Nous venons de voir l’homme tel qu’il doit être. Il saute aux yeux que le fait ne correspond pas au droit ; qu’entre le droit et le fait, il y a un contraste énorme et choquant. Il est tel, que l’histoire étonnée ne garde le souvenir que d’un seul des membres de la race dont l’existence historique ait rempli les conditions de l’existence humaine normale ; et ce cas, pourtant normal, lui paraît tellement exceptionnel, il est à ce point contrebalancé par l’unanimité des témoignages contraires, que, malgré de solides et palpables documents, l’histoire se trouble, hésite, crie au miracle, ou à l’impossibilité. Et ce phénomène à lui seul, savoir, en face de l’expérience universelle, le doute porté sur la sainteté de Jésus de Nazareth, ou bien la nécessité de tenir cette sainteté pour miraculeuse, alors pourtant qu’on la reconnaît pour normale, est peut-être la plus accablante des preuves de ce qu’une expérience contraire à celle que nous venons de décrire régit l’ensemble de l’humanité.
Quelque parti que l’on prenne à cette occasion : celui de nier la possibilité d’un fait que l’on reconnaît normal, ou celui d’attribuer à une cause surnaturelle ce même fait reconnu normal (et c’est en face de ce dilemme que l’on finit tôt ou tard par se trouver), le résultat est le même : que la vérité de fait ne correspond pas à la vérité de droit, que l’homme empirique réel n’est pas l’homme normal, et qu’il n’est pas un membre de la race qui le soit ou le puisse être de lui-même. — L’homme n’est pas ce qu’il devrait être. Cette confession, plus sourde ou plus éclatante, selon les temps et les lieux, est celle de l’humanité tout entière. Elle est écrite dans ses religions, dans ses cultes, dans ses morales ; elle se dégage du spectacle des déchéances humaines comme des progrès humains ; l’œuvre de l’humanité tout entière en porte la marque irrécusable. Et si vous interrogez l’individu, s’il peut en confiance épancher son cœur dans le vôtre, si d’ailleurs il est sincère et s’il a quelque peu vécu, soyez sûr que son épanchement sera un soupir, que le fond de son âme sera un regret ou un repentir, que son dernier sentiment sera une révolte, une protestation, un accablement ou une impuissance. Non, l’homme n’est pas ce qu’il devrait être. Il ne se réalise pas lui-même ; il ne se réalise jamais ; il est incapable de se réaliser lui-même. Son homme extérieur n’est pas l’expression intégrale, fidèle de son homme intérieur ; il en est la caricature et la contrefaçon. Il n’y a pas harmonie, mais trouble et désaccord entre son instinct moral et sa volonté réfléchie. L’existence humaine n’épuise pas la vie humaine, ne la manifeste pas ; loin de lui correspondre, elle la contredit et la nie. L’homme empirique, celui que connaît l’histoire et qu’étudie la science, n’est pas l’homme naturel, par où j’entends qu’il est séparé de sa vraie nature et qu’il lutte même contre elle. Non seulement il est au-dessous de sa nature véritable, il en est déchu, mais encore elle lui est ennemie et il lui est ennemi. Elle l’éclaire, mais pour le condamner ; il s’en réclame, mais il l’outrage et la viole. A ce point de vue (et sans sortir du domaine de la psychologie morale) on peut et l’on doit dire que l’homme empirique est anormal parce qu’il est sous-naturel et contre-naturel. Et par là-même il est pécheur. Il ne l’avoue pas toujours, bien qu’il l’ait fait souvent et que l’histoire de la race soit pleine de cet aveu. Mais il le sent toujours sous la forme plus ou moins vague ou plus ou moins précise d’un malaise, d’une privation, d’une souffrance, d’un désordre, d’un dénuement, d’une crainte, dont il ne peut indéfiniment réprimer les frissons et qui, longtemps comprimés, finissent à certaines heures de la vie individuelle ou de la vie collective, par éclater au grand jour.
Psychologiquement parlant, cet état anormal constitue une solution de continuité dans l’être humain, une rupture de l’homme avec lui-même. Video meliora proboque, deteriora sequor, disait le sage antique ; « je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas », reprend à son tour Saul de Tarse (de tous les hommes sans doute celui qui avait le plus sérieusement tenté de réaliser l’harmonie de son être dans les efforts soutenus de la propre justice pharisienne, et qui avait échoué). Et l’auteur de l’épître de Jacques répond à la question : « D’où viennent parmi vous les luttes et les querelles ? » par ce mot d’une vérité profonde : « N’est-ce pas de vos passions qui combattent dans vos membres ?a » Toutes constatations expérimentales (soit les chrétiennes, soit la païenne ; et l’on pourrait les multiplier à l’infini) d’un état de disruption dans les énergies intimes du sujet psychologique.
a – Les dissensions extérieures sont l’expression et la suite de dissensions internes, intra-psychologiques préalables.
Ce désordre, cette solution de continuité, cette rupture de soi-même avec soi-même, deviennent moins sensibles peut-être, moins apparentes, mais infiniment plus graves, si, dépassant le domaine psychologique (c’est-à-dire le rapport que soutient ma volonté réfléchie avec son principe), j’aborde le domaine religieux (c’est-à-dire le rapport que soutient mon être ainsi déchiré en lui-même, avec la volonté souveraine de Dieu perçue dans l’obligation de conscience). — En refusant de prendre l’attitude que commande à mon être entier l’expérience obligatoire, je désobéis à Dieu lui-même, j’enfreins la seule manifestation de sa volonté que je connaisse, je viole on peut bien le dire — le premier commandement, le commandement suprême, celui hors duquel tous les autres deviennent impossibles. Je sors de la seule position qu’il convenait de prendre vis-à-vis de l’Auteur de l’obligation. Je romps une dépendance qui me faisait vivre ; je m’affranchis de l’auteur de ma liberté ; autant qu’il est en moi je nie l’existence et l’autorité de Dieu. Ce qui n’était jusqu’ici qu’un mal par rapport à moi-même devient maintenant un péché, c’est-à-dire un mal par rapport à Dieu, un mal irréparable à mon humanité, car il touche à des relations que je n’avais pas instituées, que je ne puis rétablir, qui ne relèvent pas de mon initiative, que Dieu avait voulues et inaugurées, et dont Dieu seul dispose désormais. La séparation, l’opposition que je constatais tout-à-l’heure de moi-même à moi-même, éclate maintenant comme une séparation d’avec Dieu, comme une opposition à Dieu. Je dis qu’elle éclate, et j’insiste sur ce terme. Car c’est bien de la sorte, comme sentiment du péché, que le sentiment plus ou moins vague de l’état anormal dans lequel il est plongé se révèle à l’homme. Il ne mesure qu’alors, mais il mesure alors ce qu’il ne faisait que pressentir auparavant, et c’est dans la conscience du péché que vient culminer pour lui tout le mal et toute la gravité du mal dont il souffre. Ce n’est que sous l’aspect et la figure du péché que le mal moral lui-même prend son aspect véritable, sa vraie figure, et dévoile sa portée tragique. La nature du rapport qu’il rompt et la raison suffisante de ce rapport échappaient à l’homme jusque-là, les termes de comparaison lui manquaient pour en apprécier la suprême valeur : elle se révèle maintenant avec une formidable évidence. Car, que peut-il arriver à l’homme de plus épouvantable et de plus désastreux, quelle plus vaine entreprise et quelle plus tragique destinée que d’entrer en lutte avec l’action souveraine d’une volonté éternelle ? Qu’est-ce que la sienne propre au prix de celle-là ? Il est vaincu d’avance. Et cela d’autant plus qu’en désobéissant à Dieu, qu’afin de désobéir à Dieu il a dû d’abord se séparer de Dieu ; qu’il s’est d’abord constitué en dehors des conditions mêmes de son être, lesquelles sont toutes impliquées (nous l’avons vu) dans la dépendance divine. La seule issue possible d’une situation semblable, où toutes les relations vitales de la créature sont rompues sous la double forme du fait et du droit, c’est la mort, la mort sous la double forme de la condamnation (afin de consacrer le droit) et de l’anéantissement (afin de consacrer le fait) !. La conscience du péché est la révélation subite de tout cela.
[« Le mal est l’effort du néant vers l’existence et de l’être vers le néant. En effet, la créature qui cherche sa liberté dans l’émancipation et non pas dans l’obéissance, tend à nier Dieu, car elle agit comme si Dieu n’existait pas. Impuissante à l’égard de Dieu, qui a voulu lui-même laisser la créature faire de sa volonté l’emploi qu’il lui plairait, cette négation est décisive pour la créature, au sein de laquelle elle jette la contradiction. La créature a nécessairement ses racines dans la volonté de Dieu : vouloir être hors de la volonté de Dieu, c’est vouloir être hors des conditions de l’être, c’est vouloir s’anéantir, » Ch. Secrétan, La philosophie de la liberté (1849).]
Et ce serait effectivement la mort, et la mort immédiate, s’il appartenait à la liberté humaine de soustraire complètement le sujet religieux à l’initiative divine. Mais cela n’est point en son pouvoir. Dieu a pris les devants. Il s’est assuré dans sa créature une soumission et une adoration préalables (celles du principe de la volonté humaine) auxquelles la volonté réfléchie peut bien refuser son acquiescement, mais qu’elle n’a pas le moyen d’abolir en elles-mêmes, aussi longtemps du moins que Dieu persiste à les provoquer et à les soutenir. Car la persistance du caractère moral et religieux de l’homme, après qu’il l’a renié, outragé et aboli dans sa volonté consciente, n’est pas autre chose que la persistance de ce sanctuaire dont nous parlions tout à l’heure, que Dieu s’est acquis dans la nature humaine, qui durera aussi longtemps que Dieu le voudra, c’est-à-dire qu’il n’aura pas retiré son action, et où l’homme malgré tout reste soumis et prosterné.
[« La créature qui aspire à l’existence absolue tend proprement à s’anéantir. Cependant elle n’arrive pas jusque-là, parce qu’elle est immuablement voulue. Elle n’atteint ni le but illusoire de son désir, ni le terme fatal de son aveugle effort ; mais elle se frappe de stérilité, elle rend impossible la véritable réalisation de son être ; car, sans détruire sa liberté essentielle, ce qui est au-dessus de ses forces, elle paralyse sa liberté effective et se consume dans la contradiction. » Ch. Secrétan, Ibid.]
Malgré ce délai, malgré cette non réalisation immédiate des conséquences naturelles de la rupture de relations de l’homme avec l’auteur de son être, la conscience de cette rupture, c’est-à-dire la conscience du péché, n’en constitue pas moins, lorsqu’elle se réveille, la plus effroyable des convictions ; car elle porte en elle la certitude prophétique, la prévision principielle de ses conséquences : le sentiment de la perdition. C’est elle qui a forgé ce mot, le plus expressif et le plus terrible de la langue : le remords (ce qui remord), par lequel elle exprime à la fois l’acuité et la persistance dans l’acuité de la souffrance. — On a pu dire de la conscience du péché, qu’elle constitue « le fondement ultime de la certitude »b. Et cela n’est point exagéré. Car lorsque nous examinons sincèrement la valeur de nos certitudes, elles se réduisent toutes en fin d’analyse à des certitudes morales, lesquelles à leur tour se réduisent à des certitudes religieuses, dont la plus évidente est celle du désaccord, du désordre et de la culpabilité religieuse. — Il faut reconnaître en tout cas, dans la conscience du péché, non pas l’expression pathologique d’une exaltation morbide, mais le dernier sentiment normal par lequel un être devenu anormal se juge lui-même et rend témoignage à sa véritable nature. Le sentiment du péché résulte d’un contraste irréductible que posent en l’homme deux expériences contradictoires : l’une normale, celle du principe de son être soumis à l’action obligatoire ; l’autre anormale, celle de la volonté réfléchie insoumise à cette même action, et par conséquent révoltée contre son Auteur. Ce contraste, qui est celui du mal moral en général, l’homme en saisit la nature ultime, tragique, absolue, lorsqu’il lui donne sa portée religieuse.
b – H. Meyer, Cours de catéchétique (Montauban).
Remarque. — Cela est si vrai, qu’il y a des hommes j’en connais pour ma part, — et peut-être en est-il parmi nous — pour lesquels le repentir ou le remords est la seule forme accessible de l’expérience imposée. Ils ne saisissent pas — ou saisissent à peine le devoir lorsqu’il est devant eux, mais seulement lorsqu’il est derrière eux et qu’il a été violé. Pour eux l’obligation de conscience de se traduit pas sous la forme positive et à venir d’un devoir faire, encore moins sous celle d’un devoir être, mais sous la forme négative et passée d’une certitude de n’avoir pas fait ou de n’avoir pas été ce qu’ils auraient dû.
Il est bon, croyons-nous, de noter ces différences. Elles ne touchent pas le phénomène de l’obligation de conscience tel que nous l’avons décrit, mais elles concernent et dénotent une aptitude différente à le percevoir. Elles révèlent des modifications multiples et parfois considérables du tempérament psychologique du sujet de l’obligation. Dans le cas extrême et particulier qui nous occupe, la différence psychologique est celle qui existe entre un tempérament qui se porte surtout en avant et un tempérament qui se porte surtout en arrière, entre une nature active et une nature rétrospective. L’homme d’action, celui qui se porte en avant, ressent surtout l’expérience imposée sous le mode positif du devoir faire ou du devoir être à venir ; l’homme de rétrospection, celui qui se porte en arrière, ressent l’expérience imposée sous la forme du repentir ou du remords, c’est-à-dire d’un « n’avoir pas été » ce qu’il aurait dû être. — Il est clair qu’entre ces deux tempéraments extrêmes la séparation n’est pas absolue. Nous sommes tous ces deux hommes à divers degrés et suivant les moments.
Il peut être utile néanmoins, — et c’est là que j’en voulais venir, — de connaître et de respecter ces différences lorsqu’on fait de l’apologétique pratique. Dans ce domaine il ne faut jamais oublier qu’un homme ne ressemble jamais complètement à un autre, et surtout qu’on n’est pas soi-même le type de l’expérience auquel doit se ramener celle des autres. Tel de vos paroissiens, par exemple, chez lequel vous chercherez à réveiller le sentiment d’une faute morale ou religieuse vous paraîtra en manquer totalement. Ne vous découragez pas ; ne concluez pas pour cela qu’il manque totalement de sens moral ou religieux. Cherchez ailleurs. Vous trouverez peut-être qu’il n’a pas le sens de la culpabilité, mais qu’il possède celui du devoir. Ou inversement. Vous cherchez à réveiller chez un de vos paroissiens le sentiment d’un devoir moral ou religieux, Votre tentative n’aboutit pas. Prenez-le par un autre endroit. Peut-être réagira-t-il au souvenir d’une faute passée. — Et ce n’est pas la seule alternative. Il y en a en nombre infini. Car la différence peut encore porter sur l’ordre des activités. Il est des hommes qui ont le sens moral développé dans une certaine sphère, et qui en manquent dans d’autres. Vous n’aurez le droit de renoncer à votre entreprise que lorsque vous aurez tout exploré, tout essayé. Et la méthode sera, non de faire naître le sentiment moral ou religieux par des raisonnements ou des déclarations de principes (cela est aussi chimérique que vain), mais de faire comme faisait Jésus : de partir du point sensible dans la conscience, d’en réveiller, d’en exaspérer la sensibilité, et de l’étendre à tous les autres.