qui est lui-même la résurrection et la vie… C’est Lui, enfin, qui a soufflé sur les disciples et les a remplis du Saint-Esprit, qui est entré toutes les portes étant fermées, qui est monté au ciel tandis que ses disciples le regardaient, qui est assis à la droite du Père, et qui reviendra pour juger les vivants et les mortsa. »
a – Homélie contre Noëtus, ch. 17, 18.
De 238 à 249, sous les règnes de Gordien et de Philippe l’Arabe, les Églises goûtèrent un repos ininterrompu. Quelques anciens auteurs ont même prétendu que Philippe était converti au christianisme. Mais cette affirmation ne paraît pas pouvoir se combiner avec la part que prit Philippe aux magnifiques solennités religieuses célébrées à l’occasion du millième anniversaire de la fondation de Rome (247). Ce qui n’est pas douteux, ce sont les dispositions bienveillantes qu’il montra toujours pour l’Église. Origène entretenait avec lui et avec l’impératrice Sévéra une correspondance suivie.
Decius, son successeur, ne régna que deux ans ; mais son règne est resté tristement célèbre par la persécution la plus générale et la plus acharnée que l’Église eût encore subie. A lui remonte le premier essai systématique tenté pour la détruire entièrement. Une rébellion, couronnée par le succès, avait enlevé la couronne impériale du front de Philippe et l’avait mise sur celui de Decius. Decius était lui-même un zélé défenseur du paganisme. Il vit combien les chrétiens formaient dans l’État un parti nombreux et influent, et, les considérant comme les partisans de Philippe, il vit en eux ses ennemis personnels. Ce qui avait eu lieu sous le règne de Septime-Sévère se reproduisit alors, et il suffit d’un signal du chef de l’État pour déchaîner contre les chrétiens les haineuses passions de la multitude.
L’épreuve fondit subitement sur l’Église et la trouva extérieurement très prospère, mais peu préparée à souffrir. Dans la plupart des provinces, elle avait joui d’un repos ininterrompu de plus de trente années. Dans d’autres, il avait même duré plus longtemps. Aussi, le coup fut-il terrible pour tous les fidèles qui n’avaient jamais connu la lutte contre le monde qu’ils avaient quitté.
Dans cet effort méthodique pour supprimer le christianisme, on ne tint compte ni des lois, ni de la justice. Les instructions de Trajan à Pline furent foulées aux pieds. On ordonna des enquêtes minutieuses contre tous les suspects, et cette inquisition odieuse passa de Rome à toutes les provinces.
Dans chaque ville, dès la réception des ordres de l’empereur, on fixa un jour où tous les chrétiens devaient comparaître devant les magistrats, abjurer et offrir des sacrifices. Plusieurs résistèrent, mais plusieurs aussi cédèrent. Ceux qui résistèrent furent d’abord soumis à plusieurs reprises à divers tourments, puis jetés en prison et condamnés à mourir de faim et de soif. Les biens de ceux qui avaient fui furent confisqués, et il leur fut interdit de revenir, sous peine de la vie. Plusieurs chrétiens, qui n’avaient pas osé regarder le danger en face, achetèrent leur repos en gagnant à prix d’argent d’avides magistrats. Enfin d’autres trouvèrent des magistrats complaisants ou bien disposés en faveur des chrétiens, qui se contentèrent de faux certificats d’obéissance à l’édit impérial.
Voici ce que raconte Denys, évêque d’Alexandrie, de l’effet produit dans cette ville par les mesures de rigueur. « Tout le monde, dit-il, fut plongé dans la consternation par le terrible décret. Plusieurs des membres les plus distingués de l’Église n’hésitèrent pas à se soumettre. Les uns, poussés par leurs craintes ou par leurs parents et amis, y vinrent comme simples particuliers ; d’autres, comme fonctionnaires publics, voulurent se présenter en vertu de leurs fonctions. A mesure que le nom de chacun était prononcé, il s’approchait et sacrifiait. Parfois ils étaient si pâles et si tremblants, qu’on eût pensé qu’ils allaient non pas sacrifier, mais être immolés. Aussi la populace se moquait-elle d’eux, tant il était évident qu’ils avaient une égale peur de sacrifier ou de mourir. D’autres, au contraire, sacrifiaient avec empressement, affirmant audacieusement qu’ils n’avaient jamais été chrétiens. Quant au peuple fidèle, il suivit le mauvais exemple donné par les frères plus haut placés, ou il chercha son salut dans la fuite. Parmi ceux qui furent saisis, une partie resta ferme jusqu’au moment où les menottes leur furent mises ; d’autres allèrent jusqu’à supporter un emprisonnement de plusieurs jours, mais abjurèrent avant de comparaître devant le tribunal ; d’autres, enfin, après avoir souffert quelques tourments, finirent par céder ensuite. Mais il y eut aussi des chrétiens qui furent comme de fermes et bienheureuses colonnes du Seigneur. Fortifiés par Lui, ils supportèrent tout avec une constance digne de leur foi et devinrent les témoins admirables de la vérité de son royaumeb. »
b – Eusèbe, liv. VI, chap. 41 ; Neander, I, 183,184.
Parmi les plus intrépides, le plus intrépide fut Julien, vieillard atteint de la goutte et qui ne pouvait ni se tenir debout, ni marcher. Avec lui, on arrêta deux autres fidèles. L’un renia immédiatement la foi ; l’autre, Cronion Eunus, persévéra avec Julien. On les hissa d’abord sur des chameaux, puis, après leur avoir fait parcourir la ville en les battant de verges, on les jeta, vivant encore, et devant tout le peuple, dans un immense brasier. Un soldat, ayant voulu les mettre à couvert des insultes de la foule, fut décapité sur l’heure. Un jeune homme de quinze ans, nommé Dioscore, ne voulut céder ni aux promesses ni aux tortures, et ses réponses montrèrent une sagesse si supérieure à son âge, que le juge le renvoya, pour lui laisser, dit-il, le temps de se repentir. Plusieurs de ceux qui s’étaient enfuis périrent misérablement. « Comment, ajoute Denys, pourrais-je énumérer tous ceux qui errèrent dans les déserts et dans les montagnes, moururent de faim, de soif, de froid, de maladie ; furent tués par les brigands ou dévorés par les bêtes sauvages. Ceux d’entre eux qui ont survécu peuvent servir de témoins de leur élection et de leurs victoiresc. »
c – Eusèbe, liv. VI, chap. 41, 42.
Cyprien, évêque de Carthage, nous décrit dans son langage énergique l’état de corruption dans lequel l’Église de cette grande ville était tombée. « Le Seigneur a voulu éprouver les siens. La règle divine de conduite avait été corrompue par une longue tranquillité ; il fallait, pour ranimer notre foi chancelante ou plutôt endormie, un sévère jugement de Dieu. Oubliant ce que les fidèles avaient fait du temps des Apôtres et ce qu’ils devraient toujours faire, chacun cherchait à augmenter sa fortune et s’y appliquait avec une insatiable cupidité. D’habiles fraudes étaient employées pour tromper les simples, et les frères étaient circonvenus par des moyens détournés. On contractait des mariages mixtes, on jurait avec précipitation, et, ce qui est encore pire, on jurait faussement. Les fidèles médisaient les uns des autres avec des langues empoisonnées ; on se querellait, on se haïssait… Les prêtres, les ministres n’avaient ni pieux dévouement, ni saine doctrine, ni charité, ni discipline. Plusieurs évêques, foulant aux pieds les devoirs de leur charge, abandonnaient leur siège épiscopal et leur troupeau et allaient, errant par les provinces, trafiquer pour s’enrichir, tandis que les frères mouraient de faim dans leur Églised ; ils thésaurisaient, ne reculant, pour accroître leur fortune, ni devant les fraudes, ni devant l’usure. » On devine sans peine que de tels hommes devaient résister bien mal à la persécution. C’est aussi ce qui arriva. « Plusieurs, continue Cyprien, furent vaincus avant de combattre, renversés avant de lutter. Il y en eut même qui ne voulurent pas laisser supposer qu’ils sacrifiaient à regret. De leur plein gré, ils coururent au Forum ; ils se hâtèrent comme s’ils trouvaient enfin l’occasion, longtemps désirée, de renier Christ… Et pour que rien ne manquât à cette accumulation de crimes, on vit des parents conduire par force ou par persuasion leurs enfants à l’autel des sacrificese. »
d – Il serait possible que le commerce dont il est ici question eût pour raison d’être, non l’amour du gain, mais le désir légitime d’augmenter les ressources fournies par l’Église. Robertson, I, 161.
e – Traités des Tombés, chap. 5, 6, 8, 9.
Il ne faudrait pas croire que les Églises d’Alexandrie et de Carthage seules fussent ainsi dégénérées. Rome avait été jusqu’alors spécialement épargnée par la persécution. Elle ne semble pas en avoir subi de générale du règne de Néron à celui de Decius. Aussi n’était-elle pas mieux préparée qu’une autre à cette terrible épreuve. Son clergé écrit à Cyprien des lettres lamentables. « Le monde presque entier, dit-il, est dévasté, et les ruines des frères tombés couvrent partout le sol. »
[Cyprien, Ep. 30. — La tradition romaine raconte, est-il besoin de le dire ? une tout autre histoire. Le calendrier romain donne aux trente premiers évêques de Rome, sauf deux, le titre et la qualité de saints et martyrs. Mais pour deux seulement des évêques antérieurs à Fabien, cette tradition repose sur des témoignages suffisants. — DM. Christ. Biog., art. Fabianus.]
Mais si à Carthage comme à Alexandrie le nombre des apostats et des timides fut considérable, il s’y rencontra aussi de brillants exemples du pouvoir de la foi. « Des foules, écrit Cyprien, ont contemplé avec admiration le combat divin, la lutte pour Christ. Les victimes ont montré plus de fermeté que les bourreaux, et les membres battus et déchirés ont été plus forts que les crochets qui les tordaient et les déchiraient. Les verges ont eu beau frapper et frapper avec fureur, elles n’ont pu vaincre une invincible foi, même lorsqu’elles n’atteignaient plus que les membres déchirés des patients. Oh ! qu’elle a du prix aux yeux de l’Éternel la mort de ceux qui l’aimentf ! »
f – Psaumes 116.15 ; Cyprien, Ep. VIII.
Parmi les confesseurs, nous nommerons Numidicus. Il avait vu mourir sa femme sur le bûcher, et lui-même avait été laissé pour mort et couvert de pierres. Sa fille, cherchant son corps pour lui rendre les derniers devoirs, le trouva vivant encore. Elle réussit par des soins assidus à le ramener à la santé. Pour récompenser sa constance, Cyprien lui conféra la charge sacerdotale.
Nous nommerons encore Célérinus, qui, le premier, souffrit pour la foi. Pendant dix-neuf jours il fut enfermé dans un cachot, torturé et mis dans les fers. Mais si son corps était enchaîné, son esprit restait libre ; si sa chair souffrait des douleurs et la faim, Dieu envoyait à son âme une fortifiante nourriture spirituelle. Célérinus appartenait, du reste, à une noble famille : sa grand-mère Célérina et ses oncles Laurentius et Egnatius, tous deux soldats, étaient morts martyrs de leur foi.
Ce furent surtout les évêques qui sentirent les coups de la fureur impériale. A peine la persécution commençait-elle que Fabien, évêque de Rome, était exécuté, tandis que ses collègues, Alexandre, de Jérusalem, et Babylas, d’Antioche, mouraient en prison. Plusieurs évêques quittèrent leurs sièges jusqu’au moment où le premier effort de la tempête fut passé. Ils savaient combien leur présence exaspérait les païens, et ils considérèrent sans doute comme un devoir de contribuer, par une absence temporaire, au repos de leurs troupeaux. Ce fut, par exemple, le cas de Cyprien. « Au commencement des troubles, écrit-il en l’an 250, alors que la foule furieuse ne cessait de demander ma vie à grands cris, je me retirai pour un temps, moins soucieux de ma propre sûreté que de celle des frères… Le Seigneur nous a commandé de nous retirer et de fuir en temps de persécution, et cette règle il ne l’a pas seulement prescrite, mais pratiquée. La couronne du martyre est un don de la grâce de Dieu, mais elle ne peut être reçue qu’au moment fixé par Dieu lui-même. Ainsi, celui qui se retire pour un temps, tout en restant fidèle à Christ, n’abandonne pas la foi, mais attend l’heure marquéeg. »
g – Ep. XIV, § 1. — Traité des Tombés, § 10. Ses biens furent confisqués.
Du lieu de son refuge, Cyprien ne négligeait pas l’Église de Carthage. Il entretenait avec elle, par le moyen des anciens, une correspondance active, et ses lettres témoignent de la vigilance avec laquelle il s’occupait de tous les détails de sa charge. Il veille au maintien de la discipline, pourvoit ou cherche à pourvoir aux besoins des pauvres, des prisonniers et de ceux auxquels la persécution a enlevé leur gagne-pain. A la nouvelle que quelques-uns des fidèles de Carthage ont été capturés par les barbares, l’Église, à son instigation, réunit pour leur rançon une somme de cent mille sesterces et l’envoie aux évêques de Numidie. « Ce n’est pas sans le plus vif chagrin et d’abondantes larmes, très chers frères, écrit Cyprien en envoyant ces fonds, que j’ai lu dans votre lettre la nouvelle de la captivité de nos frères et de nos sœurs… Nous avons estimé que c’étaient les temples du Saint-Esprit qui avaient été faits prisonniers et que nous ne devions pas souffrir, en nous montrant paresseux ou négligents, qu’ils le restassent plus longtemps. Nous voyons Christ en eux ; en eux, nous voyons celui qui nous a rachetés de la servitude, de la mort et des griffes du diable. Comment donc ne chercherions-nous pas maintenant à l’arracher des mains des barbares… Nous vous remercions extrêmement d’avoir bien voulu nous faire participer à une œuvre si belle et si nécessaire ; nous vous remercions de nous avoir ouvert ces champs fertiles où nous pouvons jeter la semence de notre espérance avec l’attente d’une moisson abondante pour cet acte de céleste charitéh. »
h – Ep. LIX, 1-3.
Une invasion des Goths vint détourner l’attention de Decius. Il dut se mettre en campagne contre ce nouvel ennemi de l’empire, et, après des alternatives de victoires et de défaites, il périt lui-même sur le champ de bataille (251). Sa mort fut suivie, pour les chrétiens, d’une période de calme.
Quelle conduite l’Église devait-elle tenir vis-à-vis des lapsi (tombés), c’est-à-dire de ceux qui, après avoir fléchi à l’heure de l’épreuve, demandaient à rentrer dans l’Église ? Cette question causa un grand trouble dans l’Église, car aucune persécution n’avait encore provoqué autant de chutes de ce genre. Les lapsi souffraient cruellement de s’être laissés aller à sacrifier aux divinités païennes, et ils comprenaient que, si une main puissante n’intervenait en leur faveur, ce ne serait pas sans une longue et pénible épreuve qu’ils pourraient espérer de rentrer en grâce. Les fidèles les plus éprouvés leur prêtèrent l’assistance nécessaire, et l’intervention des confesseurs fut le moyen par lequel les faux frères et les frères faibles rentrèrent dans le bercail. Une telle vénération entourait ces vétérans couverts des cicatrices des tortures pour la foi et attendant le martyre, que leurs paroles revêtaient, aux yeux des fidèles, le caractère d’un message divin. Et comment, d’ailleurs, pensait-on, pouvaient-ils mieux employer les dernières heures de leur vie terrestre, qu’en coopérant au relèvement de leurs frères tombés, qu’en les recommandant à la compassion de l’Église ? Ce fut donc aux confesseurs que les lapsi s’adressèrent, à eux qu’ils demandèrent des certificats de repentance, d’eux, enfin, qu’ils les obtinrent, et souvent avec une trop grande facilité. « Contrairement aux prescriptions de l’Évangile, dit Cyprien, c’est par milliers, c’est sans discernement et sans examen, que de pareils certificats sont journellement accordés. » Parfois ces billets étaient rédigés dans un langage péremptoire et d’une élasticité coupable : « Recevez, disait l’un, par exemple, un tel et les siens à la communion de l’Église. » Armés de billets de ce genre, les moins scrupuleux des coupables ne voulaient entendre parler d’aucun délai, d’aucune épreuve. Cyprien avait d’abord pensé à refuser absolument toute réintégration dans l’Église dans de telles conditions. Plus tard, son cœur paternel fléchit, et il en vint à laisser aux lapsi l’espoir de rentrer dans l’Église, lorsque des jours plus calmes permettraient d’examiner leur situation avec plus de soin.
[Déjà du temps de Tertullien, on recourait à de pareils moyens. Il s’indigne à la seule idée que des péchés puissent être pardonnés par égard pour les martyrs. « Aussitôt, dit-il, que quelqu’un subit le moindre emprisonnement pour sa foi, on le voit entouré de criminels de toute sorte ; les impurs l’obsèdent de leurs prières et de leurs larmes. Du reste, supposez votre martyr la tête sur le billot, supposez-le les membres étendus sur la croix ; supposez-le attaché au poteau, au moment où on lâche le lion, ou sur un bûcher déjà enflammé ; en un mot, supposez-le en possession de la couronne du martyre… Même alors, qui donc peut permettre à l’homme de pardonner les péchés, alors que Dieu seul peut le faire ? Des péchés que les apôtres, autant que je puis le savoir, quoique martyrs eux mêmes, n’ont pas jugé pardonnables ? Paul avait déjà combattu contre les bêtes à Ephèse, lorsqu’il condamna l’incestueux de Corinthe (1 Corinthiens 5.5 ; 15.32). Que le martyr se contente donc de penser que ses propres péchés lui sont pardonnés. C’est faire preuve d’ingratitude ou d’orgueil que de prodiguer pour d’autres ce qu’on a obtenu à un prix si élevé. Et qui donc, sinon le Fils de Dieu seul, a racheté quelqu’un par sa mort ? Et comment l’huile de ta chétive lampe suffirait-elle pour toi et pour moi ? » De la modestie, XXII.]
Malgré ces concessions, beaucoup blâmèrent Cyprien pour sa sévérité envers les lapsi et son manque de vénération pour les confesseurs. Cela alla même si loin, que, dans quelques villes de la province, la foule excitée s’en prit aux presbytres et les força, en les intimidant, à accorder ces demandes. Il y eut un confesseur, nommé Lucien, dont la conduite provoqua des ennuis tout particuliers à Cyprien. Cet homme donnait, au nom du martyr Paul, et même après sa mort, des certificats à tous ceux qui se présentaient. Il alla jusqu’à se permettre d’écrire, au nom des confesseurs, une lettre insolente à Cyprien, dans laquelle il l’informait que les confesseurs avaient réconcilié à l’Église tous ceux dont la conduite leur avait paru satisfaisante depuis leur chutei.
i – Neander, Church. Hist., I, 315-319. — Cyprien, Ep. XIV, XXII.
La période de calme qui suivit la mort de Decius fut très courte. Sous le règne de Gallus (251-253), une peste terrible, compliquée, dans certaines provinces, de sécheresse et de famine, ravagea l’empire. Dans l’espérance d’obtenir des dieux la fin de cette calamité nationale, l’empereur, par un édit, prescrivit à tous les citoyens de leur offrir des sacrifices. Le grand nombre de ceux qui s’abstinrent de participer à ces solennités ne manqua pas d’attirer l’attention et d’exciter contre les chrétiens la fureur populaire. Les évêques de la métropole, en s’abstenant sous les yeux mêmes de l’empereur, devaient être exposés les premiers à un inévitable châtiment. Ils le furent en effet. L’évêque Corneille, qui avait, au risque de sa vie, accepté l’épiscopat sous le règne de Decius, fut d’abord exilé, puis mis à mort ; et Lucius, qui n’avait pas craint de lui succéder, ne tarda pas à être exilé, puis mis à mort comme lui.
Durant cette nouvelle épreuve, Cyprien n’oublia pas d’adresser de pieuses consolations aux chrétiens fugitifs. « Que personne, mes chers frères, dit-il dans une de ses lettresj, ne se laisse ébranler parce qu’il ne voit plus la congrégation rassemblée, parce qu’il n’entend plus l’évêque prêcher. Celui qui, par la rigueur des temps, est séparé pour un moment de l’Église, l’est de corps, non d’esprit. Qu’il ne soit donc pas rempli de terreur à cause de cette fuite ou épouvanté par la solitude du désert qui lui sert de refuge. Celui qui a Christ pour son compagnon ne peut pas être seul. Qu’un brigand, qu’une béte fauve l’attaquent ; que la faim, la soif, le froid le tourmentent, Christ est là et il tient compte de la conduite du chrétien enrôlé sous sa bannière. »
j – Ep. LV, § 4.
Durant la peste, de frappants contrastes se manifestèrent entre les deux religions opposées. Tout d’abord, et bien que les chrétiens ne fussent en aucune mesure à l’abri, le mal sévit avec une bien plus grande violence chez les païens. Il est probable que c’était un résultat de la peur, si propre à favoriser le développement des épidémies. Puis il y eut la différence des soins. Denys, évêque d’Alexandrie, nous dépeint d’une manière pittoresque le dévouement dont les chrétiens firent preuve les uns envers les autres. « Sans inquiétude pour eux-mêmes, dit-il, les chrétiens visitaient et soignaient assidûment les malades. Y avait-il des morts ? ils les relevaient avec leurs mains, les appuyaient sur leur sein, leur fermaient les yeux et la bouche, puis, les couchant décemment, ils allaient les ensevelir… Bientôt après, le mal les atteignait eux-mêmes ; joyeusement ils se préparaient à suivre ceux qui les avaient devancés, et recevaient de leurs frères, en attendant, les mêmes services qu’ils avaient rendus à d’autres. Chez les païens, la situation était inverse. On négligeait ceux que la maladie attaquait, on abandonnait même les amis les plus intimes, et les malheureux patients étaient jetés à la rue pour y mourir, sans espoir d’être ensevelis. » Et tel était l’état de la ville d’Alexandrie pendant cette affreuse crise, que Denys s’écrie : « Quand donc cet air corrompu par de pernicieuses exhalaisons retrouvera-t-il la pureté ? Il s’élève de tels miasmes de la terre, la mer nous envoie de si pestilentielles brises, les rivières des exhalaisons si repoussantes, et des ports montent de si horribles vapeurs, qu’on pourrait supposer que les gaz impurs qui s’exhalent des cadavres, qui pourrissent partout dans le sol, nous servent de roséek. »
k – Ep. XII, XIII, § 2.
Le contraste au point de vue moral fut encore plus frappant à Carthage, car les chrétiens ne se bornèrent pas à venir en aide aux membres de l’Église. La peste, avec une régularité terrible, envahissait maison après maison, surtout dans les quartiers les plus pauvres. Ceux qui n’étaient pas atteints s’endurcissaient dans leur égoïsme ; on voyait même des misérables piller les maisons des mourants ! Et alors, tandis que la multitude insulte les chrétiens et les accuse d’avoir, par leur impiété, provoqué cette terrible calamité, Cyprien convoque et réunit son troupeau et l’exhorte à assister tous les malades, indifféremment, et à ne pas se borner aux seuls chrétiens. « Si, dit-il, nous ne faisons de bien qu’à nos frères, nous ne faisons rien de plus qu’un publicain et qu’un païen. Le temps est venu de triompher de nos concitoyens par la charité. » D’après ses indications, la ville est divisée par quartiers, les riches fournissent des fonds, les pauvres leur travail ; on ensevelit tous les corps qui empestent l’atmosphère ; enfin, les malades, chrétiens et païens, sont soignés aux fiais et par les soins de l’Église de Christl.
l – Pontius, Vie de Cyprien, cbap. 9, 10. — Robertson, Hist. of the Church, I, 121, 122.