Le point de départ est la donnée expérimentalef que tout phénomène psychique a son corrélatif physiologique. La donnée, bien qu’elle ne soit pas toujours et partout vérifiable, l’est assez cependant pour être établie. — Mais on en tire immédiatement la thèse suivante : il n’y a rien dans le psychique qu’il n’y ait dans le physiologique ; et, au cas particulier : il n’y a rien dans la sensation qu’il n’y ait dans le réflexe. Le réflexe couvre la sensation ; la sensation couvre le réflexe. L’un égale l’autre. L’un est le même que l’autre. Et comme en plusieurs cas on peut établir que l’un précède l’autre, on en conclut que ce qui précède engendre ce qui suit : que le réflexe engendre la sensation, que la sensation n’est que le réflexe prolongé, — ou transformé.
f – Ceci ne touche pas Hume, mais seulement M. Ribot. En effet, le sensationnisme criticiste part de la sensation comme d’une donnée première ; tandis que le sensationnisme psycho-physiologique part du réflexe biologique, et explique par lui la sensation.
La sensation est-elle vraiment donnée par le réflexe ? La thèse que nous soutenons est qu’il n’y a pas de commune mesure entre le réflexe et la sensation. Ce sont deux phénomènes hétérogènes ; si l’un (le réflexe) est la condition de l’autre (la sensation), ils ne sont pas immédiatement et nécessairement produits mutuels l’un de l’autre.
Toute la question se ramène à celle-ci : la sensation est-elle un mouvement ? ou encore : qu’y a-t-il de commun entre un mouvement et une sensation ? — Il n’y a de commun que leur correspondance quand le mouvement (extérieur) atteint le corps sensible, ou qu’il se produit (sous la forme du réflexe) dans le corps sensible. A part cette corrélation, je ne vois rien de commun d’un phénomène à l’autre. Depuis quand, je le demande, une vibration physique, quelle qu’elle soit, rotatoire, ondulatoire ou autre, ressemble-t-elle en quoi que ce soit à une sensation, à une sensation d’amer, de froid, de plaisir ou de douleur, par exemple ? Autant dire qu’un mouvement serait amer, ou froid, ou sucré. La nature de l’un des termes est entièrement distincte de celle de l’autre. Le mouvement est dans le temps et l’espace ; la sensation est dans la conscience, qui n’est pas dans le temps, ni dans l’espaceg. Un mouvement est un mouvement ; une sensation est une sensation. En soi un mouvement n’est pas une sensation, et ne peut le devenir par soi seul ; et une sensation en soi n’est pas un mouvement, ni ne peut s’y ramener. Ce sont deux phénomènes d’ordres différents. Taine lui-même avoueh que le passage du mouvement moléculaire à la sensation, même décomposée dans ses derniers éléments, est impossible à franchir : « Au fond de tous les événements corporels, dit-il, on découvre un élément infinitésimal, imperceptible aux sens : le mouvement, dont les degrés et les complications constituent le phénomène physique, chimique et physiologique. Au fond de tous les éléments psychiques, on devine un élément infinitésimal, imperceptible à la conscience, dont les degrés et les complications constituent la sensation, image et idée. »
g – La sensation n’est dans le temps et dans l’espace que par son objet ou ses conditions physiques ; elle n’est pas elle-même dans le temps et dans l’espace. Au contraire, le mouvement est lui-même dans le temps et dans l’espace.
h – De l’intelligence, livre IV, chap. II.
Voilà qui est net. Le fond du domaine physiologique, c’est le mouvement ; le fond du domaine psychique, c’est la sensation. Or, a dit Tyndall et répètent Du Bois-Reymond, Huxley, etc., « l’abîme qui sépare ces deux classes de phénomènes reste intellectuellement infranchissable ». Et il faut ne pas se lasser de le redire, quand nous arriverions à connaître les mouvements moléculaires qui se produisent dans le cerveau avec toute la précision que possède l’astronomie en ce qui concerne le mouvement des astres, le moindre fait de sensation n’en continuerait pas moins à demeurer d’un autre ordre ; il appartient à un autre monde que celui où se produit la vibration cellulaire dans l’écorce du cerveau.
[Que si l’on veut abattre la barrière qui sépare, les deux mondes, il faut recourir à une hypothèse invérifiable expérimentalement, celle précisément qu’emploie Taine et que semble employer aussi M. Ribot lorsqu’il parle de la conscience comme d’une sublimation de l’organisme physique ; à savoir que nous n’aurions à faire qu’à un seul et même événement biologique, mais à un événement à deux faces : l’une externe, l’autre interne ; l’une psychique ou mentale, et l’autre physique ou physiologique ; l’une accessible à la conscience, l’autre à l’observation externe. Mais ce n’est là qu’une hypothèse. Cet événement biologique antérieur à la sensation et au mouvement, d’où procèdent la sensation et le mouvement, ne nous est pas donné par l’expérience. C’est de la métaphysique, ce n’est pas de la science ; ce peut être de la métaphysique matérialiste ou de la métaphysique spiritualiste, suivant que l’événement biologique en question est conçu comme spirituel ou comme matériel en son essence ; mais c’est de la métaphysique. On a beau faire, le mouvement se distingue de la sensation dès qu’il y a conscience. Pour affirmer leur identité, il faut se plonger dans le fond obscur de l’inconnaissable, où justement l’on ne peut rien savoir. Dès que l’on sait, la différence existe. Elle est donc irréductible pour la science et elle le demeure, à moins qu’on ne recoure à la méthode singulière d’expliquer le clair par l’obscur, le certain par l’incertain, et de préférer une hypothèse douteuse à une donnée positive.]
A vrai dire, l’explication de la sensation par le seul réflexe se présente encore sous une autre forme, qu’il y aurait lieu d’envisager ici. Renonçant à assimiler sensation et mouvement, cette seconde théorie fait de la sensation un produit transformé du réflexe nerveux. J’en rejette l’examen un peu plus loin, où il fera l’objet d’une « Remarque ». La question sera plus claire, en effet, quand nous aurons traité celle des rapports de la sensation et de l’idée.