Le monstre. – La colline de Cupidité. – Retraite pour les agneaux. – Défaite du géant Désespoir. – Le château du Doute démoli. – Défaillant et Frayeur sont mis en liberté.
Nos pèlerins demeurèrent longtemps dans la foire de la Vanité où ils avaient pris logement chez M. Mnason. Celui-ci donna par la suite ses filles, Grâce et Marthe, en mariage, la première à Samuel, et la seconde à Joseph, les fils de Christiana.
Je disais qu’ils firent là un long séjour, car ce n’était plus alors comme dans les premiers temps. De sorte que les pèlerins profitèrent de ce temps pour se mettre en relation avec un bon nombre d’excellentes gens de la ville au service desquels ils se dévouèrent du mieux qu’ils purent. Miséricorde travaillait toujours pour les pauvres, étant toujours prête à répondre aux besoins qui se manifestaient autour d’elle. C’est pourquoi les pauvres la bénissaient parce qu’ils étaient rassasiés et vêtus. De cette manière, elle rendait honorable sa profession. Pour rendre justice aux autres, je dois dire que Grâce, Phœbé et Marthe avaient toutes d’excellentes qualités, et que chacune remplissait convenablement son rôle. Elles étaient toutes à l’état de fécondité ; en sorte que, comme nous l’avons déjà remarqué, il y avait tout lieu de croire que le nom de Chrétien se perpétuerait dans le monde.
Tandis qu’ils étaient là dans l’attente, l’on vit paraître un monstre sortant des bois, lequel avait déjà fait périr beaucoup de gens de la ville. Cet infâme avait même l’audace d’enlever leurs enfants pour les nourrir ensuite de son lait. Or personne dans la ville n’osait attaquer le monstre ; tous au contraire prenaient la fuite quand ils entendaient seulement le bruit de ses pas. Il n’y avait sur la terre aucune bête qui lui fût semblable ; sa forme était comme celle du dragon ; « il avait sept têtes et dix cornes. » (Apoc. 12.3 : Et il parut un autre signe dans le ciel : et voici un grand dragon rouge ayant sept têtes et dix cornes, et sur ses têtes sept diadèmes.) Il faisait un grand dégât parmi les enfants, et cependant il était gouverné par une femme. (Apoc. 17.3 : Et il me transporta en esprit dans un désert, et je vis une femme assise sur une bête écarlate, pleine de noms de blasphèmes, et qui avait sept têtes et dix cornes.) Ce monstre imposait des lois aux hommes, et ceux qui tenaient plus à leur vie qu’au salut de leurs âmes, acceptaient ses conditions.
M. Grand-Cœur, de concert avec ceux qui avaient été appelés chez M. Mnason pour voir les pèlerins, résolut de livrer bataille à la bête. En déclarant la guerre à un serpent si venimeux, leur but était de mettre les habitants de la ville à l’abri de son pouvoir destructeur.
Il fut donc convenu que Grand-Cœur, Contrit, Sans-Reproche, Ne-Ment-point et Repentant iraient l’attaquer sur son propre terrain. Ils prirent leurs armes et le sommèrent de se rendre. Le monstre se montra d’abord très arrogant, et jeta sur ses adversaires un regard profondément dédaigneux ; mais eux, qui étaient des hommes décidés et bien armés, tombèrent brusquement sur lui, et firent si bien qu’il fut forcé de se retirer. Après cela, ils s’en retournèrent à la maison de Mnason.
Il est de fait cependant que le monstre n’en continuait pas moins à faire des sorties. Pour cela, il choisissait ses heures afin de pouvoir plus facilement dérober les enfants de la ville. Mais on voyait aussi aux mêmes heures nos vaillants hommes se tenir aux aguets, et lui livrer de fréquents assauts. C’était à tel point que l’ennemi finit par se trouver non seulement couvert de blessures, mais encore estropié ; en sorte qu’il ne pouvait plus, comme autrefois, commettre ses déprédations parmi les enfants. Suivant l’opinion de quelques-uns, cette vilaine bête serait condamnée à mourir bientôt par suite de ses blessures.
Le succès qu’obtinrent M. Grand-Cœur et ses amis dans ces circonstances, leur a valu une grande réputation ; leur nom est devenu depuis lors célèbre parmi les habitants de la ville, et une assez grande partie de la population témoigne de son estime et de son profond respect pour les personnes de leur caractère, quoique, il ne faut pas se le dissimuler, ils soient encore en très petit nombre ceux qui savent réellement apprécier les bonnes choses. Il s’ensuit que depuis lors, les pèlerins ont été beaucoup moins molestés dans cet endroit. Il y en eut cependant quelques-uns de basse condition qui, ne tenant compte ni de leur valeur, ni de leurs exploits, continuèrent à les mépriser ; le fait est qu’ils étaient aussi aveugles que des taupes, et aussi stupides que des bêtes de somme.
Le temps approchait où nos pèlerins devaient quitter ce lieu et continuer leur voyage. Ils firent donc leurs préparatifs de départ, et voulant avoir une dernière conférence avec leurs amis, ils les envoyèrent chercher. Quelques moments furent ainsi consacrés à des communications fraternelles. Puis, ils se recommandèrent mutuellement à la protection de leur Prince. Il y en eut plusieurs qui, dans cette circonstance, donnèrent aux pèlerins des marques de libéralité en les chargeant de provisions. Chacun se faisait un plaisir d’apporter de chez soi telles choses qui pouvaient convenir aux faibles et aux forts, aux femmes et aux hommes. « Ils leur fournirent donc ce qui leur était nécessaire. » (Act. 28.10 : Ils nous rendirent aussi de grands honneurs, et, à notre départ, ils nous pourvurent de ce qui nous était nécessaire.) Ensuite, les voyageurs se mirent en route, et leurs amis les accompagnèrent aussi loin que cela leur parut convenable. Au moment où ils durent se séparer, ils se recommandèrent de nouveau à la protection de leur Souverain.
Notre petite caravane poursuivait tranquillement sa course, ayant l’honorable Grand-Cœur en tête. Les plus jeunes d’entre eux, de même que les femmes, se trouvaient naturellement plus faibles ; mais ils allèrent du mieux qu’ils purent, et c’est probablement parce qu’il en était ainsi que MM. Clocheur et Esprit-abattu sympathisaient davantage avec leur condition.
Ils étaient déjà loin de la ville, et avaient pris congé de leurs amis lorsqu’ils reconnurent le lieu où Fidèle avait été mis à mort ; ils se hâtèrent d’y arriver, et s’étant arrêtés un instant, ils remercièrent Celui qui avait rendu son serviteur capable de porter si courageusement sa croix ; ils purent d’autant mieux le bénir qu’ils savaient apprécier la leçon utile que cet homme venait de leur donner par le souvenir de ses souffrances. Tout en causant entre eux de Chrétien et de Fidèle, ils parcoururent une grande distance. Le sujet dont ils s’occupaient était pour eux d’un haut intérêt. C’est ainsi qu’ils admiraient encore la manière dont l’Espérant s’était lié avec Chrétien après la mort de Fidèle. Étant arrivés au coteau de Cupidité, ils se rappelèrent qu’il y avait une mine d’argent, et que c’était par là que Démas, ayant été séduit, abandonna sa vocation. On dit aussi que Détour est venu s’y heurter et s’y perdre. Ils trouvèrent par conséquent là matière à réfléchir sérieusement. Mais lorsqu’ils furent arrivés à l’ancien monument que l’on rencontre après avoir tourné un peu sur le penchant de la colline, ils aperçurent une statue de sel dressée en vue de Sodome et de ses eaux infectes. Or, ils étaient étonnés, de même que l’avait été Chrétien précédemment, de ce que des hommes d’un si beau talent et d’un jugement si exercé, avaient pu être assez aveugles pour se fourvoyer en cet endroit. Mais ayant bien considéré la chose, ils comprirent que l’homme ne change pas sa nature par les tristes exemples qui lui sont donnés, surtout si l’objet sur lequel se portent ses regards, a quelque chose d’attrayant aux yeux de la chair.
Je les vis poursuivre leur route jusqu’au fleuve qui se trouve en deçà des Aimables-Collines. C’est un fleuve qui voit croître sur ses bords des arbres magnifiques dont les feuilles ont un pouvoir efficace contre les maux d’estomac. (Apoc. 22.2-3 : Au milieu de la rue de la cité ; et sur les deux bords du fleuve, sont des arbres de vie, qui produisent douze récoltes, rendant leur fruit chaque mois, et les feuilles des arbres sont pour la guérison des nations.) L’on remarquait encore dans cette région de belles prairies qui sont verdoyantes en toutes saisons, et où ils pouvaient reposer sûrement. (Psa. 23.2 : Il me fait reposer dans des parcs herbeux, Il me mène le long des eaux tranquilles ;)
Dans ces prairies qui bordaient le fleuve, il y avait des cabanes et des parcs pour les brebis, et même une maison bâtie à dessein pour recevoir et entretenir les agneaux, soit les petits nourrissons de ces femmes qui vont en pèlerinage. Là était surtout Celui au soin duquel ils devaient être confiés, Celui qui pouvait compatir à leurs infirmités, qui pouvait assembler les agneaux entre ses bras, les cacher dans son sein, et conduire doucement celles qui allaitent. (Esaïe. 11.11 : Il arrivera en ce jour-là que le Seigneur étendra une seconde fois sa main pour acquérir le reste de son peuple, qui sera demeuré en Assyrie, en Egypte, en Pathros, en Cus, en Elam, en Sinéar, à Hamath et dans les îles de la mer ; ; 63.14 : Semblables au bétail qui descend dans la vallée, l’Esprit de l’Eternel les conduisit au repos. Ainsi tu guidas ton peuple, pour te faire un nom glorieux.) ; (Héb. 5.2 : Étant capable d’avoir compassion de ceux qui sont dans l’ignorance et dans l’égarement, puisque lui-même aussi est enveloppé de faiblesse,) Ici, Christiana donna à ses quatre filles le conseil de remettre leurs enfants aux soins de cet homme, afin de n’avoir plus à s’inquiéter de rien dans ces lieux paisibles où ils pouvaient être certainement protégés, secourus et nourris, et où ils n’avaient pas à craindre la disette pour le temps à venir. S’il était arrivé, par exemple, à l’un d’entre eux de s’égarer ou de se perdre, eh bien ! cet homme aurait couru après lui pour le ramener ; il aurait bandé la plaie de celui qui avait la jambe rompue, et aurait fortifié ceux qui étaient malades. (Jér. 23.4 : Et je susciterai sur elles des pasteurs qui les paîtront ; elles ne craindront plus rien ; elles ne seront plus battues, et il n’en manquera plus aucune, dit l’Eternel.) ; (Ezéch. 34.11,16 : Car ainsi parle le Seigneur l’Eternel : Me voici, moi ! Je m’enquerrai de mes brebis et j’irai à leur recherche.) Là, les pâturages sont toujours abondants, les sources intarissables, et l’on ne manque jamais de vêtements ; là, on est à l’abri des larrons, car celui qui est à la fois maître et gardien, mourrait plutôt que de laisser perdre un seul de ceux qui lui ont été confiés. Du reste, que peut-on penser, sinon qu’ils y sont élevés sous une bonne discipline, et y reçoivent les instructions convenables ; enfin, ils apprennent à marcher dans les droits sentiers, et cela n’est pas une petite faveur. Vous le voyez, il y a dans ces lieux des eaux limpides, une nourriture délicieuse, des fleurs du premier choix, des arbres divers et très productifs, et dont le fruit n’est pas malfaisant comme celui que mangea une fois Matthieu lorsqu’il vint à passer près du jardin de Béelzébul. Les fruits que l’on y recueille sont donc sains et savoureux ; ils peuvent par leur qualité entretenir et fortifier la santé, et la donner même à ceux qui ne l’ont pas.
Sur cela, ils consentirent tous avec plaisir à lui confier leurs enfants ; ils furent d’autant plus encouragés à le faire que tous les embarras, tous les frais d’entretien devaient être à la charge du Roi. Ils étaient même très contents d’avoir trouvé sur leur route une maison réunissant tous les avantages que peut offrir un asile destiné aux enfants et aux orphelins.
À quelque distance du lieu où ils étaient, se trouve un petit sentier de détour qui n’est pas fort éloigné de la lisière que Chrétien traversa avec son compagnon l’Espérant, alors qu’ils furent pris par le géant Désespoir pour être enfermés dans le château du Doute. Quand ils furent arrivés là, ils s’assirent pour entrer en délibération afin de savoir, au juste, ce qu’il y aurait à faire. Considérant que les forces dont ils pouvaient déjà disposer étaient suffisantes, ayant surtout Grand-Cœur à leur tête, ils eurent à se demander si, au lieu de passer outre, ils ne feraient pas mieux de faire la chasse au géant et d’essayer de démolir son château, afin de mettre en liberté les pèlerins qui pouvaient s’y trouver. Ici, chacun avança les arguments qu’il pouvait faire valoir sur cette question. D’après le raisonnement de quelques-uns, c’eût été se mettre en contravention avec les lois que d’aller sur un terrain étranger ; suivant l’opinion de quelques autres, la chose pouvait très bien se faire, pourvu que le but fût bon. Mais Grand-Cœur fit remarquer que, bien que la dernière idée émise ne fût pas vraie dans tous les cas, cependant il n’en avait pas moins reçu l’ordre de résister au péché, de vaincre le mal, de combattre du bon combat de la foi ; et, je vous le demande, dit-il, contre qui aurais-je à soutenir le bon combat de la foi, si ce n’est contre le géant Désespoir ? Je tâcherai donc de lui ôter la vie, et de détruire la forteresse du Doute. Maintenant, qui veut venir avec moi ? – J’irai très volontiers, répondit le bon M. Franc. – Nous irons aussi, répètent tous ensemble les quatre fils de Christiana, car c’étaient des jeunes gens robustes et pleins de bonne volonté. (1Jean. 2.13-14 : Je vous écris, pères, parce que vous avez connu Celui qui est dès le commencement. Je vous écris, jeunes gens, parce que vous avez vaincu le malin. Je vous ai écrit, petits enfants, parce que vous avez connu le Père.)
Il fut convenu qu’on laisserait les femmes sur la route, et avec elles l’Esprit-abattu et le Clocheur qui avait encore ses béquilles ; ces derniers devaient prendre soin d’elles jusqu’au retour de leurs compagnons. Il n’y avait en cet endroit aucun danger pour eux, quoique le géant Désespoir eût son gîte non loin de là ; ils n’avaient besoin que de rester simplement sur la route pour qu’un petit enfant pût les conduire. (Esaïe. 11.6 : Le loup habitera avec l’agneau, et la panthère gîtera avec le chevreau ; le veau, le lionceau et le bœuf gras seront ensemble, et un petit garçon les conduira.)
Ainsi, M. Grand-Cœur, M. Franc et les quatre jeunes hommes se rendirent tout droit au château du Doute pour débusquer le géant Désespoir. Arrivés sur les lieux, ils commencèrent par faire un grand vacarme, et demandèrent impérieusement l’entrée du château. L’on vit aussitôt accourir le vieux géant, suivi de Défiance sa femme. Qui est-ce qui frappe si rudement à ma porte, dit-il, pour troubler la tranquillité du géant Désespoir ?
— C’est moi ; je me nomme Grand-Cœur, et suis l’un des serviteurs du Roi qui conduit des pèlerins vers leur céleste patrie. Je te somme de m’ouvrir les portes, prépare-toi de même pour le combat, car je suis venu pour te trancher la tête, et pour démolir le château du Doute.
Le géant Désespoir s’imaginait que personne ne pouvait le vaincre par la raison qu’il était un géant, et d’ailleurs, se disait-il, puisque j’ai fait autrefois des conquêtes parmi les anges, pourrais-je donc trembler devant M. Grand-Cœur ? C’est ainsi qu’il sortit après s’être bien équipé. Il portait un casque d’airain sur la tête et une cuirasse de fer autour de ses reins ; il avait à ses pieds des souliers de fer, et dans ses mains une lourde massue. Nos six hommes l’ayant d’abord accosté, le serrèrent de près par devant et par derrière. Alors Défiance, la géante, se hâte de venir au secours de son mari qu’elle voit dans une périlleuse situation ; mais elle fut renversée d’un seul coup par le vieux M. Franc. C’était une question de vie ou de mort qui devait se décider dans ce combat. Quoi qu’il en soit, le géant Désespoir fut abattu par terre ; mais sa mort fut très lente. Vous l’auriez vu, dans sa longue agonie, se débattre comme s’il eût eu plusieurs vies à rendre. Grand-Cœur devait lui porter le coup mortel, et il ne le quitta que lorsqu’il eut séparé la tête du tronc.
Ils fondirent ensuite sur le château du Doute, ce qui était facile à faire, attendu que le géant Désespoir n’était plus là pour le défendre. Ils mirent sept jours à le détruire, et y trouvèrent un pèlerin, nommé M. Défaillant, qui était pour ainsi dire à l’agonie, ainsi qu’une dame Frayeur qui lui était alliée. Tous les deux furent sauvés vivants. Mais vous auriez frémi d’horreur à la vue de ces cadavres qui étaient étendus de toutes parts dans la cour du château, de même que les ossements d’hommes dont le cachot était rempli.
Lorsque M. Grand-Cœur et ses compagnons eurent terminé leurs exploits, ils prirent sous leur protection spéciale Défaillant et sa fille Frayeur qui étaient des honnêtes gens, bien qu’ils eussent été retenus prisonniers dans le château du Doute. Puis, s’étant saisi de la tête du géant (quant à son corps, il avait été enseveli sous un monceau de pierres) ils se mirent à courir et à sautiller sur la route. De retour auprès de leurs amis, ils leur donnèrent aussitôt connaissance de ce qui s’était passé. Esprit-abattu et le Clocheur furent satisfaits de voir la tête du géant dont ils avaient redouté la puissance tyrannique. Ils purent dès lors se réjouir avec allégresse ; mais Christiana donnait la leçon à tous par la manière dont elle faisait éclater sa joie.
Elle aurait, par exemple, joué du violon tandis que Miséricorde pinçait de la harpe. (Exod. 15.20 : Et Marie la prophétesse, sœur d’Aaron, prit en main le tambourin, et toutes les femmes s’avancèrent à sa suite avec des tambourins et avec des danses,) Clocheur lui-même y allait de l’entrain le plus joyeux, « et bondissait comme un cerf. » (Esaïe. 35.6 : Alors le boiteux bondira comme un cerf, et la langue du muet éclatera de joie ; car des eaux jaillissent dans le désert et des ruisseaux dans la steppe ;) ; (Act. 3.7 : Et l’ayant pris par la main droite, il le leva, et à l’instant ses pieds et ses chevilles devinrent fermes ;) Il est vrai qu’il était obligé de se servir encore d’une béquille ; mais avec cela, je puis vous l’assurer, il ne se tirait pas mal d’affaire. D’ailleurs, la circonstance était bien faite pour « renfoncer les mains lâches et fortifier les genoux tremblants. » Vous auriez vu encore madame Frayeur, la fille de Défaillant, sauter sur la route en observant les tons de la musique, comme si elle eût entendu une voix lui dire : « Prenez courage, et ne craignez plus. » (Esaïe. 35.4 : Dites à ceux qui ont le cœur troublé : Prenez courage, ne craignez point ! Voici votre Dieu ; une vengeance viendra, une revanche divine ; Il viendra lui-même et vous sauvera.)
Quant à Défaillant, la musique n’était pas trop de son goût. Il aurait plutôt eu besoin de manger que de danser, car il était affamé. Christiana eut l’obligeance de lui donner de ses provisions pour le soulager momentanément, en attendant qu’il fût en état de prendre une nourriture plus fortifiante. En peu de temps, le pauvre vieillard revint à lui-même, et se sentit bientôt ranimé.
M. Grand-Cœur prit ensuite la tête du géant Désespoir pour l’attacher à une perche sur le bord du grand chemin, à côté d’une colonne que Chrétien avait dressée, et qui devait servir de signal aux pèlerins pour les empêcher d’entrer dans ce lieu de malédiction. Il écrivit en même temps sur une pierre de marbre qui se trouvait au-dessus, les paroles suivantes :
C’est ici la tête de celui dont le nom seul faisait trembler jadis les pèlerins. Son château est détruit, et quant à Défiance, sa femme, le brave Grand-Cœur l’a laissée sans vie. Il a aussi bravement combattu en faveur de Défaillant et de Frayeur, sa fille. Celui qui en douterait, n’a qu’à ouvrir les yeux pour s’assurer de la vérité du fait.