1.[1] Joseph, vendu par les marchands, fut acheté par Pétéphrès (Putiphar)[2], un Égyptien, chef des bouchers du roi Pharaôthès ; cet homme le tint en parfaite estime, lui donna une éducation libérale, lui accorda de vivre dans une condition bien supérieure à celle d'un esclave, confia à sa surveillance toute sa fortune. Joseph jouissait de ses bienfaits sans que la vertu qui l'ornait subit d'éclipse par suite de ce changement ; il montra que la véritable sagesse peut triompher des épreuves de la vie et qu'elle ne s'accommode pas seulement de la prospérité due au hasard.
[1] Genèse, XXXIX, 1.
[2] En hébreu : Pôtiphar.
2. En effet, la femme de son maître se prit d'amour pour lui à cause de sa beauté et de l’habileté dont il témoignait dans les affaires ; elle pensa que, si elle lui manifestait cet amour, elle le persuaderait aisément d'entretenir des relations avec elle, et qu'il regarderait comme une bonne fortune de se voir désiré par sa maîtresse ; elle le considérait sous les dehors actuels de la servitude et non selon les sentiments où il était demeuré en dépit du changement de sa condition. Elle lui découvrit sa passion et parla même de la satisfaire ; mais Joseph rejeta sa demande, estimant qu'il n'était pas permis d'avoir pour elle cette complaisance qu'il estimait injuste et outrageante à l'égard de celui qui l'avait acheté et jugé digne de tant de faveurs. Il l'engagea à surmonter sa faiblesse, en faisant ressortir l'impossibilité de donner satisfaction à cette passion, laquelle finirait par s'apaiser, puisqu'il n'y avait point d'espoir ; pour lui, il supporterait tout plutôt que de se laisser entraîner à ce crime ; car, enfin, si un esclave ne doit rien faire qui contrarie sa maîtresse, en de telles circonstances une infraction à ces règles était parfaitement excusable. Mais le désir de la femme ne fit que s'irriter davantage devant cette résistance inattendue de Joseph, et, comme elle était étrangement tourmentée par son mal, elle fit une nouvelle tentative pour arriver à ses fins.
3. Un jour qu'une fête publique s'apprêtait[3], où la loi prescrivait aux femmes de se joindre à l'assemblée, elle prétexta envers son mari une maladie, car elle cherchait l'isolement et une occasion favorable pour renouveler ses instances auprès de Joseph. Cette occasion s'étant trouvée, elle lui tient un langage bien plus pressant encore que la première fois : il eût mieux valu pour lui céder à ses premières instances, sans faire d'objection, sensible à la confusion de la solliciteuse et à l'excès de cette passion qui force une maîtresse à s'abaisser au-dessous de sa dignité ; maintenant encore il serait plus avisé en acquiesçant et il réparerait son étourderie de naguère. Que s'il n'attendait qu'une seconde sollicitation, voici qu'elle l'avait faite et avec plus d'ardeur encore : elle avait prétexté une maladie ; à la fête et à la réunion elle avait préféré un entretien avec lui ; et si c'était la défiance qui l'avait fait repousser ses premières raisons, la preuve qu'il n'y avait point de sa part perfidie, c'est qu'elle y persistait. Il pouvait s'attendre non seulement à goûter les félicités présentes, dont il jouissait dès maintenant, en se prêtant à son caprice, mais à obtenir encore de plus grands biens par sa soumission ; en revanche, c'était son inimitié et sa haine qu'il s'attirait, en faisant fi de cette faveur et en aimant mieux passer pour chaste que de plaire à sa maîtresse. Car cela ne lui servirait de rien, au cas où elle irait l'accuser et le charger par des affirmations mensongères auprès de son mari : Pétéphrès serait plus sensible à ses paroles qu'à celles de Joseph, si véridiques qu'elles pussent être.
[3] Légende qu'on retrouve dans le Talmud (Sôta, 36 b) et Gen. R., LXXXVII. Cette légende est destinée à expliquer le verset II du ch. XXXIX : et personne des gens de la maison ne se trouvait là. « Comment, dit le Talmud, se faisait-il qu'il n'y eût personne dans la maison d'un grand dignitaire comme Putiphar ? » On a enseigné dans le collège de R. Ismaël (IIe siècle ap. J.-C.) que ce jour-là était un jour de fête et que la femme de Putiphar prétexta une maladie pour rester à la maison.
4. Malgré les discours de cette femme et ses pleurs, ni la pitié ne put le déterminer à manquer de retenue, ni la crainte l'y contraindre ; il résista à ses supplications et ne céda pas devant ses menaces, aimant mieux souffrir injustement et s'exposer aux châtiments les plus pénibles que de profiter des circonstances par une faiblesse qui lui attirerait une mort méritée. Il lui rappelait son mariage et la vie conjugale, et la suppliait d'accorder plus à ces sentiments qu'à une aventure de passion éphémère ; celle-ci amènerait le remords, qui la ferait souffrir de sa faute sans la réparer, sans compter la crainte d'être prise sur le fait …[4] ; tandis que la vie commune avec son mari comportait des jouissances sans danger. Il ajoutait l'avantage d'une conscience pure devant Dieu et devant les hommes ; elle aurait plus d'autorité sur lui, si elle demeurait honnête et elle userait envers lui de ses droits de maîtresse, mais non pas s'ils avaient manqué ensemble à la chasteté : il valait bien mieux puiser sa hardiesse dans la notoriété d'une vie bien vécue que dans la dissimulation du crime.
[4] Le texte est ici corrompu. Les mots grecs ἀλλὰ χάριν κακοῦ paraissent être une glose marginale sur la fin du paragraphe [T. R.]
5.[5] Par ces paroles et bien d'autres analogues, il s'efforçait de contenir l'élan de cette femme et de ramener sa passion à la raison ; mais elle ne mit que plus de violence dans son ardeur et, portant les mains sur lui, désespérant de le persuader, elle prétendait lui faire violence. Joseph, irrité, s'échappe en lui abandonnant son manteau, qu'elle avait saisi et qu'il lui laissa pour se précipiter hors de la chambre ; alors elle craignit fort qu'il n'allât parler à son mari et, blessée au vif de l'outrage, résolut de prendre les devants et d'accuser faussement Joseph auprès de Pétéphrès ; elle pensa qu'en le punissant ainsi de l'avoir si cruellement dédaignée et en l'accusant d'avance, elle agirait tout ensemble en personne avisée et en femme. Elle s'assit alors, les yeux baissés de honte et toute bouleversée, me disant dans sa colère de faire attribuer à une tentative de viol le chagrin que lui causait en réalité l'échec de sa passion. Quand son mari arriva et, troublé de la voir ainsi, lui en demanda la raison, elle commença à accuser Joseph : « Il faut que tu meures, dit-elle, Ô mon époux, ou que tu châties cet esclave scélérat, qui a voulu déshonorer ta couche ; il n'a su rester sage, en se souvenant de ce qu'il était quand il est arrivé dans notre demeure et des bienfaits qu'il a reçus de ta bonté. Lui, qui serait un ingrat de ne pas se conduire d'une façon irréprochable avec nous, il a formé le dessein d'insulter à tes droits d'époux et cela pendant une fête où il a épié ton absence ; ainsi, toute la réserve qu'il montrait auparavant, c'était la crainte de toi qui la lui dictait et non une vertu naturelle. S'il en est arrivé là, c'est pour être parvenu aux honneurs contre tout mérite et toute espérance : il fallait bien qu'un homme admis à prendre la surveillance de tes biens et leur administration, de préférence aux anciens serviteurs, finît par porter la main jusque sur ta propre femme ».
[5] Genèse, XXXIX, 12.
Ayant cessé de parler, elle lui montra le manteau, prétendant que Joseph l'avait laissé entre ses mains quand il essayait de lui faire violence. Pétéphrès, devant les pleurs de sa femme, son récit et ce qu’il vit, ne put se montrer incrédule ; donnant plus qu'il ne devait à son amour pour elle, il ne se soucia pas de rechercher la vérité. Il loua la vertu de sa femme et, estimant Joseph coupable, il jeta ce dernier dans sa prison des criminels et quant à sa femme, il ne fut que plus fier d'elle, se portant garant de sa décence et de sa chasteté.