Histoire de l’Église vaudoise

HISTOIRE
DES VAUDOIS.


CHAPITRE XXIII.

Cruautés inouïes commises par les papistes aux Vallées.

Expulsion des Vaudois de la plaine de Luserne. — L’armée piémontaise aux Vallées. — Massacres. — Défense héroïque de Janavel. — Les Vaudois sous les armes. — Trêve. — Ambassade des Cantons évangéliques de la Suisse. — Démarches de la Grande-Bretagne et des autres puissances protestantes. — Collectes. — Conférences de Pignerol. — Médiation de la France. — Signature du traité.

Le calme avait succédé au vent d’orage. Les événements, semblait-il, n’avaient pas servi les intentions du conseil pour l’extirpation des hérétiques ; aussi les Vaudois, au sein de leurs Vallées, se complaisaient déjà dans l’espérance d’un meilleur avenir et se hâtaient de solliciter l’enregistrement, au sénat, des quatre décrets par lesquels, en 1653 et 1654, le duc avait confirmé leurs privilèges. Mais, qu’ils étaient loin d’entrevoir la vérité et de soupçonner l’épouvantable catastrophe qu’on leur préparait. Car, tandis que sous divers prétextes on écartait leurs demandes, ou que l’on tardait de s’en occuper, les agents de Rome à la cour de Turin, d’accord avec les principaux personnages du gouvernement, ourdissaient dans l’ombre de nouvelles trames, dignes des puissances ténébreuses qui les inspiraient. La conception du plan à suivre ne les arrêta pas longtemps ; on reprit un ancien projet, déjà mentionné, en 1650, dans un manifeste de l’auditeur Gastaldo, et tendant au refoulement violent des Vaudois dans de plus étroites limites, comme aussi à une oppression croissante.

En conséquence de ces délibérations et muni de nouveaux pouvoirs, le docteur en droit Gastaldo, auditeur à la chambre des comptes, conservateur général de la sainte foi, chargé d’assurer l’observation des ordres publiés contre la prétendue religion réformée des vallées de Luserne, de Pérouse et de Saint-Martin, délégué spécialement à cet effet par son altesse royale, s’étant transporté à Luserne, y publia, le 25 janvier 1655, l’ordre cruel qui suit : « Il est enjoint et commandé à tous les particuliers, chefs de famille, de la prétendue religion réformée, de quelque état et condition qu’ils soient, sans aucune exception, habitants et propriétaires des lieux et territoires de Luserne, Lusernette, Saint-Jean, la Tour, Bubbiana, Fenil, Campillon, Briquéras et Saint-Second (1), de s’éloigner desdits lieux et territoires, et de les abandonner avec toutes leurs familles, dans l’espace de trois jours, dès la publication du présent édit, pour se transporter dans les localités et dans l’intérieur des limites que son altesse royale tolère, selon son bon plaisir, et qui sont : Bobbi, Villar, Angrogne, Rora et le quartier des Bonnets. Les contrevenants, qui seront trouvés hors desdites limites, encourront la peine de la mort et de la confiscation de tous leurs biens, à moins que, dans les vingt jours suivants, ils ne fassent conster devant nous (Gastaldo) qu’ils se sont catholisés, ou qu’ils ont vendu leurs biens à des catholiques. » Le manifeste renfermait un allégué étrange, incroyable : il y était dit que, ni son altesse, ni ses prédécesseurs n’avaient jamais eu la volonté d’assigner aux Vallées des limites plus étendues que celles que leur donnait le présent édit ; que ces limites plus étendues que les Vaudois réclamaient étaient une usurpation ; que cette usurpation constituait un crime, et que ceux qui se l’étaient permise étaient passibles de châtiment (2).

(1) – Il n’est fait mention, on le voit, que de la vallée de Luserne, sauf Saint-Second. C’est sur elle, comme la plus considérable, que portait tout l’effort du conseil de la foi.

(2) – Si le lecteur se rappelle ce que contient le chapitre VIII de cette histoire, il pourra juger du fondement de cette prétendue usurpation.

L’ordre qui expulsait violemment, en trois jours, au cœur de l’hiver, des familles entières et par centaines, eût-il été fondé en droit et arraché au pouvoir par la conduite indigne des condamnés, n’en aurait pas moins été un ordre cruel.

Qu’on se représente, en effet, l’abattement des pères et des mères, contraints d’abandonner tout-à-coup, sans avertissement préalable, la demeure qu’ils avaient bâties ou reçue en héritage des auteurs de leurs jours, dans laquelle ils avaient élevé leurs enfants, soigné leurs récoltes, où ils vivaient heureux dans la crainte du Seigneur et sous le regard de sa face. Voyez-les maintenant s’interrogeant et se demandant : Où aller ? que devenir ? faut-il donc tout quitter, abandonner nos biens, nos foyers, renoncer à tant d’avantages terrestres ? Un moyen leur restait d’éviter une si grande ruine. Par une compassion cruellement raffinée, Gastaldo le leur a indiqué, c’est l’apostasie. Fais-toi papiste, invoque la vierge et les saints, prosterne-toi devant les images taillées, assiste à la messe, adore l’hostie, confesse-toi au prêtre, puis fais-lui des présents, et tu conserveras ta maison, tes vergers, tes vignes et tes champs,… au prix de ton âme immortelle. Si tous sont affermis, on peut espérer, sans doute, que la foi au Sauveur et l’attente des biens à venir obtiendront dans leurs cœurs la victoire sur l’amour des biens terrestres. Mais qui osera attendre de tous, ou seulement du plus grand nombre, autant de foi et de renoncement ? Et les vieillards infirmes, et les malades et les nombreux petits enfants, que deviendront-ils ? comment les transporter ? sur quel point les diriger ? dans quel des villages de leurs frères compatissants faudra-t-il demander pour eux et avec eux un refuge ? Oh ! cher lecteur, soyez témoin des angoisses, des embarras, des craintes et des pleurs de victimes dévouées aux plus grands maux par la cruauté papiste. Voyez le temps horrible qu’il fait au-dehors ; il neige sur les montagnes, mais dans le fond de la vallée les flocons se changent en pluie qui transperce tout. C’est cependant l’heure du départ… Le cruel Gastaldo l’a marquée. Ceux qui tarderont auront leurs biens confisqués et tomberont sous une sentence de mort. Quelle décision allez-vous prendre, hommes paisibles, qui soupirez après le repos ? O victoire de la foi ! l’amour de Dieu a triomphé dans leur cœur… Ils partent, emportant comme ils peuvent, ce qu’ils ont de plus précieux. Souvent même à la place d’objets d’une absolue nécessité, dont on aurait chargé le mulet rare serviteur des maisons aisées, on a fait monter sur son dos le débile octogénaire, le malade qu’on vient de sortir de son lit, ou des enfants incapables de marcher. Saintes familles, battues par l’orage, glacées de froid, marchant avec confiance au-devant d’un avenir incertain, nous vous contemplons avec vénération, nous vous suivons avec amour. Que le récit de vos souffrances transmette encore aujourd’hui, à vos descendants, l’exemple glorieux de votre foi et de vos sacrifices.

Le pasteur de la plupart de ces victimes, l’historien Jean Léger, ne peut, dans son récit, admirer assez la bonté de Dieu, qui ne permit pas que d’un aussi grand peuple (3) personne ne manquât à sa conscience. Tous préférèrent une perspective de misère et de souffrances de toute espèce à la paisible possession de leurs maisons et biens, achetée par l’abjuration. Ils avaient pris pour devise, s’écrie-t-il, ces paroles des livres saints qui rappellent le sacrifice d’Isaac : En la montagne de l’Éternel, il y sera pourvu.

(3) – Quinze cents personnes au moins, et peut-être deux mille.

Les exilés furent reçus avec compassion par leurs frères des villages tolérés ; on leur fit place auprès du foyer ; on se serra pour les loger ; la table fut dressée pour tous ; on partagea avec eux le mets brûlant de farine de maïs ou polenta, la châtaigne bouillie, le beurre et le lait. En leur honneur la coupe d’un vin vermeil circula de main en main, tandis qu’on écoutait leurs récits plaintifs.

Mais on ne s’en tint pas là. On essaya d’attendrir Gastaldo. On fit parvenir au duc une humble requête. Hélas ! tout fut inutile. La requête fut rejetée ; les députés revinrent consternés. La messe ou l’exil, leur avait-on répondu. Il n’y avait pas d’autre alternative.

Sans se laisser rebuter, les trois Vallées persévérèrent à présenter des mémoires en faveur de leurs frères persécutés. Ils frappèrent à toutes les portes. On nous a conservé leurs principales lettres à Madame royale, au duc et à l’homme de qui leur sort paraissait le plus dépendre, à cause de son influence et des pouvoirs qu’il avait reçus, nous voulons dire le marquis de Pianezza. Ils remontrèrent avec tout le respect possible que, de temps immémorial (4), ils avaient habité ces lieux dont on venait de les exiler ; que la capitulation de 1561, qui avait refusé la liberté de prédication aux Vaudois dans la plupart des communes en question, leur avait cependant reconnu l’habitation ; que celle-ci était constatée par des actes authentiques très-anciens ; qu’elle avait été constamment garantie dans les concessions postérieures ; que leur expulsion des lieux de leur naissance et des communes de leurs ancêtres ne pouvait, par conséquent, s’effectuer sans déchirer les documents les plus précis et les plus respectables, ni sans léser un usage incontesté jusqu’alors. L’on était loin de s’entendre. L’accès au trône de leur souverain était même fermé aux Vaudois. Gastaldo le leur avait déclaré, et ils s’en étaient promptement assurés. Ni leurs requêtes ni leurs députations n’avaient été admises. On exigeait qu’ils demandassent grâce et qu’ils s’en remissent, pour les conditions, au bon plaisir de son altesse. C’était, en effet, le seul moyen de les amener à l’abjuration. Cependant, quoi qu’on fît, on ne put l’obtenir d’eux. Dans toutes leurs requêtes et dans toutes leurs promesses de soumission, ils réservaient constamment le maintien de leurs anciens privilèges et principalement celui de leur liberté de conscience. Et si ces vœux et réserves devaient être rejetés, ils suppliaient leur prince de les laisser sortir en paix de ses états…

(4) – Léger fait aussi remarquer, que les Vaudois habitaient ces lieux, avant que la maison de Savoie possédât le Piémont.

Ces insistances et demandes irritaient le conseil. La situation, déjà bien critique, fut encore aggravée par des imprudences dont la calomnie sut tirer grand parti. Quelques expulsés de Bubbiana et des autres villages de la plaine de Luserne, ayant ouï que des pillards piémontais dévastaient leurs biens et pillaient leurs maisons, y étaient retournés pour s’assurer de la vérité et pour protéger leur propriété. Leurs anciens seigneurs et surtout le comte Christophe de Luserne, feignant des sentiments de bienveillance, les avaient encouragés à surveiller leurs demeures et à ne pas abandonner entièrement la culture de leurs terres, moyennant toutefois que leurs familles restassent éloignées : l’auditeur Gastaldo, ajoutait-on, n’y voyait aucun mal. Ces paroles étaient comme l’amorce que le pêcheur met à l’hameçon pour attirer et retenir le poisson vorace. Les Vaudois de Saint-Jean, de la Tour, de Luserne, de Bubbiana et autres lieux, trop occupés à protéger leurs biens sans maîtres, ne virent pas qu’ils donnaient à leurs ennemis une occasion de les accuser de transgresser l’édit du souverain, comme on ne manqua pas de le faire. On écrivit à la cour qu’ils résistaient, qu’ils persistaient dans leur obstination. On qualifia même leur imprudence de rébellion enragée.

Un meurtre commis sur la personne du prêtre de Fenil, l’une des communes d’où les Vaudois venaient d’être chassés, fut attribué aussitôt à la vengeance des barbets. Les véritables auteurs de l’assassinat furent poursuivis bientôt par les parents du mort et jetés en prison. C’étaient le seigneur de Fenil, Ressan, préfet de justice de la province, l’un des plus ardents ennemis des Vaudois, son secrétaire Dagot et un bandit célèbre, nommé Berru. Néanmoins la renommée hâtive avait déjà rempli tout le Piémont de ce crime imputé aux barbets détestés, quand on soupçonna les vrais criminels. Le mal était produit, la calomnie avait atteint son but (5). Les Vaudois étaient, au jugement des Piémontais, non-seulement des hérétiques, ennemis de la vierge et des saints, mais encore des rebelles à leur prince et des assassins. Les châtiments qui leur seraient infligés par la justice vengeresse du souverain ne pourraient jamais être assez sévères.

(5) – Berru avait même osé déclarer qu’il avait été gagné par les pasteurs Léger et Michelin pour commettre ce meurtre. Mais dans les conférences du mois d’août, tenues à Pignerol, en présence de l’ambassadeur de France et des députés suisses, Léger confondit ses calomniateurs, en démontrant sa parfaite innocence, ainsi que celle de son collègue, et en offrant d’éclaircir l’affaire à Pignerol, terre de France, où l’on amènerait Berru lui-même qu’on venait de saisir aux Vallées. Les Piémontais papistes ne le voulurent pas, disant que c’était inutile, que Léger était pur de tout soupçon, etc., etc., qu’il fallait livrer Berru à ses juges ordinaires.

Enfin, les persécuteurs des Vaudois avaient atteint leur but ; le conseil pour la propagation de la foi et l’extirpation des hérétiques avait obtenu le consentement du duc et de la famille ducale, ainsi que l’assentiment général. L’heure est donc venue de frapper le grand coup, d’extirper l’hérésie en un jour. Le marquis de Pianezza, l’âme du conseil, rassemble des troupes, tandis qu’il trompe et endort les députés des Vallées à Turin.

Toutes les troupes disponibles se préparent en secret pour l’expédition, on y joint des compagnies bavaroises. L’armée française, à la demande de Charles-Emmanuel, fait passer les Alpes, couvertes de neige, à six régiments, ainsi qu’au régiment irlandais composé des papistes qui avaient fui devant Cromwell. On prétend même que les bandits, les repris de justice, et des gens sans aveu furent attirés, à dessein, à la suite de l’armée, avec promesse de grâce et de pillage, s’ils s’acquittaient bien de leur devoir.

Le marquis de Pianezza se jouant jusqu’au bout de la députation vaudoise, à qui il promettait depuis longtemps une audience qu’il remettait d’un jour à l’autre, l’assigna enfin au 17 avril 1655. Mais, tandis qu’elle heurtait à sa porte, à l’heure convenue, et qu’on répondait aux sieurs David Bianchi de Saint-Jean, et François Manchon de la vallée de Saint-Martin, qu’ils ne pouvaient pas encore parler à son excellence (6), le fourbe Pianezza, parti dans la nuit, entrait dans la vallée de Luserne à la tête d’une armée qui, le lendemain, ne comptait pas moins de quinze mille hommes, de l’aveu même des adversaires.

(6) – Ils auraient, sans doute, été arrêtés eux-mêmes peu après, si un seigneur, ami des Vaudois, ne leur avait dit à l’oreille : Le marquis est aux Vallées, sauvez-vous.

Saint-Jean et la Tour, abandonnés par les Vaudois depuis le manifeste de Gastaldo, furent occupés sans peine, ainsi que leurs anciennes demeures dans les villages de la plaine. Il est à peine besoin d’ajouter que tout fut saccagé. Les pauvres expulsés et leurs frères de Bobbi, du Villar, d’Angrogne, se tenaient tristement sur les collines, en lieux sûrs, d’où ils regardaient les troupes se disséminer dans la plaine et la ravager. Leurs sentinelles veillaient jour et nuit. L’intention agressive des papistes était trop évidente pour hésiter à se défendre. Les montagnards résolurent de vendre chèrement leur vie. Déjà, le 19 avril, ils furent rudement assaillis en plusieurs endroits, de Saint-Jean, de la Tour, d’Angrogne et des collines de Briquéras, tout à la fois. Quoique très-inférieurs en nombre, ils repoussèrent partout les troupes réglées. Le 20, les attaques furent renouvelées, mais sans plus de succès.

Alors le marquis de Pianezza appela la ruse et la tromperie à son aide. Il réunit chez lui, au couvent de la Tour, le mercredi 21, de grand matin, les députés des communes du val Luserne, les calma, les rassura. Il fit comprendre, qu’il n’en voulait qu’aux opiniâtres qui résistaient aux ordres de Gastaldo ; que, quant à tous les autres, ils n’auraient quoi que ce soit à craindre, pourvu que, en signe d’obéissance et de fidélité au prince, ils consentissent à recevoir et à loger, dans chacune de leurs communautés, pour deux ou trois jours, un régiment d’infanterie et deux compagnies de cavalerie. De douces paroles diminuèrent, dans l’esprit des députés, la première impression pénible que leur firent ces propositions. Un excellent dîner, servi somptueusement et offert avec aménité par le fourbe vice-président du conseil pour l’extirpation des hérétiques, acheva de les convaincre de la sincérité et de la bienveillance de ses intentions. De retour dans leurs communes, ils inspirèrent à leurs frères une confiance semblable, malgré les efforts de bien des hommes clairvoyants, du pasteur Léger en particulier.

Toute l’armée se mit donc en marche, le 22 avril, pour occuper les communes vaudoises. Les régiments prirent premièrement possession des grandes bourgades du Villar et de Bobbi, dans la plaine, ainsi que des hameaux inférieurs d’Angrogne. Ils s’emparèrent en même temps des principaux passages, et ne rencontrant aucun obstacle ils pénétrèrent, tant que le jour le leur permit, jusqu’aux hameaux des vallons les plus élevés. Au lieu de quelques régiments et de quelques escadrons, toute l’armée s’était logée et établie dans les habitations des crédules Vaudois. Leur foi à la parole d’autrui et leur respect pour leur souverain les perdirent. Il est triste de penser que des sentiments aussi honorables soient souvent devenus une cause de ruine.

L’empressement de quelques soldats à exécuter les ordres secrets avertit les Vaudois, déjà inquiets, de ce qu’ils avaient à craindre. Une troupe se hâtait de gravir les hauteurs au-dessus de la Tour pour pénétrer par là dans le quartier du Pradutour, citadelle naturelle d’Angrogne souvent mentionnée dans les persécutions précédentes ; en montant, ces forcenés mirent le feu à toutes les maisons, bien plus ils massacrèrent tous les malheureux qu’ils purent attraper. Le spectacle de ces flammes, l’ouïe de ces cris et des hurlements des infortunés qu’ils égorgeaient ou poursuivaient, ne laissèrent plus aucun doute. L’avertissement : sauve qui pourra ! la trahison est découverte ! retentit d’une extrémité de la vallée à l’autre. Dans le vallon d’Angrogne, la plupart des hommes eurent encore le temps de se jeter dans les montagnes et de sauver une bonne partie de leurs familles, à la faveur des ténèbres. Ils se glissèrent par le versant opposé de la montagne, sur laquelle s’étagent leurs hameaux, jusque dans la portion de la vallée de Pérouse qui est terre de France et où ils se trouvèrent en sûreté. Les malades, les vieillards avaient dû rester ; plusieurs femmes avec leurs enfants étaient demeurés auprès d’eux.

Les soldats, le jour de leur arrivée et le suivant, furent très-pacifiques. Ils ne paraissaient occupés que du soin de se rafraîchir. Ils usaient largement des provisions, entassées par les réfugiés de Saint-Jean, de Bubbiana et des autres bourgs de la plaine. Ils exhortaient ceux qui étaient entre leurs mains à rappeler les fugitifs, les assurant qu’ils ne recevraient aucun dommage, si bien qu’il y en eut d’assez crédules pour se rejeter dans les filets auxquels ils avaient échappé une première fois.

Les troupes se comportaient de la même manière dans les communes du Villar et de Bobbi et dans tous les hameaux occidentaux qu’elles occupaient. Mais, ni les pauvres habitants de ces lieux-là, ni les réfugiés qu’ils comptaient parmi eux, n’eurent autant de facilité que ceux d’Angrogne pour s’échapper. Ils n’avaient que deux issues pour se sauver en France, le col de la Croix et le col Giulian (Julian) qui débouche sur Prali, d’où l’on gagne celui d’Abries, tous couverts de neiges profondes, le premier gardé en outre par le fort de Mirebouc, ou Mirabouc, situé à moitié chemin du passage, et les deux autres prodigieusement longs et difficiles, surtout encore au cœur de l’hiver dans ces contrées alpestres.

Les circonstances ne paraissant pas promettre un avenir plus favorable aux troupes du duc, et un retard pouvant éventer leur sinistre, projet, le samedi, 24 avril 1655, fut choisi pour l’exécution des ordres du conseil pour la propagation de la foi et pour l’extirpation des hérétiques.

O mon Dieu ! comment redire un si grand forfait ? Caïn a versé une seconde fois le sang de son frère Abel !…

« Le signal ayant été donné sur la colline de la Tour qu’on appelle le Castelus (ainsi s’exprime Léger, témoin de ces horreurs), presque toutes les innocentes créatures qui se trouvèrent en la puissance de ces cannibales se virent égorger comme de pauvres brebis à la boucherie ; que dis-je ? elles ne furent point passées au fil de l’épée comme des ennemis vaincus auxquels on ne donne point de quartier, ni exécutées par les mains des bourreaux comme les plus infâmes de tous les criminels ; car les massacres de cette façon n’eussent pas assez signalé le zèle de leur général, ni acquis suffisamment de mérites aux exécuteurs.

» Des enfants, impitoyablement arrachés à la mamelle de leurs mères, étaient empoignés par les pieds, froissés et écrasés contre les rochers ou les murailles, sur lesquelles bien souvent leurs cervelles restaient plâtrées, et leurs corps jetés à la voirie. Ou bien un soldat, se saisissant d’une jambe de ces innocentes créatures, et un autre de l’autre, chacun tirant de son côté, ils le déchiraient misérablement par le milieu du corps, s’en entrejetaient les quartiers, ou parfois en battaient les mères, et puis les lançaient par la campagne.

» Les malades ou les vieillards, tant hommes que femmes, étaient, ou brûlés dans leurs maisons, ou hachés (à la lettre) en pièces, ou liés tout nus en forme de peloton, la tête entre les jambes et précipités par les rochers, ou roulés par les montagnes. Aux pauvres filles ou femmes violées, on leur farcissait le ventre de cailloux, ou bien on les remplissait de poudre à laquelle on mettait le feu. D’autres malheureuses femmes ou filles ont été empalées, et dans cette effroyable posture, dressées toutes nues sur les grands chemins comme des croix. D’autres ont été diversement mutilées et ont eu surtout les mamelles coupées, que ces anthropophages ont fricassées et mangées.

» Des hommes, les uns ont été hachés tout vifs, un membre après l’autre, ni plus ni moins que de la chair à la boucherie. D’autres ont été suspendus par les génitoires, d’autres écorchés vifs, etc. (7).

(7) – Les détails de ces horreurs sont racontés dans l’histoire de Léger, IIme partie, p. 116 à 139, après avoir été recueillis et consignés par main de notaire, sur les témoignages de témoins oculaires, interrogés dans toutes les Vallées par Léger, au retour de la paix.

» Tous les échos des Vallées rendaient des réponses si pitoyables aux cris lamentables des pauvres massacrés, et aux hurlements que l’extrême douleur leur arrachait, que vous eussiez dit que les rochers eux-mêmes étaient émus de pitié, tandis que les barbares exécuteurs de tant d’infamies et de cruautés restaient absolument insensibles.

» Il est vrai que plusieurs de ces infâmes massacreurs, du Piémont, n’ayant pas d’enfant et voyant ces douces créatures, belles comme de petits anges, en emportèrent un certain nombre dans leurs foyers. Il est vrai aussi que, soit dans l’espérance d’une rançon, soit pour d’autres motifs, ils épargnèrent quelques notables, tant hommes que femmes, dont plusieurs ont péri misérablement dans les prisons (8).

(8) – L’impitoyable marquis de Luserne et d’Angrogne poussa la barbarie jusqu’à laisser dans les cachots, au milieu des prisonniers, les cadavres de ceux d’entre eux qui y mouraient. L’on peut se figurer ce que durent souffrir, en leur santé et dans leurs sentiments les plus intimes, des hommes s’attendant tous les jours à la mort, et contraints de respirer, de manger et de dormir durant les ardeurs de l’été à côté de cadavres en putréfaction, etc. (Léger, IIme part., p. 139.)

» Après le massacre général, les soldats se mirent à la poursuite des fuyards qui, n’ayant pu passer la frontière, erraient dans les bois et sur les montagnes, ou qui languissaient, privés de feu et d’aliments, dans des masures écartées on dans les retraites des rochers. La mort sous les formes les plus horribles les poursuivait. Malheur à ceux qui étaient découverts et atteints. Quand les maisons des victimes eurent été saccagées, on se fit un jeu, disons mieux, un devoir de les réduire en flammes : villages, hameaux, temples, maisons isolées, granges, étables (9), bâtiments grands et petits, tout fut embrasé. La belle vallée de Luserne, à l’exception du Villar et de quelques demeures, réservées pour les massacreurs irlandais, qu’on pensait à y établir, toutes ces contrées, semblables jadis à la riche terre de Goscen, ne ressemblèrent bientôt plus qu’aux ardentes fournaises d’Égypte.

(9) – Sur chaque propriété un peu étendue et écartée, il y a grange et écurie.

» C’est bien alors, s’écrie Léger, que les fugitifs, tisons arrachés du feu, pouvaient crier à Dieu ces paroles du psaume LXXIX :

Les nations sont dans ton héritage :
Ton sacré temple a senti leur outrage
Jérusalem, ô Seigneur, est détruite,
Et par leur rage en masures réduite.
      Ils ont donné les corps
      De tes serviteurs morts
      Aux oiseaux pour curée,
      La chair de tes enfants
      Aux animaux des champs
      Pour être dévorée.
Autour des murs où l’on nous vint surprendre,
Nos tristes yeux ont vu leur sang répandre,
Comme de l’eau qu’on jette à l’aventure,
Sans que l’on pût leur donner sépulture, etc.
………………………………………………………………

« Nos larmes n’ont plus d’eau, écrivaient, de Pinache aux Cantons évangéliques de la Suisse, le 27 avril, des Vaudois fugitifs ; elles sont de sang, elles n’obscurcissent pas seulement notre vue, elles suffoquent notre pauvre cœur ; notre main tremblante et notre cerveau hébété par les coups de massue qu’il vient de recevoir, étrangement troublé aussi par de nouvelles alarmes et par les attaques qui nous sont livrées, nous empêchent de vous écrire comme nous désirerions ; mais nous vous prions de nous excuser et de recueillir, parmi nos sanglots, le sens de ce que nous voudrions dire. » (V. Dieterici, die Valdenses ; Berlin, 1831, p. 66.)

La cour de Turin, dans un manifeste, publié en français, en latin et en italien, a nié la plupart des faits énoncés plus haut. Les historiens catholiques romains ont accusé Léger d’exagération dans ses récits ; on le comprend, le crime, une fois commis, cause même à ses auteurs ou à leurs amis une horreur involontaire. La conscience proteste ; l’orgueil souffre des taches ineffaçables, faites à l’honneur des coupables, et l’on s’efforce de voiler, partant de nier la vérité. Mais le crime n’était pas de ceux qu’on peut cacher. Les victimes par centaines ont été vues gisantes, mutilées, déshonorées, sans sépulture, dans les champs et sur les chemins ; leurs noms et le genre de leur mort ont été notés avec soin. Pourquoi des milliers de familles auraient-elles pris le deuil, si ce récit était ampoulé ? Pourquoi le commandant d’un régiment français, le sieur du Petitbourg, que le marquis de Pianezza dans son manifeste appelle un homme d’honneur, digne de foi, a-t-il donné sa démission après les événements de la vallée de Luserne, si ce n’est parce que, comme il l’a déclaré dans un acte authentique, il ne voulait plus assister à de si mauvaises actions ? « J’ai été témoin, dit-il, de plusieurs grandes violences et extrêmes cruautés, exercées par les bannis de Piémont et par les soldats, sur toute sorte d’âge, de sexe et de condition que j’ai vu massacrer, démembrer, pendre, brûler, violer, et de plusieurs effroyables incendies. Quand on amenait des prisonniers au marquis de Pianezza, je l’ai vu donner l’ordre de tout tuer parce que son altesse ne voulait point de gens de la religion dans toutes ses terres (10). »

(10) – Voir la déclaration authentique de ces horreurs donnée par M. du Petitbourg, commandant du régiment de Grancé, dans Léger, IIme part., p. 115.

Les yeux de l’Europe protestante se sont d’ailleurs assurés de la réalité de ces horreurs. Les ambassadeurs des Cantons évangéliques de la Suisse, des provinces unies de la Hollande et de l’Angleterre l’ont constatée et déclarée. Leurs dépêches, les lettres de leurs gouvernements et leurs démarches auprès du duc de Savoie en font foi, comme aussi l’histoire qu’a publiée l’envoyé extraordinaire du protecteur de la Grande-Bretagne, lord Morland, personnage distingué par toutes les qualités de l’esprit et du cœur, qui s’est rendu sur les lieux, sitôt après les massacres.

De toute la vallée de Luserne, une seule communauté avait échappé aux vengeances de l’armée, c’était la plus petite, nommée Rora, composée de vingt-cinq familles seulement, située au midi de celles du Villar et de la Tour, du côté droit du Pélice, dans les montagnes, ou elle forme un vallon reculé entre les bras de deux arêtes abaissées qui descendent à l’orient du massif imposant du Friolant. L’on pénètre dans cette enceinte par deux chemins, l’un qui monte de Luserne (c’est la voie ordinaire), et qui serpente, à plusieurs places, en précipice sur le torrent, dit la Luserna ; l’autre qui, des bords du Pélice, et par des sentiers qu’on prend de Bobbi et du Villar, conduit péniblement le long de pentes rapides, tournées au nord, passe au pied de rochers escarpés, et parvenu au sommet de l’arête redescend dans le vallon solitaire de Rora. Quoique épargnée d’abord par l’armée, la petite commune n’avait pas été oubliée ; car, malgré les promesses réitérées de son seigneur, le comte Christophe de Luserne, au nom du marquis de Pianezza, le samedi 24 avril, jour de la grande boucherie des Vaudois, quatre à cinq cents soldats reçurent l’ordre de gravir en secret le sentier décrit plus haut, pour se porter ensuite par la montagne du Rummer sur Bora. Ils auraient surpris la communauté, si la miséricorde divine n’eût permis qu’ils fussent découverts de bien loin par un homme de cœur, Josué Janavel, qui avait quitté sa demeure des Vignes, près de Luserne, et s’était retiré à Rora avec sa famille. Il veillait sur les rochers avec six hommes. A la vue du danger, loin de fuir, il se porte en avant et se met en embuscade dans un poste avantageux. Une décharge subite de toutes les armes de sa petite troupe, en couchant six ennemis à terre, effraie d’autant plus la tête de la division, que celle-ci n’aperçoit point ceux qui la mitraillent et qu’elle ne peut par conséquent en connaître le nombre. Le désordre se met dans ses rangs épars déjà par un effet de la marche. Ils reculent, se précipitent les uns sur les autres, atteints par les balles de Janavel et de ses six compagnons. Ils s’enfuient poursuivis par ceux-ci, qu’ils n’ont pas un seul instant le courage d’envisager, laissant, outre les six premiers morts, cinquante-trois ou cinquante-quatre autres, gisant sur le sentier ou dans les précipices.

Les pauvres Rorains (Roraines), échappés au danger, s’en vont auprès de leur comte et du marquis de Pianezza s’excuser et se plaindre. Pour les endormir dans une fausse sécurité, on leur répond qu’aucune division n’a marché contre eux ; que ceux qui les ont assaillis ne peuvent être que des pillards piémontais qu’ils ont bien fait de châtier, et que des ordres sévères seront donnés pour que personne ne les trouble à l’avenir. Mais comme c’est un principe de droit papiste, qu’on n’est point tenu par la parole donnée aux hérétiques, dès le lendemain six cents soldats, choisis entre les plus propres à une attaque dans les montagnes, prirent une route un peu différente par le Cassulet. Ils n’échappèrent point aux yeux de lynx de Janavel. Ce vaillant et prudent guerrier surveillait les mouvements de son perfide ennemi, à la tête de douze pâtres armés de fusils, de pistolets et de coutelas, et de six autres munis seulement de frondes à cailloux, qu’ils savaient, il est vrai, rendre meurtrières. Placés à temps en embuscade, de flanc et de front, dans un endroit très-avantageux, ils firent pleuvoir sur la tête de la colonne une grêle de balles et de pierres, dont chacune renversait son homme. Les ennemis épouvantés par une si rude attaque, ne sachant comment sortir du défilé, ni comment poursuivre, dans les taillis et les rochers, des combattants le plus souvent invisibles, cherchèrent le salut dans la fuite, laissant, comme le jour précédent, de cinquante à soixante cadavres.

Ce qui semble incroyable, c’est que le comte de Luserne vint lui-même expliquer une seconde fois à ses vassaux que c’était par un malentendu que l’attaque avait eu lieu, et que pareille chose n’arriverait plus. Quelle bassesse jointe à tant de cruauté ! Dès le jour suivant, huit à neuf cents hommes enveloppaient de nouveau Rora, incendiant toutes les maisons qu’ils atteignaient. Il était à craindre que personne n’échappât. Mais Janavel et les siens, voyant les soldats, trop empressés à faire du butin et trop sûrs de leur victoire, se débander, les assaillirent avec tant de courage, et Dieu leur donna un tel succès, au lieu nommé Damasser, que la division tout entière se replia par Pianpra sur la Tour et sur le Villar, abandonnant le butin et le bétail qu’ils avaient pris, dont l’embarras était en grande partie la cause de leur défaite.

Irrité de ces échecs, Pianezza ordonna une quatrième attaque, pour laquelle il rassembla toutes ses troupes disponibles, ainsi que tout ce que Bagnols, Bargé, Famolasc, Cavour et autres lieux purent fournir d’hommes armés. Mais, au jour marqué, les troupes de Bagnols, commandées par le fougueux et cruel Mario, s’étant trouvées au rendez-vous avant les autres, et celles-ci tardant à venir, Mario emporté par sa haine contre les barbets, et par l’ambition qu’il avait de moissonner la gloire de la journée, part à la tête de sa bande, d’une troupe d’Irlandais et de quelques autres détachements, et parvient sans résistance jusqu’au hameau de Rummer, où les familles de Rora s’étaient réfugiées. Là, les dix-sept compagnons de Janavel surent encore si bien choisir leur point de défense qu’ils ne purent être forcés, et qu’après une longue et opiniâtre résistance, ils virent la confusion et le découragement se glisser dans les rangs opposés. En ce moment décisif, il plut à Dieu de semer l’épouvante dans les cœurs de ces bandes si orgueilleuses quelques heures plus tôt. Elles s’enfuirent, laissant soixante-cinq morts sur la place. Leur terreur s’accrut par effet même de leur précipitation, puis à leur arrivée dans un endroit nommé Petrocapello, où elles croyaient pouvoir reprendre haleine, par l’attaque inopinée de Janavel et de ses héros qui les avaient suivies, la déroute fut complète. Ne pouvant s’enfuir assez vite sur l’étroit chemin qui longe la Luserne, les malheureux se poussaient et tombaient de rochers en rochers dans ses flots. Ce fut le sort du grand Mario lui-même qui ne fut retiré des eaux que pour s’en aller rendre l’âme à Luserne, dans une angoisse inexprimable, tourmenté qu’il fut à son heure dernière par le souvenir des horreurs qu’il avait commises dans cette vallée.

Après un si long combat et une délivrance si miraculeuse, Janavel et sa troupe, harassés de fatigue, s’étaient assis sur une élévation et se fortifiaient par un léger repas, quand ils aperçoivent un petit corps d’armée qui, venant du Villar, grimpait la montagne, espérant sans doute de les prendre par derrière et entre deux feux. Ils courent se placer avantageusement. L’ennemi qui s’approche les aperçoit, et détache un peloton pour les reconnaître. Ils le laissent avancer, et au lieu de répondre par le mot d’ordre qu’ils ignorent et qu’on leur demande, ils font signe aux soldats de venir à eux. Ceux-ci, pensant que sans nul doute c’était des paysans papistes de l’expédition combinée, pressent le pas, et reçoivent la mort à bout portant. Ceux que les balles ont épargnés s’enfuient à toutes jambes jeter le désordre dans le gros de la division qui est à découvert sur un terrain désavantageux, à cause de son inclinaison, et l’entraînent dans sa fuite, sans que les uns ni les autres aient le temps de reconnaître le nombre de leurs vainqueurs qui en tuèrent encore plusieurs. Janavel après ce nouveau succès, ayant rassemblé son monde sur une élévation, les invita, comme il le faisait toujours, à se jeter avec lui à genoux, pour rendre de vives et de justes actions de grâce à Dieu, l’auteur de leur délivrance.

Trois jours après, le marquis de Pianezza fit sommer les gens de Rora, avec d’affreuses menaces, d’aller à la messe dans les vingt-quatre heures. « Nous aimons cent mille fois mieux la mort que la messe, » lui répondit-on. Alors le marquis, pour réduire vingt-cinq familles, ne trouva pas que ce fût trop de réunir huit mille soldats et deux mille paysans papistes. Il divisa, cette armée en trois corps, dont deux devaient pénétrer par les deux chemins déjà mentionnés&nnbsp;; savoir, par le chemin du Villar et par celui de Luserne. Le troisième corps traversa les montagnes qui séparent Rora de Bagnols. Hélas ! tandis que Janavel et sa troupe dévouée opposaient toute la résistance possible à la première division qui se présenta, les deux autres atteignirent le lieu où les pauvres familles s’étaient réfugiées, et exercèrent sur elles toutes les horreurs que nous avons énumérées plus haut et que la plume se refuse à décrire une seconde fois. La vieillesse, l’enfance ou le sexe, loin d’être une sauvegarde, semblaient exciter la furie et les honteuses passions de ces hommes qu’aucune discipline ne retenait plus. Cent vingt-six personnes y perdirent la vie dans les tourments. La femme et les trois filles du capitaine Janavel furent réservées pour la prison, ainsi que quelques réfugiés du hameau des Vignes de Luserne. Les maisons encore debout furent incendiées après qu’on en eut enlevé tout ce qu’on pouvait. Les vainqueurs se partagèrent le butin.

Janavel et ses amis avaient échappé au désastre. Pianezza, craignant peut-être le ressentiment d’hommes qui n’avaient plus rien à perdre, écrivit au héros de Rora, lui offrant sa grâce, celle de sa femme et de ses filles, s’il renonçait à son hérésie, le menaçant, au contraire, s’il résistait, de mettre sa tête à prix et de faire périr sa famille dans le feu. Loin d’être subjugué par ces menaces, cet homme, digne du nom de Vaudois, répondit : « Qu’il n’y avait point de tourments si cruels, ni de mort si barbare qu’il ne préférât à l’abjuration ; que si le marquis faisait passer sa femme et ses filles par le feu, les flammes ne pourraient consumer que leurs pauvres corps ; que, quant à leurs âmes, il les recommandait à Dieu, les remettant entre ses mains aussi bien que la sienne, dans le cas où il lui plût de permettre qu’il tombât au pouvoir de ses bourreaux. » Un de ses petits garçons, âgé de huit ans, avait échappé au massacre. Janavel, presque dépourvu de vivres, de poudre et de plomb, fendit avec sa troupe les neiges des hautes montagnes voisines, portant son enfant sur son cou, et après l’avoir déposé au Queyras, terre de France, et s’y être reposé quelques jours, lui et ses gens, il repassa les hautes Alpes, ramenant avec lui un petit nombre de réfugiés bien armés. Ils revinrent grossir la petite armée vaudoise qui, depuis les massacres, s’était formée sur les montagnes de Bobbi, du Villar et d’Angrogne.

Pendant ces combats à Rora, les autres vallées avaient aussi été menacées. Les seigneurs de celle de Saint-Martin avaient fait leur possible pour l’engager à se soumettre et à abjurer la foi de ses pères, l’avertissant sérieusement qu’une division de l’armée allait l’envahir et la châtier si elle ne cédait. Loin de là, la vallée prit les armes et réussit par son courage à éloigner les maux qui avaient écrasé celle de Luserne. Celle de Pérouse souffrit davantage. Mais ses peines ne sont pas à comparer aux malheurs que nous avons énumérés précédemment.

Cependant les réchappés de Rora, de Bobbi, d’Angrogne, de la Tour et de Saint-Jean, auxquels s’étaient joints un petit nombre de frères des autres vallées, s’étaient armés et formaient, lorsqu’ils étaient tous réunis, une force d’environ quinze cents combattants ; ce qui cependant n’eut lieu que rarement. Dans la plupart des rencontres, elle ne monta qu’à la moitié de ce chiffre et souvent même à peine au tiers. Cette petite armée, maîtresse des montagnes que leurs ennemis avaient abandonnées, après y avoir incendié tous les villages et hameaux, se dispersait incessamment pour se pourvoir de subsistance ou pour échapper au danger, et se reformait aussitôt pour fondre à l’improviste sur les corps détachés de l’armée piémontaise, stationnée dans les petites villes, bourgs et villages, à l’entrée de la vallée de Luserne. Elle livra un grand nombre de combats dans les derniers jours de mai, et dans les mois de juin et de juillet. Elle obtint même des succès mémorables, sous la conduite des vaillants capitaines Janavel et Jayer. Ce dernier était de Pramol. Dans l’une de leurs entreprises, ils surprirent le bourg de Saint-Second, rempli d’ennemis. A l’aide de tonneaux, qu’ils avaient sortis des premières maisons emportées d’assaut et qu’ils roulaient devant eux pour se mettre à couvert, ils approchèrent si près de la forteresse, dans laquelle la garnison s’était retirée, qu’ils en brûlèrent la porte, au moyen de fagots de sarments auxquels ils mirent le feu. Ils en firent autant à la porte d’une vaste salle, où les soldats, pressés les uns contre les autres, avaient cherché leur dernier refuge. Ces malheureux, en grande partie irlandais, dont la cruauté avait été sans égale, dans l’œuvre des massacres, ne pouvaient inspirer aucune pitié à ceux dont ils avaient déshonoré les sœurs, les femmes et les filles, et qu’ils avaient privés de pères, de mères ou d’enfants ! Aussi crut-on les traiter doucement en les faisant passer, tous, au fil de l’épée, sans autre tourment préparatoire que la pensée de la mort. Bien différents de leurs ennemis, ils épargnèrent la vie des vieillards, des enfants, des malades, et respectèrent le sexe ici comme en tous lieux. Ils agirent ainsi pendant toute la durée de la guerre. Seulement, soit par représailles, soit pour enlever ce poste à leurs ennemis, ils mirent le feu au bourg, après en avoir retiré tout ce qui était transportable, butin dans lequel ils retrouvèrent quelque peu de celui qu’on avait fait sur eux. Le régiment irlandais fut affaibli de plusieurs centaines d’hommes par cette défaite. Les troupes piémontaises y perdirent aussi un pareil nombre.

Enhardie par ce succès, la petite armée vaudoise osa même s’approcher de Briquéras et en ravager les cassines ou habitations environnantes (11). L’alarme ayant été donnée par un signal convenu, elle se vit assaillie par toutes les forces piémontaises des environs, cavalerie et infanterie. Dans sa retraite, en bon ordre, elle chargea plusieurs fois avec avantage et se retira n’ayant eu qu’un tué et quelques blessés. Peu après, cette troupe aguerrie se porta devant le bourg de la Tour qui était fortifié et y tint la garnison en échec. Des montagnes d’Angrogne, où elle établit ses quartiers, elle envoya une forte division assaillir le bourg de Crassol (dans la haute vallée du Pô) ; à son approche, les habitants, qui leur avaient fait beaucoup de mal dans les massacres, s’enfuirent, abandonnant leurs troupeaux qu’elle amena sur les Alpes du Villar (12). Nos Vaudois reconnurent dans le butin un grand nombre de pièces de bétail qui leur avaient appartenu.

(11) – On n’oublie pas que cette troupe n’avait pas d’autres provisions de bouche que celles qu’elle se procurait par ses excursions.

(12) – Cette expédition avait aussi pour but de procurer aux Vaudois du bétail dont ils avaient été privés après les massacres.

Malgré l’absence du vaillant Jayer, occupé ailleurs, Janavel tenta un coup de main sur Luserne, mais il se retira après deux assauts infructueux ; la garnison ayant été renforcée d’un régiment dès la veille, ce qu’il ignorait à son arrivée.

Attaqué lui-même par trois mille ennemis, sur une des hauteurs d’Angrogne, n’ayant à ses côtés que trois cents défenseurs, il leur tint tête constamment et repoussa tous leurs efforts. Et quand les assaillants se retirent vers les deux heures de l’après-midi, ayant perdu de leur aveu plus de cinq cents hommes, voici venir le capitaine Jayer avec sa troupe. La joie de se retrouver surexcite le courage des Vaudois. Sans tenir compte de leur fatigue, ils s’élancent dans la plaine, fondent avec furie sur les ennemis qui se retirent, les uns à la Tour, les autres à Luserne, et leur tuent encore une cinquantaine d’hommes avec trois officiers de marque. Mais, ô douleur ! sur la fin de ce rude combat, le brave, le vaillant, le pieux Janavel tombe. Une balle lui a traversé la poitrine. On croit qu’il va rendre le dernier soupir. Il désire parler à Jayer qui le remplacera dans le commandement. Il lui donne encore quelques conseils avant d’être emporté loin du champ de bataille, à Pinache, dans la vallée de Pérouse, sur terre de France, où il se rétablit peu à peu.

Ce jour devait être un jour de deuil pour les Vallées. Oubliant le conseil, donné par Janavel mourant, de ne plus rien entreprendre ce soir-là, et comme si ce n’eût pas été assez d’avoir battu l’ennemi dans sa retraite, Jayer, trop bouillant et trompé par un traître qui lui fait espérer un immense butin du côté d’Ousasq, s’en va, à la tête de cent cinquante hommes choisis, se jeter entre les mains de ses ennemis. Ayant déjà pillé et incendié quelques cassines, sur la hauteur, il se laissa entraîner par le traître, avec cinquante de ses hommes, vers des habitations, où il se voit tout-à-coup entouré par la cavalerie de Savoie qui, avertie, l’attendait placée en embuscade. Surmonté par le nombre, Jayer mourut en héros, aussi bien que son fils qui ne le quittait jamais, et tous ses compagnons à l’exception d’un seul. Il fit mordre la poussière à trois officiers, et ne tomba qu’après une longue défense et couvert de blessures. Léger l’a dépeint en ces mots : « Grand capitaine, digne de mémoire, zélé pour le service de Dieu, sachant résister à la séduction des promesses comme aux menaces ; courageux comme un lion et humble comme un agneau, rendant toujours à Dieu seul la louange de toutes ses victoires, il eût été accompli s’il eût su modérer son courage. »

Les Vallées, un moment consternées, se ranimèrent à la voix du capitaine Laurent, de la vallée de Saint-Martin, d’un frère de Jayer et de plusieurs autres. Dans un combat que la petite troupe soutint contre six mille ennemis, elle leur tua deux cents hommes, parmi lesquels le lieutenant-colonel du régiment de Bavière ; mais elle perdit en retour l’excellent capitaine Bertin, d’Angrogne.

Au commencement de juillet, les Vaudois eurent la joie de voir arriver de nombreux frères d’armes du Languedoc et du Dauphiné ; l’un d’eux, nommé Descombies, officier expérimenté et de renom, obtint peu après le commandement général. Le colonel Andrion, de Genève, qui s’est distingué en France et en Suède comme aux Vallées, arriva dans le même temps (13). Le modérateur Léger, à peine de retour d’un grand et rapide voyage qu’il venait de faire en France et en Suisse pour la cause des Vallées, se porta immédiatement avec le colonel Andrion sur la montagne d’Angrogne, nommée la Vachère, où la petite armée vaudoise avait élevé quelques retranchements. Les ennemis, comme s’ils eussent en vent de leur arrivée, et pour prévenir l’élan qu’elle allait donner au moral de ces pâtres persécutés, montèrent pour les surprendre, dès le lendemain de grand matin, avec toutes leurs forces, parmi lesquelles se trouvaient des troupes fraîches. Les Vaudois, avertis à temps par leurs espions, avaient pu se concentrer dans le poste fortifié des Casses (14). L’armée du duc divisée en quatre corps, dont l’un resta en observation comme réserve, donna l’assaut sur trois points à la fois, presque sans relâche pendant près de dix heures et enfin rompant les barricades, franchissant les obstacles, força les Vaudois à la retraite, les poursuivant au cri de victoire ! victoire ! jusqu’au pied d’une dernière hauteur retranchée aussi, sur laquelle ils se réfugièrent comme dans leur dernier asile terrestre. Celui qui des cieux veillait sur eux, les soutint si bien que, quoique les ennemis les eussent souvent abordés à la distance d’une longueur de pique, ils se défendirent sans désemparer. La poudre et le plomb commençaient à manquer à plusieurs, ce qui aurait été fatal, s’ils n’eussent à l’instant saisi leurs frondes et s’ils n’eussent roulé des quartiers de rochers qui, souvent, volant en éclats dans leur course rapide en bas les pentes, atteignaient même des détachements éloignés. Remarquant, enfin, de l’hésitation et du désordre dans les rangs ennemis, ils se jetèrent tous à la fois hors des retranchements, le pistolet d’une main, leurs coutelas (longs d’une coudée, larges de deux ou trois doigts) de l’autre, et répandirent un tel effroi parmi les troupes papistes fatiguées, qu’elles battirent en retraite. Plus de deux cents soldats y furent tués et autant grièvement blessés. Le régiment de Bavière y perdit quelques-uns de ses meilleurs officiers.

C’est au retour de ces troupes mécontentes, et à la vue des blessés et des morts, que le syndic Bianchi (Bianqui) de Luserne, bien que papiste, jouant sur le surnom de barbets donné aux Vaudois, et qui est synonyme de chiens, s’écria : « Autrefois les loups mangeaient les barbets, mais maintenant le temps est venu que les barbets mangent les loups, » parole qui lui coûta la vie.

(13) – Du pays de Vaud s’y était aussi rendu un M. de Barcelona. (Revue Suisse, imprimée à Lausanne, 1840, t. III, p. 270.)

(14) – Traînée remarquable de rochers disséminés sur une longue surface, formant avec la pente de la montagne, d’où ils se sont détachés, une barrière difficile à franchir.

Le 18 juillet, dans la nuit, l’armée vaudoise, forte pour la première fois, grâce aux renforts venus de France, de dix-huit cents hommes, dont soixante à quatre-vingts cavaliers, montés depuis peu, investit le bourg de la Tour, et l’aurait peut-être emporté d’assaut, ainsi que le fort (15), si le nouveau général Descombies, qui la commandait pour la première fois, eût mieux connu l’ardeur et l’intrépidité des montagnards sous ses ordres. Il perdit du temps à reconnaître le fort. L’alarme se donna, les régiments piémontais en garnison à Luserne et ailleurs arrivèrent, et l’entreprise fut manquée. Néanmoins le capitaine Belin et le lieutenant Peironnel, dit Gonnet, forcèrent la muraille du couvent des capucins, s’en emparèrent, y mirent le feu ainsi qu’au reste du bourg, firent prisonniers quelques révérends pères, et ne se retirèrent que lorsque les renforts ennemis, se joignant aux troupes battues de la Tour et à celles du fort, les pressèrent de toute part.

(15) – Le fort, dont il est ici question, n’est pas celui situé au nord du bourg dont on aperçoit encore les restes ; c’était une construction fortifiée, sise dans le bourg même qui avait été élevée pendant la guerre. (Léger, IIme part., p. 264.)

Le général Descombies, plein de confiance en sa petite armée, allait la ramener contre le fort de la Tour, pour la conduire ensuite sur Luserne, lorsqu’une trêve fut conclue, et plus tard un traité, qui mit fin à toutes les opérations militaires des Vaudois. Mais avant de parler de cette négociation, nous devons retourner en arrière pour montrer l’effet produit par les persécutions et les massacres des Vaudois sur les populations protestantes de l’Europe et sur leurs gouvernements.

Un cri de réprobation avait retenti dans tous les pays réformés, à l’ouïe du sanglant récit des tourments de leurs frères des vallées du Piémont. Un frisson d’horreur avait parcouru les membres de chacun. Des larmes amères avaient coulé au souvenir des morts. Et, au narré des maux qu’enduraient les survivants, un besoin de leur venir en aide s’était saisi de tous les cœurs, des gouvernants comme des administrés. C’est un fait à consigner que les peuples réformés s’émurent comme un seul homme, et qu’ils donnèrent à leurs frères dans la foi un bel exemple de charité chrétienne. Presque toutes les Eglises s’humilièrent devant Dieu dans un jour solennel de jeûne et de prières à l’intention des Vallées. Des collectes abondantes se firent en même temps, dans tous leurs ressorts, pour fournir aux réchappés les moyens de subsister, dans la disette de toutes choses, à laquelle la rage de leurs ennemis les avait réduits, de rebâtir leurs maisons incendiées, de racheter des instruments d’agriculture, et le bétail indispensable qu’on leur avait enlevé.

Mais qu’eussent été ces secours, quelque considérables même qu’on eût pu les réunir, si les pauvres persécutés avaient été abandonnés sans protection sous le pesant et tranchant joug de fer qui ensanglantait leur cou ? Il fallait plus que des dons en argent ; il fallait plus que des lettres de sympathie et de consolation ; il fallait que la charité chrétienne se montrât par des démarches directes auprès du gouvernement piémontais pour en obtenir des assurances et des garanties de paix à l’égard des pauvres opprimés.

Cette intervention de la charité chrétienne fut spontanée ; elle devait l’être, comme tout fruit de la foi. La cour de Turin a mis de l’insistance à l’attribuer aux demandes, plaintes et obsessions des Vallées auprès des gouvernements réformés ; c’est méconnaître ou ignorer la force de l’amour fraternel qui unit les disciples de la vérité ; c’est même douter du cœur de l’homme. Car, là où les sentiments chrétiens n’auraient pas été assez puissants pour inspirer de généreux efforts envers des frères malheureux, l’humanité seule les eût dictés. Il est vrai que les Vallées donnèrent connaissance de leur affreuse position à leurs amis éprouvés de la Suisse. Pouvaient-elles ne pas le faire ? Cache-t-on ses larmes à ses intimes ? Il est possible que les Vaudois aient prévu, qu’ils aient espéré même que leurs frères élèveraient leur voix en leur faveur. Mais qui pourrait les en blâmer ? Exigerait-on que le malheureux renonçât à toute espérance d’exciter l’intérêt ? Le récit de ses maux constituerait-il un crime ? L’oppresseur seul osera le prétendre. Car, s’il en était ainsi, toute lettre d’une victime serait un acte d’accusation, toute lamentation d’un peuple écrasé un cri de révolte.

L’honneur des premières démarches en faveur des Vaudois persécutés appartient aux Cantons évangéliques de la Suisse. Leur zèle religieux et leur charité brillèrent de l’éclat le plus pur. Leur sollicitude se fit déjà remarquer avant les massacres. En effet, à peine eurent-ils connaissance du cruel ordre publié par Gastaldo, qu’ils écrivirent au duc, le 6 mars, une lettre pleine de convenance, dans laquelle ils le suppliaient de permettre que ses sujets vaudois continuassent à demeurer dans leurs anciennes habitations, et de leur assurer la liberté de conscience par le maintien de leurs privilèges héréditaires (16). Et quand la nouvelle des massacres leur parvint, rapide et écrasante comme la foudre, déjà le 29 avril, ils ordonnèrent incontinent un jeûne et des collectes dans toutes leurs contrées, et dès le lendemain, ils avertirent dans des lettres pathétiques les puissances protestantes de ce qui venait de se passer dans les Vallées Vaudoises du Piémont, les invitant à s’intéresser à l’avenir de celles-ci. Eux-mêmes, sans attendre l’effet de leurs avis, députèrent à la cour de Turin le colonel de Weiss (17), de Berne, avec charge de remettre entre les mains de Madame royale et de Charles-Emmanuel une lettre d’intercession en faveur de leurs frères affligés.

(16) – Dans la réponse que le duc adressa aux Cantons évangéliques, il accuse les Vaudois d’un fait qu’on leur imputait calomnieusement ; savoir, d’une farce jouée à la Tour par des enfants, le jour de Noël 1654, dans une mascarade où figurait un âne. Il fut démontré plus tard que ces enfants étaient papistes, et qu’ainsi les Vaudois n’avaient point offensé leurs voisins dans leur religion. (Léger, IIme part., p. 203 à 204.)

(17) – Ou de Wyss.

Le voyage du député suisse n’eut pas grand effet. Reçu, il est vrai, par leurs altesses, il fut renvoyé, pour traiter, au fourbe et fanatique Pianezza avec lequel il ne put nouer aucun arrangement. Celui-ci essaya de l’employer au désarmement des persécutés ; mais de Weiss, ne pouvant leur garantir un traité honorable, les choses demeurèrent dans le même état où il les avait trouvées. Du moins il s’était assuré de la situation des affaires par ses propres yeux. Il retourna peu après rendre compte de sa mission à ses seigneurs.

Les Cantons évangéliques, loin de se décourager de n’avoir rien obtenu, résolurent d’envoyer une ambassade qui offrirait sa médiation entre les deux parties actuellement sous les armes, et s’efforcerait d’obtenir du duc pour les Vaudois la libre habitation dans tout le territoire des Vallées, la rentrée dans leurs biens et le libre exercice de leur religion. Les Cantons instruisirent, par de nouvelles lettres, les états protestants de la situation des Vaudois, ainsi que des démarches que leurs députés allaient tenter, et les invitèrent à appuyer leur intervention par des lettres, ou mieux encore par des ambassadeurs.

Toutes les puissances protestantes répondirent à cet appel. Toutes, outre les collectes qu’elles ordonnèrent dans toutes leurs villes et leurs campagnes, écrivirent au duc de Savoie pour le supplier d’en agir autrement avec ses sujets de la religion. Le roi de Suède, l’électeur Palatin, l’électeur de Brandebourg, le landgrave de Hesse-Cassel, firent en particulier preuve d’un grand zèle dans le maniement de cette affaire ; mais les efforts les plus grands partirent des Cantons déjà nommés, de la Grande-Bretagne, gouvernée par le protecteur Cromwell, et des provinces unies de la Hollande. L’Angleterre, toute émue encore de ses mouvements religieux, prit fait et cause pour les Vaudois, jeûna et fit d’abondantes collectes. Olivier Cromwell déploya un grand zèle, écrivit aux états protestants et intervint par ambassade, d’abord auprès de Louis XIV, allié de la maison de Savoie, et dont les régiments avaient pris part aux massacres, puis auprès de Charles-Emmanuel. Lord Morland, jeune diplomate aussi savant que pieux, essaya d’intéresser le monarque français au soulagement des victimes de ses propres soldats et en reçut du moins quelques promesses. Arrivé à Turin, sur la fin de juin, il obtint audience, et ayant exprimé un jugement sévère sur les horreurs commises, il réclama de la justice et de la générosité du prince, au nom de son état, des mesures plus douces et la réintégration des Vaudois dans la jouissance de leurs biens, de leurs anciens privilèges et de leurs libertés.

Pendant que lord Morland reprenait le chemin de Genève, vers la fin de juillet, le lord protecteur de la Grande-Bretagne envoyait à Turin un nouveau plénipotentiaire, sir Donning, qui, après avoir entendu lord Morland, devait en sa compagnie et avec le chevalier Pell, résidant d’Angleterre en Suisse, se porter en Piémont, afin d’y poursuivre l’arrangement des affaires vaudoises et de les amener à bonne fin.

A la même époque, les états généraux des Provinces-Unies députaient dans le même but M. Van-Ommeren, avec ordre d’agir de concert avec l’ambassade anglaise et avec les Cantons évangéliques. Ceux-ci avaient déjà envoyé leurs ambassadeurs dès le commencement du mois. Ils ne rencontrèrent point lord Morland qui revenait à Genève par un autre chemin. Sir Douning et M. Van-Ommeren n’arrivèrent que plus tard en Suisse. L’ambassade des Cantons évangéliques se trouva donc seule pour accomplir une mission si difficile. Ce fut un grand mal. L’absence des commissaires de la Grande-Bretagne et des Provinces-Unies donna une influence décisive au parti catholique, représenté par l’ambassadeur du roi de France, et permit la conclusion précipitée d’un arrangement peu avantageux aux pauvres Vaudois.

Sur sa route, l’ambassade suisse reçut l’avis que la médiation du roi de France venait d’être agréée par le duc pour les affaires vaudoises. Néanmoins, elle continua sa route et fût reçue avec honneur. Elle se composait de MM. Salomon Hirzel, Statthalter de Zurich, Charles de Bonstetten, baron de Vaumarcus, etc., conseiller de Berne, Bénédict Socin, conseiller de Bâle, et Jean Stockar, ancien bailli de Locarno, de Schaffhouse. Sous prétexte que l’acceptation de la médiation du roi de France ne permettait de prendre aucun autre arrangement, la cour de Turin n’entra point en matière avec elle ; elle consentit toutefois à ce que l’ambassade suivit la négociation et s’intéressât aux Vaudois. Les députés se rendirent, en conséquence, à Pignerol, ville alors française, à quelques lieues des Vallées, et où l’ambassadeur de France, de Servient, avait assigné les parties.

L’arrangement fut laborieux. La première quinzaine du mois d’août se passa en récriminations et explications, en pourparlers très-vifs, en demandes de libertés de la part des Vallées, en propositions insidieuses de quelques délégués de la cour, et en démarches officieuses des commissaires évangéliques (18). Enfin, le 18, l’accord fut conclu et la paix signée. Les conditions eussent été sans doute plus avantageuses aux Vaudois, si les ambassadeurs de la Grande-Bretagne et des Provinces Unies eussent été présents, comme ceux des Cantons évangéliques. Lord Morland, il est vrai, écrivit de Genève à la députation suisse de traîner en longueur et de faire son possible pour renvoyer la conclusion du traité jusqu’à leur arrivée, qui devait être prochaine. Mais il est douteux que ces diplomates eussent été admis à intervenir directement, puisque la médiation du roi de France avait été acceptée par le duc, et que les princes protestants eux-mêmes avaient sollicité le concours de ce monarque ambitieux, qui maintenant prétendait agir seul. Le déplorable état des Vallées exigeait d’ailleurs un prompt dénouement. Saccagées, en proie à tous les maux de la guerre, elles soupiraient après le repos. Les familles, sans pain et sans asile depuis deux mois, ne pouvaient attendre plus longtemps. Leurs mandataires, le pasteur Léger à leur tête, tous hommes de confiance, crurent bien faire en acceptant des conditions qui, sans être entièrement satisfaisantes, leur assuraient l’habitation dans la majeure partie des anciennes limites, la vente de leurs biens dans les quelques localités qu’il fallait abandonner, et le libre exercice de la religion dans toute l’étendue des nouvelles limites, comme aussi l’exemption de tout impôt pendant un certain nombre d’années. La mise en liberté de tous les prisonniers, y compris les enfants enlevés, et une amnistie complète, furent stipulées en même temps.

(18) – Le narré de la négociation eût été instructif et utile à la cause des Vaudois. Il eût mis au jour les intentions de ces hommes au cœur dur qui n’avaient d’autre regret que celui de n’avoir pas encore pu se défaire des barbets ; mais nous nous sommes abstenus d’en parler au long, parce que notre récit n’est déjà que trop chargé de scènes déchirantes et d’actes odieux, dont la connaissance provoque l’indignation et qui banniraient du cœur toute charité, si on les multipliait.
Le représentant du roi, Servient, chercha même à enlacer les députés vaudois, et à les faire consentir à des propositions dont il leur dissimulait la portée et qui tendaient à les perdre. Voir, par exemple, sa conduite au sujet du fort de la Tour, dans Léger, IIme part., p. 264.

Les endroits où il fut interdit aux Vaudois d’habiter, et où ils durent vendre tous leurs biens, furent ces communes, en majeure partie papistes, de la plaine de Luserne, signalées dans l’ordre de Gastaldo, savoir : Luserne, Lusernette, Bubbiana, Fenil, Campillon, Garsillana. Le séjour dans la Tour et a Saint-Jean leur fut accordé, en réformation de l’édit de Gastaldo, mais avec cette réserve que le temple de Saint-Jean serait hors de la commune et que les prêches ne se feraient point dans l’étendue de celle-ci, non plus que dans l’enceinte du bourg de la Tour. Saint-Second fut fermé aux Vaudois, mais la possession de Prarustin, de Saint-Barthélemi et de Rocheplatte leur fut reconnue comme du passé, ainsi que l’exercice de leur religion dans ces villages. L’habitation dans la ville de Briquéras pourrait être concédée, mais par privilège. A part ces changements, les limites restaient les mêmes qu’autrefois. Les autres communes des vallées de Luserne et d’Angrogne, de Pérouse et de Saint-Martin, conservaient leurs privilèges.

Le duc s’était réservé de faire célébrer la messe et d’entretenir des prêtres ou des moines dans les lieux où il le trouverait bon ; mais en retour, il avait garanti à tous la liberté de conscience et l’exercice de leur culte dans l’enceinte des nouvelles limites. Un article spécial confirmait les anciennes franchises, les prérogatives et les privilèges concédés et entérinés précédemment. L’acte était revêtu de la signature du duc et de celle de quelques-uns de ses ministres. La nombreuse députation des Vallées le signa également. Il fut entériné par le sénat et la chambre.

Malgré les instances des députés des Vallées, il ne fut nullement fait mention, dans l’acte, de l’intercession de l’ambassade suisse, l’ambassadeur français n’ayant jamais voulu consentir à ce qu’un autre nom que celui de son maître affaiblit son titre de médiateur en le partageant.

Les Vaudois eurent encore deux autres chagrins, celui de se voir dépeints dans la préface du traité sus-mentionné, comme des révoltés à qui le prince faisait gracieusement remise du châtiment que méritaient leurs fautes, et en second lieu, celui de lire, dans l’édition imprimée de cette patente, un article portant le consentement des Vallées à l’érection d’un nouveau fort à la Tour, article interpolé méchamment pour la ruine des pauvres Vaudois. Tous leurs députés ont protesté contre cette insigne tromperie. Les ambassadeurs suisses, témoins du traité, ont déclaré n’avoir aucun souvenir d’un semblable article. Bien plus, durant toute la négociation, ils avaient insisté pour la démolition du fort existant et on la leur avait promise. Ils avaient même un instant manifesté l’intention de ne partir de Turin qu’après avoir appris que la chose était en train d’exécution.

Nous eussions préféré passer sous silence un tel méfait ; mais l’intelligence des événements subséquents en a réclamé la mention.

Les plénipotentiaires de la Grande-Bretagne et des Provinces-Unies, retenus en Suisse pour leurs affaires, pendant la négociation de Pignerol, éprouvèrent un sensible déplaisir en apprenant qu’elle était terminée ; car ils auraient voulu des conditions meilleures pour les Vaudois. Ils firent leurs efforts pour entraîner les Cantons évangéliques à de nouvelles démarches auprès du duc, tendant à faire revoir et à modifier le traité ou patente de Pignerol. Mais la guerre qui éclata entre les cantons catholiques et les cantons évangéliques ne permit pas à ceux-ci de se jeter dans de nouvelles complications. Les commissaires de la Grande-Bretagne et des Provinces-Unies se tournèrent alors vers Paris, et sollicitèrent de Louis XIV la révision du traité dont il avait été le médiateur. Le roi ne s’y refusa pas absolument. Un M. de Bais fut envoyé aux Vallées et à la cour de Turin recueillir de nouveaux renseignements. Mais il ne serait pas impossible que cette mission ne fût pas sérieuse. Ce qui est certain, du moins, c’est qu’elle n’eut aucun résultat. Louis XIV et Charles-Emmanuel n’étaient que trop bien d’accord.

Il nous reste à indiquer le montant approximatif des valeurs collectées dans les états protestants, en faveur des Vallées désolées et l’emploi qu’on en fit.

Le 25 juillet, la somme des secours venus de France montait à 200,000 francs. Depuis le commencement de mars 1655 jusqu’au 1er novembre 1656, les Vaudois avaient reçu de France, d’Angleterre, de Hollande et de Suisse, 504,885 francs et une fraction de secours et de la ville de Zurich. seule, 3,778 florins. (Revue Suisse, t. III, p. 273, pour cette dernière somme.)

Il paraîtrait, toutefois, que le chiffre total a été plus élevé encore. Ce qui nous porte à le présumer, c’est le fait rapporté par Léger ; que, sur les collectes faites en Angleterre, le protecteur préleva et plaça sur l’état 16,000 livres sterling (19), c’est-à-dire 400,000 francs de France, dont les intérêts devaient être employés à pensionner les pasteurs, les régents, les étudiants des Vallées, etc. (20). Si l’on a pu prélever, pour un but qui n’était pas identique avec celui des collectes, une somme de 400,000 francs sur celles-ci, il faut nécessairement que leur chiffre ait été, pour le moins, aussi considérable et même bien supérieur (21). Et si l’on ajoute à ces 400,000 ou 500,000 francs, qui ont dû être expédiés d’Angleterre, les 200,000 que les protestants de France avaient déjà expédiés au mois de juillet 1655, et les sommes qui arrivèrent de Suisse, de Hollande et d’Allemagne, on aura une somme qui a dû bien certainement être d’un million et plus.

(19) – M. Georges Lowther cité ci-après dit : Plus de douze mille livres sterling.

(20) – Cette somme fut perdue, en majeure partie, à l’avènement au trône de Charles II, qui ne voulut pas reconnaître les engagements de l’usurpateur.

(21) – En effet, on évalue à 917,781 fr. de France la somme totale des collectes levées en Angleterre, y compris les 400,000 fr. ci-dessus. (V. le Catholicisme, etc., par George Lowther, t. I, p. 291 ; publié en 1827.)

On a cru devoir, dans le temps, par des motifs de prudence facilement appréciables, ne pas faire bruit de la somme considérable de dons envoyés par la charité des protestants. Cependant des comptes dressés avec soin ont été rendus par les consistoires de Genève et de Grenoble, auxquels toutes les sommes avaient été envoyées et qui présidèrent à leur emploi par des commissaires. Ces derniers, d’accord avec l’assemblée générale des Vallées, avaient déterminé la marche à suivre dans les distributions, établi l’échelle de répartition, d’après les pertes essuyées et les circonstances des communes, comme aussi des individus, laissant seulement, aux experts désignés par les communes l’estimation particulière des dommages et l’appréciation, des besoins. Enfin, une commission de quatre membres, tous étrangers aux Vallées, avait employé trois mois entiers à revoir tous les comptes de distribution, se transportant sur les lieux, et là, en présence de la commune assemblée, écoutant les réclamations et jugeant de leur valeur en dernier ressort. La gestion de cette commission avait ensuite été approuvée, et tous les comptes adoptés par les consistoires de Grenoble et de Genève, puis par le synode du Dauphiné, et enfin par le synode national de Loudun.

Néanmoins, des bruits étrangers et calomnieux ont été semés contre l’honneur de ceux des Vallées qui eurent part à la direction de cette affaire. Le principal fauteur de ces mensonges était un nommé de Longueil, ancien jésuite, soi-disant converti à l’Evangile, auquel on avait confié l’école du Villar. Le second était le même Bertram Villeneuve, créature vendue à Pianezza, et qui déjà, en 1653, avait failli amener la ruine des Vallées en proposant l’expulsion des moines du Villar et l’incendie de leur demeure. Ces hommes ourdirent leur trame en silence, conjointement avec deux autres collaborateurs. Ils faisaient accroire aux envieux et aux mécontents, toujours en si grand nombre lorsque des partages ont eu lieu, qu’il était resté à l’étranger des sommes considérables que les principaux des Vallées se réservaient, et qui, si elles étaient partagées entre tous, donneraient à chacun un dividende de cinq cents livres au moins, et peut-être même de quinze cents. Les gens crédules que ces fourbes remplirent de mécontentement députèrent en France auprès des synodes quelques-uns des leurs pour se plaindre. Mais là, l’examen qui fut fait à nouveau de toutes les pièces confondit les accusateurs et lava de tout soupçon les accusés. Néanmoins, le soin que les ennemis des Vaudois mirent à colporter cette calomnie l’enracina dans un grand nombre d’esprits défiants. Le public européen, même le public protestant, ne manqua pas d’en croire une partie qui, quelque faible qu’elle fût, nuisit sensiblement aux Vaudois, lorsque de nouvelles désolations fondirent sur eux en 1663 et 1664.

Le malin n’avait eu garde de laisser se fortifier l’intérêt si vif que les Eglises réformées avaient toutes ensemble porté dernièrement aux persécutés du Piémont. (V. Gilles, ch. LX à LXII. — Léger, IIme part., p. 57 à 260, pour tout le chapitre.)


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