Histoire de la Théologie Protestante

II. Existence séparée des deux Églises évangéliques et décomposition de l’unité du principe évangélique depuis le 17e s. jusqu’aux premiers jours du 19e

Introduction

La période de l’histoire de l’Église évangélique, que nous sommes appelés à étudier dans notre second livre, semble, au premier abord, n’offrir que peu d’intérêt pour l’esprit et pour le cœur. La période féconde et créatrice de la Réforme est remplacée par une scolastique froide et sans vie et par une étroitesse, jointe à une stérilité intellectuelle, qui nous font regretter l’essor hardi, mais vivant et chrétien, de la pensée des premiers jours. Les théologiens du dix-septième siècle se proposent toujours pour modèle le courage des héros du seizième siècle dans leur grande bataille spirituelle contre l’erreur, mais ce courage se transforme chez eux en un esprit de controverse mesquine et de haine jalouse, qui étouffe les grandes idées, et donne à de puériles controverses une importance capitale. Ce serait, toutefois, méconnaître gravement les lois de l’histoire et commettre une sérieuse injustice, que de ne voir sans plus dans le dix-septième siècle qu’use période de déclin spirituel et moral. C’est ce qu’ont victorieusement démontré Tholuck, dans ses biographies des docteurs de L’Église luthérienne, et Göbel, dans son histoire de la vie chrétienne, en particulier au sein des Églises réformées. Nous pouvons invoquer comme une preuve historique et comme un argument d’une haute valeur le contraste saisissant, que nous sommes appelés à constater entre le siècle apostolique et le siècle qui l’a suivi, siècle qui ne possède ni sa puissance intellectuelle, ni l’ardeur de sa foi. Personne n’a le droit, quelle que soit leur infériorité relative vis-à-vis du siècle apostolique, d’accuser les premiers siècles de l’Église chrétienne de stérilité et de décadence, car leurs martyrs et leurs héroïques confesseurs se lèveraient en témoignage contre de semblables calomnies. La Réformation, elle aussi, fut remplacée par une période de luttes sanglantes, qui eurent pour résultat en Allemagne le triomphe, et, en France, la défaite de la bonne cause, luttes, qui auraient partout abouti à une véritable catastrophe, sans la foi héroïque des protestants de l’Angleterre, de l’Allemagne, de l’Écosse et de la Hollande. Nous n’aurons donc plus qu’à nous demander, si le dix-septième siècle a compris la grandeur de la mission, qui lui était assignée par la Providence. Dans le plan de Dieu, l’œuvre du second siècle de l’Église chrétienne consistait bien moins à rivaliser d’originalité et de puissance avec la génération apostolique, qu’à s’assimiler et à développer pour le bien de l’humanité les dons spirituels, dont Dieu avait été si prodigue envers les apôtres. La puissance vitale du christianisme, après avoir conquis dans le canon son point d’appui inébranlable, devait tendre à s’épancher dans le monde.

La même marche pouvait être suivie par le dix-septième siècle, quand il eut accompli son évolution dogmatique, et rédigé le dernier de ses livres symboliques. Il est évident pour toute âme sérieuse, que les saintes Écritures renferment encore des trésors inconnus de connaissance et d’aperçus nouveaux, qui trouveront leurs interprètes inspirés et éloquents, le jour où de nouveaux besoins et de nouveaux progrès auront communiqué à des membres pieux de l’Église de l’avenir des yeux capables de découvrir ces vérités, jusqu’alors inconnues à l’esprit humain. En supposant que de semblables intelligences eussent surgi dans les temps qui suivirent la Réforme, nous pouvons affirmer qu’elles n’auraient pas rencontré un terrain favorable, et que, si elles avaient exercé une influence sérieuse, l’œuvre des réformateurs se serait trouvée compromise par ces succès eux-mêmes. Il importait surtout, en vue de l’œuvre qu’il avait à accomplir, que le protestantisme conquit droit de cité au sein des Etats européens, et qu’il prit moralement possession de l’ancien monde, en s’appuyant sur les traditions de l’Église primitive et sur les documents inspirés de l’Ancien et du Nouveau Testament, et en jetant des racines profondes dans les enseignements du passé. La polémique contre l’Église catholique ne pouvait qu’échouer au point de vue historique, si la Réforme se bornait à protester contre des traditions quinze fois séculaires, sans pouvoir invoquer en sa faveur l’appui sérieux de l’antiquité chrétienne. Il était, en effet, difficile d’admettre que l’Église apostolique n’eût jamais existé que dans les écrits du Nouveau Testament, que l’Église historique reposât sur un mensonge, et que seule la Réforme eût retrouvé l’esprit primitif du Christ, comme un chercheur heureux découvre sur les rayons poudreux d’une bibliothèque un trésor intellectuel, oublié des siècles passés. Aussi l’Église protestante a-t-elle soutenu que la véritable Église n’avait jamais péri. Gerhard et Georges Calixte ont repris les arguments des centuries de Magdebourg.

Les théologiens de la Réforme devaient se proposer pour but de leur activité intellectuelle la conciliation du principe évangélique avec le monde de la première création, et en particulier avec le courant général de la civilisation du seizième siècle, et obtenir pour lui droit de cité au sein de la société moderne. La dogmatique des Églises réformée et luthérienne, cette reine des sciences, comme on l’appelait alors, devait répondre dans ses travaux aux exigences de la raison humaine, dans la limite de ses prétentions légitimes. Déjà les ouvrages de Mélanchthon et de Calvin avaient fait entrevoir l’ensemble majestueux des divers enseignements de la Réforme, auxquels il manquait encore un lien commun, et un travail sérieux de systématisation et d’ensemble. Les théologiens protestants devaient déployer beaucoup de pénétration et d’efforts, pour disposer les trésors épars, que leur avait légués la Réforme, dans l’ordre le plus logique et sous la forme la plus favorable, pour leur communiquer l’empreinte d’un ensemble complet et harmonieux, qui s’imposât à la conscience et pût convaincre l’intelligence la plus rebelle. Enfin, pendant l’âge héroïque d’une transformation aussi radicale que rapide, la vérité évangélique n’avait pas eu le temps de développer les convictions individuelles, et avait laissé les peuples, entraînés par l’ascendant du génie et des circonstances, sous l’influence prépondérante des théologiens et des pasteurs. Aussi les conducteurs spirituels des nouvelles Églises devaient-ils travailler par leur enseignement et par leur exemple à développer au sein des masses le sentiment toujours plus vif de la liberté du chrétien, et des devoirs, aussi bien que des droits, de la conscience individuelle. Il est facile de comprendre combien cette tâche fut rendu dangereuse par les orages de la guerre de Trente ans, et par les effroyables convulsions politiques, que la France, l’Angleterre et la Hollande eurent à traverser !

[Les Églises réformées seraient en droit de revendiquer comme leur privilège en face de l’Église luthérienne leur discipline sérieuse, le respect qu’elles inculquèrent de bonne heure à leurs membres pour la Parole de Dieu, généralement connue et étudiée, et l’observation sévère du sabbat, en particulier en Angleterre et aux Etats-Unis. La tendance légale, dans laquelle tombèrent les deux communions, revêtit chez les luthériens la tendance théorique de la pureté de la foi, et chez les réformés la tendance pratique. Les deux Églises, en se contrôlant réciproquement, contribuèrent au maintien du principe évangélique.]

La vérité nous force à reconnaître que les théologiens du dix-septième siècle n’ont point accompli sur bien des points la mission qui leur était assignée, surtout qu’ils n’ont pas su saisir les véritables rapports, qui existent entre la révélation et la raison, mais la moitié de la, faute retombe aussi sur la philosophie de cette période. Nous n’en devons pas moins signaler avec reconnaissance les services éminents, que les théologiens luthériens, en particulier, ont rendus, à leur point de vue, à la cause de l’Évangile, par leurs travaux exégétiques et historiques, travaux remarquables, surtout quand on considère les ressources, dont ils pouvaient alors disposer. Dans l’Église luthérienne nous aurons à signaler des travaux sérieux et érudits. Georges Calixte se distingue par son esprit de systématisation et d’ensemble ; d’autres théologiens ont composé des ouvrages importants, fruits, et témoignages en même temps, de leur ardeur pour le travail et de leur amour pour la vérité, et qui ont contribué à développer la clarté et l’assurance de la foi au sein des populations protestantes.

Ces éloges ne sont pas, cependant, sans réserve, et notre impartialité nous oblige à y joindre plus d’une critique. Nous ne retrouvons plus chez les théologiens de cette période ces luttes intérieures et ce profond travail d’assimilation de la vérité, si remarquables chez Luther, et qui pouvaient seuls constituer une tradition vivante. Ils ont conquis tranquillement la vérité, par l’acceptation pure et simple de la tradition des réformateurs et avec l’appui du bras de la chair, et se bornent à la conserver et à l’exposer comme la seule règle perpétuelle de la foi de l’avenir. Sans doute, la conviction, que le dogme de l’Église évangélique était plus conforme à l’esprit de l’Évangile que la tradition catholique, s’appuyait sur des bases sérieuses, historiques et exégétiques, mais elle ne pouvait suffire à elle seule pour remplacer la certitude de la vérité interne du christianisme. Quand cette assimilation vivante et religieuse de la vérité par l’âme fait défaut, le principe déterminant de la foi n’est plus que l’acceptation volontaire de la tradition évangélique fondée, il est vrai, sur les Écritures. Mais, néanmoins, et aussi parce que le principe évangélique, bien que revêtu d’une sanction religieuse, n’est pas encore appliqué au développement organique et systématique des dogmes, il en résulte que la prépondérance, assignée à la foi historique, transforme la dogmatique en une masse de dogmes sans lien commun entre eux, dont l’Église doit défendre scrupuleusement l’intégrité, sans jamais parvenir à analyser leur valeur relative par rapport à l’ensemble de la foi. C’est le contraire qui devrait arriver.

Seule, l’assimilation spirituelle de la vérité peut relier entre elles la foi individuelle et la croyance ecclésiastique, parce qu’elle permet à la foi, soutenue par l’Esprit de Dieu, de saisir son unité intime. Dans l’autre cas, au contraire, l’unité, d’où procèdent les dogmes particuliers, ne repose plus sur le principe vivant de l’Évangile, dont l’âme a saisi directement la vérité, et dont elle nourrit sa foi, mais sur l’autorité formelle et extérieure de la Bible, comme code et comme livre, qui recouvre également et sanctionne tous les dogmes indifféremment, sans gradation comme sans critique, d’après les procédés de l’Église romaine. Pour résumer d’un mot notre pensée, nous pouvons dire que le passage de la période créatrice et féconde de la Réforme à la période de conservation de l’Église luthérienne, se transforme en une rechute de l’esprit religieux dans la légalité dogmatique, d’où découlent, comme deux conséquences funestes : l’absence de spontanéité joyeuse et une étroitesse minutieuse, qui redoute de perdre la moindre parcelle de la tradition, surveille d’un œil jaloux et inquiet toutes les idées nouvelles qui surgissent, parce qu’elle y voit comme autant d’ennemis, et se montre enfin, grâce à son union compromettante avec l’État, l’ennemie de l’individualisme et de la liberté personnelle, qui seuls peuvent permettre aux âmes de s’assimiler l’Évangile à salut. Toutefois, quel que soit l’esprit légal du dix-septième siècle, nous y retrouvons bien des traces de la grande inspiration du seizième siècle.

L’élément individuel, qui est un des facteurs importants de la piété protestante, resta sur l’arrière-plan. Les théologiens s’attachèrent aux éléments généraux et objectifs de la tradition dogmatique et des saintes Écritures. La foi, autrefois si spontanée, si vivante, prit en face de ces vérités imposantes une attitude de plus en plus passive. On comprend, dès lors, bien facilement que la foi individuelle, ainsi négligée par l’Église, revêtit chez les âmes, qui en sentirent encore la puissance et le besoin, un caractère d’hostilité, ou tout au moins d’indifférence vis-à-vis de l’Église, comme nous le voyons dans les nombreuses conceptions mystiques qui, tout en réagissant contre une orthodoxie littérale et morte, tombèrent elles-mêmes souvent dans les plus graves écarts.

Cette étroitesse, à laquelle s’abandonna l’Église évangélique, était heureusement contraire à son esprit et à son essence. Ses confessions, aussi bien que l’Écriture sainte, ne sont assurément pas le produit d’une inspiration légale ; elles réclament la foi individuelle, en même temps qu’elles affirment la vérité objective, elles demandent qu’à la foi historique vienne se joindre la foi personnelle (Jean 4.42). Elles entraînent l’Église en avant, et l’arrachent à ce point d’arrêt, qui n’est en principe qu’un catholicisme revêtu de couleurs évangéliques, et qui se relie aux temps, où l’Église romaine dominait le monde entier. Elles empêchent l’Église évangélique de se transformer en une copie rivale et affaiblie du catholicisme, qui l’exposerait à s’éteindre dans de misérables controverses sectaires. Aussi la réaction procède-t-elle de l’Église elle-même. Elle se manifeste dans l’Église réformée par l’influence de Descartes, de Coccéius et des sectes mystiques de la Hollande, en particulier des disciples de Labadie ; en Angleterre, par l’apparition des indépendants et des quakers ; dans l’Église luthérienne, au point de vue intellectuel dans les controverses syncrétistes provoquées par G. Calixte, au point de vue de la volonté religieuse par les petites Églises de Spener, et au point de vue du mysticisme par Zinzendorf. Cette réaction, bien loin de revêtir un caractère, strictement négatif, contribue souvent à permettre au principe évangélique de s’affirmer et d’accomplir de sérieux progrès.

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