La Vérité Humaine – I. Quel homme suis-je ?

1.2 Le sensationnisme psycho-physiologique

A bien des égards le sensationnisme psycho-physiologique moderne est avec le sensationnisme criti-ciste de Hume dans un rapport d’antithèse et de continuité directe. Il se pose relativement à lui comme un identique complémentaire. Comme un identique parce qu’il part du même point : la sensation, mais la sensation traduite en termes biologiques, c’est-à-dire formulée dans l’axiome suivant : « Le réflexe est le type de l’action nerveuse et la base de toute activité psychique. » Comme un complément parce qu’il pense remédier aux solutions négatives de Hume par des solutions positives. Il n’y a rien, dit Hume, que l’imagination ; il y a quelque chose, dit M. Ribot : l’organisme physique. Au scepticisme fondamental du philosophe anglais, il répond par une connaissance positive de l’homme et de l’univers (connaissance positive qu’il s’imagine fournie par l’expérience, mais qui est en réalité une métaphysique, comme nous aurons l’occasion de nous en convaincre) ; à la dissolution de la personnalité humaine en une série de perceptions distinctes et fugitives, il oppose l’organisme physiologique (cénesthésie) comme unité fondamentale du moi conscient.

Nous choisissons M. Ribot parce qu’il est à la fois le plus scientifique, le plus modéré et le plus connu actuellement des représentants de cette tendance. Ses ouvrages sont sérieux ; ils font autorité en la matièrea. Ceux qui nous intéresseraient ici seraient : Les maladies de la mémoire (9e édit. 1894) ; — Les maladies de la volonté (7e édit. 1891) ; — Les maladies de la personnalité (6e édit. 1895). — Nous ne pouvons les examiner en détail, cela nous mènerait trop loin (mais je vous en recommande la lecture, si elle n’est déjà faite).

a – Nous n’en pourrions dire autant d’autres ouvrages du même genre où l’a priori métaphysique est évident et fait tort aux données scientifiques. Ceux-ci d’ailleurs sont innombrables. Voyez entre autres La philosophie de A. Lefèbre (Paris, Reinwald, 1884), en particulier les chapitres sur la sensation, l’entendement, la volonté (p. 533-570).

Pourquoi ces titres : Les maladies de la mémoire, … de la volonté, … de la personnalité ? — Le but de l’auteur est, dans un domaine où le respect humain empêche de se livrer à l’expérimentation directe, de suppléer à cette lacune par les moyens d’expérimentation indirecte que nous offre la pathologie. Là où nous sommes à peu près privés des ressources de l’expérimentation, nous ne devons point négliger les cas où la nature fait pour nous des expériences, où la maladie analyse par exception des phénomènes habituellement indissolubles, opérant sous nos yeux cette vivisection morale que nous n’aurions ni le droit, ni le pouvoir de provoquer nous-mêmes. Je vous ferai grâce des exemples cités, pour ne résumer que les grands traits de la doctrine anthropologique.

I) La vie psychique devient ; elle n’est pas donnée toute faite, elle se fait ; elle a une histoire.

Or le résultat général de l’étude des troubles psychiques, résultat valable pour la mémoire, pour la volonté et pour la personnalité, c’est qu’en nous découvrant la façon dont l’esprit (mémoire, volonté et personnalité) se ruine et se décompose, elle nous révèle indirectement la manière dont l’esprit se développe et s’organise. D’où il suit que la vie psychique a nécessairement une histoire. Elle n’est pas tombée du ciel tout éclose. Elle est le résultat d’une évolution, d’un long développement, dont il importe de connaître les étapes si l’on veut espérer connaître ce qu’elle est en elle-même. C’était le tort de l’ancienne psychologie de se fonder uniquement sur l’observation intérieure, de ne prendre en considération que les états conscients, de n’examiner, en un mot, le fonctionnement de l’esprit qu’à l’état parfait, tel que le philosophe le saisissait en lui-même. La nouvelle psychologie au contraire est biogénétique. Elle veut établir « la morphologie de l’esprit », en connaître les origines physiologiques. Et voilà pourquoi, au lieu de s’attacher à l’observation de l’homme adulte et sain, elle se consacre à l’examen de l’enfant et du malade.

II) L’esprit se forme et se déforme suivant une loi observable et fixe.

Or on s’aperçoit immédiatement, lorsqu’on étudie la pathologie de l’esprit (mémoire, volonté, personnalité), que l’esprit se déforme et se dissout selon certaines lois constantes, se ramenant à la loi de régression dont la marche invariable est du complexe au simple. Les phénomènes les plus élevés, les plus complexes, succombent et disparaissent avant les plus élémentaires et les plus simples. — Pour la mémoire, par exemple, dans les cas où l’amnésie aphasique suit une marche progressive, on constate une suite d’anéantissements « par étages ». C’est d’abord le souvenir des termes et des rapports rationnels (abstraits) qui se perd ; viennent ensuite les noms propres, puis les substantifs communs, puis les adjectifs et les verbes, l’amnésie marchant ainsi du particulier au général, des mots ou des objets spéciaux (par conséquent moins habituels, moins profondément gravés dans l’habitude organique) aux termes plus généraux ou aux objets plus communs. La mémoire émotionnelle et le langage par interjections ne disparaissent que plus tard ; et plus tard encore les gestes eux-mêmes finissent par cesser.

Voilà qui est d’une extrême importance. Car cette constatation générale qui vaut pour la volonté et la personnalité comme pour la mémoire (ou l’intelligence), est une démonstration et une vérification de l’hypothèse de l’évolutionnisme biologique. Elle établit d’une manière irréfutable le bien fondé de cette psychologie qui cherche l’origine première de la vie psychique dans les phénomènes physiologiques, et qui voit dans ceux-ci la base de celle-là. Et cela d’une manière d’autant plus irréfutable que la démonstration, à son tour, est susceptible d’une contre-épreuve, en ce sens que dans les cas de guérison, le rétablissement de la mémoire, de la volonté et de la personnalité s’opère dans l’ordre inverse, par une marche continue du simple au complexe, du psychique élémentaire au psychique différencié.

III) Il n’y a point de conscience, mais des états de conscience ; point de volonté, mais des états volitifs ; point de personnalité, mais des états personnels. En un mot : point d’âme, mais des états psychiques.

De ces faits indubitablement établis, de cette loi de régression, confirmant la loi d’évolution, M. Ribot tire immédiatement une conclusion importante, à savoir qu’on se trompe lorsqu’on parle de la mémoire, de la volonté ou de la personnalité. Il n’existe pas une mémoire, une volonté, une personnalité ; mais des mémoires, des volitions, des personnalités ou états de conscience personnels distincts et particuliers.

Ce qu’on appelle d’ordinaire la mémoire, par exemple, se résout, dès qu’on l’analyse physiologiquement, c’est-à-dire dès qu’on en cherche les origines organiques, en une multitude d’impressions nerveuses, c’est-à-dire de souvenirs séparés, dont chacun a son existence distincte, et peut, indépendamment des autres, se conserver, disparaître ou renaître. Non pas, sans doute, que leur indépendance soit absolue, car de nombreux liens rattachent l’un à l’autre les divers souvenirs (ou impressions nerveuses élémentaires). Mais de même que l’humanité n’est que la collection de tous les individus qui la composent, la mémoire non plus n’est qu’un terme général sous lequel il faut comprendre, non une faculté spéciale et une, mais la collection des souvenirs particuliers. — Il en est exactement de même de la volonté, qui se résout toujours en un groupe de volitions ou excitations nerveuses particulières ; et de la personnalité, qui se ramène à un certain nombre d’états de conscience successifs ou concomitants qui tour à tour apparaissent et disparaissent, se produisent, durent et s’effacent à la surface des phénomènes physiologiques subconscients qui s’accomplissent dans l’organisme humain. Nous voici donc ramenés au même résultat que Hume obtenait aussi par un autre chemin ; ce sensationnisme psycho-physiologique revient au sensationnisme criticiste : il dissout comme lui l’unité de conscience, de volonté et de mémoire, au profit d’une multiplicité de perceptions distinctes et séparées. A cette différence près néanmoins, que tandis que Hume, ayant dissout l’unité de conscience, ne réussissait à l’expliquer qu’au moyen d’une illusion, M. Ribot, en véritable physiologiste, va trouver dans l’unité organo-physiologique, c’est-à-dire dans l’unité physique de l’individu, la raison d’être et la cause d’une identité qui n’existe pas dans l’esprit.

IV) L’unité physiologique des états psychiques (et leur cause) est dans l’organisme physique.

a) La mémoire. — Pour la mémoire, l’explication ne présente guère de difficulté. A ceux qui seraient tentés d’objecter que tout acte de souvenir suppose quelque chose que nul agrégat physique ne peut produire ; que la simple conservation d’une image ou d’une impression implique, au sein du flux perpétuel de la matière cérébrale sans cesse renouvelée, un être qui demeure, un x immuable, et que cet x c’est précisément l’esprit, M. Ribot réserve une réponse qui n’est pas sans valeur. C’est qu’à la vérité les cellules cérébrales changent et meurent, mais non sans avoir légué à celles qui les remplacent les vibrations qu’elles ont elles-mêmes ressenties, non sans les avoir « polarisées » à leur tour, et leur avoir transmis de la sorte l’empreinte ou la polarisation moléculaire dont elles étaient elles-mêmes affectées et qui est la substance élémentaire du souvenir ou de la mémoire. C’est là un phénomène d’hérédité cellulaire absolument semblable à celui de l’hérédité humaine. De même que l’enfant hérite de son père taille, santé, figure, tempérament, aptitudes ; de même « les cellules filles ressemblent aux cellules mères, en vertu de cette tendance de tout organisme à maintenir son type, et de toute modification acquise à devenir une modification transmise ; la mémoire n’est dans ce cas qu’une forme de l’hérédité ». Ainsi s’expliquent la permanence, l’unité, l’identité dans le temps des mémoires distinctes, des souvenirs et groupes de souvenirs particuliers ; et c’est la permanence et l’unité de l’organisme qui en fournit l’explication.

b) La volonté. — Même explication pour la permanence et l’identité des volitions. La volition, comme la mémoire, a sa source dans un réflexe nerveux. Mais tandis que le réflexe qui doit former le souvenir (ou l’impression) aboutit à une décharge idéatrice, le réflexe qui constitue la volition aboutit à une décharge motrice. L’acte volontaire ou la volition n’est pas seulement la réaction ou le réflexe moteur d’une cellule, d’un organe, ou d’un groupe d’organes ; il est la réaction de l’individu entier : il exprime l’état moteur du moi tel qu’il est réalisé au moment de la volition. « La volonté, dit l’auteur, est un état de conscience final, qui résulte de la coordination plus ou moins complète d’un groupe d’états, conscients (psychiques), sub-conscients (psycho-physiologiques) et inconscients (purement physiologiques), qui, tous réunis, se traduisent par une action ou par un arrêt. » Or « la coordination a pour facteur principal le caractère, qui n’est que l’expression psychique de l’organisme individuel ». « Une partie seulement du travail d’où sort l’acte entre dans la conscience » ; quant à la conscience elle-même, elle n’est « cause de rien ». « Les actes et mouvements qui la suivent résultent directement des tendances, sentiments, images et idées qui ont abouti à se coordonner sous la forme d’un choix volitif » (d’une détermination volontaire). Ce travail psycho-physiologique entraîne avec lui d’une part un acte, de l’autre un état de conscience ; mais ce dernier, c’est-à-dire le : je veux, ne fait en réalité que constater la situation, il ne la produit point.

On le voit : tout ce qui est retiré à l’unité de conscience est attribué à l’unité de l’organisme. Si tel acte est rejeté, tel autre agréé, si telle volition a libre cours et si telle autre est refoulée, c’est que chaque individu a son caractère particulier. La continuité des volitions, leur ressemblance, leur identité ; en un mot, ce pourquoi on peut parler de la volonté d’un homme, la prévoir et tabler sur elle, tout cela dépend de son caractère ; et comme son caractère n’est que l’expression psychique de l’organisme individuel, tout revient, on le voit, à l’organisme individuel, c’est-à-dire à la constitution physiologique de l’individu.

[C’est en vertu de cette composition même de la volonté, c’est en vertu de sa dérivation physiologique, que l’on peut étudier ses maladies. Elles se résolvent toutes en un état morbide ou en un état sain de l’organisme corporel. C’est parce que la volonté n’est que la résultante de l’organisme que les modifications de l’organisme modifient la volonté, comme elles modifiaient la mémoire, comme nous allons voir qu’elles modifient la personnalité.]

c) La personnalité. — Même explication encore pour la personnalité. Voici comment elle se forme. Grâce à l’unité de notre système nerveux (qui dérive lui-même de l’unité de l’organisme), le cerveau (la substance, les cellules cérébrales) recueille et concentre les sensations, impressions et perceptions qu’éprouvent les diverses parties de notre être physique. Les unes, les impressions de nos sens, ont un grand intérêt intellectuel, mais tiennent en somme une place assez secondaire dans la formation de notre personnalité. Ce qui est infiniment plus important à cet égard, ce sont les myriades d’excitations vagues, demi-conscientes ou même inconscientes, qui proviennent de l’état intérieur de nos organes, de leur activité plus ou moins grande, de leur fonctionnement plus ou moins normal ou régulier. L’ensemble de ces impressions continues forme ce qu’on appelle la cénesthésie, c’est-à-dire la sensibilité générale, le sensorium. Il constitue comme un arrière-fond d’une certaine couleur persistante, sur lequel les impressions, plus distinctes mais plus fugitives, fournies par les sens extérieurs, viendraient se dessiner et se peindre. C’est la base organique de notre tempérament moral, la cause profonde de notre caractère et la source de nos décisions. — Pour prendre un exemple vulgaire et saisissable, mais en somme parfaitement exact : si l’un voit tout en rose et l’autre tout en noir, la raison en est dans l’état respectif de cénesthésie de l’un et de l’autre ; et c’est encore par suite de quelque variation dans l’état de son organisme que le même individu se trouve être tour à tour ou plus triste ou plus gai.

Mais ce n’est pas seulement la qualité (la modalité) de notre personnalité qui dépend de notre cénesthésie, c’est encore notre personnalité elle-même ; autrement dit, la cénesthésie ne détermine pas seulement le degré de tristesse ou de gaieté. de vivacité ou d’indolence de la personnalité humaine (ne nous fait pas seulement attribuer au je une certaine tristesse ou gaieté), mais elle constitue la personnalité même (elle nous fait dire je tout court).

Si chacun de nous, par exemple, rapporte sans hésiter à son moi telle impression, telle image, telle idée ; si nous disons : je sens, je vois, je pense, c’est que cette impression, cette image, cette pensée, parviennent à notre conscience accompagnées de tout le cortège d’impressions organiques qui constitue notre cénesthésie, et que cet accompagnement leur imprime le sceau de notre être individuel. Il en est, sous ce rapport, d’un homme à l’autre, ce qui en est d’un instrument de musique à un autre instrument de musique. Ils peuvent jouer la même note, le même air, le même morceau ; leur mélodie commune n’en demeure pas moins distincte, parce que, bien qu’identique, elle est accompagnée dans l’un et dans l’autre, des harmoniques distincts qui constituent le timbre propre, la personnalité en quelque sorte de chacun des instruments.

De même encore, si le moi est impénétrable, c’est tout simplement parce que l’organisme qui lui sert de base, l’organisme dont il est l’expression psychique, est lui-même impénétrable, et lui-même enfermé dans des bornes précises et infranchissables. Et la preuve irréfutable nous en est fournie par la pathologieb. Les cas monstrueux où deux êtres humains se trouvent plus ou moins soudés l’un à l’autre par leur corps (comme par exemple le cas des frères Siamois) font voir une fusion intellectuelle et morale de la personnalité correspondant à la fusion physiologique des organismes.

b – Comp. Les maladies de la personnalité, p. 41.

Enfin, si le moi conserve son identité à travers le temps, c’est que la cénesthésie organique, ne variant jamais que d’une façon lente et douce, il n’y a, à l’état normal, jamais solution de continuité entre l’état présent et celui dont la mémoire conserve le souvenir. Au contraire, l’état de l’organisme cesse-t-il d’être complètement normal ; passe-t-il, par exemple, par l’une de ces phases de croissance ou de décrépitude rapide qui modifient sensiblement la cénesthésie, comme il arrive dans l’adolescence ou dans la vieillesse, déjà l’on voit le ton général de la personnalité se modifier sensiblement ; plus la crise est aiguë, plus la modification est brusque et profonde. Et lorsqu’il arrive enfin, par suite de quelque désordre organique subit, que la cénesthésie est brusquement bouleversée, l’identité du moi, elle aussi, est bouleversée d’une façon correspondante. Suivant la gravité du cas, le malade peut ne plus retrouver aucune connexion entre son moi présent et les souvenirs que renferme sa mémoire ; il se croit alors devenu une autre personnalité ; il parle de son ancien moi à la troisième personne, et de son moi actuel à la première (ou inversement). Ce cas peut être circulaire (c’est-à-dire passer alternativement d’une personnalité à l’autre) comme dans la folie dite circulaire, ou statique, c’est-à-dire durable.

Or, de toutes ces observations et d’une multitude d’autres citées par l’auteur, il résulte que l’identité, l’impénétrabilité, l’individualité du moi, bref, le moi lui-même et le moi tout entier, est l’expression psychique de l’identité, de l’impénétrabilité, de l’individualité de l’organisme, qu’il n’est rien d’autre, et qu’il suit toutes les modifications de l’organisme comme un effet suit celles de sa cause ; qu’il en dépend donc absolument. Qu’on prenne le problème de l’unité de conscience dans la mémoire, dans la volonté ou dans la personnalité, le résultat est identique : c’est toujours l’unité de l’organisme physique qui fonde et rend possible l’unité de conscience. Le sensationnisme psycho-physiologique de M. Ribot corrige donc bien en effet le sensationnisme criticiste de Hume, ou du moins a bien en effet la prétention de le corriger. A son phénoménisme sceptique il répond par une affirmation positive. Reste à voir ce que vaut cette affirmation. Nous n’y manquerons pas tout à l’heure.

V) La conscience humaine est une conscience coloniale. Son unité est un point terminal, non un point initial. Elle n’est jamais atteinte que dans de courts moments qui annihilent le sentiment même de la personnalité.

En attendant, un mot encore sur la conscience personnelle selon M. Ribot. Elle n’est pour lui ni complète, ni stable, et cela parce que l’unité du moi est loin d’être parfaite et constante. La conscience humaine est une conscience coloniale. Elle résulte de la coordination plus ou moins étendue des innombrables consciences moléculaires (qui a pour base et pour origine l’irritabilité de la cellule individuelle). De cette coordination des consciences cellulaires primaires en consciences ou individualités coloniales, nous avons des exemples dans plusieurs animaux inférieurs, en particulier chez le poulpe ou l’étoile de mer ; il faut la transporter, par analogie, chez l’homme, où il est impossible de l’observer directement. Peu à peu et par l’effet de l’évolution, cette conscience coloniale plus ou moins diffuse se localise dans une partie de l’organisme qu’elle accapare à son usage : le système nerveux, puis le cerveau. D’étape en étape, de délégation en délégation, elle devient pour l’organisme individuel ce que serait, dans une démocratie normale, le parlement, pour le corps de la nation, c’est-à-dire la représentation centralisée de tout ce qui se passe dans le corps lui-même, — mais une représentation qui, comme celle du parlement, n’atteint jamais d’une manière permanente, ou même durable, l’unité et la conscience de soi. L’unité, la conscience, dans l’organisme comme dans le parlement, se décident à coup de majorités. Elles sont intermittentes et ne sortent d’une coordination plus ou moins vague que d’une manière intermittente, à propos de certains actes, de certaines décisions à prendre. « C’est donc l’organisme et le cerveau, sa représentation suprême, qui est la personnalité réelle, contenant en lui les restes de ce que nous avons été et les possibilités de ce que nous serons. Le caractère individuel tout entier est inscrit là avec ses aptitudes actives et passives, ses sympathies et ses antipathies, son génie, son talent ou sa sottise, ses vertus et ses vices, sa torpeur ou son activité. Ce qui en émerge jusqu’à la conscience est peu au prix de ce qui reste enseveli, bien qu’agissant. La personnalité psychique n’est jamais qu’une faible partie de ce qu’est la personnalité physique. — L’unité du moi n’est donc pas celle de l’entité une des spiritualistes, qui se manifeste en phénomènes multiples, mais la coordination d’un certain nombre d’états sans cesse renaissants, ayant pour seul point d’appui le sentiment vague de notre corps. Cette unité ne va pas de haut en bas, mais de bas en haut ; elle n’est pas un point initial, mais un point terminal. »

« Cette unité parfaite existe-t-elle ? Au sens rigoureux, mathématique, évidemment non. Au sens relatif, elle se rencontre, rarement et en passant. Chez un bon tireur qui vise, chez un habile chirurgien qui opère, tout converge physiquement et mentalement. Mais notons le résultat : dans ces conditions, le sentiment de la personnalité réelle disparaît, l’individu conscient étant réduit à une idée ; en sorte que la parfaite unité de conscience et le sentiment de la personnalité s’excluentc. — Nous revenons, par une autre voie, à la conclusion précédente : le moi est une coordination. Il oscille entre ces deux points extrêmes où il cesse d’être : l’unité pure, l’incoordination absolue. Tous les degrés intermédiaires se rencontrent en fait, sans démarcation nette entre le sain et le morbide ; l’un empiète sur l’autre… Le dernier mot de tout ceci, c’est que le consensus de la conscience étant subordonné au consensus de l’organisme, le problème de l’unité du moi est, sous sa forme ultime, un problème biologique. A la biologie d’expliquer, si elle le peut, la genèse des organismes et la solidarité de leurs parties. L’interprétation psychologique ne peut que la suivred. »

c – Explication morale ; l’individu, fait pour le sacrifice, ne se réalise que dans le sacrifice.

dOuvr. cité, p. 170-172.

Tel est l’effort et le résultat dernier de ce qu’on a appelé, d’un mot très juste, « la psychologie sans âmee ». Et ce dernier résultat est, en même temps qu’une affirmation métaphysique indirecte (matérialisme), un aveu d’impuissance. La psychologie, incapable d’expliquer, abdique entre les mains de la physiologie. A cette dernière, si elle le peut — mais précisément le pourra-t-elle ? — incombe la tâche de sonder et d’éclaircir le mystère. Cette conclusion nous a paru assez significative pour justifier la citation précédente en son entier.

e – Ph. Bridel, Revue chrétienne, 1886, p. 321-326.

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