L’Imitation de Jésus-Christ, traduite en vers français
23 De la méditation de la mort
Pense, mortel, à t’y résoudre ; Ce sera bientôt fait de toi : Tel aujourd’hui donne la loi Qui demain est réduit en poudre. Le jour qui paraît le plus beau, Souvent jette dans le tombeau La mémoire la mieux fondée, Et l’objet qu’on aime le mieux Échappe bientôt à l’idée, Quand il n’est plus devant les yeux.
Cependant ton âme stupide, Sur qui les sens ont tout pouvoir, Dans l’avenir ne veut rien voir Qui la charme ou qui l’intimide ; Un assoupissement fatal Dans ton cœur qu’elle éclaire mal Ne souffre aucune sainte flamme, Et forme une aveugle langueur De la stupidité de l’âme Et de la dureté du cœur.
Règle, règle mieux tes pensées, Mets plus d’ordre en tes actions, Réunis tes affections Vagabondes et dispersées ; Pense, agis, aime incessamment, Comme si déjà ce moment Était celui d’en rendre compte, Et ne devait plus différer Ta gloire éternelle ou ta honte, Qu’autant qu’il faut pour expirer.
Qui prend soin de sa conscience Ne considère dans la mort Que la porte aimable d’un sort Digne de son impatience ; L’horrible pâleur de son teint, Les hideux traits dont on la peint, N’ont pour ses yeux rien de sauvage, Et ne font voir à leur clarté Que la fin d’un triste esclavage Et l’entrée à la liberté.
Crains le péché, si tu veux vivre D’une vie heureuse et sans fin, Et non pas ce commun destin A qui la naissance te livre ; Prépare-s-y-toi sans ennui : Si tu ne le peux aujourd’hui, Demain qu’aura-t-il de moins rude ? As-tu ce terme dans ta main, Et vois-tu quelque certitude D’arriver jusqu’à ce demain ?
De quoi sert la plus longue vie Avec si peu d’amendement, Que d’un plus long engagement Aux vices dont elle est suivie ? Qu’est-elle souvent qu’un amas De sacrilèges, d’attentats, D’endurcissements invincibles ? Et qu’y font de vieux criminels Que s’y rendre plus insensibles Aux charmes des biens éternels ?
Plût à Dieu que l’âme, bornée A se bien regarder en soi, Pût faire un bon et digne emploi Du cours d’une seule journée ! Nos esprits lâches et pesants Comptent bien les mois et les ans Qu’a vu couler notre retraite ; Mais tel les étale à grand bruit, Dont la bouche devient muette Quand il en faut montrer le fruit.
Si la mort te semble un passage Si dur, si rempli de terreur, Le péril qui t’en fait horreur Peut croître à vivre davantage. Heureux l’homme dont en tous lieux Son image frappe les yeux, Que chaque moment y prépare, Qui la regarde comme un prix, Et de soi-même se sépare Pour n’en être jamais surpris !
Qu’un saint penser t’en entretienne Quand un autre rend les abois : Tu seras tel que tu le vois, Et ton heure suivra la sienne. Aussitôt que le jour te luit, Doute si jusques à la nuit Ta vie étendra sa durée ; Et la nuit reçois le sommeil Sans la croire plus assurée D’atteindre au retour du soleil.
Tiens ton âme toujours si prête, Que ce glaive en l’air suspendu Jamais sans en être attendu Ne puisse tomber sur ta tête : Souvent sans nous en avertir La mort, nous forçant de partir. Éteint la flamme la plus vive, Souvent tes yeux en sont témoins, Et que le fils de l’homme arrive Alors qu’on y pense le moins.
Cette dernière heure venue Donne bien d’autres sentiments, Et sur les vieux dérèglements Fait bien jeter une autre vue ; Avec combien de repentirs Voudrait un cœur gros de soupirs Pouvoir lors haïr ce qu’il aime. Et combien avoir acheté Le temps de prendre sur soi-même Vengeance de sa lâcheté !
Oh ! qu’heureux est celui qui montre A toute heure un esprit fervent, Et qui se tient tel en vivant, Qu’il veut que la mort le rencontre ! Toi qui prétends à bien mourir, Écoute l’art d’en acquérir La véritable confiance, Et vois quel est ce digne effort Qui peut mettre ta conscience Au chemin d’une bonne mort :
Un parfait mépris de la terre, Des vertus un ardent désir, Suivre sa règle avec plaisir, Faire au vice une rude guerre, S’attacher à son châtiment, Obéir tôt et pleinement, Se quitter, se haïr soi-même, Et supporter d’un ferme esprit L’adversité la plus extrême Pour l’amour seul de Jésus-Christ.
Mais il faut une âme agissante Tandis que dure ta vigueur : Où la santé manque de cœur, La maladie est impuissante : Ses abattements, ses douleurs, Rendent fort peu d’hommes meilleurs, Non plus que les plus grands voyages ; Souvent les travaux en sont vains, Et les plus longs pèlerinages N’ont jamais fait beaucoup de saints.
Prends peu d’assurance aux prières Qu’on te promet après ta mort, Et pour te faire un saint effort N’attends point les heures dernières : Et tes proches et tes amis Oublieront ce qu’ils t’ont promis Plus tôt que tu ne t’imagines ; Et qui peut attendre si tard A répondre aux grâces divines, Met son salut en grand hasard.
Tu dois envoyer par avance Tes bonnes œuvres devant toi, Qui de ton juge et de ton roi Puissent préparer la clémence. L’espérance au secours d’autrui N’est pas toujours un bon appui Près de sa majesté suprême ; Et si tu veux bien négliger Toi-même le soin de toi-même, Peu d’autres s’en voudront charger.
Travaille donc et sans remise : Chaque moment est précieux ; Chaque instant peut t’ouvrir les cieux ; Prends un temps qui te favorise : Mais, hélas ! qu’avec peu de fruit L’homme, par soi-même séduit, Endure qu’on l’en sollicite, Et qu’il aime à perdre ici-bas Le temps d’amasser un mérite Qui fait vivre après le trépas !
Un temps viendra, mais déplorable, Que tes yeux, en vain mieux ouverts, Te feront voir combien tu perds Dans cette perte irréparable ; Les soins tardifs de t’amender Auront alors beau demander Encore un jour, encore une heure, Il faudra partir promptement, Et la soif d’une fin meilleure N’obtiendra pas un seul moment.
Pense-s-y sans cesse et sans feinte ; Ce grand péril se peut gauchir, Et la crainte peut t’affranchir Des plus justes sujets de crainte : Quiconque à la mort se résout, Qui la voit et la craint partout, A peu de chose à craindre d’elle ; Et le plus assuré secours Contre les traits d’une infidèle, C’est de s’en défier toujours.
Qu’une pieuse et sainte adresse, Servant de règle à tes désirs, Dispose tes derniers soupirs A moins d’effroi que d’allégresse : Meurs à tous les mortels appas, Afin qu’en Dieu par le trépas Tu puisses commencer à vivre, Et qu’un plein mépris de ces lieux Te donne liberté de suivre Jésus-Christ jusque dans les cieux.
Qu’une sévère pénitence. N’épargne point ici ton corps, Si tu veux recueillir alors Les fruits d’une entière constance : De ses plus âpres châtiments Naîtront les plus doux sentiments D’une confiance certaine ; Et plus on l’aura maltraité, Plus l’âme, forte de sa peine, Prendra son vol en sûreté.
D’où te vient la folle espérance De faire en terre un long séjour, Toi qui n’as pas même un seul jour Où tes jours soient en assurance ? Combien en trompe un tel espoir ! Et combien en laisse-t-il choir Dans le plus beau de leur carrière, Combien tout à coup défaillir, Et précipiter dans la bière La vaine attente de vieillir !
Combien de fois entends-tu dire : Celui-ci vient d’être égorgé, Celui-là d’être submergé, Cet autre dans les feux expire ; L’un écrasé subitement Sous les débris d’un bâtiment A fini ses jours et ses vices ; L’autre au milieu d’un grand repas, L’autre parmi d’autres délices S’est trouvé surpris du trépas ;
L’un est percé d’un plomb funeste, L’autre dans le jeu rend l’esprit ; Tel meurt étranglé dans son lit, Et tel étouffé de la peste ? Ainsi mille genres de morts, Par mille différents efforts, Des mortels retranchent le nombre ; L’ordre en ce point seul est pareil Qu’ils passent tous ainsi qu’une ombre Qu’efface et marque le soleil.
Parmi les vers et la poussière Qui daignera chercher ton nom, Et pour obtenir ton pardon Hasarder la moindre prière ? Fais, fais ce que tu peux de bien, Donne aux saints devoirs d’un chrétien Tout ce que Dieu te donne à vivre : Tu ne sais quand tu dois mourir, Et moins encor ce qui doit suivre Les périls qu’il y faut courir.
Tandis que le temps favorable Te donne loisir d’amasser, Amasse, mais sans te lasser, Une richesse perdurable ; Donne-toi pour unique but Le grand œuvre de ton salut Autant que le peut ta faiblesse ; N’embrasse aucun autre projet, Et prends tout souci pour bassesse, S’il n’a ton Dieu pour seul objet.
Fais des amis pour l’autre vie ; Honore les saints ici-bas, Et tâche d’affermir tes pas Dans la route qu’ils ont suivie ; Range-toi sous leur étendard, Afin qu’à l’heure du départ Ils fassent pour toi des miracles, Et qu’ils viennent te recevoir Dans ces lumineux tabernacles Où la mort n’a point de pouvoir.
Ne tiens sur la terre autre place Que d’un pèlerin sans arrêt, Qui ne prend aucun intérêt Aux soins dont elle s’embarrasse ; Tiens-y-toi comme un étranger Qui dans l’ardeur de voyager N’a point de cité permanente ; Tiens-y ton cœur libre en tout lieu, Mais d’une liberté fervente Qui s’élève et s’attache à Dieu.
Pousse jusqu’à lui tes prières Par de sacrés élancements ; Joins-y mille gémissements, Joins-y des larmes journalières. Ainsi ton esprit bienheureux Puisse d’un séjour dangereux Passer en celui de la gloire ! Ainsi la mort pour l’y porter Règne toujours en ta mémoire ! Ainsi Dieu te daigne écouter !