Christiana et ses enfants

Chapitre XXVI

La conduite des bergers envers les faibles. – Le Mont des Merveilles. – de l’Innocence. – de la Charité. – L’œuvre de l’Insensé. – Le chemin oblique. – La grâce. – L’ornement des pèlerins.

Après que nos pèlerins eurent ainsi bravement opéré la destruction du château du Doute, et défait le géant Désespoir, ils continuèrent leur marche jusqu’aux Montagnes-DélectablesChrétien et l’Espérant eurent occasion de goûter et de savourer les différentes productions du pays. Ils y firent la connaissance de quelques Bergers qui les accueillirent très bien, comme ils avaient accueilli précédemment Chrétien lui-même.

Or, les Bergers voyant M. Grand-Cœur avec une si grande troupe à sa suite, (quant à lui, ils le connaissaient très bien) lui parlèrent ainsi : Cher Monsieur, vous nous avez amené ici un bon nombre d’amis, où les avez-vous donc tous trouvés, je vous prie ? À cela Grand-Cœur répond :

Voici d’abord Christiana venir,
Et puis arrivent ensuite,
Fils, belles-filles à sa suite
Animés du même désir.
La paix en leur cœur a pris place ;
Le même but conduit leurs pas ;
Ils ont passé des péchés à la grâce :
Dieu ne les abandonne pas.
Vient encore en pèlerinage
Le vieux Franc et puis le Clocheur,
Hommes fermes, pleins de courage.
Eh ! L’Esprit-abattu n’est-il point du voyage ?
Derrière eux Défaillant et sa fille Frayeur
Pour les suivre sont tout en nage.
Nous nous recommandons à votre charité ;
Donnez-nous l’hospitalité.

C’est ici une agréable société, reprirent les Bergers ; soyez les bienvenus au milieu de nous. Il y a chez nous de quoi contenter les faibles aussi bien que les forts. Notre Prince a l’œil sur tout ce que l’on fait à l’un de ces petits. (Matt. 25.40 : Et le Roi répondant, leur dira : En vérité, je vous le dis, toutes les fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, vous me l’avez fait à moi-même.) Les infirmités ne doivent conséquemment pas être un obstacle à notre charité. – Sur cela, ils s’avancent vers la porte du palais et continuent ainsi : Entrez, oui, entrez Messieurs l’Esprit-abattu, le Clocheur, le Défaillant, de même que Madame Frayeur. Pour ce qui est de ceux-ci, ajouta l’un des Bergers en se tournant vers le guide, nous avons besoin de les désigner chacun par son nom, vu qu’ils ne sont que trop disposés à se retirer ; (Esaïe. 43.1 : Et maintenant, ainsi parle l’Eternel, ton Créateur, ô Jacob, celui qui t’a formé, ô Israël ! Ne crains point, car je t’ai racheté ; je t’ai appelé par ton nom ; tu es à moi !) mais quant à vous autres qui êtes forts, il n’est pas nécessaire de vous faire des sollicitations, puisque vous y allez sans gêne comme cela doit se faire.

— Aujourd’hui, repartit M. Grand-Cœur, je vois que la grâce brille sur vos visages, et que vous êtes bien les véritables pasteurs de mon Maître ; car, vous n’avez point poussé les faibles avec le côté ni avec l’épaule, mais vous avez fait en sorte que leur chemin fût plutôt couvert de fleurs. (Ezéch. 34.21 : Parce que vous avez poussé du flanc et de l’épaule, et heurté de vos cornes toutes les brebis débiles, jusqu’à ce que vous les eussiez dispersées au dehors,)

C’est ainsi que ceux qui étaient faibles et languissants entrèrent, suivis de M. Grand-Cœur et de tout le reste de la compagnie. Dès que tout le monde fut assis, les Bergers s’occupèrent d’abord de ceux dont le tempérament plus délicat réclamait des soins particuliers. Ils se mirent donc à sonder leurs dispositions en les interrogeant pour savoir ce qu’il faudrait leur servir ; car, se disaient-ils, tout doit se faire ici de manière à ce que les faibles trouvent du support, et les déréglés, des avertissements. On leur prépara en conséquence une nourriture facile à digérer ; elle était à la fois agréable au goût et fortifiante. Après avoir pris leur repas, ils allèrent chercher du repos chacun en son lieu respectif.

Le lendemain, ils prirent dès le matin un rafraîchissement, et se préparèrent pour une excursion à la campagne. Comme ils étaient environnés de hautes montagnes et que le temps était serein ce jour-là, les Bergers voulurent bien les conduire aux champs, selon leur coutume, et leur montrer quelques-unes de ces raretés qui avaient déjà attiré l’attention de Chrétien, le pèlerin, quelque temps auparavant.

Ils se dirigèrent sur plusieurs points. Le premier objet qui s’offrit à leurs regards étonnés, fut le Mont des Merveilles. Ayant cherché de leurs yeux, ils découvrirent au loin un homme dont la parole avait jadis renversé des montagnes. Ici, chacun se demande quel peut être le sens de cette vision. La question est enfin proposée aux Bergers qui s’empressent d’y répondre : Cet homme, leur dirent-ils, est le fils de M. Grande-Grâce dont il est parlé dans la première partie de nos archives (soit « le Voyage de Chrétien ». On le donne pour exemple, afin de montrer aux pèlerins comment, par la foi, ils peuvent rendre le sentier uni, et abattre ainsi les difficultés qui se rencontrent dans le chemin. (Marc. 11.23-24 : En vérité, je vous dis que quiconque dira à cette montagne : Ote-toi de là, et te jette dans la mer, et qui n’aura point douté en son cœur, mais qui croit que ce qu’il dit arrivera, cela se fera pour lui.) – Je le connais bien, repartit M. Grand-Cœur ; c’est un homme placé au-dessus de beaucoup d’autres.

Ils furent conduits ensuite dans un autre endroit, appelé la Montagne de l’Innocence. Ici encore, leurs yeux se portèrent tout d’un coup sur un homme vêtu de blanc ; ils virent aussi à côté de lui deux autres personnages, savoir, Préjugé et Mauvais-Vouloir qui lui jetaient sans cesse de la boue. Mais cette boue dont ils cherchaient à le couvrir, était presque, aussitôt effacée, de telle façon que ses vêtements se trouvaient toujours propres.

— Que signifie ceci ? demandèrent les pèlerins.

Bergers : – Cet homme que vous voyez, se nomme Piété, et ses vêtements sont là pour attester l’innocence de sa vie. De sorte que ceux qui s’avisent de jeter sur lui de la boue, prouvent seulement qu’ils haïssent ses bonnes œuvres. Mais comme cela paraît évident, la saleté ne peut s’attacher à ses habits ; il en sera de même de quiconque voudra mener une vie sans reproche au milieu de ce monde. Ceux qui voudraient le couvrir de honte, quels qu’ils soient, peuvent compter de travailler en vain ; car, quant à l’innocent, Dieu ne tardera pas à « manifester sa justice comme la clarté, et son droit comme le midi. » (Psa. 34.6 : Hé. Vav. L’a-t-on regardé ? On en est illuminé, Et la honte ne couvre pas le visage)

De là, ils se rendirent à la montagne de la Charité où les Bergers leur montrèrent un homme qui tenait devant lui une pièce de drap pliée en rouleau. Cet homme avait l’habitude de prendre sur la pièce de drap de quoi faire des vestes et des habits pour les pauvres qui étaient autour de lui, et néanmoins il lui en restait toujours la même quantité ; car ce qu’il retranchait ne paraissait pas à la pièce. Maintenant, que fallait-il en conclure ? Sur la demande des pèlerins, les Bergers donnèrent l’explication suivante : Vous devez apprendre par là que celui dont le cœur est assez généreux pour partager le fruit de son travail avec les pauvres, ne manquera jamais de rien. « Celui qui arrose, sera lui-même arrosé. » (Prov. 11.10,16 : Du bonheur des justes la cité se réjouit, Et quand périssent les méchants, il y a de l’allégresse.) Le gâteau que la veuve donna au prophète, n’ôta rien de la quantité de farine qu’elle avait dans sa cruche. (1Rois. 17.10,16 : Et il se leva et s’en alla à Sarepta ; et il arriva à l’entrée de la ville, et voici [il y avait] là une veuve qui ramassait du bois ; et il lui cria et dit : Va me chercher, je te prie, un peu d’eau dans un vase afin que je boive.)

Ils les menèrent ensuite dans un endroit où ils eurent l’occasion de voir l’Insensé avec un autre individu appelé Maladroit qui, de concert, s’étaient mis à laver un Ethiopien avec l’intention de changer la couleur de sa peau ; mais, plus ils frottaient, plus le noir était apparent. Les Bergers étant de nouveau interrogés sur cet étrange procédé, répondirent : C’est le cas de tout homme qui est noirci par le vice : tous les moyens employés dans le but de le justifier, ne tendent qu’à le rendre plus vil encore. On en a vu la preuve dans l’histoire des pharisiens, et il en sera toujours de même de tous les hypocrites.

En ce moment, Miséricorde, la femme de Matthieu, témoigna à sa mère le désir de voir le souterrain de la colline, ou ce qui est communément appelé le Chemin-Oblique qui aboutit à l’enfer. Là-dessus, Christiana porta à la connaissance des Bergers le vœu de sa fille, et ceux-ci n’ayant pas de raison pour se refuser à cette demande, conduisirent Miséricorde jusqu’à la porte qui se trouve sur le penchant de la colline. De plus, ils lui recommandèrent de bien faire attention. Ici, ayant prêté l’oreille, elle entendit quelqu’un s’écrier : Maudit soit mon père qui a retenu mes pieds loin du chemin de la paix et de la vie. Un autre criait de son côté : Oh ! Que ne me suis-je laissé couper par morceaux plutôt que de perdre mon âme pour avoir voulu sauver ma vie. Un troisième disait : S’il m’était possible de revenir sur mes pas, oh ! Comme je renoncerais à moi-même pour éviter de me trouver en ce triste lieu. Il semblait alors à cette jeune femme que la terre gémissait et tremblait sous ses pieds, tellement la crainte s’était emparée d’elle. Elle devint pâle, et, d’une voix tremblante, elle dit en s’en allant : Heureux celui ou celle qui évitera cet endroit dangereux !

Quand les Bergers leur eurent montré toutes ces choses, ils les ramenèrent dans le palais, et leur servirent de tout ce que la maison pouvait offrir de meilleur. Ici, Miséricorde conçut une sorte de prédilection pour un objet qui avait déjà captivé ses yeux. Comme c’était une femme encore jeune et féconde en bonnes œuvres, il lui arrivait parfois d’avoir des envies ; cependant elle n’osait pas formuler une demande dans la crainte d’exciter trop l’attention de ses voisins. Sa belle-mère, ayant aperçu le malaise qu’elle éprouvait, l’interrogea pour se rendre compte de ses dispositions. Voici quelle fut la réponse :

Miséricorde : – J’ai vu en passant dans la salle à manger, une superbe glace dont je ne puis détacher mon esprit ; or, je crains qu’il ne m’arrive d’avorter, si je ne puis l’avoir en ma possession.

Christiana : – J’exposerai ton désir aux Bergers, et j’ai confiance qu’ils ne te la refuseront pas.

Miséricorde : – Mais, c’est une honte pour moi que ces hommes sachent ce que je souhaite.

Christiana : – Non, ma fille ; ce n’est pas une honte, mais un honneur que de soupirer après une telle chose.

Miséricorde : – Eh bien ! Ma mère, demandez aux Bergers, s’il vous plaît, combien ils veulent la vendre.

Il ne faut pas s’étonner si Miséricorde trouva dans cet objet le charme de ses yeux et la joie de son cœur. La glace était unique dans son genre. Placée dans une certaine position, elle vous aurait donné une peinture exacte de l’homme avec tous ses traits naturels, tandis que, tournée dans un autre sens, elle aurait fait voir la parfaite ressemblance du Prince des pèlerins. Certes, j’ai eu occasion de m’entretenir avec ceux qui pouvaient en parler sciemment, et qui m’ont assuré avoir vu le Seigneur avec une couronne d’épines sur sa tête au travers de ce miroir ; ils ont même découvert les marques de ses mains, de ses pieds et de son côté percés. Ce qui fait l’excellence de cette glace, c’est que chacun, en y regardant, peut reconnaître son Souverain, et le voir dans sa vie et dans sa mort ; dans le ciel et sur la terre ; dans son état d’humiliation et dans son exaltation, soit qu’il vienne pour souffrir ou qu’il vienne pour régner. (Jac. 1.23,25 : Car si quelqu’un écoute la Parole et ne la met pas en pratique, il est semblable à un homme qui considère dans un miroir son visage naturel ;) ; (1Cor. 13.12 : Car maintenant nous voyons dans un miroir, obscurément, mais alors nous verrons face à face ; maintenant je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j’ai été aussi connu.) ; (2Cor. 3.18 : Ainsi, nous tous qui, à visage découvert, contemplons la gloire du Seigneur comme dans un miroir, nous sommes transformés en la même image, de gloire en gloire, comme par l’Esprit du Seigneur.)

Christiana alla donc trouver les Bergers en particulier, (dont voici les noms : Connaissance, Expérience, Vigilant et Sincère et leur dit : j’ai une de mes filles, une femme qui est en voie de prospérité, qui a conçu une envie toute particulière pour une chose qu’elle a vue dans cette maison ; or, elle craint un mauvais succès dans le cas où vous viendriez à lui refuser l’objet de ses désirs.

Expérience Appelle-la ; qu’elle vienne. Pour certain, elle aura tout ce qu’il nous est possible de lui procurer. – L’ayant donc fait venir, ils lui demandèrent ce qu’elle souhaitait. Ici, Miséricorde ne put s’empêcher de rougir : néanmoins elle désigna l’objet, et Sincère ayant compris qu’il s’agissait de la grande glace qui était dans la salle à manger, courut la chercher pour la lui donner, ce à quoi tous acquiescèrent joyeusement. Sur cela, Miséricorde se prosterne et dit après avoir rendu grâce : je reconnais à ceci que je suis l’objet de vos faveurs.

Ils donnèrent en même temps aux autres jeunes femmes, les choses qui pouvaient convenir à leur position, et félicitèrent beaucoup leurs maris de ce qu’ils s’étaient joints à M. Grand-Cœur pour combattre le géant Désespoir et détruire le château du Doute. Les Bergers offrirent à Christiana une chaîne d’or qu’ils passèrent autour de son cou en guise d’ornement ; ils agirent de même envers ses quatre filles. Ils leur mirent encore des boucles aux oreilles et couvrirent leur front d’un précieux joyau.

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