Histoire de l’Église vaudoise

HISTOIRE
DES VAUDOIS.


CHAPITRE XXIV.

Persécution et émigration (1656-1686).

Erection du fort de la Tour. — Vexations commises par la garnison. — Condamnation de Vaudois marquants. — Ordre de cesser tout service religieux à Saint-Jean. — Résistance du synode. — Léger condamné à mort. — De Bagnols. — Les bannis. — Une armée surprend Saint-Jean. — Générosité des Vaudois. — Déroute de l’armée. — Médiation de la France. — Démarche des Cantons évangéliques. — Conférence. — Patente de 1664, dite de Turin. — Arbitrage de Louis XIV. — Jours paisibles. — Révocation de l’édit de Nantes. — Exigence du roi de France. — Édit d’abolition du culte évangélique. — Ambassade des Cantons suisses. — Projet d’émigration. — Indécision des Vallées. — Attaques contre celles-ci par Catinat et l’armée de Savoie. — Soumission des Vaudois. — Leur emprisonnement. — Leidet martyr. — Négociations des Cantons pour la délivrance des prisonniers et leur départ pour la Suisse. — Etat des Vaudois dans les forteresses. — Leur voyage au cœur de l’hiver, — et leur arrivée à Genève.

Si la période précédente a mis sous nos yeux un spectacle lamentable et fait entendre à nos oreilles les complots des grands, les cris de fureur des sicaires de Rome, les gémissements et les pleurs des victimes, la période dans laquelle nous entrons ne nous attristera guère moins. Quoique moins sanglante, elle déroulera devant nous de nouvelles preuves de cette haine invétérée que le pouvoir qui s’est intitulé : Conseil pour la propagation de la foi et pour l’extirpation des hérétiques, a nourrie contre de pauvres et paisibles montagnards, haine qui ne pourra s’éteindre que par l’éloignement et la ruine de ceux qui en sont l’objet.

Les ambassadeurs des Cantons évangéliques de la Suisse avaient repassé les Alpes, emportant le souvenir consolant des efforts qu’ils avaient faits pour assurer à leurs frères des Vallées une paix supportable. Quelques promesses verbales des agents de la cour leur avaient laissé l’espérance que le traité auquel ils avaient concouru serait exécuté d’une manière large et généreuse. De plus, on était convenu avec eux de la démolition du fort de la Tour, pour un temps aussi rapproché que le permettrait l’honneur du duc, qui ne devait pas paraître fléchir devant ses sujets. Mais les faits ne répondirent nullement aux paroles. Non-seulement les clauses de la patente de Pignerol, les plus défavorables aux Vaudois, furent maintenues dans leur rigueur, mais l’on se hâta encore de mettre à exécution l’article qui avait été trompeusement intercalé dans les exemplaires imprimés et qui, contrairement, aux promesses faites à l’ambassade suisse, statuait qu’une forteresse serait construite sur l’ancien emplacement du château de la Tour, démoli par les Français en 1593. Les députés des Cantons évangéliques n’avaient pas encore quitté Turin que les travaux commençaient déjà, et que l’on jetait les fondements d’une redoutable citadelle, sur le lieu même où les soldats du comte de la Trinité avaient commis tant de violences, et d’où Castrocaro avait commandé en maître sur toute la vallée. Hirzel et ses collègues, avertis à temps, demandèrent des explications. Il leur fut répondu que ce qui se faisait ne subsisterait pas longtemps, et même ne serait jamais achevé ; que ces travaux n’avaient lieu que pour sauver l’honneur du duc.

Fidèles aux traditions de la loyauté helvétique, les ambassadeurs incapables eux-mêmes de tromper, ne soupçonnèrent pas de mensonge un gouvernement qui leur donnait sa parole. Ils rassurèrent donc les gens des Vallées émus et inquiets, et leur conseillèrent la patience et la soumission (1). Les Vaudois n’étaient certes pas aussi confiants ; l’expérience du passé et le voisinage du danger les éclairaient. Néanmoins ils se soumirent, habitués qu’il étaient à s’incliner devant la volonté du souverain, dans tout ce qui n’était pas du domaine de la foi. Les travaux furent poussés avec tant d’activité, qu’avant l’hiver, la place était en état de défense, et que l’année suivante les fortifications furent achevées.

(1) – Hirzel écrivait, en 1662, à Léger : Nous n’avons que trop appris par expérience les tromperies de cette cour. (Léger, IIme part., p. 265.)

Si la construction d’une citadelle fut pour les Vaudois une occasion de craintes sérieuses pour leur avenir, la puissante garnison qu’on y plaça devint une cause immédiate et constante d’humiliation, de dommages et de troubles. Les soldats commirent toute sorte d’excès, certains qu’ils paraissaient être de l’impunité dans la plupart des cas. C’était un jeu pour eux que de dévaster les vergers et les vignes, d’entrer dans les maisons, d’y saisir ce qui leur agréait, de s’y gorger de vin et de vivres, de gâter ou de répandre à terre ce qu’ils ne pouvaient emporter, de maltraiter ceux qui voulaient protéger leur bien, et de se conduire avec indécence envers les femmes et les filles. Frapper du sabre, tirer à bout portant, prendre le bien d’autrui, outrager le sexe, étaient des événements journaliers. Le viol et l’assassinat furent même commis. Les plaintes portées restaient sans résultat : Saisissez les coupables et me les amenez, disait le commandant de Coudré, et je vous promets de les punir. Mais lorsqu’un jour des paysans lui amenèrent deux soldats qu’ils avaient arrêtés, tandis qu’ils dévalisaient une maison et en maltraitaient les maîtres, le commandant ne les fit conduire en prison que pour les relâcher sitôt après que les plaignants eurent tourné le dos. Les dénonciations faites au président Truchi ou à l’intendant de la justice, bien qu’accompagnées des pièces nécessaires pour constater le délit et désigner les coupables, restèrent de même sans effet. Aussi vit-on plus d’une fois les Vaudois, irrités de l’audace croissante de leurs mauvais voisins, défendre leur propriété menacée, ou la reprendre de leurs mains, lorsqu’ils se sentaient les plus forts.

A cette cause permanente d’inquiétude s’en joignit bientôt une autre. Des accusations sans motif furent portées contre des personnes marquantes. Le conseil pour la propagation de la foi et l’extirpation de l’hérésie ne trouva pas de moyen plus sûr pour se défaire des hommes dont il redoutait l’influence, et pour intimider ceux qui auraient eu l’intention de marcher sur leurs traces. Ainsi, tout-à-coup, trente-huit personnages de la vallée de Luserne reçurent l’ordre de se rendre à Turin pour y répondre aux demandes qui leur seraient adressées. Le vaillant capitaine Janavel, le héros de Rora, était du nombre. Les deux premières citations ne renfermaient d’ailleurs aucune explication. La troisième et dernière mentionnait seule le crime qu’on leur imputait et leur dénonçait leur condamnation par contumace s’ils refusaient de se présenter. Cette manière de procéder était contraire aux concessions et privilèges des Vallées, confirmés par la patente de Pignerol. Régulièrement, ils n’étaient pas tenus, soit pour la première, soit pour la seconde instance, au criminel comme au civil, de répondre ailleurs que devant leurs tribunaux. A ce premier motif de ne pas paraître à Turin, l’on peut en ajouter un second d’une importance beaucoup plus grande encore. L’inquisition siégeait à Turin ; on connaît le droit qu’elle s’est toujours arrogé de saisir ses victimes où elle les trouvait, malgré les sauf-conduits des princes, et de les enlever à la juridiction de ceux-ci pour les traiter elle-même dans ses cachots selon son bon plaisir. Chacun sait ce qu’était sa justice ou sa miséricorde. Malheur à qui apprenait à connaître l’une ou l’autre. L’on ne s’étonnera donc point que, des trente-huit accusés, un seul, Jean Fina de la Tour, alla se livrer entre les mains du sénat à Turin (2) ; les autres s’abstinrent. Le jugement par contumace les condamna, les uns aux galères, les autres à la mort. Les biens de tous furent confisqués, leur tête mise à prix. Défense était faite de leur accorder asile ; ordre était donné de leur courir sus en masse au son des cloches, lorsque la présence de l’un d’entre eux serait signalée. Ce jugement servit de prétexte aux soldats du fort de la Tour pour violer le domicile de qui ils voulaient et pour commettre mille exactions.

(2) – Il resta un an en prison, après quoi il en sortit sans avoir été confronté avec ses accusateurs. (Léger, IIme part., p. 268.)

Dès ce moment, les Vallées furent dans le trouble et dans l’angoisse.

Jusqu’ici l’exercice de la religion avait eu lieu librement, et les Vaudois satisfaits s’étaient résignés aux maux que nous avons signalés, trop heureux de pouvoir servir Dieu selon leur conscience. Mais les cœurs se serrèrent d’appréhension, lorsqu’en 1657 déjà, ou fit défendre, dans toute l’étendue de l’Eglise et de la commune de Saint-Jean, tout exercice public de religion, non-seulement les prêches interdits par la patente de Pignerol, mais les catéchismes, les prières et même les écoles. Les Vallées s’alarmèrent à juste titre de cette défense. Les patentes et concessions ducales portaient toutes que les exercices usités étaient maintenus dans tous les lieux où ils étaient pratiqués à la date de la promulgation desdites concessions ou patentes. Or, des vieillards centenaires, comme aussi les actes et procès-verbaux authentiques des conseils généraux, rédigés en présence des seigneurs et des juges du lieu, attestaient que l’Eglise de Saint-Jean avait joui de tout temps du privilège des services religieux en public, comme dans le reste des Vallées. Il ne s’était élevé jusqu’alors de contestation que sur l’érection d’un temple, construction à laquelle l’autorité s’était opposée, sans nier toutefois aux habitants de Saint-Jean leur droit ancien de s’assembler pour l’exercice de leur religion. Si donc l’Eglise de Saint-Jean et les autres Eglises des Vallées laissaient s’accomplir, sans se défendre, l’anéantissement de tout culte évangélique ou vaudois dans Saint-Jean, que deviendraient bientôt les autres Eglises ? Car, qui pourrait douter que le succès, obtenu sur une des plus éclairées et des plus affermies, n’encourageât le conseil pour l’extirpation de l’hérésie à enjoindre successivement la même défense à toutes les autres.

L’Eglise vaudoise, dont la vie était mise en question par cette atteinte à ses libertés, se réunit en synode pour délibérer sur les mesures que réclamait sa situation. L’assemblée tenue en mars 1658, à Pinache, décida d’adresser une requête à son altesse royale et d’écrire à ses ministres, pour demander humblement la révocation des ordres sévères, proscrivant tout service religieux dans Saint-Jean. Elle crut devoir aussi réclamer les bons offices de M. Servient, ambassadeur de France, comme médiateur de la patente de Pignerol, et ceux des Cantons évangéliques qui y avaient pris tant d’intérêt. Elle estima, en outre, que le pasteur de Saint-Jean devait continuer à y faire les services religieux usités, de peur que leur cessation ne nuisit à leurs libertés. Enfin, sachant que le Seigneur du ciel et de la terre pouvait seul bénir leur dessein et faire réussir leurs démarches, l’assemblée ordonna un jour solennel de jeûne et de supplications, durant lequel, à l’exception des infirmes, nul ne quitterait les temples, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher. Dans cette résolution de défendre la liberté de culte, attaquée dans l’Eglise de Saint-Jean, disons-le bien, les Eglises des Vallées ne furent point entraînées par un esprit étroit ou tracassier, ni par la sourde ambition, ou par la vanité du pasteur Léger, comme leurs adversaires l’ont affirmé. Des sentiments plus relevés les animèrent. Elles estimèrent qu’il ne leur était pas permis de se laisser enlever par les hommes la liberté de servir Dieu selon les règles de leur antique foi.

Ceci dit, nous n’entrerons point dans le détail des requêtes adressées au souverain, ni des mémoires expédiés à ses ministres. La cause de l’Eglise de Saint-Jean y fut défendue au point de vue du droit, d’après les bases posées par les concessions et patentes ducales. Tout ce qui pouvait être avancé en faveur de l’Eglise menacée fut dit : mais ce fut en vain. Le parti, il le paraît, avait été pris d’avance de ressaisir, par cette voie, l’occasion de troubler les Vallées. Toutefois, il se pourrait qu’on ait hésité en haut lieu sur l’opportunité du moment et sur la manière dont il faudrait procéder ultérieurement contre les récalcitrants. Peut-être aussi, et nous le croirions plus volontiers, que le souvenir de l’intercession récente des états protestants gêna les mouvements impatients du conseil pour la propagation de la foi romaine. Ce qui nous le ferait penser, c’est la part que l’ambassade des Cantons évangéliques, de retour dans sa patrie, continua à prendre aux affaires vaudoises. Elle écrivit à cet effet, le 30 novembre 1657, à l’ambassadeur de France à Turin, Servient, le médiateur de la patente de Pignerol, et aux deux principaux agents du duc, dans cette affaire, pour recommander à leur justice et à leur équité les malheureux Vaudois.

Pour soumettre la résistance de ces pauvres gens, on chercha d’abord à gagner Léger. Un comte de Salaces se rendit aux Vallées et lui fit demander un entretien que Léger ne voulut accorder qu’en la présence de députés de son Eglise et de députés des autres Eglises. Cet abouchement, rendu inutile par la fermeté du pasteur, ne tarda pas à être suivi des citations redoutées, enjoignant audit Léger d’aller rendre compte de sa conduite à Turin. La troisième spécifiait le délit. On l’accusait d’avoir fonctionné comme pasteur, d’avoir enseigné des doctrines et tenu école à Saint-Jean dans la maison de commune. Six notables d’entre ses paroissiens furent cités avec lui. Leur crime était d’avoir assisté aux services religieux présidés par leur pasteur. Ceci se passait en mai 1658. La connaissance qu’on avait de la manière dont l’autorité avait coutume de procéder en pareil cas, ainsi que du crédit sans bornes dont jouissaient les juges désignés, presque tous membres du conseil pour l’extirpation des hérétiques, ne permit à aucun des accusés de se rendre à Turin. Nul ami ne le leur aurait conseillé. Les Eglises écrivirent en leur faveur à la cour et aux juges. On adressa plusieurs lettres à son altesse elle-même. On eût pu croire à un jugement plus doux. Mais après environ trois ans d’attente, de recours et de députations, une sentence de mort contre Léger, et de dix ans de galères contre les autres accusés fut prononcée, les biens de tous furent confisqués. Sous le poids de cette condamnation, Léger réussit, en se cachant et en changeant sans cesse de refuge, à demeurer encore quelques mois dans sa patrie jusque vers la fin de 1661, que les Vallées le députèrent auprès des Cantons évangéliques et des états protestants pour les intéresser à leur cause : il reçut pour mandat de les supplier d’employer leur intercession auprès du duc, et leurs bons offices auprès du roi de France en sa qualité de médiateur du traité de Pignerol, pour obtenir de Charles-Emmanuel le consentement d’examiner lui-même les plaintes de ses sujets vaudois et d’en juger, sans mettre ceux-ci à la discrétion du conseil pour l’extirpation des hérétiques.

A peine eut-on connaissance du départ de Léger pour les Cantons et les États évangéliques qu’une sentence de mort plus cruelle fut prononcée contre lui (3). On le pendit en effigie, on rasa ses maisons, on confisqua ses biens qui étaient considérables. On démolit de même la maison du vaillant Janavel alors fugitif.

(3) – Il devait être étranglé, son cadavre pendu ensuite par un pied au gibet, pendant vingt-quatre heures, puis sa tête séparée du corps et exposée dans Saint-Jean. Son nom devait être inscrit sur le rôle des bannis fameux, ses maisons brûlées, etc. (Léger, IIme part., p. 275.)

Le gouvernement ducal se refusa à toutes les tentatives d’accommodement, et quelque conciliantes que fussent les lettres des princes protestants (4), que le colonel Holzhalb de Zurich, envoyé des Cantons évangéliques, présenta à son altesse royale avec celles de ses chefs, en juillet 1662, elles restèrent sans effet. Charles-Emmanuel répliqua qu’il avait observé exactement envers ses sujets de la religion toutes leurs patentes, et les représentant comme chargés de crimes, il les déclara indignes qu’on intercédât en leur faveur. Il paraît que le duc de Savoie, circonvenu par les membres du conseil pour l’extirpation de l’hérésie, croyait agir dans la plénitude de ses droits et s’imaginait que ses sujets des Vallées étaient des rebelles, parce qu’ils ne pouvaient consentir à la perte de quelques-unes de leurs principales libertés religieuses.

(4) – Les principales lettres étaient de l’électeur Palatin, de l’électeur de Brandebourg, du landgrave de Hesse et des états généraux de la Hollande. Léger n’ayant pu se rendre en Angleterre, le roi de la Grande-Bretagne n’intervint pas. (Léger, IIme part., p. 277 à 282.)

D’ailleurs, au moment où Charles-Emmanuel fit cette réponse à l’envoyé des Cantons évangéliques, son ministre Pianezza, tout puissant auprès de lui, venait d’obtenir par ses intrigues un succès qui l’autorisait à persister dans sa politique et à ne rien céder de ses prétentions. Par l’entremise de l’avocat papiste, Bastie, de Saint-Jean, en qui les Vaudois de cette commune avaient quelque confiance, il avait fait croire à ceux-ci, qu’en faisant acte de soumission, ils obtiendraient la liberté religieuse qu’ils demandaient. Ces hommes, simples et faciles à tromper, avaient à la fin, quoiqu’avec répugnance, écrit et signé deux actes ; savoir, une promesse de ne plus faire de catéchisme et autres exercices religieux dans l’étendue de la commune de Saint-Jean, et en second lieu une requête dans laquelle ils demandaient de les pouvoir continuer comme du passé. Ils réclamaient en même temps quelques avantages de commerce et d’autres encore. Bastie leur avait solennellement promis de ne se dessaisir de la promesse que lorsque le décret réclamé dans la requête aurait été accordé et remis entre ses mains. Mais le contraire de ce qu’on leur avait promis avait eu lieu. Pianezza avait retenu la promesse et rejeté avec dédain la requête, dès qu’il en avait lu le second article qui parlait de religion. Sur cela, on avait de nouveau conseillé aux Vaudois de faire une autre requête, dans laquelle il ne serait plus fait mention de religion, leur promettant qu’alors on leur accorderait tout ce qu’ils souhaiteraient et qu’on les laisserait en repos. Mais eux, honteux et navrés de s’être laissés tromper à ce point, se refusèrent à des démarches ultérieures. Ils avaient déjà compromis gravement leur situation par l’imprudente promesse restée entre les mains du premier ministre. Ils ne voulaient pas achever de se donner tous les torts par de nouveaux actes de faiblesse que leurs habiles adversaires sauraient bien faire tourner contre eux.

Si les affaires vaudoises avançaient peu à la cour, si les efforts de leurs amis y restaient infructueux, la situation ne s’améliorait pas non plus aux Vallées : au contraire, elle se compliquait toujours davantage par le fait des mesures violentes du gouverneur du fort de la Tour et par les représailles que se permettaient les bannis.

Au commandant de Coudré venait de succéder un officier nommé de Bagnols, qui s’était signalé par son zèle cruel dans les massacres de 1655. L’amitié que lui portait le marquis de Pianezza, son parrain, et sa proche parenté avec le comte Ressan, bien connu par sa haine pour les Vaudois et par ses succès contre eux dans la vallée de Barcelonnette, l’avaient fait nommer à ce poste, auquel il convenait si bien. Cet officier répondit tellement à la confiance que ses hauts protecteurs avaient en lui, il se montra si violent et si injuste que le comte de Salaces, dans son histoire militaire, convient que ce gouverneur « a abusé de son pouvoir et donné aux Vaudois de justes sujets de plainte (5).» A peine arrivé, il emprisonna un grand nombre de malheureux et les traita avec dureté. Il chargea aussi un agent de justice de leur arracher de prétendus aveux et de les forcer en quelque sorte à les signer sous la promesse d’améliorer leur position, mais en réalité pour établir leur culpabilité par des accusations réciproques. De Bagnols lâcha, en outre, la bride à ses soldats, qui se permirent, impunément des violences de tout genre. Il fit plus, il établit à Luserne un bandit fameux, Paol (Paolo, Paul) de Berges, condamné pour meurtres, puis gracié à l’occasion du mariage de son altesse. Cet homme de sang ayant réuni autour de lui environ trois cents mauvais sujets, saccageait la vallée de concert avec les troupes du fort. La crainte qu’inspirèrent bientôt Paol de Berges et de Bagnols fut telle, qu’en cette année 1662, les habitants de Saint-Jean, de la Tour, de Rora et des Vignes de Luserne, épouvantés, prirent la fuite au moment où ils auraient dû faire leurs moissons. L’on n’était en sûreté nulle part dans le bas de la vallée. Des familles entières se retiraient chaque jour sur les hautes montagnes, dans les bois, ou sur les terres de France, en Pragela ou au Queiras. A leur départ, les soldats du fort enlevaient le vin, l’huile et ce que les fugitifs laissaient de meilleur ; les papistes voisins emportaient le reste. Puis, comme si, en s’éloignant, les malheureux opprimés s’étaient rendus coupables d’un crime, de Bagnols ordonna, le 19 mai 1663, au nom de son altesse, sous des peines sévères, que chacun eût à réhabiter, dans trois jours et à aller se consigner dans le fort, sans exception d’âge, de sexe ni de condition. Certes, la connaissance qu’on avait des souffrances qu’enduraient tant de victimes, entassées dans le fort de la Tour, ôta à la plupart la pensée de s’y rendre ; mais quelques-uns se hasardèrent de réhabiter leurs demeures pour être admis de nouveau à cultiver leurs terres… Ah ! combien ils s’en repentirent ! Ils se virent immédiatement entourés. Etienne Gay eut la tête coupée, son frère fut blessé et traîné dans le fort avec des femmes et des filles qui y souffrirent des tourments indicibles. Et quelque temps plus tard, lorsqu’un ordre semblable eut été publié, le 25 juin de la même année, et que de crédules pères de famille furent encore rentrés dans leurs foyers, ô perfidie ! ils se virent enveloppés et menacés de mort, non-seulement par les troupes du gouverneur, mais encore par une armée accourue pour les écraser.

(5)Histoire militaire du Piémont ; Turin, 1818, t. II, p. 336.

La vigueur déployée précédemment contre un grand nombre de Vaudois condamnés par contumace, et en dernier lieu contre les populations du voisinage du fort, avait forcé les premiers à prendre les armes pour protéger leur vie constamment menacée, et les derniers à se joindre en grand nombre aux bannis dont le courage excitait le leur. Josué Janavel, le héros de Rora, condamné à être écartelé, et sa tête à être ensuite exposée en un lieu élevé, avait vu se réunir autour de lui les bannis et les fugitifs que son grand courage, son intrépidité, sa prudence et son expérience consommée remplissaient de confiance. Au nombre de deux à trois cents, par petites troupes, ou réunis, ils opposèrent une résistance armée, redoutable aux bandes de Bagnols et de Paol de Berges. Quelquefois même, se jetant à l’improviste sur leurs ennemis, ils eurent des succès signalés. On les vit aussi, il est vrai, attaquer des populations paisibles à Briquéras, à Bubbiana, par exemple, et piller jusqu’aux églises de leurs adversaires. Aussi fit-on plus d’une fois aux bannis le reproche de vivre comme des bandits. Mais n’oublions pas en les jugeant, qu’ils n’avaient plus ni feu, ni lieu, et que le sentiment de l’injustice dont ils étaient l’objet, ainsi que la perspective de la ruine qu’on avait jurée à leurs Vallées, ne leur laissait pas toujours la liberté de se conduire avec la modération désirable.

Tandis que le commandant du fort de la Tour ordonnait aux familles fugitives de rentrer dans leurs foyers, et que Janavel le leur défendait, mais avant que le 25 juin qui était le terme fatal fût arrivé, et qu’on eût pu s’assurer du nombre de ceux qui avaient regagné leurs demeures, une armée, commandée par les marquis de Fleury et d’Angrogne, parut à l’entrée de la vallée de Luserne, et enveloppa Saint-Jean. Alors, les Vaudois, indécis jusque-là, ne doutèrent plus de l’intention où l’on était de les détruire, et prirent les armes, après avoir mis leurs familles en sûreté dans les lieux reculés où ils les avaient déjà retirées dans les persécutions précédentes.

Quelque accusation qu’on ait portée contre les Vaudois, quelque apparence d’imprudence qu’ait pu avoir leur conduite, au jugement de certaines personnes, il est dans leur histoire des faits qui démontrent leur probité et leur sincère désir de complaire à leur prince toujours affectionné. Nous en donnerons ici un exemple frappant. Les populations vaudoises en armes fermaient aux troupes du duc le passage qui conduit au fond de la vallée de Luserne, ce qui rendait impossible le ravitaillement du fort de Mirebouc, situé dans les montagnes, vers la frontière de France, et alors dépourvu de vivres et de munitions. Les généraux du duc rassemblent les principaux des communes et leur demandent de donner au souverain une preuve de leur soumission et de leurs bonnes intentions, en escortant un convoi qui est en route pour le fort, les assurant que, s’ils y consentent, la paix se rétablira bientôt. On le croira difficilement, tant le fait est extraordinaire, l’offre fut acceptée. Les Vaudois dévoués craignirent moins de compromettre leur sûreté que de paraître se défier de leur prince et de se refuser à lui donner, les premiers un gage de leur amour. Ils conduisirent le convoi à sa destination, et la forteresse qui leur fermait le passage en France, fut ravitaillée par leurs propres soins (6).

(6) – Ils consentirent quelques semaines plus tard à conduire un nouveau convoi quoiqu’alors on leur fit la guerre à outrance.

Leur dévouement fut à peine remarqué par leurs ennemis, accoutumés à ne tenir que peu de compte des meilleures paroles comme des plus nobles actions de ceux qu’ils croyaient dignes de tous maux en leur qualité de prétendus hérétiques. Car, tandis que les Vaudois, se confiant en la promesse qu’on leur a faite, se préparent à redescendre et a ramener leurs familles dans la plaine, de Fleury marche contre le cœur des Vallées avec l’intention d’attaquer les hauteurs de la Vachère, entre Angrogne et Pramol, où sont leurs principales fortifications, leurs meilleurs retranchements (7). Le 6 juillet, au point du jour, l’ennemi gravit les monts par quatre points différents, Saint-Second et Briquéras, la Costière de Saint-Jean et le Chabas (Ciabas). Les deux premiers corps sous les ordres de Fleury, formant un effectif de quatre mille hommes, se joignent sur la colline des Plans (Pians), entre la vallée de Luserne et celle de Pérouse, et s’y fortifient par un retranchement de gazon de hauteur d’homme, avant d’entreprendre de forcer le passage étroit nommé la Porte d’Angrogne, occupé par un détachement de Vaudois (8). Les deux autres corps, de même force, commandés par de Bagnols, gravissant les plateaux abaissés d’Angrogne, du côté de Saint-Jean et de la Tour, poussent devant eux les six ou sept cents montagnards réunis à grand’peine sur ce point ; mais, arrivés vers les rochers et les masures de Roccamanéot, célèbres déjà par plus d’une victoire, les Vaudois se postent avantageusement, arrêtent l’ennemi, le lassent, le déciment, jonchent la terre de ses morts, et dès que le courage commence à lui manquer et qu’il recule, le chargent à leur tour et le poursuivent jusque dans la plaine où ils n’osent se hasarder à la vue des réserves de cavalerie qui y stationnent.

(7) – Jamais dans la guerre de 1655, Pianezza n’avait pu les leur enlever.

(8) – En forçant ce passage, l’ennemi pouvait prendre à dos les défenseurs de Roccamanéot.

Ayant laissé un parti en observation sur ces hauteurs, ils se dirigent vers les Plans, où de Fleury a retranché sa division. Mais le petit détachement de la porte d’Angrogne ne voit pas plutôt ses frères à ses côtés que deux de ses hommes, Boirat de Pramol et un autre, se traînant sur leur ventre et masqués par un rocher, s’approchent du camp, tuent chacun une sentinelle, franchissent le rempart, massacrent encore quatre ennemis, au cri répété de : Avance ! victoire ! Les Vaudois, entraînés, s’élancent sur leurs pas avec une ardeur sans pareille. L’armée piémontaise surprise, décontenancée, ne peut se former en bataille et cherche son salut dans la vitesse de sa retraite. Ses chefs, les marquis de Fleury et d’Angrogne, raconte Léger, « craignant la morsure des barbets ne furent pas les derniers à prendre la fuite. » Le nombre des hommes tués dans la déroute fut considérable.

L’armée vaincue prit sa revanche quelques jours plus tard. Elle surprit à Rora et massacra un détachement de vingt-cinq hommes. Elle réduisit en cendres les vingt à vingt-cinq maisons, formant le hameau de Sainte-Marguerite, dans la communauté de la Tour. Toutefois, ces petits succès ne pouvaient compenser les pertes éprouvées à Roccamanéot, aux Plans et en d’autres lieux encore. Le commandement de l’armée fut ôté au marquis de Fleury, et remis au marquis de Saint-Damian. L’armée elle-même fut renforcée. Mais, pendant qu’elle réparait ses pertes et se remettait de ses fatigues, des négociations étaient entamées à Paris et à Turin en faveur des Vaudois.

Le duc de Savoie, mécontent de la tournure peu avantageuse à la gloire de sa politique et de ses armes que prenaient les affaires vaudoises, craignant aussi l’intervention officieuse des puissances protestantes, paraissait désirer que le roi de France, dont les sentiments contre les évangéliques concordaient avec les siens, et qui déjà, en 1655, avait été, par son ambassadeur, l’arbitre du traité de Pignerol, offrît encore sa médiation dans ces circonstances. Servient, qui avait été chargé de la conciliation précédente, reçut en conséquence l’ordre de se rendre à Turin et de ménager un accommodement entre les parties ; c’était vers la fin de l’été de 1663.

Mais les amis des Vaudois ne dormaient point. Les Cantons évangéliques, d’accord avec les puissances protestantes, envoyaient de leur côté des ambassadeurs à Turin, pour prendre en main la défense de leurs frères dans la foi. Les députés suisses, Jean Gaspard Hirzel, magistrat distingué de Zurich, et le colonel de Weiss, du sénat de Berne, arrivèrent dans le courant de novembre 1663 à Turin, où, sans perdre de temps, ils intercédèrent en faveur des pauvres habitants des Vallées, demandant pour eux des conditions acceptables. La cour consentit à leur intervention officieuse, comme amis et défenseurs des Vaudois, mais elle ne voulut point les agréer pour arbitres. Les Vallées, quoique réjouies de la présence de tels protecteurs, hésitaient à envoyer des députés à Turin, où l’inquisition pouvait les saisir malgré leur sauf-conduit. Elles s’y décidèrent toutefois pour ne point perdre une si bonne occasion de négocier la paix.

A leur arrivée, les délégués des Vallées demandèrent une suspension d’armes pour toute la durée de la négociation. Sans la refuser, la cour y mit pour condition la remise à ses troupes des villages de Prarustin et de Saint-Barthélemi, ce que les délégués n’avaient pas le pouvoir d’accorder. On passa donc aux conférences, en laissant indécise une question aussi grave. C’était une imprudence, car huit jours ne se sont pas écoulés que l’on reçoit à Turin la nouvelle d’un combat, livré le 25 décembre, sur toute la ligne de défense des Vaudois. Le marquis de Saint-Damian, fortifié par l’arrivée de troupes fraîches, avait attaqué à la fois tous les points par lesquels on pouvait pénétrer dans le vallon d’Angrogne, depuis Saint-Germain dans le val Pérouse, jusqu’au Taillaret dans la vallée de Luserne. Plus de douze mille hommes en avaient assailli douze ou quinze cents. Les Piémontais avaient été repoussés avec perte dans toutes leurs tentatives de percer dans les montagnes. Malgré leur supériorité numérique, ils avaient toujours été rejetés les uns sur les autres. Mais ils avaient eu un plein succès dans leur attaque des villages situés aux pieds des monts. Ils s’étaient emparés de Saint-Germain du val Pérouse, l’ayant assailli par le territoire français, infraction dont les députés suisses se plaignirent dans la suite dans un mémoire à Louis XIV, et avaient occupé Prarustin, Saint-Barthélemi et Rocheplatte. Cette affaire enlevait aux Vaudois toutes leurs positions dans la plaine, mais elle démontrait, avec la précédente, l’impossibilité de les forcer dans leurs montagnes.

A la nouvelle de ce combat, les délégués des Vallées à Turin demandèrent de rejoindre leurs familles. Les députés suisses, de leur côté, firent de vives représentations aux ministres de son altesse royale, qui consentirent enfin à signer une trêve pour douze jours, trêve qui fut continuée de huit en huit jours jusqu’à la clôture des négociations, deux mois plus tard, en février 1664.

Les conférences commencèrent à Turin, à l’hôtel-de-ville, le 17 décembre 1663. Elles se suivirent au nombre de huit. De la part du duc y assistaient le promoteur de la guerre, l’auteur des massacres de 1655, le redoutable et habile marquis de Pianezza et les conseillers d’état Truchi, de Grésy et Perrachin (Perrachino), qui déjà avaient représenté son altesse, aux conférences de Pignerol, neuf ans auparavant. Les ambassadeurs des Cantons évangéliques y assistaient comme témoins et défenseurs des Vallées, représentées elles-mêmes par huit délégués, dont deux pasteurs (9). Il fut convenu que tout ce qui, de part et d’autre, serait proposé et répondu, serait couché par écrit et signé par un secrétaire de son altesse et par celui de l’ambassade suisse (10). Les ministres du duc firent tous leurs efforts pour convaincre les Vaudois de rébellion. Dans ce but, ils imputèrent tous les délits commis par les bannis à la population tout entière, affectant de les confondre avec elle. Ils voulaient tout au moins la rendre responsable de toutes leurs violences, alléguant qu’elle aurait dû les livrer si elle les désapprouvait. Cette argumentation était spécieuse, mais rien de plus. Car, si les troupes du duc n’avaient pas su se saisir de ces hommes déterminés, comment des gens paisibles et mal armés l’auraient-ils pu ?

(9) – Pierre Baile, ministre à Saint-Germain ; David Léger, ministre aux Chiots, vallée de Saint-Martin ; Jacques Bastie, de Saint-Jean ; André Michelin, de la Tour ; David Martinat, de Bobbi ; Jacques Jahier, de Pramot ; François Laurent, des Chiots, et son fils David. Dans la suite le ministre Ripert prit la place de Léger.

(10) – Ces procès-verbaux ont été publiés à Turin la même année sous le titre de Conférences faites à Turin, en présence, etc. ; chez Jean Sinibaldo ; Turin, 1664.

Les ministres de son altesse royale firent aussi un crime aux Vaudois d’avoir quitté leurs maisons, de s’être retirés dans les montagnes, de n’être pas retournés dans leurs domiciles quand ils en avaient reçu l’ordre, enfin de s’être mis en défense et d’avoir pris les armes. Ici, il ne fut pas difficile aux opprimés de démontrer qu’ils avaient été contraints à ces mesures extrêmes par la violence même du pouvoir, et en particulier par les vexations, les injustices et les cruautés du gouverneur de Bagnols et de ses soldats.

Un accommodement entre les parties paraissait difficile à obtenir, les ministres de son altesse ne voulant voir dans les Vaudois que des révoltés, et les Vaudois à leur tour se posant en victimes, que de fortes garanties seules pouvaient rassurer.

Enfin, par les efforts persévérants des ambassadeurs suisses, on tomba d’accord sur quelques points qui servirent de base à l’édit de pacification ou patente que Charles-Emmanuel accorda, le 14 février 1664, à ses sujets vaudois. Dans sa forme et dans ses termes, cet acte est une amnistie. Le souverain consent à pardonner. Cependant, dans l’intérêt de sa gloire et pour le maintien de son autorité, il se réserve une satisfaction et une garantie d’obéissance de la part des Vaudois. Mais, par égard pour les princes et pour les républiques qui ont intercédé pour eux, par respect en particulier pour la médiation du roi de France, son altesse royale consent à remettre la décision de ces deux points à l’arbitrage de sa majesté très-chrétienne, Louis XIV.

Par ce nouvel acte, tous les Vaudois, sauf une liste d’anciens condamnés (trente-six ou trente-sept), sont graciés et remis au bénéfice de la patente de Pignerol (de 1655). Pour plus de clarté, l’art. III de ladite patente relatif à Saint-Jean, et interprété si différemment par les deux parties, est éclairci dans ce sens : « Tout service religieux, prêche, catéchisme, prière, école, autre que le culte de famille, est défendu dans toute l’étendue de la commune ; aucun pasteur n’y peut être admis à domicile ; toutefois les familles pourront recevoir sa visite, deux fois l’an, et les infirmes selon leurs besoins ; en cas de nécessité, dans une de ces visites, le pasteur pourra coucher une nuit dans la commune. L’école, si les parents n’aiment mieux envoyer leurs enfants à celle que le duc se réserve d’établir, devra être transportée au Chabas sur Angrogne. » Un article de la patente impose l’obligation d’obtenir l’agrément du prince pour chaque pasteur étranger qu’on appellera aux Vallées, et qui devra d’ailleurs prêter serment de fidélité. Du reste, à ces restrictions près, la liberté de culte est, dans la patente de Turin, comme dans les précédentes, maintenue aux anciennes Eglises des Vallées.

On le voit, quoiqu’en apparence le nouvel édit remit les Vaudois dans la même situation que celle que la patente de Pignerol leur avait faite, et qui était déjà inférieure à celle qu’ils avaient eue antérieurement, ils avaient en réalité perdu plusieurs de leurs privilèges. Le culte public évangélique était entièrement et définitivement enlevé à l’ancienne église de Saint-Jean, ainsi que son école. L’admission des pasteurs indispensables pouvait être gênée. Encore si, par ces conditions nouvelles et désavantageuses, les affaires des Vallées avaient été définitivement arrangées ; mais n’oublions pas que la patente de Turin remettait au roi de France le soin de déterminer quelle satisfaction et quelle garantie d’obéissance les Vaudois devraient donner à leur souverain.

Ce point important fut débattu dans le courant de mai, après le départ des ambassadeurs suisses, à Pignerol, ville alors française, devant M. Servient, ambassadeur de Louis XIV, par les ministres de son altesse royale et par les délégués des Vallées. La satisfaction réclamée par le duc de Savoie était pécuniaire. Ses agents présentaient des tableaux de réclamations s’élevant à plus de 2,000,000 de francs, pour frais de guerre et dépenses extraordinaires de l’état, ainsi que pour dommages causés aux communes et a des particuliers catholiques. Quelle somme pour de pauvres laboureurs et bergers, au sortir d’une guerre qui avait ravagé leurs champs, dispersé leurs bestiaux et incendié plusieurs de leurs villages, à peine relevés depuis leur presque entière destruction, neuf ans auparavant ! 2,000,000 pour une population totale de quinze mille âmes ! c’était vouloir sa ruine.

Quant aux garanties d’obéissance réclamées pour l’avenir, elles étaient au nombre de six, dont nous n’indiquerons que trois. Le duc demandait : 1° que son délégué papiste assistât à tous les synodes et autres assemblées du même genre ; 2° que les ministres cessassent de s’occuper d’affaires civiles, et que les communautés ne pussent plus traiter ensemble de leurs intérêts civils et politiques, mais seulement séparément ; 3° qu’on bâtit, aux frais des Vallées, trois ou quatre tours semblables au Tourras de Saint-Michel, où des soldats en nombre suffisant tiendraient garnison, aux dépens desdites Vallées, pour réprimer les soulèvements, le cas échéant, et maintenir le libre commerce d’une vallée à l’autre.

Lorsque les Cantons évangéliques de la Suisse eurent reçu connaissance des demandes de la cour de Turin et qu’ils eurent appris que toutes les pièces relatives à cette affaire devaient être soumises à Louis XIV lui-même, ils écrivirent à ce monarque en faveur de leurs protégés, et mirent le roi d’Angleterre et les états généraux de Hollande au courant de ce qui se passait, ce qui amena de la part de ces états des démarches semblables à la leur. Un tel zèle et une si haute intervention exercèrent, sans nul doute, une heureuse influence sur le jugement arbitral d’un roi si peu disposé, d’ailleurs, en faveur des protestants opprimés. Dans son embarras à l’égard du duc, sa décision se fit longtemps attendre et n’intervint qu’au bout de trois ans environ, le 18 janvier 1667. De plus, quoiqu’il crût devoir poser le principe de la culpabilité des Vaudois, en les condamnant à donner une satisfaction à leur souverain et des garanties d’obéissance pour l’avenir, cependant, dans la fixation de l’indemnité et des preuves de soumission à donner, il rabattit tellement des prétentions du gouvernement du duc que, au fait, le bon droit des Vaudois en ressortit plutôt que d’en avoir reçu quelque atteinte. Au lieu du chiffre de 2,000,000 et plus, auquel on estimait la satisfaction à donner, Louis XIV fixa 50,000 livres de Piémont, payables en dix ans. Quant aux garanties d’obéissance, ce que l’on exigea des Vaudois fut un acte authentique de soumission et une prestation de serment ; ils durent aussi consentir à la présence d’un commissaire du duc dans leurs synodes et à quelques autres points de détail.

Au reste, Charles-Emmanuel n’abusa point de sa victoire. Loin de là, mieux éclairé, à ce qu’il paraît, sur les vrais intérêts de son gouvernement, et plus libre, peut-être, depuis la mort de sa mère Christine, de suivre les généreux mouvements de son cœur, ce prince rendit justice à ses sujets vaudois. Il se ressouvint du zèle qu’ils avaient déployé pour sa cause, en 1638, 1639 et 1640, lorsqu’une grande partie de ses états avait pris parti pour ses oncles contre lui. Enfin, la guerre qu’il eut à soutenir, en 1672, contre les Génois, et dans laquelle les Vaudois, volant sous ses drapeaux au premier appel, le servirent avec le plus rare dévouement et le plus grand courage, acheva de ramener son cœur à ses fidèles sujets. Satisfait de leur conduite, il leur exprima sa plus complète approbation, dans une lettre pleine de bienveillance, baume restaurant sur les plaies profondes que le fanatisme et la malice de ses serviteurs avaient faites. Les Vaudois, heureux d’occuper une place dans l’amour de leur souverain, espéraient vivre longtemps en paix sous son sceptre maintenant paternel, quand la mort l’enleva le 3 juin 1678 (11).

(11) – Il n’était âgé que de quarante-un ans. C’est lui qui, à son lit de mort, avec un sentiment d’humilité touchante, ordonna qu’on laissât entrer tout le monde dans sa chambre, afin, dit-il, que les peuples apprissent que les princes meurent comme les autres hommes.

Les Vaudois goûtèrent encore quelques années de paix, sous la régence de Madame royale, veuve de Charles-Emmanuel, et sous le gouvernement de leur fils Victor-Amédée II. C’est dans ce temps qu’ils donnèrent une nouvelle preuve de dévouement au prince, en marchant contre les bandits de Mondovi, et en contribuant pour leur part à les soumettre. Mais à l’heure même où ils pouvaient justement se livrer aux plus douces espérances d’une paix durable, il se virent tout-à-coup menacés des plus grands malheurs et entraînés dans la ruine. Des ordres barbares vinrent jeter l’effroi au sein de leurs Vallées. Ils n’eurent bientôt d’autre choix qu’entre l’apostasie, la mort sous mille formes, ou l’exil.

Racontons ces scènes lamentables et leur cause.

Un roi auquel le siècle a donné le surnom de grand, Louis XIV, qui régnait sur les pays au couchant des Alpes piémontaises, sur le puissant royaume de France, essayait d’expier les fautes de sa vie dissolue par la conversion forcée des protestants de son royaume au papisme. Une telle œuvre ne pouvait manquer de lui assurer une indulgence plénière de la part de l’ennemi juré des chrétiens évangéliques ; savoir, du pape siégeant à Rome. Et, tandis qu’il enlevait à ses sujets de la religion réformée tous leurs droits civils, tandis qu’il révoquait l’édit de Nantes qui les garantissait, tandis que par ces mesures cruelles il poussait à l’apostasie on forçait à l’exil les meilleurs des Français, il excitait son voisin, le jeune duc de Savoie, à abolir aussi l’Eglise vaudoise.

Victor-Amédée, quoique jeune encore, avait assez de pénétration, pour craindre d’en venir à une telle extrémité avec des sujets qui le servaient fidèlement (12). Il résista généreusement et chrétiennement à cette pernicieuse tentation, jusqu’à ce que M. de Rébenac-Feuquières, ambassadeur de France, lui ayant dit un jour que le roi son maître trouverait le moyen avec quatorze mille hommes de chasser ces hérétiques, mais qu’il garderait pour lui les Vallées qu’ils habitaient, il se trouva obligé, sur cette espèce de menace, de prendre d’autres mesures ; et jugeant qu’il y allait de son honneur et de son intérêt à empêcher qu’une puissance étrangère vînt donner des lois à ses propres sujets, il préféra les persécuter lui-même. Un traité fut conclu dans ce sens. Louis XIV promit un corps d’armée pour les réduire.

(12) – C’est Arnaud dont le témoignage certes ne doit pas être suspect, qui nous le dit dans la préface de son Histoire de la glorieuse Rentrée des Vaudois dans Leurs Vallées, imprimée en 1710, et réimprimée à Neuchâtel, chez Attinger, 1845.

Les Vallées pressentirent leur malheur quand, peu de jours après la nouvelle de la révocation de l’édit de Nantes (du 22 octobre 1685), elles entendirent, le 4 novembre, proclamer la défense à tout étranger d’y demeurer plus de trois jours, sans la permission du gouverneur, et à tout habitant de les loger, sous peine de sévères châtiments. Mais quel ne fut pas leur effroi quand tout-à-coup, d’une des extrémités des Vallées à l’autre, retentirent les paroles alarmantes de l’édit du 31 janvier 1686, ordonnant la cessation complète de tout service religieux non romain, sous peine de la vie et de la confiscation des biens, la démolition des temples de la religion prétendue réformée, le bannissement des ministres et des maîtres d’école, et, pour l’avenir, le baptême de tous les enfants par les cures qui les élèveraient dans la religion romaine. Par cet édit se trouvaient annulées toutes les libertés reconnues et confirmées par la maison de Savoie, de siècle en siècle et de règne en règne, depuis que les Vallées avaient passé sous sa domination au commencement du XIIIe siècle. Une terreur indicible oppressa tous les meurs. Les traditions et les souvenirs ne rappelaient aucun édit aussi inique. Jamais les Vallées ne s’étaient vues menacées d’un aussi grand danger ; jamais du moins il n’avait été si imminent. Si elles ne pouvaient fléchir le duc par des prières, il ne leur restait qu’à prendre les armes et à se défendre jusqu’à la mort. Car des Vaudois, des descendants de martyrs, ne pouvaient songer à l’apostasie. Mais ce fut en vain qu’ils supplièrent leur prince. Leur protecteur naturel, établi de Dieu pour défendre les opprimés, pour exercer la justice, resta sourd à leurs cris. Quelques délais dans l’exécution furent tout ce qu’ils purent obtenir. Etant donc sans espoir de fléchir leur souverain, voyant les troupes piémontaises et françaises se concentrer aux abords de leurs Vallées, entendant enfin les insultes menaçantes des papistes du voisinage, ils prirent quelques précautions défensives ; ils se préparèrent à la résistance en cas d’attaque.

Cependant, la nouvelle de l’édit incroyable du 31 janvier excitait, dans toutes les contrées protestantes, l’indignation et la pitié. Les princes allemands, la Hollande, l’Angleterre en écrivirent au duc. Les Cantons évangéliques de la Suisse, dont l’amitié et la protection éprouvées avaient déjà été si utiles aux Vaudois, ne démentirent point leurs antécédents. Après avoir adressé au duc une lettre restée sans réponse, ils décidèrent clans une assemblée, tenue à Baden, en février 1686, d’envoyer une ambassade à Turin pour prendre en main la défense de leurs frères en la foi. Les conseillers d’état, Gaspard de Muralt, de Zurich, et Bernard de Muralt, de Berne, choisis pour cette mission, arrivèrent à leur destination au commencement de mars. Ils expliquèrent leur intervention, non-seulement par la conformité de leur foi avec celle des Vaudois, mais encore par l’intérêt qu’ils mettaient à ce qui concernait les patentes de 1655 et de 1664, que l’édit du 31 janvier annulait et qui étaient en partie le fruit de leur médiation. Dans le mémoire qu’ils présentèrent, ils firent valoir, en faveur de leurs frères opprimés, de pressants motifs de tolérance. Ils s’attachèrent surtout à faire ressortir le point de vue historique de la question qui était concluant. Ils représentèrent que les Eglises des Vallées du Piémont ne s’étaient point séparées de la religion de leur prince, puisqu’elles vivaient dans celle qu’elles avaient reçue de leurs pères depuis plus de huit siècles, et qu’elles professaient avant de passer sous la domination de Savoie ; que les ancêtres de son altesse les ayant trouvées en possession de leur religion, les y avaient maintenues par diverses concessions, et principalement par celles de 1561, 1602, 1603, entérinées en 1620, au prix de six mille ducatons, tout autant d’actes établissant, comme loi perpétuelle et irrévocable, le droit des Vaudois à exercer leur très ancienne religion. Ils rappelaient aussi que, malgré l’erreur de Gastaldo et le trouble suscité par son ordonnance, le père de son altesse avait reconnu et confirmé les privilèges des Vaudois par deux patentes solennelles, perpétuelles et irrévocables, des années 1655 et 1664, entérinées en bonne forme. Les ambassadeurs rappelaient enfin les engagements que les prédécesseurs de son altesse avaient à la face de l’Europe lorsqu’ils avaient été sollicités par des rois, des princes et des républiques à confirmer aux Vaudois leur liberté religieuse. Le mémoire démontrait aussi que les Vaudois n’avaient donné aucun sujet de plainte qui pût justifier un tel décret (13).

(13) – L’historien Botta, qui n’est pas très-favorable aux Vaudois, dit : que non-seulement ils étaient innocents cette fois, mais que même ils avaient bien mérité du gouvernement. (Storia d’Italia, t. VI, p. 340.)

La réponse que le marquis de Saint-Thomas fit au nom de son souverain au mémoire des ambassadeurs renfermait un aveu humiliant. Ce ministre des affaires étrangères déclara que son maître n’était pas libre de retirer ou de modifier son décret ; qu’il avait des engagements qui ne pouvaient se rompre ; que le voisinage d’un roi puissant et jaloux de sa considération imposait au duc la ligne de conduite qu’il suivait. Les lettres des princes protestants ne purent pas davantage détourner Victor-Amédée de la persécution projetée. (V. Histoire de la Négociation.)

Les ambassadeurs suisses avaient reçu ordre de leurs seigneurs, s’ils ne pouvaient faire retirer ou modifier considérablement le décret, d’obtenir pour les Vaudois leur liberté d’émigrer dans d’autres contrées. La cour de Turin, que l’on sonda, ne parut pas s’y opposer, et consentit à ce que les députés en allassent faire la proposition aux Vallées. (V. Histoire de la Négociation de 1686, p. 58 et suiv. — Histoire de la Persécution, etc., en 1686 ; Rotterdam, 1689, p. 8 et suiv.)

L’assemblée des délégués des communes (14) n’ouït pas, sans un trouble extrême, le rapport que les ambassadeurs lui firent de la situation désespérée de leurs affaires, et la proposition toute nouvelle d’émigrer en masse. Les Vaudois avaient cru que l’Europe réformée leur obtiendrait la garantie de leurs libertés.… Et, au lieu de ce secours efficace, on ne leur laisse voir de salut que dans l’abandon de leur terre natale. A quoi se résoudre ? Quel parti choisir ? Ils consultent leurs bons amis, les ambassadeurs. Ceux-ci, en gémissant, leur conseillent l’éloignement… certains qu’en présence des forces réunies de la Savoie et de la France, les Vaudois n’ont aucune chance d’échapper à une ruine épouvantable et définitive.

(14) – Il n’est pas dit où se tint cette assemblée ; mais la correspondance des Vaudois, toujours datée d’Angrogne, indique assez que les diverses assemblées se tenaient en ce même lieu.

Pendant que les ambassadeurs retournent à Turin et confèrent avec les ministres de son altesse, les communes vaudoises s’assemblent à Angrogne, les 28-18 mars 1686, et délibèrent. Si la considération des suites d’une guerre disproportionnée et acharnée les persuade d’émigrer, d’un autre côté ils ne peuvent penser sans désespoir à quitter le pays de leurs pères, le sol de leur enfance, la terre des martyrs. L’amour de la patrie, unie aux souvenirs religieux, aux traditions glorieuses et vénérables de l’Eglise vaudoise, les lie à leurs rochers. Incertains, divisés d’opinions, ils décident d’écrire leurs angoisses aux ambassadeurs et de s’en remettre à leur prudence.

Ayant pris connaissance de cette lettre, les ambassadeurs demandent que les Vaudois soient autorisés à sortir des états de son altesse royale et à disposer de leurs biens. Mais, sans raison nouvelle, par un brusque changement de politique, le duc se refuse à traiter avec l’ambassade et exige des Vaudois qu’ils viennent eux-mêmes faire acte de soumission et demander la liberté d’émigrer. Evidemment la cour, mécontente de la tournure que prenait l’affaire, tenait à ne pas se lier, ce qui aurait eu lieu en traitant avec les Suisses, et à pouvoir imposer, à des sujets suppliants, des conditions qu’on n’aurait pas osé proposer à leurs défenseurs. Quoique les ambassadeurs eussent pu se regarder comme offensés par le refus de la cour de traiter de l’émigration avec eux, leur prudence ne les abandonna pas, leur charité les soutint. Ils obtinrent du moins des ministres de son altesse, de régler les termes et les clauses de la soumission. Mais quand ils les eurent proposées aux Vallées, celles-ci se divisèrent et envoyèrent à Turin des députés en désaccord. Cinq d’entre eux étaient autorisés à faire acte de soumission, ainsi qu’à demander la permission de quitter le pays et de vendre leurs biens. Le sixième, député de Bobbi, de Saint-Jean et. d’Angrogne, devait se borner, outre la soumission, à demander la révocation de l’édit du 31 janvier. Les ambassadeurs, se trouvant dans un grand embarras par cette division des communes vaudoises, réclament à la cour un nouveau délai, pendant que le député en désaccord va chercher de nouvelles instructions (15). Mais le temps s’écoule. Les ennemis des Vallées se hâtent, et Victor-Amédée publie, le 9 avril, un nouvel édit déclaré définitif.

(15) – Il revint avec, les mêmes instructions. Les trois communes persistaient dans leur manière de voir.

Par cet acte, qui mettait fin en effet à toute négociation ultérieure, puisqu’il réglait d’avance tous les points en discussion, il ne restait aux Vallées qu’à choisir entre une entière soumission à la volonté absolue et arbitraire du prince, et un exil entouré de dangers, d’embûches et d’angoisses. D’après l’édit, il restait loisible à la plupart de demeurer aux Vallées (le prince se réservait toutefois d’en exiler ceux qu’il trouverait bon), mais aux conditions suivantes : Les Vaudois mettraient bas les armes et se retireraient chacun dans sa maison ; ils ne feraient plus d’attroupements ; ils ne tiendraient plus d’assemblées quelles qu’elles fussent. Les dommages soufferts par les pères missionnaires, par les catholiques et les catholisés, leur seraient payés au moyen des biens des susdits de la religion prétendue réformée. L’édit du 31 janvier était d’ailleurs confirmé. Quant à ceux qui voudraient sortir des états de son altesse, il leur était accordé d’emporter les effets qu’ils désiraient, et de vendre leurs biens à des catholiques, ou de les faire vendre par un petit nombre de mandataires, dans les trois mois qui suivaient leur départ. Le voyage se ferait par brigades et sous la surveillance de l’autorité. Les lieux de départ et les jours de rassemblement étaient fixés.

Quelle que fût l’intention qui avait dicté ce décret, qu’on eût espéré de diviser les Vaudois ou non en leur offrant deux moyens de sortir d’embarras au lieu d’un, l’abandon des assemblées religieuses, ou l’abandon du sol, toujours est-il que le but fut manqué. Loin de les désunir, le décret les réunit tous dans un même sentiment, celui de rester et de se défendre. Car ils virent, dans les diverses parties de l’ordonnance, l’intention de se défaire d’un certain nombre d’entre eux et de forcer le reste à embrasser le papisme. Car, pourquoi maintenait-on le décret du 31 janvier qui forçait les Vallées à démolir leurs temples, si la cour consentait sérieusement au départ ? Pourquoi se réservait-elle de renvoyer ceux qu’elle voudrait, si elle ne posait pas en fait que le plus grand nombre resterait ? Evidemment, elle ne voulait pas que tous les Vaudois partissent, et, d’un autre côté, elle prenait ses mesures pour que le culte évangélique ne pût plus être célébré : n’était-ce pas dire que les intraitables seuls seraient conduits hors du territoire, et que tous les autres seraient contraints à passer au papisme ? C’est ce que chacun sentit (16). En présence d’une si dure extrémité, on n’eut d’autre choix que la persistance dans une résistance armée. On se prépara donc au combat. Mais auparavant, les ministres furent invités à prêcher au peuple et à lui distribuer la sainte cène le dimanche suivant qui était le jour de Pâques.

(16) – Un fait confirma leurs soupçons : environ quinze pères de famille, ayant demandé aussitôt après la promulgation de l’édit, de sortir des états du duc, ne purent l’obtenir, et comme la plupart refusaient d’apostasier on les mit en prison, où les uns moururent et d’où les autres ne sortirent que neuf mois plus tard avec les autres prisonniers. (V. Histoire de la Persécution,… p. 14.)

Malheureusement, il y avait des principes de désunion parmi les Vaudois. La vallée de Saint-Martin penchait pour la soumission et pour l’exil. L’Eglise de Villesèche, en particulier, écrivit aux ambassadeurs qu’elle y était décidée, les priant d’obtenir pour elle un sauf-conduit. Le duc le refusa : on ne l’avait pas demandé à temps, répondit-on.

Les ambassadeurs qui, voyant l’inutilité der leur médiation, se préparaient à partir, reçurent encore avant leur départ deux lettres datées d’Angrogne, adressées, l’une aux Cantons évangéliques, au nom des Vaudois, l’autre aux ambassadeurs, au nom des pasteurs, lettres touchantes où la reconnaissance se répandait en excuses sur le peu de fruits des démarches des Cantons et de leurs députés. Assurément, en les lisant, leurs généreux bienfaiteurs ne purent pas se dire qu’ils eussent travaillé pour des ingrats.

Cependant, Victor-Amédée s’était rendu au camp, formé dans la plaine, aux pieds des Alpes vaudoises, où il avait réuni sa garde, toute sa cavalerie et son infanterie, ainsi que les milices de Mondovi, de Bargès et de Bagnol, outre un grand nombre de fourrageurs. Il y passa aussi en revue les troupes françaises commandées par Catinat. Celles-ci se composaient de quelques régiments de cavalerie, de sept ou huit bataillons d’infanterie qui avaient passé les monts, et d’une partie des garnisons de Pignerol et de Casal.

De leur côté, les Vaudois étaient sous les armes an nombre de deux mille cinq cents. Ils avaient fait dans chacune de leurs vallées quelques retranchements en gazon et en pierres sèches. S’ils eussent concentré leurs forces, au lieu de les éparpiller ; s’ils eussent abandonné les postes avancés pour se retirer dans les asiles des montagnes ; surtout, s’ils eussent été tous d’un même sentiment sur la marche à suivre ; s’ils eussent eu à leur tête des hommes expérimentés, de cœur et influents, comme un Léger et un Janavel ; si, du moins, ils n’eussent pas compté dans leurs rangs des irrésolus, des lâches et probablement des traîtres, l’issue eut été différente ; mais, dans l’état actuel des choses, elle ne pouvait être que désastreuse.

Le 22 avril, l’armée papiste s’ébranla, divisée en deux corps ; les troupes du duc entrèrent dans la vallée de Luserne, conduites par leur général, Gabriel de Savoie, oncle de son altesse. Les troupes françaises, commandées par Catinat, prirent la route des vallées de Pérouse et de Saint-Martin. Nous accompagnerons d’abord celles-ci.

Parties avant jour, elles suivirent la rive gauche du Cluson, en le remontant. Arrivées vis-à-vis du grand village de Saint-Germain, Catinat en détacha une division d’infanterie et de la cavalerie, avec ordre, tandis qu’il continuait sa route, de chasser les Vaudois de cette localité. Ceux-ci, en effet, au nombre de deux cents durent bientôt se replier derrière les retranchements qu’ils avaient élevés du côté de Pramol. Là, le colonel français de Villevieille rencontra une résistance invincible. Les soldats, dans la proportion de six contre un, luttèrent sans succès pendant dix heures et enfin reculèrent. Voyant cela, la petite troupe vaudoise les poursuivit, les épouvanta, les chassa devant elle jusqu’au-delà du Cluson. Villevieille lui-même s’était jeté dans le temple de Saint-Germain avec soixante et dix hommes. Sommé de se rendre, il refusa toujours, même une capitulation honorable. Il aurait cependant été forcé dans sa retraite, si la nuit n’était survenue, pendant laquelle de nouvelles troupes vinrent de Pignerol le dégager. Cinq cents morts ou blessés furent regrettés par les Français.

Catinat avait continué sa route et investi le val Saint-Martin. Le lendemain 23, il assaillit Rioclaret qui était sans défense, comme toute la vallée, les habitants comptant être au bénéfice de l’édit du 9 avril, puisqu’ils avaient fait dire, par les ambassadeurs, qu’ils se soumettaient et se résignaient à l’exil. Ils ne savaient pas que leur soumission. avait été rejetée. Les Français, irrités de la défaite des leurs à Saint-Germain, défaite qu’ils venaient d’apprendre, ne se contentent pas de piller, de brûler et de violer, ils massacrent sans distinction d’âge ni de sexe, avec une fureur inouïe, tous ceux qui ne se dérobent pas par la fuite à leur barbarie. Catinat, laissant ensuite une partie de ses troupes dans la vallée de Saint-Martin où elles mirent tout à feu et à sang, passe les monts à sa gauche et vient tomber sur le vallon de Pramol, que ses soldats traitent de la même manière. A l’ouïe de ces horreurs, les deux cents Vaudois retranchés en arrière de Saint-Germain vers Pramol, se voyant coupés, se hâtent de quitter un poste maintenant inutile et rejoignent au quartier de Peumian ceux de leurs frères de Pramol, de Saint-Germain, de Prarustin et de Rocheplatte, qui s’y étaient rassemblés.

Tandis que ceci se passait, l’armée de Savoie attaquait la vallée de Luserne. Arrivée, le 22 avril, à Saint-Jean, elle balaya par le feu de son artillerie et par des charges de cavalerie tous les corps avancés des Vaudois, puis assaillit le vallon d’Angrogne défendu par cinq cents montagnards. Ceux-ci réfugiés dans les retranchements qu’ils avaient relevés, au lieu-dit les Casses (Cassa), et sur les hauteurs de la Vachère, témoins déjà de tant et de si terribles combats, y résistèrent à toutes les forces du duc pendant un jour. Mais le 24, ayant appris que la vallée de Saint-Martin s’était rendue, que les Français déjà maîtres de Pramol allaient les prendre par derrière, les Vaudois parlementèrent. Le général Gabriel de Savoie leur promit de les admettre au bénéfice de l’édit du 9 avril, s’ils se soumettaient. Et comme ils hésitaient encore, il leur écrivit et signa de sa main au nom de son altesse, un billet ainsi conçu : « Posez promptement les armes, et remettez-vous à la clémence de son altesse royale. A ces conditions, recevez l’assurance qu’elle vous fait grâce et qu’on ne touchera, ni à vos personnes, ni à celles de vos femmes et de vos enfants. » Sur cette promesse, les Vaudois mettent bas les armes, et l’armée piémontaise occupe leurs retranchements.

Cependant, sous prétexte de les conduire à son altesse pour qu’ils lui fassent leur soumission, on entraîne tous les hommes valides à Luserne où on les retient prisonniers. La soldatesque effrénée, maîtresse des hameaux, se livre en attendant à tous les actes désordonnés de la plus honteuse licence et de la plus terrible brutalité. Les mêmes faits se passent au Pradutour, l’antique boulevard des Vallées, où ceux d’Angrogne, de Saint-Jean et de la Tour avaient retiré leurs biens les plus précieux. Là aussi les Vaudois se fient à une parole trompeuse et se voient indignement traités, eux et leurs familles sans défense. Il en fut de même des quinze cents personnes réunies à Paumian près de Pramol, des réfugiés à Ciamprama et aux Geymets, localités reculées de la Tour, et disons-le pour éviter les répétitions, de toutes les Vallées. Tous les détachements, même ceux qui sont retranchés dans les lieux les plus forts, s’effraient de se sentir isolés, au milieu d’une population qui se soumet successivement. Inquiets sur leur avenir, ils prêtent l’oreille aux douces paroles et aux promesses de leurs ennemis et se livrent les uns après les autres. Ceux de Bobbi se rendirent les derniers et non sans s’être bien défendus. Ils mirent bas les armes sur les rochers du Vandalin.

Nous ne souillerons pas ces pages par les détails des horreurs que les soldats de Catinat commirent sur le sexe à Peumian, après le départ de ce chef, ni par le récit de celles dont se rendirent coupables les troupes du duc, et surtout les bandes de Mondovi, à Angrogne et dans la vallée de Luserne. Ces indignités, qui ne rappellent que trop celles de la persécution de 1655, ont été énumérées dans l’ouvrage authentique, déjà cité, intitulé : Histoire de la Persécution des Vallées du Piémont,… en 1686, imprimé à Rotterdam, en 1689. Il nous suffit de rappeler que les chefs d’armée, dans les guerres contre les Vaudois, ont toujours regardé les femmes et les filles de leurs ennemis comme une pâture à leurs lubriques soldats, les vieillards et les enfants comme des jouets pour essayer leurs épées.

De toutes parts les bandes armées conduisaient à Luserne les prisonniers. On leur avait promis qu’après avoir fait acte de soumission devant son altesse royale elle-même, on les enverrait dans leurs maisons, et que là ils se décideraient pour l’exil ou pour le papisme. Au lieu de cela, ils se virent séparés les uns des autres, le fils de son père, le mari de sa femme, les parents de leurs enfants, et conduits dans des places fortes. Douze mille (17) personnes, hommes, femmes et enfants, furent en quelques jours arrachées au sol natal et disséminées dans treize ou quatorze forteresses, où nous les verrons bientôt souffrir mille maux. Environ deux mille enfants, soustraits à leurs parents, furent en ce même temps dispersés en Piémont parmi les papistes.

(17) – C’est le chiffre donné par l’Histoire de la Persécution. Arnaud l’élève à quatorze mille, nombre qui correspond mieux à celui indiqué aux ambassadeurs suisses aux Vallées mêmes. (V. Histoire de la Négociation, p. 63.)

Plusieurs exécutions eurent aussi lieu. Nous ne citerons que celle du ministre Leidet, de Prali. Après avoir passé plusieurs mois en prison, nourri de pain et d’eau, ayant un pied serré dans de pesants ceps de bois qui l’empêchaient de se coucher, il fut condamné à mort, comme s’il eût été pris les armes à la main, ce qui n’était pas, puisqu’il avait été trouvé sous un rocher chantant des cantiques. Les moines qui ne lui avaient laissé aucun repos, car ils venaient pour ainsi dire chaque jour le harceler sur sa foi et le provoquer à des disputes, voulurent se donner le plaisir de le tourmenter encore dans ses derniers instants. Ayant assisté à la lecture de sa sentence, que le martyr entendit sans trouble, les moines ne le quittèrent et ne le laissèrent point tranquille de tout le jour, quoiqu’il les en priât, leur disant qu’il désirait prier Dieu avec liberté d’esprit. Bien plus, ils revinrent le lendemain au point du jour pour l’inquiéter encore. Cependant ils ne purent troubler sa paix. En sortant de prison, il parla de la double délivrance qui allait lui être accordée ; savoir, de celle de la captivité qu’il subissait depuis longtemps entre d’étroites murailles et de celle que la mort donnerait à son âme, libre dès ce moment de s’envoler vers le ciel. Il alla au supplice avec une sainte joie. Au pied de l’échafaud, il fit une grande et belle prière dont tous les assistants furent extrêmement touchés. Il emprunta ses dernières paroles à son Rédempteur : Mon père, s’écria-t-il je remets mon âme entre tes mains.

Victor-Amédée avait donc vaincu. Des jardins du palais de Luserne, où il était venu savourer la victoire, il pouvait contempler les ravages que son armée triomphante avait faits. Les campagnes étalées à ses yeux étaient désertes, les hameaux sur le penchant des monts, les riants villages avec leurs berceaux de verdure et leurs vergers splendides, ne comptaient plus un seul de leurs anciens habitants ; les vallons ne retentissaient plus des cris des troupeaux ni des voix des bergers ; les champs, les prés, les côteaux vineux, les pâturages alpestres, toute cette nature autrefois si belle, toutes ces contrées si heureuses le printemps précédent, étaient réduites en une vaste solitude, triste comme les plus âpres rochers. Plus de saints cantiques ne s’y feront entendre pour célébrer l’auteur de tant de merveilles. Ceux qui cultivaient ces beaux lieux sont, les uns morts, et leurs cadavres couvrent le sol ; les autres, entassés dans des prisons, ignorant leur sort réciproque ; d’autres, enfin, ce sont des enfants, livrés à la merci d’étrangers, qui ne cesseront de les persécuter que lorsque ces pauvres créatures auront oublié leurs parents, leur patrie et leur religion. Mon Dieu ! quel outrage sanglant cette peuplade avait-elle donc fait à son prince, pour être traitée ainsi ? Etait-ce une tribu féroce, une race adonnée au vol, au pillage, à l’assassinat ? Tu le sais, Seigneur ! ils respectaient ton nom ; ils ne demandaient qu’à suivre tes préceptes ; ils aimaient leur prince ; son honneur et sa gloire leur étaient chers. Fidèles, dévoués, soumis à ses lois, ils ne lui avaient préféré que toi, et n’avaient résisté à sa volonté que lorsqu’il avait essayé de les détourner du culte qu’ils te rendaient depuis des siècles.

Sur les alpes écartées, dans le fond des bois, dans les creux des rochers, quelques hommes avaient cependant réussi à cacher leur présence, vivant chétivement de restes de provisions et de ce qu’ils pouvaient trouver autour de leurs retraites. Et quand les Français se furent retirés, avec les bandes de Mondovi et une partie des troupes piémontaises, on vit ces infortunés sortir de leurs cachettes. Bientôt réunis, ils s’entr’aidèrent. Contraints souvent de descendre dans les lieux habités pour y chercher de la nourriture, ils s’y rendirent redoutables. La force armée qui leur donna souvent la chasse ne put, ni les intimider, ni les atteindre. Leur audace s’en accrut d’autant. Ne pouvant se défaire d’eux, on leur offrit des saufs-conduits à condition de passer à l’étranger. Ils n’y consentirent que lorsqu’on leur eut donné des otages qu’une bande gardait tandis que l’autre voyageait, et que l’on eut permis à quelques-uns de leurs parents, prisonniers dans les places fortes, de partir avec eux. Ils arrivèrent en Suisse en trois détachements dans le courant de novembre (18).

(18)Dieterici, die Waldenser, p. 136. — Boyer, p. 260. — Histoire de la Persécution, p. 27. — Archives de Genève, registre du 26 novembre 1686, p. 306. On y lit que quatre-vingts hommes, femmes et enfants vaudois viennent d’arriver. Idem pour les autres détachements.

Les Cantons évangéliques de la Suisse, quoique leur intervention eût été vaine et qu’ils n’eussent pu sauver leurs frères en la foi de la catastrophe qui les avait atteints, n’avaient pas cessé de s’intéresser vivement à eux. Ils avaient supplié Dieu en leur faveur, dans un jour de jeûne extraordinaire, et ordonné des collectes dans tout leur territoire (19). Ils redoublaient leurs instances auprès de la cour de Turin. Et, comme il leur avait été répondu que le comte de Govon, résident de Savoie en Suisse, avait reçu des pouvoirs pour traiter avec eux, ils chargèrent de cette mission deux députés, après s’être concertés sur les bases de la négociation dans leur assemblée, à Arau, en septembre 1686. Les mandataires convinrent, sauf ratification, que tous les prisonniers seraient mis en liberté, vêtus convenablement, conduits et défrayés jusqu’aux frontières de la Suisse, aux dépends du duc ; que ceux qui erraient encore sur les montagnes recevraient des saufs-conduits pour la même destination. Les Suisses s’engageaient à leur tour, à les recevoir et à les garder dans le cœur de leur pays, pour qu’ils ne pussent pas retourner en arrière. La ratification de la convention fut immédiate de la part des Suisses ; elle fut moins prompte de la part du duc, qui toutefois la signa.

(19) – Extrait des registres publics de Berne, Livre des Mandats, p. 726.

La décision des Cantons évangéliques de la Suisse est au-dessus de tout éloge. Ils se chargent de tout un peuple de malheureux. Ils auront des milliers de gens faibles, souffrants et découragés à nourrir, à loger et à établir. Quel fardeau pour leur médiocrité ! Il est vrai qu’ils peuvent compter d’avance sur les secours des protestants de l’Europe ; mais ils ignorent dans quelle proportion. La source en est tarie en France, d’où les protestants persécutés s’échappent par milliers, réclamant pour eux-mêmes un asile et quelquefois aussi du pain. L’Angleterre, dont le roi catholique romain, Jacques II, favorise la religion du pape, et qui elle-même se débat contre ses prétentions, n’aura peut-être pas assez de liberté pour faire des collectes en faveur de ses anciens protégés. La Hollande et l’Allemagne seules, quoique fatiguées par des guerres longues et dispendieuses, sont en mesure de secourir encore les malheureux qu’elles ont si souvent soutenus dans leur détresse. Les Cantons leur ont fait savoir leur intention. Ils s’attendent à une réponse favorable. Bientôt l’électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume, répondra le premier à leur appel ; les Etats de Hollande le suivront, et après eux plusieurs princes allemands qui seront nommés en leur lieu. Pour le moment, payons notre premier tribut d’admiration à ces Cantons suisses que leur proximité des Vallées invitait à donner avant tous leurs frères la preuve de leur sincère charité à des disciples de Christ sous la croix.

L’automne tendait à sa fin, la neige blanchissait déjà les sommités des passages des Alpes ; bientôt elle allait couvrir toutes les pentes et menacer de ses avalanches et de ses rapides tourbillons les voyageurs imprudents ou attardés. Cependant les Vaudois étaient encore en prison. Ils y étaient entrés au printemps, au nombre de douze ou quatorze mille, selon les relations. Ils ne pouvaient tous être rendus à la liberté, puisque déjà cinq cents d’entre eux n’étaient plus sous la dépendance du duc. Ce prince, voulant se montrer reconnaissant du secours que le roi de France lui avait fourni, les avait envoyés en présent à sa majesté très-chrétienne qui les avait placés sur ses galères (20), à Marseille. Un grand nombre de ceux qui étaient restés dans les forteresses y étaient morts de chagrin ou de maladie. Un changement de situation si complet avait courbé vers la tombe des hommes habitués au grand air, à la vie des champs et des chalets, et surtout à la liberté. La mauvaise eau, une chétive nourriture, leur entassement dans des salles étroites, sur les dures briques dont elles étaient pavées, ou sur une paille en poussière ou même pourrie, la chaleur étouffante de l’été, le froid des nuits aussitôt que vint l’hiver, et la vermine qui couvrait leurs corps amaigris, avaient aggravé la disposition maladive de plusieurs et engendré des épidémies. On compta même jusqu’à soixante et quinze malades à la fois dans une seule salle. Du reste, ils ne recevaient que peu ou point de secours médicaux. On raconte que plusieurs enfants qui avaient la petite vérole périrent, parce qu’on les laissa exposés à la pluie… Si les Vaudois manquaient de secours pour leurs corps souffrants, en revanche ils étaient obsédés par les moines. Toujours est-il que, de douze mille au moins qu’ils étaient à leur entrée en prison, il n’en sortit pour se rendre en Suisse que trois à quatre mille. Qu’étaient devenus tous les autres ? Pour la plupart ils étaient morts ; d’autres s’étaient catholisés (21) ; plusieurs enfants et jeunes gens avaient été soustraits ; enfin, un nombre considérable d’adultes avaient été condamnés pour leur vie aux fortifications et aux galères.

(20) – Voir Dieterici,… p. 128.

(21) – On avait fait espérer à ceux qui apostasieraient qu’on les réintégrerait dans leurs biens, ce qui n’eut pas lieu. On les dissémina pour la plupart dans la province de Verceil. (Histoire de la Persécution, p. 32.)

Au reste, il est un fait qui achève de prouver l’intention arrêtée où était le gouvernement piémontais de traiter avec la dernière rigueur les misérables restes des Vaudois ; c’est le retard qu’on mit à leur départ et la manière dont on l’effectua. S’il est une saison en laquelle, à moins d’y être obligé, nul ne se met en voyage pour franchir les Alpes, c’est l’hiver. Cette observation encore vraie de nos jours, malgré les routes excellentes qui traversent ces hautes montagnes, l’était surtout il y a deux siècles, quand ces moyens de communication étaient en général bien inférieurs à ce qu’ils sont devenus. Un voyage que quelques hommes robustes n’eussent entrepris qu’avec hésitation, à cause des périls de la saison, du gel et des neiges, il était cruel, il était barbare de le faire entreprendre au cœur de l’hiver, au travers des Alpes, à des milliers d’hommes affaiblis, sortant de prison, et dont plusieurs relevaient de maladie, à des vieillards cassés par la souffrance autant que par les années, à des femmes et à des enfants, même de l’âge le plus tendre. C’était consentir d’avance à la mort d’une foule d’entre eux, c’était la provoquer. Esprit de Rome, combien tu as fait de victimes !

L’on dira peut-être, non sans fondement, qu’en choisissant cette saison, les ministres de Victor-Amédée comptaient sur le découragement qui s’emparerait des malheureux exilés, à la vue des souffrances et des périls qui les attendaient, pour les induire à l’apostasie et les retenir dans les états de son altesse royale. Mais le but eût-il été louable, le moyen l’était-il ? C’est ce qu’aucun homme quelque peu humain, et à plus forte raison, c’est ce qu’aucun chrétien n’accordera.

L’intention de retenir dans les états du duc ces pauvres prisonniers qui, pendant huit mois, avaient été privés de leur liberté, parut avec évidence dans les moyens qu’on employa pour amollir leur courage. On proclama, il est vrai, que tous, même ceux qui avaient promis d’abjurer, étaient libres de partir ; mais, comme ils l’ont raconté, on essaya de les capter par des promesses et de les effrayer par la description des dangers de toute espèce qui les attendaient sur la route. Plusieurs en effet se laissèrent détourner. Mais rien ne put arrêter l’élan de la masse. Toutefois, l’on empêcha à un grand nombre d’enfants, qui, bien que disséminés en Piémont, eurent connaissance de la proclamation, de rejoindre leurs parents lorsqu’ils essayèrent de le faire. De plus, on ne publia pas la proclamation dans les prisons de Luserne, on l’afficha seulement sur la place ; en sorte que les détenus dans ce bourg ne purent pas profiter de la liberté qui leur était accordée. On retint également les prisonniers qui gémissaient dans les basses fosses d’Asti et leurs parents qui les attendaient dans la citadelle de Turin. C’est dans l’enceinte de celle-ci que l’on gardait également neuf pasteurs avec leurs familles, dont il sera parlé ci-après.

Les Vaudois s’acheminèrent par troupes, escortées par des officiers et des soldats de son altesse. On avait promis de les habiller convenablement ; mais on ne leur distribua qu’un petit nombre de paires de bas et de mauvais justaucorps. Les deux faits suivants achèveront de peindre la situation de ces malheureux. A Mondovi, ce fut à cinq heures du soir, à l’époque de Noël, que l’on annonça aux prisonniers leur libération ; mais en ajoutant que, s’ils ne partaient sur le champ, ils ne pourraient plus le faire, parce que le lendemain l’ordre serait révoqué. Craignant de perdre l’occasion favorable, ces malheureux, minés par la maladie, se mirent en route, de nuit, et firent quatre ou cinq lieues sur la neige et par un froid des plus intenses. Cette première marche coûta la vie à cent cinquante d’entre eux, qui moururent en chemin, sans que leurs frères pussent leur donner aucun secours.

Autre fait. Une troupe de prisonniers de Fossan ayant couché à la Novalèse, au pied de mont Cenis, quelques-uns d’entre eux, au départ, font observer à l’officier qui les conduit qu’il s’élève un orage sur la montagne. Dans les Alpes, en hiver, on ne s’y expose jamais sans d’amers regrets. Les Vaudois, à qui leur habitude des montagnes révèle le danger, supplient de suspendre la marche, par pitié pour tant de personnes débiles et épuisées qu’ils comptent dans leurs rangs. Si leur demande amène un retard, ils ne réclameront pas de pain. Ils voient moins de danger dans le manque de nourriture, que dans le voyage par un temps pareil. L’officier refuse… La troupe est contrainte de se mettre en route, et quatre-vingt-six succombent sous la neige en tourbillons et glacée (22) : ce sont des vieillards, des malades, des femmes et de petits enfants. Les bandes qui les suivirent, et des marchands qui passèrent quelques jours après, virent les cadavres étendus sur la neige, les mères serrant encore leurs enfants dans leurs bras. Des commissaires suisses, dont il va être fait mention, prirent, en se rendant à Turin, des mesures pour faire inhumer les cadavres à mesure qu’ils paraîtraient à découvert.

(22) – Outre les quatre-vingt-six Vaudois, il périt encore six des gardes de son altesse royale avec le tambour. (Lettre de M. Truchet dans les archives de Berne, onglet C.)

Disons cependant, car Dieu nous garde d’injustice ! que tous les officiers ne ressemblaient pas à celui-là. Il en est plusieurs qui déployèrent une grande humanité dans l’accomplissement de leur pénible tâche.

La nouvelle de tant de souffrances dans les prisons et en voyage, apportée par le premier détachement des malheureux Vaudois, ne parvint pas plutôt à la connaissance des magistrats des Cantons que, émus de pitié, obéissant aux inspirations de la charité chrétienne, ils envoyèrent sur les lieux des commissaires chargés de secourir les exilés par tous les moyens possibles. Ces agents, agréés par les autorités piémontaises, s’échelonnèrent dans les premiers jours de février sur la route de Turin ; l’un à Chambéry ou Annecy, l’autre à Saint-Jean-de-Maurienne, un troisième à Lansle-Bourg, un quatrième à Suse. C’étaient MM. Roy, châtelain de Romainmôtier, Forestier de Cully, Panchaud de Morges et Cornilliat de Nyon. Leur correspondance avec le gouvernement de Berne montre qu’ils étaient à la hauteur de la commission confiée à leur sollicitude. Chacun, dans sa station, veillait à ce que les infortunés Vaudois eussent, à leur arrivée, pendant leur court séjour et à leur départ, tous les adoucissements que la maladie, la fatigue, l’âge, la faiblesse ou la froidure leur faisaient désirer. Fournir des moyens de transport aux uns, des médicaments, des vêtements chauds à d’autres, de l’argent à un grand nombre, donner à tous des consolations et des encouragements, telle fut la tâche dans l’accomplissement de laquelle ces hommes de cœur s’attirèrent la louange de leurs supérieurs et la reconnaissance profonde des exilés. Par leurs soins, des infirmes, des multitudes épuisées, abattues, reprirent force et courage, et purent rejoindre leurs frères qu’ils n’auraient jamais été en état de suivre, et qu’ils n’auraient par conséquent jamais revus sans eux. Plus d’une fois, ils accompagnèrent eux-mêmes telle ou telle bande jusqu’à sa destination, parce que le soin des malades et des nombreux enfants exigeait leur présence. Leurs recherches et leurs réclamations amenèrent aussi la libération de la plupart des enfants et des filles enlevés à leurs parents pendant le voyage.

Vers le milieu de février, après le passage des principales bandes vaudoises (23), deux des commissaires, MM. Roy et Forestier, se conformant aux instructions de leurs supérieurs, se rendirent à Turin pour solliciter l’élargissement des prisonniers restants, savoir des ministres et de leurs familles, ainsi que de ceux qui avaient été pris les armes à la main. Ils réclamaient aussi les enfants enlevés dès les premiers désastres.

(23) – Les dernières arrivèrent à Genève dans les derniers jours de février. Après quoi les commissaires Panchaud et Cornilliat rentrèrent dans leurs foyers.

La présence des commissaires bernois souleva des susceptibilités à Turin. Tant d’insistance fut vue de mauvais œil. La propagande romaine en prit de l’ombrage. Les pasteurs vaudois qui, auparavant, pouvaient sortir quelquefois de leur prison sous la garde d’un employé, n’en reçurent plus la permission (24). Les nombreux laquais barbets ou vaudois, que les seigneurs faisaient figurer, dans un costume particulier, derrière leurs voitures, n’y furent bientôt plus aperçus. Au reste, toutes les réclamations restèrent sans effet. Les commissaires obtinrent seulement de visiter les ministres, et encore en présence de plusieurs officiers. Mais, comme si l’intérêt qu’ils leur avaient témoigné était un motif suffisant de resserrer les liens des reclus, on fit partir, dès le lendemain, pour le château de Nice, trois pasteurs avec leurs familles, en compagnie d’un malfaiteur de Mondovi. Le jour suivant, on expédia pour Montmeillan trois autres pasteurs avec leurs familles. Le malfaiteur de Mondovi ne fut pas oublié. Les commissaires, ayant appris le départ des premiers et des seconds, surveillèrent, dans le voisinage de la citadelle, la sortie des derniers. En tête était le bandit enchaîné, puis venait une charrette avec les enfants et les malades, enfin les trois ministres et leurs femmes à pied, accompagnés d’un sergent-major. Dirigés sur le Pô, on les y embarqua pour le château de Verceil. Les commissaires furent à peine admis à échanger quelques mots avec eux et à leur remettre tout ce qu’ils avaient d’argent sur eux. Le père du ministre Bastie, âgé de soixante-quinze ans, atteint en outre par la maladie, avait dû se séparer de son fils et rester dans la citadelle avec une personne de sa famille pour l’assister (25).

(24) – Ils étaient au nombre de neuf dans la citadelle de Turin (outre leurs familles comprenant quarante-sept personnes) : c’étaient MM. Malanot ; Jahier, de Pramol ; Laurent ; Giraud ; Jahier, de Rocheplatte ; Chauvie, Bastie, Léger et Bertrand.

(25) – Voir la lettre du 2-12 avril 1687, des commissaires à leurs EE. Onglet C des archives de Berne.

Ce n’est pas que le conseil de son altesse royale eût résolu la perte de ces pasteurs fidèles, il avait même promis de les élargir dans la suite ; mais il craignait leur influence sur les exilés et voulait les en tenir éloignés un certain temps encore (26).

(26) – On retrouvera, parmi les pasteurs vaudois après la rentrée, six des ministres dont il est ici question : Bastie, Léger, Giraud, Malanot et les deux Jahier. Les autres ne sont plus nommés nulle part, à notre connaissance.

Les efforts, pour obtenir le retour des jeunes enfants, enlevés au moment de l’emprisonnement, restèrent sans succès. Les commissaires revinrent dans le courant de mai de l’an 1687, ayant eu la douceur, si ce n’est de sauver tous les malheureux opprimés dont ils s’enquirent, du moins d’avoir empêché de plus grands maux, et d’être devenus pour un grand nombre des appuis contre le découragement, des soutiens dans la détresse, des guides bravant la tempête, des pilotes habiles dirigeant d’une main amie la barque des naufragés vers le port. Christ, le chef de l’Eglise, avait ménagé de fidèles protecteurs et des frères compatissants à ses témoins sous la croix. La Suisse était le foyer où, par ses soins, les enfants des martyrs, les descendants des plus anciens chrétiens, venaient s’asseoir à côté des fils de la liberté, dans les demeures des disciples des réformateurs Calvin, Viret, Farel, Zwingle, Œcolampade, Haller, anciens et vénérables amis de leurs pères.

Accourez, montagnards des Alpes vaudoises, rejetés par votre prince ; venez, familles ravagées par le fer de vos persécuteurs, parents désolés de la perte de vos enfants arrachés de vos bras par la main cruelle de l’Antechrist ; hâtez-vous, vieillards affaiblis, veuves en pleurs, et vous enfants abandonnés ou orphelins ! Au-delà des limites de votre ingrate patrie, Christ, votre chef, votre époux, votre frère, vous attend. Ses frères, qui vous aiment à cause de lui, et parce qu’ils ont reconnu en vous la foi qui est en eux, vous ouvrent leurs bras. Voyageurs fatigués, un jour de repos vous attend, une station bénie, sur le chemin arrosé de larmes qui vous conduit au ciel. (V. les registres de Berne, onglets A, B, C.)


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