Contre Apion - Flavius Josèphe

LIVRE I

CHAPITRE XXVI

Calomnies de Manéthôs.

(227) Le premier qui m'arrêtera, c'est celui dont le témoignage m'a déjà servi un peu plus haut à prouver notre antiquité. (228) Ce Manéthôs, qui avait promis de traduire l'histoire d'Égypte d'après les Livres sacrés, après avoir dit que nos aïeux, venus au nombre de plusieurs myriades en Égypte, établirent leur domination sur les habitants, avouant lui-même que, chassés plus tard, ils occupèrent la Judée actuelle, fondèrent Jérusalem et bâtirent le temple ; Manéthôs, dis-je, a suivi jusque-là les annales. (229) Mais ensuite, il prend la liberté, sous prétexte de raconter les fables et les propos qui courent sur les Juifs, d'introduire des récits invraisemblables et veut nous confondre avec une foule d'Égyptiens lépreux et atteints d'autres maladies, condamnés pour cela, selon lui, à fuir l'Égypte. (230) En effet, après avoir cité le nom du roi Aménophis, qui est imaginaire, sans avoir osé, pour cette raison, fixer la durée de son règne, bien qu'à la mention des autres rois il ait exactement ajouté les années[1], il lui applique certaines légendes, oubliant sans doute que depuis cinq cent dix-huit ans, d'après son récit, avait eu lieu l'exode des pasteurs vers Jérusalem. (231) En effet, c'est sous le règne de Tethmôsis qu'ils partirent ; or, suivant l'auteur, les règnes qui succèdent à celui-là remplirent trois cent quatre-vingt-treize ans jusqu'aux deux frères Séthôs et Hermaios, dont le premier reçut, dit-il, le nouveau nom d'Ægyptos, et le second celui de Danaos. Séthôs, ayant chassé son frère, régna cinquante-neuf ans, et l'aîné de ses fils, Rampsès, lui succéda pendant soixante-six ans[2]. (232) Ainsi, après avoir avoué que tant d'années s'étaient écoulées depuis que nos pères avaient quitté l'Égypte[3], intercalant dans la suite le fabuleux roi Aménophis, il raconte que ce prince désira contempler les dieux comme l'avait fait Or, l'un de ses prédécesseurs au trône[4], et fit part de son désir à Aménophis, son homonyme, fils de Paapis, qui semblait participer à la nature divine par sa sagesse et sa connaissance de l'avenir[5]. (233) Cet homonyme lui dit qu'il pourrait réaliser son désir s'il nettoyait le pays entier des lépreux et des autres impurs. (234) Le roi se réjouit, réunit[6] tous les infirmes de l'Égypte — ils étaient au nombre de quatre-vingt mille — (235) et les envoya dans les carrières à l'est du Nil[7] travailler[8] à l'écart des autres Égyptiens. Il y avait parmi eux, suivant Manéthôs, quelques prêtres savants[9] atteints de la lèpre. (236) Alors cet Aménophis, le sage devin, craignit d'attirer sur lui et sur le roi la colère des dieux si on les forçait à se laisser contempler ; et, voyant des alliés dans l'avenir se joindre aux impurs et établir leur domination en Égypte pendant treize ans, il n'osa pas annoncer lui-même ces calamités au roi, mais il laissa le tout par écrit et se tua. Le roi tomba dans le découragement. (237) Ensuite Manéthôs s'exprime ainsi textuellement : « Les hommes enfermés dans les carrières souffraient depuis assez longtemps, lorsque le roi, supplié par eux de leur accorder un séjour et un abri, consentit à leur céder l'ancienne ville des Pasteurs, Avaris, alors abandonnée. (238) Cette ville, d'après la tradition théologique, est consacrée depuis l'origine à Typhon[10]. Ils y allèrent et, faisant de ce lieu la base d'opération d'une révolte, ils prirent pour chef un des prêtres d'Héliopolis nommé Osarseph[11] et lui jurèrent d'obéir à tous ses ordres. (239) Il leur prescrivit pour première loi de ne point adorer de dieux[12], de ne s'abstenir de la chair d'aucun des animaux que la loi divine rend le plus sacrés en Égypte[13], de les immoler tous, de les consommer et de ne s'unir qu'à des hommes liés par le même serment. (240) Après avoir édicté ces lois et un très grand nombre d'autres, en contradiction absolue avec les coutumes égyptiennes, il fit réparer par une multitude d'ouvriers les murailles de la ville et ordonna de se préparer à la guerre contre le roi Aménophis. (241) Lui-même s'associa quelques-uns des autres prêtres contaminés comme lui, envoya une ambassade vers les Pasteurs chassés par Tethmôsis, dans la ville nommée Jérusalem, et, leur exposant sa situation et celle de ses compagnons outragés comme lui, il les invita à se joindre à eux pour marcher tous ensemble sur l'Égypte. (242) Il leur promit de les conduire d'abord à Avaris, patrie de leurs ancêtres, et de fournir sans compter le nécessaire à leur multitude, puis de combattre pour eux, le moment venu, et de leur soumettre facilement le pays. (243) Les Pasteurs, au comble de la joie, s'empressèrent de se mettre en marche tous ensemble au nombre de deux cent mille hommes environ et peu après arrivèrent à Avaris. Le roi d'Égypte Aménophis, à la nouvelle de leur invasion, ne fut pas médiocrement troublé, car il se rappelait la prédiction d'Aménophis, fils de Paapis. (244) Il réunit d'abord une multitude d'Égyptiens, et après avoir délibéré avec leurs chefs, il se fit amener les animaux sacrés les plus vénérés dans les temples et recommanda aux prêtres de chaque district de cacher le plus sûrement possible les statues des dieux. (245) Quant à son fils Séthôs, nommé aussi Ramessès du nom de son grand-père Rampsès[14], et âgé de cinq ans, il le fit emmener chez son ami[15]. Lui-même passa (le Nil) avec les autres Égyptiens, au nombre de trois cent mille guerriers bien exercés, et rencontra l'ennemi sans livrer pourtant bataille ; (246) mais pensant qu'il ne fallait pas combattre les dieux, il rebroussa chemin vers Memphis, où il prit l'Apis et les autres animaux sacrés qu'il y avait fait venir, puis aussitôt, avec toute son armée et le peuple d'Égypte, il monta en Éthiopie ; car le roi d'Éthiopie lui était soumis par la reconnaissance. (247) Celui-ci l'accueillit et entretint toute cette multitude à l'aide des produits du pays convenables à la nourriture des hommes, leur assigna des villes et des villages suffisants pour les treize ans d'exil imposés par le destin à Aménophis loin de son royaume, et n'en fit pas moins camper une armée éthiopienne aux frontières de l'Égypte pour protéger le roi Aménophis et les siens[16].

[1] Ed. Meyer (Chronologie, p. 77) a fait observer que Manéthôs n'indique la durée d'un règne qu'à la fin de celui-ci ; et il pense que Josèphe ne disposait que d'un extrait qui s'arrêtait avant la fin du règne d'Aménophis. Il est difficile de savoir d'ailleurs sous quel Aménophis Manéthôs plaçait l'histoire des Impurs. D'après Josèphe, elle serait postérieure au règne de Séthôs = Seti, 3e roi de la 19e dynastie ; or, aucun roi de cette dynastie ne porte le nom d'Amenhotep. Si l'histoire était racontée « hors cadre » on pourrait songer soit à Aménophis III (1411-1375) sous lequel vécut Aménophis, fils de Paapis (= § 232) soit à Aménophis IV (1375-1358) dont la réforme religieuse et le culte solaire trouvaient un écho dans l'anecdote du « prêtre d'Héliopolis » rebelle. Quoi qu'il en soit, Josèphe paraît admettre (§ 231) que l'Aménophis en question est le successeur de Ramsès (II) fils de Séthôs. Mais il se trompe dans son calcul en plaçant son avènement (§ 230) 518 ans après l'exode des Hycsos. En effet, comme je l'ai déjà montré plus haut (note sur le § 103) le total des règnes énumérés entre cet exode et l'avènement de Séthôs ne fournit que 334 ans et non 393 (§ 103, 231 et II, 16) ; en y ajoutant 59 + 66 = 125 ans pour les règnes de Séthôs et de Ramsès (§ 231) on trouve donc 459 ans et non 518. Il semble bien que Josèphe (ou sa source) ait compté deux fois les 59 ans de Séthôs.

[2] Voir la note ci-dessus.

[3] Mais Manéthôs n'assimilait pas les Hycsos aux Hébreux.

[4] Or est le 9e roi de la XVIIIe dynastie (supra. § 96). Mais Hérodote, II, 42, raconte la même histoire de l'Héraclès égyptien et il y a peut-être une confusion avec le dieu Horus.

[5] Ce personnage paraît avoir une réalité historique : c'est Amenhotep, fils de Hapou, ministre d'Aménophis III, dont Mariette a découvert la statue avec une inscription intéressante ; on lui attribuait des grimoires magiques (Maspero, II, 298 et 449; Wilcken, Ægyptiaca, p. 147 suiv. ; Breasted, Ancient Records, II, 911).

[6] On apprend plus loin, § 237, que le rassemblement des infirmes s’est fait en très peu de temps. Josèphe a supprimé ce détail, de même que § 245 il omet de présenter l'« ami », et de dire que la rencontre d'Aménophis avec les envahisseurs a lieu vers Péluse (fait mentionné seulement au § 274).

[7] Ce sont (Lepsius, F. G. Müller, Maspero) les carrières de Tourah, déjà connues d'Hérodote (II, 8 et 124) comme ayant fourni les matériaux des pyramides.

[8] Sur l'emploi des forçats dans les carrières à l'époque ptolémaïque, v. Bouch-Leclercq, Histoire des Lagides III, 241 et IV, 193 et 337.

[9] Osarseph d'Héliopolis et ses confrères, qui sont sans doute ses compatriotes (infra. § 238 et 245) : les Héliopolitains sont, d'après Hérodote II, 3, Αἰγυπτίων λογιώτατοι.

[10] Voir plus haut, §§ 78 et 86.

[11] Ce nom théophore est clairement calqué sur celui de Joseph par la substitution de l'élément Osiris à Iahveh, quoique plus loin ce personnage joue le rôle, non de Joseph, mais de Moïse.

[12] L'« athéisme » vient en tête des commandements d'Osarseph-Moïse, à titre de « première loi ». L'auteur sait-il que le Décalogue commence par l'ordre de n'avoir d'autre dieu que Iahveh ? Ou se rappelle-t-il l'ordonnance des listes de devoirs dressés par les moralistes grecs et où est inculqué, comme premier précepte (Xénophon, Mem. IV, 4, 19, Poème doré, V. I, cf. Dieterich, Nekyia, p. 146 et suiv.) le respect des dieux ?

[13] Cf. Tacite, Histoires, V, 4 : ils sacrifient le bélier comme pour insulter Hammon, et le bœuf, parce que les Égyptiens adorent Apis.

[14] Le prince héritier, fils d'Aménophis, porte les deux noms de Séthôs et de Ramessès comme le roi Séthôs-Ramessès de § 98, également fils d'Aménophis. On remarque que le double nom n'apparaît jamais chez Josèphe qu'une seule fois : le Séthôs [grec] de § 98 est Séthôs tout court §§ 101, 102 et 231 (comme d'ailleurs chez l'Africain), celui de § 245, au contraire, ne s'appelle plus que Ramessès ou Rampsès §§ 251 et 300 (comme chez Chaeremon, infra § 292). Les mots Σέθων τὸν καὶ du présent texte et καὶ ῾Ραμέσσης de § 98 sont donc des éléments adventices destinés à identifier un Séthôs fils d'Aménophis et un Ramessès fils d'Aménophis ; cf. Ed. Meyer, Chronologie, p. 91, qui considère les additions comme des interpolations à Manéthôs.

[15] Quel ami ? Il n'est pas certain qu'il s'agisse du roi d'Éthiopie dont il sera bientôt question.

[16] Texte suspect.

(248) Les choses se passaient ainsi en Éthiopie. Cependant les Solymites firent une descente avec les Égyptiens impurs et traitèrent les habitants d'une façon si sacrilège et si cruelle que la domination des Pasteurs paraissait un âge d'or à ceux qui assistèrent alors à leurs impiétés. (249) Car non seulement ils incendièrent villes et villages, et ne se contentèrent pas de piller les temples et de mutiler les statues des dieux, mais encore ils ne cessaient d'user des sanctuaires comme de cuisines pour rôtir les animaux sacrés qu'on adorait, et ils obligeaient les prêtres et les prophètes à les immoler et à les égorger, puis les dépouillaient et les jetaient dehors. (250) On dit que le prêtre d'origine héliopolitainne qui leur donna une constitution et des lois, appelé Osarseph[17], du nom du dieu Osiris adoré à Héliopolis, en passant chez ce peuple changea de nom et prit celui de Moïse. »

[17] Josèphe (Manéthôs ?) paraît oublier qu'il a déjà mentionné Osarseph au § 238. E. Meyer (op. cit. p. 77) voit dans ce paragraphe une addition d'un commentateur antisémite de Manéthôs, de sorte que l'assimilation Osarseph = Moïse n'émanerait pas de ce dernier.

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