Mais le vieillard, voyant tous ses compagnons dans un tel péril, en fut profondément affligé. Il s’éloigna d’eux à quelque distance en gémissant, se mit à genoux, leva ses mains au ciel et pria ; à l’instant le Seigneur fit sortir une source d’eau à l’endroit même où il était en prière. Tous ses compagnons burent et se ranimèrent ; après avoir rempli leurs outres, ils se mirent à la recherche de leur chameau et ils le trouvèrent ; son licou s’étant enroulé par hasard autour d’une pierre l’avait arrêté. Ils le ramenèrent donc, le firent boire, chargèrent leurs outres sur son dos et continuèrent leur voyage sans autre accident. Lorsqu’il fut arrivé aux monastères qui sont situés en deçà du désert, tous les moines l’embrassèrent, le regardant comme leur père ; lui-même leur apportait de sa montagne, comme provisions de voyage et présents d’hospitalité, des paroles utiles et pleines de sagesse. Ce fut une grande allégresse sur les montagnes ; on y voyait briller d’une nouvelle ardeur le zèle pour avancer dans la vertu, on s’encourageait et on s’animait dans la foi commune. Antoine était heureux de contempler cette ferveur des moines et de voir sa sœur, qui avait vieilli dans la virginité, gouverner aussi d’autres vierges. Après avoir passé quelques jours dans ces monastères, il retourna de nouveau à sa montagne. Depuis cette époque, un grand nombre de personnes allèrent l’y visiter ; beaucoup de malades même osèrent entreprendre ce voyage. Il répétait le même conseil à tous les moines qui venaient le trouver, d’avoir foi dans le Seigneur, de l’aimer, de se garder des pensées déshonnêtes, de fuir les plaisirs de la chair, d’éviter la vaine gloire et de prier continuellement. Tels étaient les conseils qu’il donnait à ceux qui venaient le voir ; il avait une grande compassion de ceux qui souffraient et priait avec eux ; souvent le Seigneur l’exauçait en faveur d’un grand nombre de personnes, mais il ne s’enorgueillissait pas lorsqu’il était exaucé ni ne murmurait lorsqu’il ne l’était pas ; toujours il rendait grâces à Dieu et exhortait les malades à la patience et à être persuadés que ce n’est ni lui ni aucun homme qui puisse guérir les maladies, qu’il n’y a que Dieu qui accorde cette grâce quand il le veut et à ceux qu’il veut. Les malades recevaient les paroles du vieillard comme une guérison, sachant qu’il ne faut pas se décourager, mais plutôt prendre patience, et ceux qui étaient guéris avaient appris que ce n’était pas à Antoine qu’il fallait rendre grâces, mais à Dieu.
Un nommé Fronton, officier du palais, avait une maladie cruelle, car il mangeait sa langue avec les dents et était sur le point de perdre la vue. Il vint sur la montagne et supplia Antoine de prier le Seigneur pour lui ; le vieillard, après avoir prié, lui dit : Allez-vous-en et vous serez guéri. Comme Fronton insistait et demeurait plusieurs jours, Antoine ne cessait de lui dire : Tant que vous resterez ici, vous ne pourrez pas être guéri, allez-vous-en, et à votre arrivée en Égypte vous verrez le prodige qui sera opéré en vous. Celui-ci, plein de confiance, s’en alla, et à peine vit-il l’Égypte que sa maladie cessa : il fut guéri comme l’avait dit Antoine, d’après la révélation que lui avait faite le Seigneur dans sa prière.
Une jeune fille de Busiris de Tripoli avait une maladie cruelle et affreuse à voir, car les larmes de ses yeux, les mucosités de ses narines et l’humeur de ses oreilles tombaient jusqu’à terre et engendraient aussitôt des vers ; elle était de plus paralytique et avait les yeux difformes. Ses parents, ayant appris que des moines allaient trouver Antoine, et pleins de foi dans le Seigneur qui avait guéri la femme affligée d’un flux de sang (Math., IX, 20), les prièrent de leur permettre de les accompagner avec leur fille. Les moines ayant acquiescé à leur demande, les parents restèrent avec leur fille au dehors de la montagne chez Paphnutius, moine et confesseur. Les religieux vinrent auprès d’Antoine, mais dès qu’ils voulurent parler de la jeune fille, il les prévint, leur expliqua sa maladie et comment elle était venue avec eux ; ceux-ci l’ayant prié ensuite de permettre aux parents et à la jeune fille de venir auprès de lui, il refusa, mais il leur dit : Allez et vous la trouverez guérie si elle n’est pas morte, car ce n’est pas à moi, homme misérable, qu’il est donné de faire un tel prodige. La guérison appartient à celui qui en tout lieu accorde sa miséricorde à ceux qui l’invoquent ; le Seigneur a exaucé la prière de la jeune fille et sa bonté m’a fait connaître qu’il l’a guérie ici même de sa maladie. Le miracle eut donc lieu, et les moines étant sortis trouvèrent les parents pleins de joie et la jeune fille guérie.
Deux frères avaient été pour le voir, et l’eau leur ayant manqué dans la route, l’un mourut et l’autre était sur le point de mourir ; ne pouvant plus marcher, il était étendu par terre, s’attendant à rendre le dernier soupir. Antoine était assis sur la montagne, il se hâte d’appeler deux moines qui se trouvaient là et leur dit : Prenez une cruche d’eau et courez sur le chemin qui conduit en Égypte, car de deux frères qui étaient en route l’un vient de mourir et l’autre est sur le point d’expirer, si vous ne vous hâtez. Cela vient de m’être révélé pendant que je priais. Les moines y étant allés trouvèrent l’un étendu mort et l’ensevelirent ; ils ranimèrent l’autre avec de l’eau et le portèrent auprès du vieillard, car la distance était d’un jour de chemin. Si quelqu’un demande pourquoi Antoine n’avait pas parlé avant que l’un d’eux mourût, sa question n’est pas raisonnable, car l’arrêt de la mort n’appartenait pas à Antoine, mais à Dieu qui en avait ordonné ainsi à l’égard du premier, et dont il lui fit la révélation. Ce qui est seul digne d’admiration dans Antoine, c’est qu’étant assis sur sa montagne son âme veillait, et que le Seigneur lui révélait ce qui se passait à une si grande distance. Un autre jour encore qu’il était assis sur sa montagne et qu’il portait ses regards vers le ciel, il vit quelqu’un qui était enlevé dans l’air et une grande joie parmi ceux qui venaient au-devant de lui. Comme il admirait et estimait heureux un tel chœur, il désira savoir ce que c’était ; aussitôt il entendit une voix qui lui dit que c’était l’âme d’Amoun, moine de Nitrie. Amoun avait persévéré jusqu’à la vieillesse dans la vie ascétique ; or, la distance depuis Nitrie jusqu’à la montagne qu’habitait Antoine était de treize journées. Ceux donc qui étaient avec Antoine, voyant le vieillard ravi d’admiration, désirèrent en savoir la cause, et ils apprirent qu’Amoun venait de mourir, car il était connu pour être venu souvent sur cette montagne, et par beaucoup de miracles opérés par son entremise parmi lesquels je citerai celui-ci : Un jour, étant obligé de traverser le fleuve nommé le Lycus qui était alors débordé, il pria Théodore qui était avec lui de s’éloigner afin de ne pas voir les autres nus pour traverser le fleuve à la nage. Lorsque Théodore se fut retiré, il eut honte de lui-même de se voir nu ; tandis qu’il était agité par la honte et l’inquiétude, il fut tout à coup transporté sur l’autre rive. Théodore, qui lui aussi était un homme pieux, s’étant rapproché et l’ayant vu prendre les devants sans être nullement mouillé, lui demanda par quel moyen il avait traversé le fleuve. Voyant qu’il ne voulait pas le lui dire, il se jeta à ses pieds en affirmant qu’il ne le quitterait pas avant qu’il ne le lui ait appris. Amoun, vaincu par sa persistance et surtout par ses paroles, le supplia de n’en parler à personne qu’après sa mort. C’est ainsi qu’il lui apprit qu’il avait été transporté et déposé sur l’autre rivage sans marcher sur l’eau, que cela n’était pas possible à l’homme, mais à Dieu seul et à ceux à qui il l’accordait, comme au grand apôtre Pierre. Ce ne fut qu’après la mort d’Amoun que Théodore raconta le fait. Les moines à qui Antoine parla de la mort d’Amoun remarquèrent le jour, et lorsque les frères, au bout de trente jours, revinrent de Nitrie, ils les interrogèrent et apprirent qu’Amoun avait été enterré le même jour et à la même heure que le vieillard avait vu son âme monter au ciel. Tous furent étonnés de la lucidité d’âme d’Antoine qui, à la distance de treize jours de marche, avait appris la mort d’Amoun et vu son âme enlevée dans les cieux.
Le comte Archelaüs l’ayant rencontré un jour au dehors de sa montagne, lui demanda de prier seulement pour Polycratie, de Laodicée, jeune fille d’une admirable vertu et portant la croix du Christ ; elle souffrait horriblement de l’estomac et de la poitrine à cause de ses grandes mortifications, et était d’une grande faiblesse. Antoine pria donc le Seigneur pour elle ; le comte remarqua le jour où la prière avait été faite, et étant allé à Laodicée, il trouva la jeune fille guérie ; il s’informa alors de l’heure et du jour où avait cessé la maladie, et tirant le papier sur lequel il avait noté le jour où la prière avait été faite, il reconnut la vérité et montra aussitôt ce qu’il avait écrit sur le papier. Tout le monde fut saisi d’étonnement en reconnaissant que le Seigneur avait fait cesser la maladie de la jeune fille le jour même où Antoine avait prié et imploré pour elle la clémence du Seigneur. Souvent il annonçait plusieurs jours d’avance, et quelquefois même un mois d’avance, ceux qui devaient venir le trouver et la cause pour laquelle ils venaient, car les uns venaient seulement pour le voir, d’autres pour leurs maladies, ceux-là parce qu’ils étaient tourmentés par les démons ; personne ne regrettait ni ne trouvait le chemin pénible, chacun s’en retournait se sentant soulagé. Antoine, en voyant et en parlant de ces prodiges, ne voulait pas qu’on l’admirât en cela, mais plutôt le Seigneur, parce qu’il accorde à nous autres hommes la grâce de le connaître suivant nos facultés.
Étant allé un jour pour visiter les monastères du dehors, et s’étant embarqué et priant avec les moines qui étaient avec lui, il sentit lui seul une odeur très-fétide. Ceux qui étaient dans le vaisseau lui ayant dit que cette odeur provenait de poissons salés, Antoine leur répondit que c’était une autre puanteur ; à peine avait-il parlé, qu’un jeune homme possédé du démon et qui, entré le premier dans le navire, s’y était caché, se mit aussitôt à crier ; mais le démon, menacé au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sortit, et cet homme fut guéri. Tous reconnurent alors que cette odeur fétide provenait du démon. Un autre personnage illustre tourmenté du démon vint auprès de lui ; ce démon était si terrible que le possédé mangeait ses excréments et ne savait pas s’il était près d’Antoine ; ceux donc qui le conduisaient supplièrent Antoine de prier pour lui. Antoine, plein de compassion pour le jeune homme, se mit en prière et veilla toute la nuit avec lui. Mais tout à coup, le jeune homme étant venu vers Antoine à la pointe du jour, le frappa, et comme ceux qui étaient venus avec lui s’en indignaient, Antoine leur dit : Ne vous fâchez pas contre ce jeune homme, car ce n’est pas lui qui m’a frappé, mais le démon qui est en lui. Menacé alors et sommé de fuir dans les lieux arides, il est devenu furieux et a pris la fuite ; rendez donc grâces à Dieu, car ce jeune homme en se jetant ainsi sur moi est une preuve de la sortie du démon. À peine Antoine eut-il fini de parler que le jeune homme fut guéri, et ayant recouvré sa raison, il reconnut où il était et embrassa le vieillard en rendant grâces à Dieu.
La plupart des moines ont également raconté d’une voix unanime plusieurs autres miracles opérés par l’entremise d’Antoine, mais beaucoup moins étonnants que d’autres qui le sont davantage. Un jour qu’il allait prendre son repas et qu’il se tenait debout pour prier vers la neuvième heure, il se sentit ravi en esprit, et ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’étant debout pour prier, il se vit comme hors de lui-même et comme enlevé dans les airs par plusieurs personnes, et que d’autres pleines de malice et de méchanceté se tenaient dans l’air et voulaient l’empêcher de passer ; comme ceux qui le conduisaient résistaient, ceux-ci leur demandèrent s’il leur appartenait et voulurent lui faire rendre compte de sa conduite depuis sa naissance. Mais ceux qui accompagnaient Antoine s’y opposèrent en leur disant : Le Seigneur a effacé les fautes commises depuis sa naissance, mais depuis qu’il est moine et qu’il s’est consacré à Dieu, vous pouvez en demander compte. L’ayant accusé et n’ayant rien pu prouver, le chemin devint libre pour lui et sans obstacle ; à l’instant, il se vit comme revenu à sa place, rendu à lui-même et redevenu Antoine comme auparavant ; oubliant alors de manger, il passa le reste du jour et toute la nuit à gémir et à prier, s’étonnant de voir combien d’ennemis nous avons à combattre, combien de travaux à endurer pour traverser les airs, et il se rappelait cette parole de l’apôtre : « Selon le prince des puissances de l’air (Éphés., II, 2), » car c’est dans l’air que l’ennemi du genre humain a sa puissance pour combattre et essayer de fermer le chemin à ceux qui veulent le traverser ; voilà surtout pourquoi l’apôtre nous exhorte en disant : « Prenez les armes de Dieu, afin que, fortifiés en tout, vous puissiez aux jours mauvais résister et demeurer fermes (Éph., VI, 13), et afin que l’ennemi, n’ayant aucun mal à dire de nous, soit confondu. (Tit., II, 8) » Pour nous, sachant cela, rappelons-nous ces paroles de l’apôtre : « Si ce fut avec son corps ou sans son corps, je ne le sais, Dieu le sait. (II Cor, XII, 2.) » Paul a été élevé jusqu’au troisième ciel et redescendit après avoir entendu des paroles ineffables. Antoine se vit enlevé dans les airs, et combattant jusqu’à ce qu’il devint libre ; il fut doué encore de cette autre faveur : lorsqu’il était assis sur sa montagne, si quelque doute s’emparait de son esprit, cela lui était révélé par la Providence pendant qu’il priait : ce bienheureux vieillard était, comme il est écrit, instruit par Dieu même. Une discussion s’étant élevée entre lui et quelques personnes qui étaient venues le voir, sur l’état de l’âme et le lieu qu’elle doit occuper après la mort, quelqu’un l’appela la nuit suivante et lui dit : Antoine, lève-toi, sort et considère attentivement. Il sortit donc (car il savait à qui il devait obéir) ; ayant levé les yeux, il vit un personnage d’une grandeur extraordinaire, effrayant à voir et dont la tête touchait jusqu’aux nuages ; puis d’autres personnes qui s’élevaient comme si elles avaient des ailes ; le géant tendait les bras pour les arrêter au passage ; d’autres volant plus haut et traversant les airs, montaient au ciel, exemptes désormais de toute crainte. Le géant grinçait des dents contre elles, mais se réjouissait de voir celles qui tombaient. Aussitôt Antoine entendit une voix qui lui disait : Comprends-tu bien ce que tu vois ? Et son intelligence étant éclairée, il reconnut que c’était le passage des âmes, et que le géant qui se tenait là était l’ennemi plein de haine contre les vrais fidèles, qu’il exerce sa puissance sur ceux qui lui sont soumis et les empêche de passer au-dessus de sa tête. Après cette vision et comme se la rappelant toujours, Antoine s’efforçait chaque jour de s’avancer de plus en plus vers ce qui était devant lui, mais il ne racontait pas volontiers tout cela ; cependant, lorsque au milieu de ses longues prières et de ses contemplations intérieures, ses disciples l’interrogeaient et le pressaient, il était obligé de leur dire, non-seulement comme un père qui ne peut rien cacher à ses enfants, mais comme un guide, que sa conscience était pure et que le récit qu’il leur faisait était pour leur utilité. Puisqu’ils approuvaient par-là combien est bon le fruit de la vie religieuse, et que les visions sont souvent une consolation des travaux qu’on endurait. Il avait, en outre, une patience admirable et une grande humilité ; aussi observait-il avec le plus grand scrupule les canons de l’Église ; il ne voulait pas qu’aucun ecclésiastique ne lui fût pas préféré et ne rougissait pas d’incliner la tête devant les vieillards. Si quelque diacre allait le trouver pour un service, il lui disait ce qui pouvait lui être utile, mais il lui cédait tout ce qui avait rapport à la prière. Ne craignant pas de s’instruire par les autres ; souvent, en effet, il interrogeait et désirait entendre ceux qui étaient avec lui, et si l’un d’eux avait dit quelque chose d’utile, il avouait en avoir retiré un grand bien. Sa figure avait une grâce admirable ; le Sauveur lui accorda encore une faveur particulière, car s’il se trouvait avec un grand nombre de moines et que quelqu’un désirât le voir sans l’avoir connu auparavant, Antoine s’avançait aussitôt et, laissant les autres, courait à lui comme attiré par sa vue. Il ne différait des autres hommes ni par la grandeur ni par la grosseur du corps, mais par la rectitude de ses mœurs et la pureté de son âme, et comme elle n’était jamais troublée, ses sensations extérieures étaient toujours calmes, de sorte que la gaieté répandue sur son visage provenait de la joie de son âme, et d’après les mouvements de son corps on reconnaissait l’état de son esprit, comme il est dit dans l’Écriture : « La joie du cœur brille sur le visage, mais quand le cœur est triste le visage devient sombre. (Prov. XV, 13.) » C’est ainsi que Jacob reconnut les embûches que voulait lui dresser Laban, lorsqu’il dit aux femmes : « Le visage de votre père n’est pas comme hier et avant-hier. (Genèse, XXXI, 5.) » De même aussi on reconnaissait Antoine : jamais la sérénité de son âme n’était troublée, jamais son visage n’était sombre, parce que la joie était dans son cœur.