La persécution sous Valérien. — Le martyre de Cyprien. Sa vie, son enseignement. — Novatien.
Valérien succéda à Gallus en 253. Au début de son règne, il traita les chrétiens avec une douceur inaccoutumée. Malheureusement, en 257, il tomba sous l’influence de Macrien, le chef des mages égyptiens, et, à son instigation, il offrit des sacrifices humains pour arriver par là, croyait-il, à connaître l’avenir. Dès lors, il devint l’ennemi déclaré de l’Église, et les premières mesures qu’il prit furent d’éloigner les évêques et les instituteurs, et d’interdire toute célébration du culte publich.
h – Eusèbe, liv. VII ch. 10 ; Neander, I, 189.
Cyprien fut un des premiers évêques atteints. Le Proconsul d’Afrique, l’ayant cité devant son tribunal, lui parla ainsi : — Les empereurs Valérien et Gallienusi m’ont envoyé un rescrit ordonnant que tout le monde accomplisse de suite les cérémonies de la religion nationale. Je te demande, dès lors, ce que tu es ?
i – Fils de Valérien, et associé sur le trône avec lui.
Cyprien. — Chrétien et évêque. Je ne reconnais aucun autre Dieu que le seul et le véritable, celui qui a créé les cieux, la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent. Nous chrétiens, nous prions ce Dieu jour et nuit. Nous le prions pour nous-mêmes, pour tous les hommes, pour la fortune de l’empereur.
Le Proconsul. — Persistes-tu dans ta résolution ?
Cyprien. — Une bonne résolution fondée sur la connaissance de Dieu ne peut changer ainsi.
Sur cette réponse, le Proconsul condamne Cyprien à l’exil. Puis, après l’avoir informé que le décret impérial ne vise pas moins les prêtres que les évêques, il veut savoir le nom des prêtres de la ville.
Cyprien. — Vos lois proscrivent avec justice la délation. Je ne puis donc vous dire aucun nom. Cherchez vous-même dans les villes où ils résident.
Le Proconsul. — Je veux qu’ils se présentent aujourd’hui même dans ce lieu.
Cyprien. — Notre doctrine et notre discipline défendent à un homme de se livrer lui-même, ils ne sauraient donc le faire. Encore une fois, cherchez, vous les trouverez.
Au moment où Cyprien allait quitter le tribunal, le proconsul lui rappela qu’il était défendu aux chrétiens de s’assembler en quelque lieu que ce fût et en particulier de visiter les cimetières ; le tout sous peine de mort.
[Ces visites dans les cimetières provoquaient plus que toute autre chose l’enthousiasme des fidèles. — Cyprien était traité avec une considération réelle. On l’emmena à Curubis (au bord de la Méditerranée, à 40 milles environ au sud de Carthage), que son biographe, le diacre Pontius, décrit comme une « retraite ensoleillée et agréable ». Vie et Passion de Cyprien, § 12. — Nous avons fait usage, ici et ailleurs, de l’ouvrage de M. L. Ruffet : Thascius Cyprien, etc. (Toulouse. 1872) ; en particulier, nous avons reproduit sa traduction de certains fragments.]
Le gouvernement impérial n’avait d’abord eu pour but que de séparer les évêques et les prêtres de leurs troupeaux. Mais bientôt les laïques furent pris à partie, des femmes et des enfants furent passés par les verges, emprisonnés ou envoyés dans les mines. La sympathie de leurs pasteurs les y accompagna. Du lieu de son exil, et à l’aide de ses propres deniers et des ressources de l’Église, Cyprien réunit et leur envoya une somme considérable. En même temps, il leur adressait une de ses belles et réconfortantes lettres.
« Oh ! pieds glorieusement liés ! leur écrit-il, ce n’est pas un artisan, mais le Seigneur qui vous déliera. Oh ! pieds douloureusement comprimés, qui ne laissez pas de vous diriger vers le paradis, sur le chemin du salut ! Oh ! pieds enchaînés pour le temps, afin de rester libre pendant l’éternité !… Je le sais, dans ces obscurs souterrains, votre corps ne repose ni sur un lit, ni sur un duvet, mais vous avez les rafraîchissements et les consolations du Christ. Une terre nue reçoit vos membres harassés par le travail ; mais ce n’est pas un supplice d’être couché à terre avec le Christ. Là, pas de bain pour laver votre corps couvert d’une poussière épaisse ; mais votre âme se purifie dans ces souillures extérieures. Le pain n’y est pas abondant ; mais l’homme ne vit pas seulement de pain, il vit encore de la parole de Dieu. Point de vêtements à opposer au froid qui vous glace ; mais on est suffisamment couvert, on est richement paré, quand on a revêtu Christ… Vous n’avez pas, il est vrai, très chers frères, l’occasion de célébrer avec des prêtres les sacrifices divins. Mais n’en célébrez-vous pas un aussi précieux, aussi glorieux ? Que dit l’Écriture ? Les sacrifices qui sont agréables à Dieu, c’est un esprit brisé. O Dieu ! tu ne dédaignes pas un cœur brisé et contrit. Et n’est-ce pas le sacrifice que vous offrez sans cesse à Dieu, en étant vous-mêmes les saintes victimes ? » A cette lettre, les confesseurs répondirent avec-une légitime reconnaissance, de différents points des mines.
[Cyprien, Ep. 76, §§ 2, 3 ; 77. Dans leur réponse, les confesseurs s’expriment en termes flatteurs pour Cyprien et l’appellent seigneur aussi bien que frère. Déjà alors, un pareil langage était ordinairement employé en s’adressant aux évêques, ou par les évêques s’écrivant entre eux.]
Cyprien continua, comme il l’avait fait jadis, à environner son troupeau de la plus constante sollicitude. Ce qu’il fit, d’autres évêques exilés le firent également. Dans d’autres cas, l’exil des évêques devint, dans les mains de la Providence, un moyen de répandre l’Évangile dans des contrées où il était encore inconnu. Ainsi en arriva-t-il, par exemple, pour Denys d’Alexandrie.
Denys d’Alexandrie est amené avec plusieurs membres de son clergé devant Émilien, préfet de la ville. Celui-ci lui demande de renoncer à sa foi. Non, répond Denys. Nous devons obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. — Eh bien ! reprend Émilien, admire la clémence de l’empereur. Il vous accorde à tous le pardon si vous vous rangez à votre légitime devoir. Adorez les dieux qui préservent l’empire ; abandonnez toutes vos pratiques contre nature.
Denys. — Les hommes ont un culte qui diffère suivant leurs opinions. Nous, nous adorons le Dieu unique, le Créateur de tout ce qui existe, celui qui a donné le pouvoir aux augustes empereurs Valérien et Gallien. A lui nous offrons nos constantes prières pour la prospérité de leur règne.
Emilien. — Mais pourquoi ne pouvez-vous pas adorer votre dieu (à supposer qu’il en soit un) conjointement avec les nôtres ?
Denys. — Nous ne pouvons adorer d’autre Dieu que lui seul.
Émilien les condamna tous à la déportation dans un village nommé Képhro, sur les confins du désert. Il les obligea même à partir immédiatement, bien que Denys fût malade. « Mais, dans ces contrées éloignées, écrit Denys, nous n’étions pas séparés de l’Église, à cause du grand nombre de fidèles d’Alexandrie et du reste de l’Egypte qui nous avaient suivis. Dieu m’ouvrit aussi une voie pour prêcher l’Évangile à des hommes qui n’en avaient jamais ouï parler. D’abord ils nous persécutèrent et nous jetèrent des pierres. Mais, à la fin, un assez grand nombre renoncèrent à leurs idoles et se convertirent. Lorsque cette œuvre fut accomplie, Dieu nous envoya dans un autre endroit… Lorsque j’appris que je devais aller à Colluthium, lieu tout païen et infesté de voleurs, j’en fus, je le dis à ma honte, extrêmement affligé. Mais on me fit remarquer que Colluthium était plus près d’Alexandrie.… et que nous pourrions, plus fréquemment, jouir de la vue de ceux qui nous étaient chers… C’est aussi ce qui arrivaj. »
j – Eusèbe, liv. VII, chap. 11. Milner, Church Hist., I, 407-409. Néander, I, 191, 192.
L’Église, cependant, avait été purifiée et fortifiée par ses récentes épreuves. On ne comptait que peu d’apostasies, alors que sous Decius elles avaient été si fréquentes. Valérien ne tarda pas à se rendre compte que des défenses, la prison, l’exil n’atteignaient pas le but. Il décréta donc des mesures plus rigoureuses, et, en 258, un nouvel édit parut. Les évêques, les prêtres et les diacres devaient immédiatement périr par l’épée. Les sénateurs et les chevaliers, d’abord dépouillés de leur titre et de leurs biens, devaient aussi être mis à mort, s’ils persistaient dans leur foi ; les femmes de condition, privées de leurs biens et bannies. Enfin les chrétiens employés dans le palais de l’empereur devaient être considérés comme sa propriété privée, et envoyés dans les propriétés impériales pour y travailler enchaînés.
L’évêque romain Sixte et quatre diacres de son Église furent les premiers à subir les rigoureuses mesures nouvellement édictéesk. On les surprit dans la catacombe de Prétextat au moment même où l’évêque célébrait le service divin, et tous furent mis à mortl.
k – C’était le cinquième évêque de Rome de suite, qui souffrait le martyre depuis huit ans.
l – Cyprien, Ep. 81. Northcote, Visit to the Catacombs, p. 31.
Quatre jours après la mort de Sixte, son fidèle diacre Laurent eut le même sort. Le magistrat païen devant lequel il fut traduit lui intima l’ordre de livrer le trésor de l’Église, dont il passait pour être le gardien. Laurent reconnut que l’Église possédait des trésors de grande valeur, et il promit de les livrer dans trois jours. Mais il ajouta que, vu leur poids, on devait lui fournir des chevaux et des chars pour les transporter. Puis il rassembla les pauvres et les veuves, et les montrant au juge : Voilà, dit-il, les trésors de l’Église ! Il fut condamné à être rôti sur un gril. On raconte qu’il conserva une telle force d’esprit au milieu de ses souffrances physiques, qu’il dit au juge : Ce côté de mon corps est assez rôti ; faites-le tourner afin que l’autre rôtisse, et puis, si vous le voulez, dévorez-le.
[Les « Actes » de ce martyr semblent avoir été déjà perdus du temps d’Augustin. Il s’appuie, en effet, sur la tradition. Mais il est admis que peu de martyres des trois premiers siècles reposent sur de meilleures preuves. Dict. Christ. Biog., art. Laurentius (36).]
L’heure dernière de Cyprien allait également sonner. Un an auparavant, le jour même de son arrivée à Curubis, il avait eu une vision avant de s’endormir. Un jeune homme d’une taille extraordinaire l’amenait au prétoire et devant le Proconsul. A peine le juge l’eût-il aperçu, qu’il se mit à écrire la sentence sur ses tablettes. Le jeune homme, debout derrière lui, lisait par-dessus son épaule et paraissait plongé dans une grande anxiété. N’osant parler, il fit comprendre par signes à Cyprien ce que le Proconsul écrivait. Étendant la main et l’inclinant de façon à indiquer la lame d’un sabre, il imita l’acte du bourreau. Cyprien, comprenant clairement ce dont il s’agissait, demanda un jour de répit pour mettre ses affaires en ordre, et son insistance amena le Proconsul à écrire de nouveau sur ses tablettes. Le calme du jeune homme et un second signe qu’il fit avec ses doigts indiquèrent à Cyprien que sa requête était accordéem.
m – Pontius, Vie et Passion de Cyprien, § 12.
Cyprien ne douta pas, après cette vision, qu’il ne fût voué au martyre et qu’un an de répit seulement lui eût été accordé. Ayant reçu la permission de quitter le lieu de son exil, il était rentré dans sa résidence habituelle, près de Carthage. Il y séjournait à peine depuis un an, lorsque deux officiers de police parurent subitement chez lui. Cyprien s’avança vers eux, digne et joyeux dans son maintien. Ils le placèrent entre eux sur un chariot pour le conduire à Sexti, où demeurait le Proconsul, momentanément malade. On le fit loger, ce jour-là, dans la maison du chef geôlier de la prison, entre le temple de Vénus et celui du Salutn, et il put recevoir ses amis au repas du soir. Les rues étaient encombrées de chrétiens, venus en foule à la nouvelle de son arrestation. Le lendemain matin, il fut conduit devant le Proconsul. Une foule énorme l’accompagnait. Es-tu Thascius Cyprien ? demande le Proconsul.
n – La déesse de la Santé et celle du Bien public.
Cyprien. — Je le suis.
Le Proconsul. — Les très augustes empereurs ont ordonné que tu te conformes aux cérémonies du culte romain.
Cyprien. — Je refuse de le faire.
Le Proconsul. — Réfléchis.
Cyprien. — Exécute les ordres de l’Empereur ; dans un cas si clair, il n’y a pas à réfléchir.
Après une courte délibération avec son conseil, le Proconsul rappela à Cyprien qu’il était le chef d’une association illicite, un ennemi avoué des dieux et lut, bien qu’à contre-cœur, la sentence du tribunal inscrite sur ses tablettes : le tribunal décide que Thascius Cyprien sera immédiatement décapité. — « Loué soit Dieu ! » s’écria Cyprien, à l’ouïe des paroles du Proconsul, tandis que les nombreux fidèles qui assistaient au jugement s’écriaient : « Nous voulons être décapités avec lui ! »
Le lieu choisi pour l’exécution était une vaste place entourée d’arbres. Une quantité de fidèles en garnirent les branches. Ils voulaient assister au triomphe de leur évêque bien-aimé. Cyprien ôta d’abord son manteau, s’agenouilla et adressa une fervente prière à Dieu. Puis, déposant sa dalmatique et ne conservant que ses vêtements de dessous, il se banda lui-même les yeux et attendit le coup qui devait le frapper. Les fidèles étendirent autour de lui des vêtements de toile et des serviettes pour que son sang vint les arroser. Enfin, Cyprien reçut le coup fatal. Il avait été obligé d’encourager lui-même le bourreau, dont les mains tremblaient, et lui avait légué vingt-cinq pièces d’or. Son corps resta exposé pour satisfaire la curiosité des païens. Mais, la nuit suivante, les frères l’enlevèrent et l’ensevelirent en grande pompe à la lueur des cierges et des torches funèbres et avec de grandes prièreso.
o – Actes Proconsulaires, ou Passion de S. Cyprien ; Pontius, Vie de Cyprien, § 13, 18. — Le Proconsul mourut lui-même peu de jours après.
Telle fut la fin de ce grand serviteur de Dieu. Son courage, sa confiance en son Sauveur furent dignes de sa vie, et sa vie eut une telle influence sur l’Église de son temps, que nous devons nous y arrêter encore quelque peu.
Cyprien était né en l’an 200 environ. Il était déjà connu comme professeur de rhétorique, lorsque, dans la pleine maturité de son âge et de son talent, il embrassa le christianismep. Une de ses lettres nous dépeint les ténèbres spirituelles qui l’environnaient avant sa conversion, et la vie nouvelle qu’il trouva en Christ. Cette lettre s’ouvre par une description charmante du lieu et du moment de l’année où elle fut écrite. C’était au temps des vendanges ; les douces brises de l’automne animaient son beau jardin et exerçaient partout leur bienfaisante influence. Assis sous un berceau de verdure, environné d’épais fourrés de roseaux et de belles vignes entrelacées, à l’abri des regards et des rayons du soleil, Cyprien écrit à Donat. Il revoit sa vie passée. « Plongé, dit-il, dans les ténèbres d’une nuit épaisse et flottant au hasard sur la mer orageuse du siècle, j’errais ça et là, sans savoir où diriger ma vie, étranger à la lumière comme à la vérité ! La bonté divine m’assurait que pour être sauvé il fallait naître une seconde fois, prendre une nouvelle vie dans les eaux salutaires du baptême, y déposer le vieil homme et, tout en gardant le même corps, se transformer quant à l’esprit et au cœur. Mystère incompréhensible pour moi et que repoussaient alors mes désordres. « Comment une telle conversion est-elle possible ? me disais-je, comment dépouiller en un instant des penchants naturels qui ont vieilli avec nous, des habitudes qui se sont fortifiées avec le temps ? Non, ils ont jeté dans notre âme des racines trop profondes… » Je ne croyais pas mon affranchissement possible ; je me sentais prêt à m’abandonner aux vices qui se cramponnaient à moi, et, en désespoir d’une amélioration, je me laissais aller au péché comme s’il avait été une partie intégrante de moi-même. Mais lorsque, par l’action régénératrice des eaux du baptême, les souillures de mon passé eurent été enlevées ; lorsque la lumière d’en Haut vint briller, sereine et pure, dans mon cœur réconcilié ; lorsque par l’œuvre céleste du Saint-Esprit une nouvelle naissance eut fait de moi un homme nouveau ; alors, ô prodige ! ce qui était douteux devint certain, ce qui était caché, manifeste, ce qui était obscur, lumineux ; l’aide vint pour ce qui paraissait difficile, et ce qui semblait impossible devint faisable… » Et plus loin : « Qu’il est odieux de se vanter soi-même ! Non, nous ne pouvons qu’être reconnaissants. Ce n’est pas à la vertu de l’homme, mais à Dieu seul que ces changements remontent. A Dieu, dis-je, car c’est de lui que dérive tout ce que nous pouvons faire. Il faut seulement que la crainte soit la gardienne de notre innocence ; il faut que le Seigneur, dont la grâce céleste est venue illuminer nos cœurs, puisse venir y habiter et y être retenu par la droite obéissance d’une âme reconnaissante ; il faut que la glorieuse assurance de notre salut n’engendre pas la paresse spirituelle, car, sans cela, le vieil ennemi s’emparerait de nouveau de nos cœursq. »
p – Jérôme nous dit que Cyprien avait reçu ses premières impressions religieuses en entendant lire le livre du prophète Jonas (In Jon., III). Cf. de Pressensé, op. cit., p. 468.
q – Ep. à Donat, I, chap. 1 à 4.
Dans cette remarquable description, Cyprien identifie sa conversion et son baptême. Il ne se borne pas à faire de celui-ci le signe extérieur de l’entrée dans l’Église visible, mais il y voit la cause même du changement intérieur. Ceux qui, aujourd’hui, professent des idées analogues, ne manquent pas d’invoquer comme un argument puissant, sinon décisif, cette expérience de Cyprien, et ils ajoutent que, si ce rite extérieur n’avait pas été d’institution divine, il n’aurait jamais pu avoir des effets spirituels tels que la purification, la réconciliation et la nouvelle naissance. Mais quel danger n’y a-t-il pas à faire de sentiments et d’expériences intimes la pierre de touche de la vérité ou de l’erreur ! Si nous devions croire que le Seigneur ne donnerait sa grâce et sa paix qu’à ceux dont l’esprit peut la concevoir exactement telle qu’elle est, et sans aucun alliage avec l’erreur, combien peu pourraient les recevoir ! Ce n’est pas ainsi qu’il agit avec ses enfants. Il les traite selon leur ignorance et leur infirmité. Il regarde au cœur et communique les dons célestes, la grâce et la paix, suivant les besoins et la sincérité de ceux qui l’invoquent. Évidemment la conversion de Cyprien à l’Évangile était préparée de longue main. Celui qui en fut l’objet, partageant les idées de son temps sur l’importance de la cérémonie extérieure, s’était habitué à identifier le moment de cette cérémonie et celui de la transformation intérieure. Aussi et tout naturellement il les mêle et les fait dépendre l’une de l’autre, tandis qu’en réalité le changement intérieur provenait de la foi et non de l’eau du baptême.
Après sa conversion, Cyprien vend sa villa et ses jardins des environs de Carthage pour en consacrer le produit au soulagement des pauvresr. Très rapidement il devient diacre, puis prêtre, puis enfin, par suite d’une vacance du siège épiscopal, évêque de Carthage (248). Sa nomination rencontre quelque opposition. Cinq prêtres font remarquer qu’il est converti depuis trois ans à peine, et que leurs droits antérieurs sont lésés. Mais telle est l’affectueuse admiration éprouvée généralement pour lui, que le troupeau ne veut point d’autre évêque. Cyprien veut cependant se dérober à cet honneur. La foule entoure sa maison, et ses instances l’obligent à céder.
r – Ces biens lui furent ensuite rendus par la libéralité des fidèles.
Pontius, diacre de son église et son biographe, nous raconte que ses manières étaient dignes, son âme conciliante et tendre, et son abord plein d’une indulgente et séduisante gravité. L’Église conserva longtemps le souvenir de son aménité. Même après sa conversion, il ne perdit pas les amis haut placés qu’il avait pu se faire parmi les païens. Au point de vue intellectuel, il était vraiment supérieur, possédait une excellente mémoire, des habitudes d’ordre et une aptitude pour les affaires, qui contribuèrent grandement à ses succès comme organisateur de l’Église. Malgré la différence de leurs caractères, Cyprien éprouvait une admiration profonde pour Tertullien. « Lorsque j’étais à Concordia, en Italie, raconte Jérôme, je rencontrai un vieillard nommé Paulus. Il me dit que dans sa jeunesse il avait connu un secrétaire, alors fort âgé, du bienheureux Cyprien. D’après ce secrétaire, Cyprien n’aurait jamais passé un jour sans lire quelques pages de Tertullien, et il avait coutume de demander ses ouvrages en disant : Donnez-moi le maître. »
[« Da magistrum ». De viris, chap. 53. On suppose que Jérôme, qui vécut de 346 à 420, rencontra Paul à Concordia, vers l’an 370, c’est-à-dire 112 ans après le martyre de Cyprien. Dict. Christ. Biog., art. Hieronymus.]
Malgré la sociabilité et la bienveillance de son caractère, Cyprien avait une idée trop exagérée de l’épiscopat et un penchant naturel trop grand aux mesures autoritaires, pour ne pas être entraîné parfois à se montrer dur et intolérant. Neander a dit de lui : « Tout esprit sincère ne pourra pas méconnaître l’amour profond de Cyprien pour le Sauveur et son Église. On ne pourra pas lui refuser davantage la sincérité du dévouement pastoral et le désir d’employer son autorité épiscopale au maintien de l’ordre et de la discipline. Mais il est certain, d’autre part, qu’il ne se tint pas assez en garde contre le vice radical de la nature humaine, qui s’attache si aisément à ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, et qu’il fut parfois coupable d’opiniâtreté et d’orgueil. Maux d’autant plus graves, s’ils atteignent ceux qui ont reçu de plus grands dons et une autorité plus grande pour le service du Seigneur ! Déjà le but des principaux efforts de Cyprien, la suprématie épiscopale, montrait l’écueil sur lequel il devait faire naufrage. Dans l’évêque choisi par Dieu lui-même, agissant au nom de Christ, il oublie l’homme vivant encore dans la chair et toujours exposé aux tentations du péché. Dans l’évêque, appelé à diriger, investi par Dieu d’une inviolable autorité, et qu’aucun laïque n’a le droit de juger, il oublie le disciple du Christ, de ce Christ qui était humble de cœur et qui, pour le salut de ses frères, avait pris la forme de serviteur ! »
Pendant l’épiscopat de Cyprien, les Églises du nord de l’Afrique et de Rome ne furent pas seulement passées au crible de la persécution, mais aussi déchirées par des controverses et des schismes. Trois causes principales y donnèrent lieu. Tout d’abord le mécontentement déjà indiqué de cinq prêtres, au sujet de l’élection de Cyprien ; puis le relâchement résultant de l’indulgence pour les lapsi (tombés) ; enfin, la question de savoir si les hérétiques seraient rebaptisés ou non.
Parmi les hommes qui protestèrent le plus énergiquement, à cette époque, contre le relâchement de la discipline, il faut compter Novatien, prêtre de Rome. Il n’était encore que catéchumène, lorsque, devenu gravement malade et, à ce qu’on croyait, en danger de mort, il reçut le baptême appelé clinique, c’est-à-dire administré par aspersion sur le lit de maladie. Il se rétablit et se distingua dès lors par la fermeté de sa foi, sa facilité à enseigner et un zèle pour la sainteté, qui l’amena bientôt à adopter un genre de vie ascétique. Son ordination à la prêtrise par l’évêque Fabien mécontenta néanmoins plusieurs membres du clergé qui trouvaient le baptême clinique insuffisant pour un prêtre, et soutenaient que Novatien, n’ayant pas été confirmé par l’imposition des mains d’un évêque, ne pouvait pas non plus avoir reçu le Saint-Esprit. A la mort de Fabien (251), on choisit, pour remplir sa place, Corneille, connu pour son indulgence en faveur des lapsi. Novatien, c’est lui-même qui nous le raconte, aurait voulu continuer à mener la vie tranquille et méditative qu’il avait menée jusque-là. Malheureusement il se laissa entraîner par Novatus, l’un des cinq prêtres opposants de Carthage, homme sans consistance et intrigant, à devenir chef de parti et à se faire nommer évêque en opposition à Corneille. Les deux rivaux en appelèrent aux principales Églises. Beaucoup d’évêques se mirent du côté de Novatien, mais la plupart, et notamment Denys d’Alexandrie et Cyprien, du côté de Corneille. Denys chercha même, dans une discussion amicale, à amener Novatien à se retirer. « Le martyre pour éviter le schisme, lui écrit-il, ne serait pas moins glorieux que le martyre pour éviter l’idolâtrie. Que dis-je ! il est plus glorieux encore, car dans le second cas il ne s’agirait que de votre âme, et dans le premier du bien de l’Église entières. » Ce schisme épiscopal ne se prolongea du reste pas longtemps, et Corneille resta évêque de Rome. Mais la secte des Novatiens (ils se nommaient eux-mêmes les Cathares, les purs) eut des ramifications dans l’Empire presque entier et ne disparut définitivement qu’au vie sièclet.
s – Eusèbe, liv. VI, chap. 45 xlv (il l’appelle Novatus, mais c’est bien de Novatien qu’il s’agit). Neander, I, 330-332.
t – Kurtz, Hist. of the Church, 133, 134.
L’idée fondamentale des Novatiens était que l’Église, ne devant se composer que de personnes pures, devait chasser de son sein toutes celles qui ne l’étaient pas. Par conséquent, qu’elle ne pouvait réintégrer des excommuniés, quelles que fussent leur repentance et leur soumission à la discipline ecclésiastique.
Cyprien, qui considérait Novatien comme un loup introduit dans la bergerie, comparait cette doctrine à la conduite du sacrificateur et du lévite abandonnant à la mort le malheureux blessé du chemin, tandis qu’il se comparait lui-même et ceux qui pensaient comme lui au bon samaritain. Cette comparaison était inexacte. Novatien ne prétendait pas qu’il fallût abandonner ceux qui étaient tombés et ne pas les exhorter à la repentance. Il soutenait aussi énergiquement que Cyprien qu’ils pouvaient être les objets de la miséricorde divine, mais il affirmait que l’Église ne pouvait leur accorder l’absolution, et que leur réadmission à sa communion était une forfaiture. A cela Cyprien répondait que la présence de l’ivraie dans l’Église n’était pas une raison suffisante pour s’en séparer. Comme le fait avec raison remarquer Neander, Cyprien et Novatien partaient tous deux d’une même erreur fondamentale, tout en variant sur son application. Cette erreur, c’était la confusion entre l’Église visible et l’Église invisible. En effet, elle amenait, d’un côté, Novatien à conclure que toute Église particulière, qui consent à conserver des indignes dans son sein, cesse de faire partie de la vraie Église ; de l’autre, ses adversaires à affirmer que l’Église de Christ, étant une communauté extérieure et visible, reste nécessairement pure, si elle est perpétuée et soutenue par une succession épiscopale régulière ; et que, par conséquent, tous ceux qui restent en dehors de son sein sont non moins nécessairement des profanes et des impies. Cyprien, chacun le sait, poussa cette idée jusqu’à ses conséquences extrêmes. Dans son célèbre traité de l’Unité de l’Église, il dit, par exemple : un homme ne peut pas avoir Dieu pour père, s’il n’a pas l’Église pour mère. Aucun de ceux qui étaient hors de l’arche de Noé n’a pu être sauvé : de même, il ne peut y avoir de salut hors de l’Église. L’Église est comme la robe sans couture. Cette robe avait une unité divine ; elle ne pouvait pas être déchirée. Celui qui divise l’Église de Christ ne saurait avoir la robe de Christ pour vêtement. Celui qui n’appartient pas à l’Église ne peut pas être un vrai martyr. Où l’Église n’est pas, là est impossible le pardon des péchés. Les orgueilleux et les opiniâtres sont frappés par l’épée de l’esprit, en ce sens qu’ils sont chassés de l’Église. Or ils ne peuvent avoir la vie en dehors d’elle, car la maison de Dieu est une, et personne ne peut être sauvé hors de l’Église. Assurément, si l’on entend par l’Église, non pas l’Église visible sur la terre, mais l’Église spirituelle et invisible, rien de plus exact que ces affirmations. Mais telle n’est pas la pensée de Cyprien. Bien au contraire. Rien ne le prouve mieux que le commentaire qu’il donne de Matthieu 18.19-20 : « Je vous dis encore que, si deux ou trois d’entre vous s’accordent sur la terre pour demander une chose quelconque, elle leur sera accordée par mon Père qui est dans les cieux. Car là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux. » Il est peu de paroles du Seigneur qui aient donné autant de consolation à ses fidèles abattus ou dispersés que cette promesse. Mais, si l’interprétation qu’en donne Cyprien était vraie, dans combien de circonstances le pain céleste n’aurait-il pas été arraché de la bouche des enfants ! « Ceux qui corrompent ou pervertissent le sens de l’Évangile, dit-il, invoquent la seconde partie de ce texte et négligent la première. Lorsque le Seigneur dit : Là où deux d’entre vous s’accordent, il donne la première place à cet accord. Mais comment un homme peut-il s’accorder avec un autre, si celui-ci ne fait pas partie du corps de l’Église et ne participe pas à son universelle fraternité ? Et comment deux ou trois pourraient-ils s’accorder au nom de Christ, tout en étant séparés de Christ et de son Évangile, comme il est évident qu’ils le sont ? » L’erreur de Cyprien consiste à faire dépendre absolument l’accord des fidèles unis ensemble au nom de Christ, de leur communion extérieure. Or c’est de la communion spirituelle qu’il s’agit, d’une communion complètement indépendante des relations extérieures.
Cyprien n’en possédait pas moins une large et profonde expérience des choses de Christ. Citons quelques courts fragments de ses écrits, où il en a laissé les fruits.
« Partage ton temps, écrit-il à Donat, entre la prière et la lecture ; tantôt converse avec Dieu, tantôt laisse-le converser avec toi ; qu’il t’instruise de ses préceptes, qu’il t’incline à la soumission. L’âme que le Seigneur enrichit ne peut être appauvrie par les hommes… Tous ces lambris dorés, tous ces murs revêtus de marbres précieux te paraîtront méprisables, quand tu sauras que c’est toi qu’il faut orner et embellir de préférence, que ta maison de prédilection doit être celle où le Seigneur est descendu comme dans un temple et où l’Esprit-Saint a commencé de résider… Celui qui est au-dessus du monde ne peut rien désirer du monde. »
« Quand nous prions, dit-il ailleursu, il faut que ce soit de tout notre cœur ; il faut bannir toutes les pensées charnelles et mondaines, et ne songer uniquement qu’à ce que nous faisons… Fermons à l’ennemi toutes les avenues de notre cœur, et qu’il ne soit ouvert que pour Dieu seul. Car souvent l’ennemi s’y glisse subtilement et nous détourne de l’attention que nous devons avoir pour Dieu, si bien que nos paroles ne répondent pas à nos pensées, au lieu que ce n’est pas de bouche, mais d’esprit qu’il faut le prier. Comment voulez-vous que Dieu vous entende, lorsque vous ne vous entendez pas vous-même ? Ou comment pouvez-vous prétendre qu’il se souvienne de vous, tandis que vous vous oubliez ainsi ? Vous priez Dieu, mais vous offensez sa majesté en le priant si négligemment. Vos yeux veillent, mais votre cœur dort ; au lieu que le cœur d’un chrétien doit veiller lors même que ses yeux sont endormis… »
u – De l’oraison dominicale, chap. 31.
Cyprien sait aussi défendre éloquemment l’autorité de l’Écriture contre les inventions et les altérations résultant de la coutume. L’évêque de Rome, Etienne, avait dit, en parlant contre le baptême des hérétiques, qu’on ne devait rien innover, mais s’en tenir à la tradition seule. Cyprien écrit à ce sujet à Pompée : « Mais d’où vient cette tradition ? Est-ce de Notre-Seigneur et de l’Évangile ou des apôtres et de leurs épîtres ? S’il en est ainsi, à la bonne heure, qu’on observe cette sainte et divine tradition… Mais quelle opiniâtreté, quelle présomption n’y a-t-il pas à préférer la tradition humaine aux commandements de Dieu, et à oublier combien la colère de Dieu attend ceux qui, au nom de la tradition humaine, négligent les préceptes divins… La coutume erronée qui s’est glissée dans quelques Églises ne doit point prévaloir sur la vérité, car une coutume qui ne s’appuie point sur la vérité n’est qu’une vieille erreurv… Si nous remontons à la source de la tradition divine, l’erreur humaine disparaît. Lorsqu’un aqueduc, qui fournissait auparavant des eaux abondantes, vient tout à coup à se dessécher, ne remonte-t-on pas aussitôt à son point de départ pour en savoir la cause, pour voir si les sources ont tari, ou si l’aqueduc laisse perdre l’eau ? Ne le répare-t-on pas alors, ne le consolide-t-on pas, afin que la ville puisse être fournie d’eau avec toute l’abondance que comportent les sources ? Voilà ce que doivent faire maintenant les évêques qui veulent garder les commandements de Dieu. Si donc la vérité vient à être douteuse sur quelque point, nous devons remonter à l’Évangile et à la tradition des apôtresw … »
v – Consuetudo sine veritate, vetustas erroris est.
w – Ep. LXXIV, chap. 2, 3, 9, 10.
Ajoutons enfin quelques lignes de son Traité sur la mortalité, écrit au milieu des horreurs d’une peste : « La crainte de Dieu et la foi dans ses promesses doivent tenir votre cœur préparé à tous les sacrifices. Vous perdez votre fortune ; des maladies cruelles assiègent vos membres, qu’elles torturent sans relâche ; la mort enlève à votre tendresse une épouse, des enfants… Ne vous scandalisez pas de ce qui n’est qu’une lutte. La foi du chrétien ne doit se laisser ni ébranler, ni abattre par des épreuves destinées à faire éclater sa force, et l’assurance des biens futurs a de quoi lui inspirer le mépris des maux présents. Sans combat, point de victoire… N’est-ce pas dans la tempête qu’on reconnaît un pilote expérimenté ? … Un arbre dont les racines plongent profondément dans la terre reste immobile et brave l’ouragan qui l’assaille ; protégé par sa forte charpente, un navire est battu par les vagues sans que ses flancs s’entr’ouvrent ; sous le fléau du laboureur, les grains vigoureux résistent aux mêmes vents qui emportent au loin la paille sans consistance. »