[Sources : 1° Les écrits et fragments d’écrits gnostiques : l’Épître de Ptolémée à Flora (S. Épiphane, Haer., xxxiii 3 sq., cf. P. G., vii, 1281 sq.) ; la Pistis sophia ; le Livre du grand Logos ou Livre de Jeü, et un autre ouvrage sans titre dans les papyrus de Bruce (édit. C. Schmidt, Koptisch-Gnostische Schriften, I, Leipzig, 1903). La collection des fragments se trouve dans Grabe., Spicilegium, II ; Massuet, P. G. vii, 1263 sq. ; Clément d’Alexandrie, Excerpta Theodoti. — 2° Les catalogues et réfutations d’hérésies : S. Irénée, Adversus haereses libri V ; Hippolyte, Syntagma contra omnes haereses, ouvrage perdu, mais qui est représenté par Pseudo-Tertullien, Liber adversus omnes haereses ; Philastrius, De haeresibus liber, et S. Épiphane, Panaria ; Philosophoumena sive Haeresium omnium confutatio (édit. Cruice) ; Adamantius, De recta in Deum fide. Il y faut ajouter les traités particuliers ou renseignements de Clément d’Alexandrie, Origène, Tertullien, Eusèbe et autres historiens ecclésiastiques, et de plus Plotin, Πρὸς τοὺς γνωστικούς dans les Ennéades.
Travaux : Duchesne, Hist. anc. de l’Égl., I, chap. xi. E. de Faye, Gnostiques et gnosticisme, Paris, 1923. — Pour la littérature particulière à chaque secte, voir Bardenhewer, Geschichte der altkirchlichen Liter., I, p. 345 sqq.]
On donne le nom de gnosticisme à toute une collection de systèmes nés de bonne heure au iie siècle, dont plusieurs ont survécu jusqu’au ve et au delà, et qui représentent dans leur ensemble un effort ou de la pensée philosophique pour absorber le christianisme et le transformer en une simple philosophie religieuse, ou de la pensée religieuse pour lui trouver un sens plus profond que ne comportait la simplicité de l’Évangile, et le transformer en une mystagogie d’initiations et de rêves. Dans les deux cas, c’était une science plus haute (γνῶσις) qui prétendait se substituer à la foi commune et ordinaire (πίστις). Le gnostique était censé comprendre sa foi et en avoir percé le mystère.
Si le christianisme en effet apportait aux grands problèmes qu’agitait l’esprit humain une solution autorisée, il ne prétendait pas donner de ces problèmes eux-mêmes une explication proprement dite. Il y avait donc, même admises les données chrétiennes, place pour des recherches ultérieures dont elles formeraient la base, et dont une philosophie claire et pondérée pouvait être l’instrument. C’est la gnose chrétienne telle que l’ont comprise Clément d’Alexandrie et Origène. Malheureusement, au lieu de cette philosophie réservée qui n’est que la raison en acte, les gnostiques usèrent, pour élucider leur foi, d’un platonisme dégénéré qui tournait au panthéisme et d’un néo-pythagorisme superstitieux qui tournait à la magie. Puis, afin d’utiliser pour le même but ce que les religions anciennes leur paraissaient avoir de bon, ils empruntèrent aux mystères païens, fort en vogue, comme on sait, au iie siècle, le secret de leurs rites et de leurs initiations, ou transportèrent dans l’enseignement de l’Église les doctrines théogoniques et cosmogoniques de l’Égypte, de la Chaldée, de la Perse et peut-être même de l’Inde connues à Alexandrie et en Syrie. A tous ces éléments de mauvais aloi vint s’ajouter une exégèse allégorisante à outrance avec sa méthode décevante et ses interprétations fantaisistes. Dès lors, libre cours fut donné à l’imagination et l’on vit trop souvent de ces combinaisons indiscrètes, où l’Évangile était engagé, sortir des systèmes étranges, compliqués, monstrueux, dont on a peine à croire qu’ils aient pu tenir dans des cerveaux raisonnables, ou qu’ils aient pu être sérieusement proposés, admis et défendus.
Ces bizarreries cependant ne doivent point nous donner le change sur l’importance des problèmes auxquels la gnose s’attaquait, ni sur la vigueur que quelques-uns de ses maîtres ont apportée dans leur étude. « Les philosophes et les hérétiques traitent les mêmes sujets, s’embarrassent dans les mêmes questions : D’où vient le mal, et pourquoi est-il ? d’où vient l’homme, et comment ? et ce que Valentin a proposé depuis peu : Quel est le principe de Dieu ? » C’est ainsi que Tertulliena résume les questions que les hérétiques voulaient éclaircir. Il ne s’agissait de rien moins que de dire ce qu’est Dieu, ce qu’est l’homme et d’où il vient ; pourquoi le mal ? Puis, dans les systèmes gnostiques eux-mêmes, nous devons distinguer avec soin ce qui fait le fond de leur enseignement des images sous lesquelles cet enseignement était proposé, et des récits plus ou moins symboliques dans lesquels on l’enveloppait. Ces images et ces récits, qui avaient leur place surtout dans le service liturgique, ne tenaient pas aux entrailles de la doctrine : ils étaient beaucoup plus flottants, et traités avec une certaine liberté.
a – De praescript., 7 ; Tixeront donne ce passage en latin (ThéoTEX). cf. Clément d’Alexandrie, Excerpta ex Theodoto, 78.
Voilà donc ce que se proposait le gnosticisme, et les moyens qu’il a mis en œuvre pour y parvenir. Les sources dont nous disposons pour le connaître lui-même sont de valeur très inégale. Les écrits gnostiques, la première autorité à consulter naturellement, ont presque entièrement disparu. C’est à peine si quatre ou cinq pièces entières se sont conservées en dehors des citations et fragments, parfois assez longs, que les héréséologues ont insérés dans leurs ouvrages. Le catalogue héréséologique de saint Justin est perdu et l’on désespère de le reconstituer. A l’époque de saint Irénée, le premier en date dont nous ayons les écrits contre le gnosticisme, celui-ci avait déjà évolué, et il est à croire que l’évêque de Lyon, malgré les documents antérieurs dont il a profité (voir surtout Adv. haer., i, 22-27), a dépeint l’erreur à sa naissance avec bien des traits qui ne s’y sont dessinés que plus tard. Le Syntagma de saint Hippolyte peut sans doute être retrouvé assez exactement dans les trois auteurs — le Pseudo-Tertullien. Philastrius et saint Epiphane — qui y ont puisé, mais enfin nous n’avons plus le texte même ; et quant aux documents analysés par les Philosophoumena, ces documents — s’ils sont authentiques — ne remontent vraisemblablement pas plus haut que le commencement du iiie ou la fin du iie siècle. Nous ne disons rien des renseignements fournis par Origène et Tertullien. Ceux de Clément d’Alexandrie sont plus près des sources et à ce titre plus précieux.
De cette revue il suit que nous ne sommes pas parfaitement au clair sur ce qu’ont été au juste les systèmes gnostiques des cinquante premières années — de l’an 120 à l’an 170 environ — et sur la doctrine précise qu’ont professée ceux qui les ont d’abord émis. Ce qui semble seulement résulter de l’étude de nos sources est ceci : c’est que nous devons distinguer dans l’histoire du gnosticisme deux périodes. La première comprend le iie siècle. Le gnosticisme, dont les racines s’aperçoivent déjà, nous l’avons dit, dans les écrits de saint Paul, y apparaît à l’époque d’Hadrien et d’Antonin (117-161) avec Ménandre, Saturnin, Basilide, Valentin, Carpocrate, et se développe régulièrement jusqu’à la fin. Cette première phase est caractérisée — au moins dans les commencements — par la supériorité intellectuelle et souvent morale de ceux qui établissent les sectes, par la tendance plus philosophique des systèmes, par la distinction plus nettement tranchée des écoles. Puis, au commencement du iiie siècle, s’ouvre une seconde période. De nouvelles sectes apparaissent et pullulent avec des noms étranges, fondées par des hommes inconnus ou médiocres. Leurs systèmes absorbent peu à peu les grandes théories de l’âge précédent, mais tendent d’ailleurs à se rapprocher entre eux, de façon à n’être plus que des variétés dans un fond de doctrine commune. En même temps l’élément philosophique cède la place à l’élément purement religieux ou encore théurgique. Au lieu de raisonner, on s’appuie sur des révélations — les apocryphes foisonnent — ; au lieu d’instruire, on multiplie les rites et les cérémonies mystérieuses. La tenue morale n’y gagne pas, et certaines sectes y descendent à l’extrême infamie. Aussi font-elles secret de leur enseignement et dissimulent-elles leur existence même. Seul un hasard heureux les a souvent fait connaître. Quant à une classification des systèmes gnostiques, peut-être offrent-ils un ensemble trop complexe et d’ailleurs trop imparfaitement connu pour qu’il soit possible d’en donner une satisfaisante. On n’y a pas, en tout cas, encore réussi, et celles que l’on a proposées diffèrent nécessairement suivant le point de vue auquel les auteurs se sont placés. La plus suivie se met au point de vue géographique et partage les systèmes en deux grandes catégories : ceux qui viennent de Syrie et qui ont emprunté aux religions syrienne, chaldéenne et perse : ils composent la gnose syrienne dont les principaux représentants sont Simon le magicien, Ménandre, Saturnin, les ophites de saint Irénée, les caïnites et Justin. La seconde catégorie embrasse les systèmes qui sont nés sur le sol et ont emprunté à la religion de l’ancienne Égypte : c’est la gnose alexandrine à laquelle il faut rapporter Basilide, Valentin et ses disciples (Ptolémée, Héracléon pour l’école italique ; Théodote, Marcus, Secundus, Axionicus pour l’école orientale), Carpocrate et Epiphane, les docètes, et les ophites alexandrins (naasséniens, pérates, sethiens, etc.). Le marcionisme, souvent donné comme une branche de la gnose, présente une physionomie spéciale et doit être traité à part.
De ce grand nombre de systèmes plus ou moins heureusement construits on n’attend pas que nous donnions ici une analyse détaillée : travail fastidieux et peu nécessaire que les proportions de ce volume ne permettent pas de réaliser. Mieux vaut en noter les doctrines principales et caractéristiques, en signalant, quand il y aura lieu, les divergences plus importantes.
Le Dieu suprême est généralement conçu comme unique. Au milieu des êtres divins qui l’entourent, qu’ils émanent ou non de lui, il apparaît le seul de son rang. Dans quelques systèmes — par exemple celui des ophites de saint Irénée — on retrouve des traces évidentes de la Trinité chrétienne. Le premier principe y comprend le Père (le premier homme), le Fils (Ennoia, le second homme), et le Saint-Esprit considéré comme être féminin (Adv. haeres., i, 30, 1).
Ce premier principe, Dieu suprême, Père de toutes choses, est inconnu du monde inférieur, souvent même des êtres qui l’approchent de plus près. On tend à en faire une abstraction (βύϑος, ὁ οὐκ ὢν ϑεός) : c’est un raffinement du platonisme ou un emprunt aux vieilles cosmogonies qui voient dans le chaos et l’abîme, c’est-à-dire dans le néant de la lumière et de l’ordre, la source du cosmos.
Entre le Dieu suprême et le monde inférieur se place un monde supra-sensible, divin, généralement émané du premier principe, et qui doit combler la distance entre l’infini et le fini, l’absolu et le relatif, et expliquer la création. On l’appelle le plérôme, l’ogdoade. Il est composé tantôt d’êtres qui semblent bien réels et concrets, comme dans la gnose syrienne en général, tantôt, comme dans les systèmes de Simon et de Valentin, d’abstractions, de passions personnifiées présentées deux à deux comme éléments masculin et féminin, formant des syzygies : νοῦς et ἐπίνοια, φωνή et ὄνομα, ou bien l’Esprit et la Vérité, le Verbe et la Vie, etc. Entre les éons ainsi mentionnés il faut distinguer l’éon Christ ou Jésus, qui descendra plus tard sur le Rédempteur.
C’est d’un ou de plusieurs de ces éons inférieurs au Père universel que vient la création. La matière et l’esprit en effet ne sont pas conçus comme deux formes diverses, inégales en perfection, de l’être, mais comme deux formes contradictoires, s’excluant en quelque sorte l’une l’autre. L’esprit est bon, la matière est mauvaise : elle est le μὴ ὄν : elle ne peut donc être l’œuvre de Dieu qui est excellemment esprit. Le démiurge se trouve dès lors forcément distingué de Dieu : l’homme et le monde viennent d’un être subalterne. De là à regarder ce démiurge comme un être mauvais la pente était naturelle, et beaucoup de gnostiques l’ont suivie.
Or ce démiurge, la Bible nous en assure, est le Dieu des Juifs, l’auteur de la loi mosaïque. Conséquemment, ce Dieu est un génie malfaisant et sa loi lui ressemble : il la faut mépriser et lui résister à lui-même. Cette conclusion, que tirent plus ou moins explicitement plusieurs sectes, s’appuie encore sur le sentiment confus qu’a la gnose du caractère exclusif et étroit du judaïsme et de l’opposition qui existe entre l’hellénisme, sa philosophie et l’Ancien Testament. Celui-ci ne représente qu’une religion particulière et relative, et le gnosticisme rêve de religion définitive et absolue. Mais, du même coup, cette conclusion rompt l’unité de l’histoire. Si la création et la Loi sont mauvaises, la Rédemption ne vient pas parfaire la première, mais la détruire, le christianisme ne continue pas la seconde, il la contredit. Il y a opposition entre l’Ancien et le Nouveau Testament. C’est l’affirmation du marcionisme, mais que l’on trouve formulée ailleurs. La gnose est, dans son ensemble, antijuive.
Cependant, dans la création tout n’est pas mauvais. A l’insu du démiurge, le Père suprême ou quelque autre esprit supérieur y a laissé tomber une étincelle, un rayon, un parfum du monde suprasensible, du royaume du premier être. Ce germe divin s’est répandu plus ou moins dans les créatures. Il y souffre de son contact avec la matière, de son emprisonnement dans les éléments grossiers auxquels il est mêlé, et d’autant plus que le démiurge le persécute comme étranger à son œuvre, et cherche à le détruire.
C’est de la présence ou de l’absence de cette étincelle de vie dans les individus que résulte la division du genre humain en catégories distinctes et fermées, chez lesquelles le salut est moins une affaire d’initiative libre et personnelle que la conséquence d’une condition première dont on ne saurait s’affranchir. Il y a trois classes d’hommes, les spirituels ou pneumatiques, les psychiques et les hyliques ou matériels, πνευματικοί, ψυχικοί, ὑλικοί ou σωματικοίb. Dans les premiers l’élément divin domine : ils ne sauraient mal faire, leur salut est assuré. Dans les seconds il y a équilibre entre les éléments bons et mauvais : ils peuvent, à leur gré, bien ou mal agir, se sauver ou se perdre. Dans les derniers la matière l’emporte et par conséquent le vice : ils sont irrémédiablement condamnés. Les premiers sont les gnostiques ; les seconds les chrétiens ordinaires ; dans les troisièmes sont compris les païens et les juifs.
b – Irénée, Adv. haer., i, 7, 5 ; Tertullien, Adv. Valentinianos, 29. Quelques sectes, celles de Saturnin par exemple, n’admettaient que deux classes.
La chute primordiale, on le comprend, est précisément l’emprisonnement de l’étincelle de lumière et de vie dans la matière. La Rédemption, par conséquent, consistera essentiellement dans la délivrance de cet élément divin et dans son retour au principe d’où il est sorti. C’est pour opérer cette délivrance qu’est envoyé le Sauveur.
Sur la personne de Jésus-Christ les systèmes gnostiques présentent trois conceptions distinctes, mais dont deux au moins ne s’excluent pas ou même se rencontrent dans les mêmes auteurs.
Carpocrate et Justin le gnostique regardent le Sauveur comme un pur homme, supérieur aux autres seulement en justice et en sainteté. Leur sentiment forme exception. Le dualisme constitue l’expression la plus ordinaire, et, l’on peut dire, caractéristique de la christologie gnostiquec. Le Sauveur est composé de deux êtres, l’un terrestre, humain, l’autre divin, céleste qui s’unit accidentellement au premier pour opérer en lui et sous son couvert la Rédemption. Tel est l’enseignement de l’école valentinienne en général.
c – M. Harnack (Lehrb. der DG., 1, p. 256, note 1) a très bien observé que ce qui caractérise la christologie gnostique ce n’est pas le docétisme, comme on le croit souvent, mais bien le dualisme, c’est-à-dire la distinction énergique de deux natures ou mieux de deux personnes en Jésus-Christ.
A ce dualisme vient s’ajouter souvent le docétisme. Des deux éléments qui composent Jésus-Christ l’élément humain n’est qu’apparent. On trouve là une conséquence de l’opposition entre l’esprit et la matière, du caractère essentiellement mauvais de celle-ci. Puisqu’elle est mauvaise en soi et incapable de salut, la matière ne saurait entrer comme partie intégrante du Rédempteur ni concourir à son œuvre. Le Christ céleste n’en prend que l’apparence, apparence même qu’il abandonne quand il remonte au lieu d’où il est venu. Souvent ce docétisme est absolu comme dans Simon, Saturnin, les basilidiens de saint Irénée ; d’autres fois il est partiel seulement et ne nie que l’origine terrestre du corps de Jésus. Ce corps n’a pas été pris de la matière ordinaire ; il descend du ciel et n’a fait que passer par Marie, διὰ Μαρίας : c’est le système de Marinus et d’Apelles.
Le Sauveur tel que le concevaient les gnostiques avait d’ailleurs d’autant moins besoin d’un corps réel que ce n’est pas, d’après eux, par ses souffrances et par sa mort que s’opère la Rédemption, mais bien par la science, par la gnose. Connaître le Père inconnu jusque-là, pénétrer dans les mystères de la secte, croire à ses traditions secrètes, interpréter comme elle les récits évangéliques et les phénomènes de la nature, participer à ses rites, tel est le salut que Jésus nous a apporté. Les gnostiques sont des intellectuels au mauvais sens du mot : la science, ou ce qu’ils décorent de ce nom, est pour eux l’équivalent de la vertu ou plutôt la dépasse : c’est par la connaissance et non par l’effort de la volonté que se gagne le royaume des cieux.
Appuyée sur les vues spéculatives que nous venons de résumer, la morale des gnostiques présentait deux tendances bien différentes. Clément d’Alexandrie déjà divisait leurs sectes en ascétiques et licencieuses (Strom. 3.5), les unes et les autres partant également du caractère essentiellement mauvais de la matière. Car de ce principe admis les unes concluaient qu’il la fallait maltraiter, les autres qu’il la fallait souiller, et qu’incapable de tout bien, ses actes étaient indifférents. Le déterminisme inéluctable prêché par certains docteurs favorisait, il faut l’avouer, ce dernier parti, et aussi vit-on plusieurs écoles, dont les premiers maîtres avaient été austères ou corrects, glisser plus tard dans une immoralité révoltante. Les héréséologues ont pu quelquefois, il est vrai, exagérer ce reproche, et l’on ne trouve pas toujours la confirmation de leurs dires dans les fragments gnostiques qui nous restent. Mais ces fragments cependant ne sont pas toujours irréprochables à cet égard, et il faut bien convenir d’ailleurs que ce ne sont point là des choses que l’on étale dans les livres, et dont on donne volontiers le secret par écrit.
Quant à l’eschatologie, elle constituait un des points sur lesquels la gnose se séparait le plus profondément du christianisme orthodoxe. De résurrection de la chair il ne pouvait être question. Le jugement était déjà porté pour un grand nombre d’hommes et s’exécutait tous les jours. D’autre part, le Christ était définitivement et pour jamais remonté vers le Père suprême : il n’y avait donc pas à attendre de parousie. La crise dernière était supprimée : il semble plutôt que le monde dût finir par l’épuisement, le démiurge étant impuissant à alimenter sa vie, et par le retrait successif des parcelles de lumière supérieure répandues dans la création. D’après le système de Valentin, un feu général viendra, au moment voulu, dévorer l’univers matériel et avec lui les hyliques incapables de salut.
Reste à dire un mot du culte gnostique. Il ne pouvait se faire que la gnose, issue en partie des religions orientales, et se rapprochant, par sa doctrine ésotérique, des mystères du paganisme, ne présentât pas dans son culte des traces de cette double parenté. Aussi trouvons-nous chez elle tout un système d’initiations, de sacrements, de purifications, de formules magiques, de combinaisons de nombres, de divinations astrologiques, d’amulettes et de porte-bonheur qui rappellent parfois ce qu’il y a de plus saint dans le christianisme, mais qui, le plus souvent, dérivent de la plus grossière superstition, ou même ne sont que des formes de la plus révoltante brutalité.
Plusieurs de ces pratiques et de ces rites nous sont connus. Saint Irénée signale le mariage spirituel, des baptêmes accompagnés de formules hébraïques, des onctions de baume faites aux mourants avec un mélange d’eau et d’huile, la marque au fer rouge derrière l’oreille droite, les prophéties, les prétendus miracles rendant sensible le changement opéré dans les saints mystères. Ailleurs nous rencontrons les chants et les hymnes mystiques, le triple baptême de l’eau, du feu et de l’Esprit, une Eucharistie répugnante, des invocations baroques, l’emploi d’images singulières, de dessins symboliques, de médailles et de pierres gravées de figures bizarres. Tout cet appareil, imaginé souvent par des docteurs de second ordre, en imposait au vulgaire et lui rendait sensible la présence du divin. Incapable qu’il était de comprendre les théories compliquées d’un Ptolémée ou d’un Basilide, il s’attachait d’autant plus fortement à ces pratiques, où il pensait trouver le salut et le pardon des péchés que ces hautes doctrines étaient censées contenir.
Ainsi entendue, la gnose constitua certainement pour l’Église un péril considérable. Plusieurs des hommes qui la dirigeaient étaient, nous l’avons dit, d’une pénétration peu ordinaire, capables de vues synthétiques, éloquents, offrant d’ailleurs dans leur vie une régularité morale ou même une austérité chrétienne qui augmentait leur autorité. A l’Église ces hommes venaient offrir précisément ce qui lui manquait encore, une conception d’ensemble de l’histoire et de l’œuvre du salut, une philosophie du christianisme et de ses rapports avec le judaïsme et le paganisme, une intelligence plus profonde de sa foi. Il est vrai qu’ici, en prétendant éclairer cette foi, la gnose la détruisait. Sur presque tous les points fondamentaux, sur l’identité de Dieu et du démiurge, sur la liaison des deux Testaments, sur l’universalité de la Rédemption, l’unité personnelle de Jésus-Christ et le caractère réel et sensible de sa manifestation, sur la valeur de son sacrifice, sur la résurrection de la chair et nos fins dernières, sur la nature même du décalogue, elle se trouvait en contradiction avec l’Évangile ; elle ruinait sa simplicité et sophistiquait son enseignement. Elle n’était, comme on l’a dit, que la sécularisation aiguë du christianisme, une philosophie substituée à la révélation, une tentative du paganisme pour continuer de vivre sous le couvert de l’Église. Mais néanmoins, cet étrange alliage habilement présenté à des esprits curieux et insuffisamment affermis ne pouvait que leur offrir infiniment d’attraits. On le vit bien à la vogue qu’obtint le gnosticisme, aux efforts que sa défaite nécessita de la part des controversistes, et au soin que mit l’Église à anéantir, autant qu’elle le put, son souvenir et sa littérature.
La lutte contre la gnose fut en effet la grande affaire doctrinale de l’Église au iie siècle. Or il est remarquable, observe très justement Mgr Duchesne, qu’à ses raisonnements et à ses rêveries savantes l’Église n’opposa pas un système tout fait, une synthèse rationnelle de sa foi, une théologie proprement dite — cette théologie n’existait pas encore — : elle opposa sa tradition, non pas précisément et d’abord sa tradition doctrinale, mais sa tradition hiérarchique. Les successeurs des apôtres sont seuls qualifiés pour nous enseigner la vérité : c’est à eux qu’il faut s’adresser pour la connaître. Et parce que l’Église de Rome est l’Église principale avec laquelle toutes les autres doivent s’accorder, sa tradition suffit à convaincre d’erreur tous ceux qui ne pensent pas comme elle ou qui ne viennent pas d’elle. Voilà l’argument très simple, plus pratique que théorique, que saint Irénée a fait valoir contre la gnose, et cet argument s’est trouvé, dès ce moment, assez fort pour en triompher. Sans secousses, sans conciles, et sans aucune de ces solennelles condamnations qui, dans les siècles suivants, firent en un jour justice de l’erreur, « l’Église se débarrassa de la gnose peu à peu, sans crise, par le simple mouvement vital qui, dans un corps sain, suffit à éliminer les germes des maladies avant que les organes essentiels en soient atteints ».
Ajoutons du reste que si la gnose constitua pour l’Église un danger des plus graves, elle ne laissa pas, par d’autres côtés, que de lui être utile. Non seulement les défenseurs de l’orthodoxie apprirent de leurs adversaires plus d’une vérité en les combattant, et virent s’élargir leur propre point de vue, mais la controverse mit en circulation une quantité de termes, οὐσία, ὁμοούσιος, ὑπόστασις, προβολή etc., dont la théologie profita, et dont elle eut à déterminer exactement le sens. C’est dans ces débats que sa langue commença à se former, et qu’on sentit pour la première fois la nécessité de lui donner plus de fermeté et de rigueur.