La Vérité Humaine – I. Quel homme suis-je ?

B. La sensation et l’idée

[Ceci ne concerne pas M. Ribot, mais seulement Hume. Il est clair, en effet, que dans une conception où le mouvement est capable d’engendrer la sensation, a fortiori celle-ci engendre-t-elle l’idée ; la question ne se pose même pas. — Au contraire, la question se pose pour le sensationnisme criticiste, préoccupé de la connaissance, de la faculté de connaître, c’est-à-dire du rôle et de la valeur de l’idée.]

Comme tout à l’heure, le point de départ est la donnée expérimentale que l’idée s’éveille avec la sensation et dans la sensation ; qu’elle a la sensation pour condition (tellement qu’un aveugle de naissance n’a pas l’idée de la lumière, ni le sourd l’idée du son). Cette donnée, qui n’est pourtant pas toujours vérifiable, l’est assez cependant pour être admise. — Mais nous avons vu qu’on en tire aussitôt l’axiome : il n’y a rien dans l’intelligence, c’est-à-dire dans les idées, qu’il n’y ait d’abord eu dans les sens. Et par cet axiome on entend que la sensation et l’idée sont de même nature ; que ce sont des phénomènes identiques, mutuellement convertibles ; et que la sensation, précédant l’idée, engendre ou produit l’idée, qui n’est qu’un mode affaibli de la sensation : l’image (ἰδέα) de la sensation. Telle est l’affirmation de Hume.

Eh bien, nous demandons : l’idée est-elle vraiment donnée par la sensation, contenue dans la sensation ? Et la thèse que nous allons soutenir est que : si la sensation n’est pas contenue dans le réflexe, l’idée non plus n’est pas contenue dans la sensation ; à plus forte raison l’idée est-elle totalement différente du mouvement réflexe.

La sensation, avons-nous dit, ne se résout pas sans reste dans le mouvement, et par suite, ne s’explique point par le seul mouvement. Là déjà intervient un phénomène supérieur au mouvement : la traduction du mouvement en sensation ; transposition témoignant d’une activité qui n’appartient pas au corps comme élément physique, qui réclame donc, pour se produire, la présence d’un facteur nouveau. Or, si là déjà il y a hiatus et déchirure dans l’enchaînement, parce que passage d’un ordre de phénomènes à un autre ordre de phénomènes, nous disons que cette rupture de continuité est encore plus frappante entre le mouvement et l’idée.

Remarquez, en effet, combien il s’en faut que l’idée, l’image intellectuelle, le concept, soit directement et totalement réductible à la sensation. Hume a beau prétendre que les idées dérivent des sensations comme une copie dérive de l’original, et ne sont par conséquent que des images moins vives de l’impression première ; — ni la simple différence de force et de vivacité, ni la comparaison tirée de l’original et de la copie ne suffisent à distinguer les idées des impressions. La distinction est beaucoup plus fondamentale. Chacun sent que ces deux faits psychiques diffèrent, non de degré seulement, mais de nature, et que l’étymologie du mot idée, invoquée par Hume, ne peut rien éclaircir à ce sujet. L’idée que j’ai de telle ou telle de mes joies ou de mes douleurs passées, c’est-à-dire de telle ou telle de mes sensations, ne peut en aucune manière être dite semblable à cette joie ou à cette douleur, c’est-à-dire à cette sensation, comme la copie l’est à l’original. Elle ne saurait davantage être dite moins forte, moins vive que cette joie et cette douleur. Cette joie ou cette douleur, c’est-à-dire cette impression, est à la vérité l’objet de l’idée que j’en ai (comme tout à l’heure le phénomène du mouvement physique était l’objet de ma sensation) ; mais l’idée que j’ai de mon impression de joie ou de douleur n’est pas un fait mental de l’espèce joie ou de l’espèce douleur, c’est-à dire de l’espèce impression ; elle ne l’est pas plus, dis-je, que cette impression elle-même n’était un fait physique de l’espèce mouvement. Comme la sensation et le mouvement sont de deux ordres différents, de même l’idée et la sensation sont de deux ordres différents. Ni la sensation simple, ni la sensation complexe, ni la suite et l’accumulation des sensations ne produisent par elles-mêmes l’idée que je puis en avoir. La sensation est la sensation, et l’idée est l’idée. Entre la sensation et l’idée intervient une nouvelle opération de l’esprit, savoir le groupement, la comparaison, l’analyse et l’interprétation ou traduction des impressions. L’idée de chaleur n’est pas un produit naturel ou nécessaire de l’impression de chaleur. Elle résulte d’un triage, d’une comparaison entre plusieurs impressions dont l’attribut commun était la chaleur ; cet attribut seul a été retenu, a été abstrait des impressions elles-mêmes (qui avaient bien d’autres attributs) et a été transformé en une idée de chaleur, idée qui n’est nullement identique à l’impression de chaleur bien qu’elle puisse la rappeler.

[La sensation de chaleur me vient d’une multitude d’expériences différentes : la chaleur du soleil, celle d’une bougie, celle de mon lit, celle d’un feu de forge, etc. — Si l’idée de chaleur était la copie, l’image, la résultante de ces sensations, quel gâchis ! — Mais elle n’en est ni l’image, ni la copie, ni la résultante. Elle est autre chose que chacune de ces sensations et que toutes ensemble. Elle est un concept qui ne résulte pas passivement de la sensation, mais que je me suis créé moi-même, par un choix actif entre les divers caractères de mes sensations. J’en ai abstrait un seul caractère, la chaleur, et j’ai laissé tomber les autres. J’ai comparé et retenu certains caractères sensibles communs, et je les ai transformés en ce qu’ils n’étaient pas : une idée, un concept de chaleur, qui n’a rien en lui-même de sensible. On ne se chauffe pas, Messieurs, avec l’idée de chaleur. Les marchands de combustible en seraient navrés.]

Je conclus donc qu’entre la sensation et l’idée, comme entre le mouvement et la sensation, se place nécessairement la présence et l’activité d’un tiers facteur, et que le sensationnisme, incapable malgré son titre et ses prétentions, d’expliquer la sensation, plus incapable encore d’expliquer l’idée, l’est à plus forte raison d’expliquer le je suis dont les phénomènes de la sensation et de la pensée font partie intégrante. De par ses présuppositions méthodologiques, il manque à saisir l’un des facteurs essentiels de l’être qui sent et qui pense.

Remarque. — Ici, il est vrai, intervient une autre hypothèse. On nous accorde que la sensation n’est pas un mouvement, ni l’idée une sensation ; mais on nous assure que la sensation est une transformation du mouvement, et l’idée une transformation de la sensation. « Chaque observateur, écrit Charles Vogta, arrivera bien, je pense, par une suite de raisonnements logiques à l’opinion que voici : que toutes les propriétés que nous désignons sous le nom d’activité de l’âme ne sont que des fonctions de la substance cérébrale, et pour nous exprimer d’une façon plus grossière [en effet elle est plus grossière], que la pensée est à peu près [remarquez cet à peu près : on glisse sur une analogie que l’on veut faire accepter, mais dont on sent bien qu’au fond elle n’est pas très certaine] ce que la bile est au foie et l’urine aux reins. » Ce qui veut dire que la pensée (sensation, idée) est une sécrétion naturelle du cerveau, comme la bile est une sécrétion naturelle du foie, et l’urine une sécrétion naturelle des reins. Chacun de ces organes produit nécessairement ce qui appartient à ses fonctions propres : l’un l’urine, l’autre, la bile, l’autre encore la pensée. La pensée est un produit du cerveau. Elle n’est point en elle-même un mouvement moléculaire ; mais elle est le produit transformé de ce mouvement.

aHistoire de la création, p. 32.

A cela nous n’avons rien à dire, pourvu que l’on distingue. Car il y a transformation et transformation. Si l’on prétend, comme le fait le matérialisme contemporain, du fait de la transformation des forces, en faveur de la transformation de l’afflux nerveux en pensée ; si l’on affirme que de même que les vibrations de l’éther se transforment en chaleur, puis en lumière, de même les réflexes peuvent aussi se transformer en sensation, et les sensations en pensée ; nous répondons que l’analogie ne tient pas. Car lorsque le mouvement se transforme en chaleur puis en lumière, il y a transformation du même au même, puisqu’il s’agit toujours du même éther et des mêmes vibrations (la substance reste la même : physique, — le phénomène ressortit à la même sphère : l’espace et le temps) ; tandis que lorsqu’il y a transformation de vibrations nerveuses en sensation, ou de sensations en idée, il y a transformation de l’autre à l’autre, puisque la sensation n’est pas du même ordre que la vibration nerveuse, ni l’idée du même ordre que la sensation. Ou, pour nous servir de l’exemple cité plus haut : lorsque le foie sécrète la bile et les reins l’urine, il y a transformation du même au même, puisque des deux parts, après comme avant, la substance transformée est de même ordre, et que la transformation elle-même est et reste de nature chimique ou physiologique ; au lieu que lorsqu’on affirme que le cerveau sécrète la pensée, il y a transformation de l’autre à l’autre, puisque la transformation serait du physiologique au psychique, c’est-à-dire d’un ordre distinct à un autre ordre distinct, et qu’il n’y a aucune identité de nature entre la chose d’avant la sécrétion (mouvement) et la chose d’après la sécrétion (pensée). L’analogie, dans ce cas, est donc boiteuse ; nous la récusons, et nous réclamons, pour opérer cette transformation, la présence et l’activité du seul facteur qui la puisse opérer : le facteur spirituel.

[Nous n’admettrions l’analogie que dans le cas où (selon l’hypothèse de M. Armand Sabatier, par exemple) le mouvement physiologique à transformer serait lui-même préalablement défini comme une activité spirituelle. Car alors la transformation serait, non de l’autre à l’autre, mais du même au même, et l’on nous aurait accordé d’avance ce que nous demandons, savoir l’existence de l’activité de l’esprit. — Mais le monisme spiritualiste n’est qu’une hypothèse philosophique, dont les données ne peuvent être mises sur un pied de certitude égale avec les données de la science et de l’expérience scientifique.]

On voit donc que l’« à peu près » de Charles Vogt se ramène, par un raisonnement logique auquel il nous convie lui-même, à un « en aucune manière » catégorique. Le hiatus entre pensée, sensation et mouvement subsiste. Aucune théorie de transformation physique ou de sécrétion organique ne le comble ; il conduit nécessairement à l’admission d’un tiers facteur seul capable de le remplir. « De tous les corps ensemble, disait déjà Pascal, on ne saurait en faire réussir une petite pensée ; cela est impossible et d’un autre ordre. »

En résumé :

Le réflexe nerveux n’explique pas la sensation, et la sensation ne se réduit pas au réflexe, parce que les attributs de l’un sont irréductibles aux attributs de l’autre (qualitativement distincts). Le réflexe est une vibration, donc un mouvement, toujours relatif à un corps et qui peut être dit rapide ou lent, rotatoire, ou circulaire, etc… ; mais aucun mouvement ne peut être dit amer ou doux, froid ou chaud, etc… Inversement, la sensation est un état de conscience qui n’a rien à voir avec les attributs du mouvement. Toujours relative, non à un corps, mais à une conscience, elle peut être dite amère ou douce, chaude ou froide ; mais aucune sensation ne peut être dite ni lente, ni rapideb, ni rotatoire, ni circulaire… — L’irréversibilité absolue des attributs distinctifs du réflexe et de la sensation témoigne de leur absolue distinction d’essence ou de nature. Il n’y a pas de commune mesure entre l’un et l’autre. L’un, le mouvement réflexe, ressortit aux catégories du temps et de l’espace, qui sont celles de l’existence physique ; l’autre, la sensation, ressortit aux catégories de la conscience, qui sont celles de l’existence psychique.

b – Une sensation se produit rapidement ou lentement ; en-elle-même, elle n’est ni lente, ni rapide.

La sensation n’explique pas l’idée, et l’idée ne se réduit pas à la sensation, parce que si l’idée était une copie de la sensation ou une résultante de sensations, si la sensation expliquait réellement l’idée, il faudrait qu’elle se retrouvât tout entière dans l’idée ; or elle ne s’y retrouve pas tout entière. L’idée de chaud ou de froid est distincte en elle-même des sensations analogues que j’ai pu avoir. L’idée de chaud est une et identique ; les impressions de chaud sont multiples et différentes. Il y avait dans les impressions une foule de données que l’idée a laissé tomber. L’idée s’est formée, à propos des impressions, par une opération active de l’entendement, qui a analysé, comparé, choisi et retenu un seul caractère commun aux impressions : la chaleur. Cette idée est un concept abstrait de création intellectuelle, et donc nouvelle. Les attributs de la sensation ne sont pas applicables à l’idée : une idée ne saurait être dite chaude, ou froide, ou douce, ou amère en elle-même ; mais elle est dite vraie ou fausse, belle, ou noble, ou grande. Inversement, les attributs de l’idée ne sont pas applicables à la sensation : la sensation est amère ou douce, chaude ou froide, elle n’est ni vraie ni faussec, ni belle, ni grande. — Cette irréversibilité des attributs essentiels de la sensation et de l’idée témoigne de leur distinction d’essence ou de nature.

c – Dès qu’elle est, elle est vraie ; il suffit qu’elle existe pour qu’elle soit.

S’il en est ainsi de la différence entre la sensation et l’idée, à plus forte raison de la différence entre le réflexe et l’idée. L’idée n’a rien de spatial ; le mouvement ne ressortit pas à la catégorie du vrai et du faux.

La sensation et l’idée ne sont en aucune manière une transformation nécessaire, un produit naturel du réflexe nerveux, c’est-à-dire du mouvement physique ou chimique. Pour qu’elles le fussent, il faudrait que le mouvement les produisît toujours et partout, que tout choc de mouvement physique, que toute vibration de mouvement chimique produisissent la sensation et l’idée. Cela est nécessaire à la notion de produit naturel ou nécessaire. Or le mouvement physique ou chimique ne s’accompagne de sensation et d’idée que dans les organismes doués au préalable de vie psychique. — Les analogies que l’on invoque ne sont pas probantes. Car les transformations de mouvement en chaleur, de chaleur en lumière, comme aussi les sécrétions de la bile par le foie, de l’urine par les reins, s’accomplissent du même au même (même substance et mêmes catégories de la substance : l’espace et le temps). — Mais la transformation du réflexe en sensation, comme aussi la sécrétion de l’idée par le cerveau, implique une transformation de l’autre à l’autre (autre essence et autres catégories de l’essence). Cette hétérogénéité est telle qu’aucune alchimie n’est capable d’en réduire l’opposition.

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